Partout et toujours,
depuis le paléolithique, et on en suspecte parfois les Néandertaliens, Homo
s'est posé des questions de métaphysique, qu'on peut ramener à trois. (a) Quel
est le statut de l'Univers ? (b) Quelle est dans l'Univers la place
d'Homo ? (c) Quelle est la conduite d'Homo en raison de la place qu'il se
donne dans l'Univers ?
L'Anthropogénie n'a
nullement à répondre à ces trois questions. Mais elle doit se demander comment
elles sont nées et continuent de naître des facultés anthropogéniques d'Homo.
Et alors aussi comment ces facultés anthropogéniques déterminent l'allure des
questions posées, quant à leur fond et à leur forme.
PREMIÈRE PARTIE : LES QUESTIONS MÉTAPHYSIQUES
Chapitre 1 - Le statut de l'Univers. L'interrogation technicienne
Anthropogéniquement, Homo est d'abord technicien. Et un technicien, dès qu'il se trouve devant ou
dans n'importe quoi, ne peut s'empêcher de se demander : « pourquoi cela est là ? ». Et subsidiairement : « fait de quoi ? » et « par qui ? ». On ne s'étonnera donc pas qu'Homo technicien n'ait jamais pu considérer son Univers sans se poser la question d'un pourquoi. Et même d'un comment et d'un par qui.
1A. Les directions du regard technicien
Cependant,
l'interrogation technicienne d'Homo sur l'Univers a fort évolué. Rappelons-nous
un instant la situation de Kant, à la fin du XVIIIe siècle. Comme tous les
hommes qui ont réfléchi sur le vivant avant que s'affirme la Biochimie depuis
1950, il imaginait que les formations vivantes (Gestaltungen) étaient le
résultat d'une action plasticienne, d'un modèlement, par exemple
celui de Yaweh sculptant Adam, celui du yin et du yang façonnant les montagnes
et les dragons de la Chine, celui des figures géométriques de Platon
s'assemblant pour composer les roches, les plantes et les animaux.
Si bien que, dans la
dernière partie de sa Critique de la faculté de jugement, donc à
l'ultime pointe de sa réflexion, en 1790, Kant déclare qu'est « éternelle
la gloire de Reimarus », un botaniste et un zoologiste qui venait de
montrer que des plasticités et des modèlements n'expliqueraient jamais ce qui
se passe dans un tronc d'arbre en croissance. Déiste, Reimarus en avait
aussitôt conclu à un Créateur. Le logicien de la Critique de la raison pure jugea
qu'il ne s'agissait pas là d'une preuve théorique, mais tout de même d'une
suggestion éloquente de l'intervention d'un Principe ayant une
intelligence et des moyens très différents des nôtres. Les pouvoirs de ce
démiurge ne devaient pourtant pas être totalement différents des nôtres,
puisque dans nos expériences esthétiques devant un paysage nous
ressentions une certaine compatibilité entre la Nature et nous, de même que
devant les oeuvres d'art, lesquelles thématisent la naturalité de la Nature et
de nous-mêmes. Ce qui semble supposer que la Nature et nous-mêmes procédions
largement d'un Principe commun.
Or, depuis 1950, nos
Biochimistes ont appris que les formations vivantes, autant qu'en plasticités,
tiennent en séquenciations, celles de vingt acides aminés capables
de former des chaînes, lesquelles, en se recroquevillant sous l'action de
quelques liaisons chimiques fondamentales, engendrent des myriades de protéines,
qui à leur tour inventent des myriades d'organelles et d'organes, pour des
myriades d'anatomies et de processus physiologiques faisant toutes les espèces
et tous les genres du Vivant. Qu'on tienne compte alors que ces séquences
aminées peuvent se reproduire à l'identique, mais qu'également, sous des effets
divers (rayons cosmiques, infections, traumatismes, etc.), elles peuvent se
séquencier un peu autrement, donner lieu à des re-séquenciations, et
qu'alors elles inventent des protéines imprévues souvent non viables, mais
parfois viables, et en voilà assez pour saisir l'apparition d'autres
organelles, d'autres organes, d'autres organismes, initiant d'autres espèces,
genres, familles, classes, ordres, règnes. Si bien que, moyennant la sélection
de ces espèces par des environnements terrestres sans cesse mouvants, nous
obtenons, pour l'essentiel, L'Evolution des espèces par voie de sélection
naturelle, que Darwin, auteur du titre, avait constatée, mais que,
disait-il, il ne savait s'expliquer, n'ayant pas les raisons de la Variation
supposée par sa Sélection. Nous les avons, et la pousse des troncs d'arbres a
perdu le mystère qu'elle avait pour Reimarus et pour Kant.
Cependant, ces
nouvelles connaissances du « comment ? » font saillir plus encore le
« pourquoi ? » et le « pour qui ? », qui obsèdent
également Homo technicien. Un technicien travaille selon des intentions.
Or, les intentions sont bien compromises par des (re)séquenciations qui
déclenchent un nombre prodigieux de degrés de liberté, au sens
cybernétique. Et ces degrés, qui assurent parfaitement la variation exigée par Darwin,
rendent l'évolution inimaginablement imprévisible. Si intention de l'Univers il
y a, délibérée ou spontanée, ce serait alors celle d'un principe joueur se
plaisant à la surprise des inventions anatomiques et physiologiques de
millions d'espèces et d'individus singuliers, produisant chacun des milliards
d'actes eux aussi singuliers. La formule d'Einstein : « Dieu ne joue
pas aux dés » serait mal inspirée.
Et Baudelaire avait été plus heureux en parlant de « la Nature en ses
terribles jeux ».
Encore, parmi les
facteurs d'imprévisibilité, il faut compter que, dans certains organismes,
comme les vertébrés, des cellules se sont groupées en un réseau informationnel
capable de connexions, de déconnexions, de clivages encore plus rapidement
imprévisibles. En d'autres mots, elles ont créé des systèmes nerveux avec des
cerveaux. Et cela, de nouveau à partir de propriétés fort élémentaires, à
savoir que toutes les cellules ont une polarisation, et qu'il a suffi alors que
certaines d'entre elles aient distribué cette polarisation de telle sorte
qu'elles connaissent seulement deux états tranchés : potentiel d'action /
potentiel de repos. Tels sont les neurones. A quoi s'ajoute que, munis
de nombreuses dendrites et d'un axone lui-même diversifié, les neurones se touchent
entre eux par des synapses, des poches connectrices où le courant passe
cette fois, non plus flip-flop, comme dans le corps neuronique, mais selon des
neuromédiateurs (neurotransmetteurs et hormones) dont les interactions
chimiques sont prodigieusement modulables.
Ainsi, les cerveaux,
combinant des décisions physiques tranchées (flip-flop, 0/1) et des modulations
chimiques subtiles, sont des enregistreurs presque indéfiniment disponibles
à la diversité des stimulations d'un environnement, en même temps que des
déclencheurs aussi réorganisables de réponses motrices. Ce sont ces degrés
de liberté innombrables, récepteurs et émetteurs, qui permettent, dans des
sociétés et des organismes assez différents, de comprendre les performances
compatibles des hommes et des femmes, les acculturations des peuples
« premiers » en deux ou trois générations, l'apprentissage ab ovo d'un
langage en trois ans par le nourrisson humain mâle ou femelle.
Le
« comment? » de l'Univers des vivants s'explique donc aujourd'hui non
seulement par les variations constantes des anatomies et des physiologies, mais
aussi par la disponibilité indéfinie des cerveaux, laquelle, comme Kandel l'a
montré dans ses études sur la mémoire de l'Aplysie, tient en modifications
chimiques à court terme, mais aussi à moyen et à long terme. Tant et si bien
que, si certains, devant la sophistication de nos organes sensoriels et
moteurs, y voient un « intelligent design » qui pointerait vers un
Designer, ils ne sauraient se risquer à indiquer comment ce Designer pourrait
gouverner un Univers évolutif dont les voies sont si imprévisibles, et donc
ingouvernables pour des intentions techniques. Même le proverbe portugais
« Dieu écrit droit avec des lignes courbes » paraît encore timide.
Quoi qu'il en soit, et
c'est l'essentiel anthropogéniquement, cette situation permet à Homo technicien
deux directions de son regard. L'une revient des objets complexes à leurs
principes, aujourd'hui donc à des réticulations neuronales, puis à des cellules
polarisées, à des acides aminés, à des liaisons chimiques élémentaires,
remontant parfois ainsi jusqu'à un Big Bang du système entier. Et le technicien
peut s'écrier alors avec Einstein : « L'Univers est un
chaos ! Pourquoi existe-t-il ? ». Mais un autre regard court
en sens inverse, allant des liaisons chimiques primitives aux acides aminés,
aux protéines, aux trois ARN (collecteurs, séquenciateurs, et un jour messagers
d'un ADN orchestrateur), jusqu'à des organismes, des bactéries, tortues, singes
supérieurs, Homo, jusqu'à des Parthénons, des orchestres symphoniques, des
sourires déchirants, des actes de héros, pour conclure alors avec Platon :
« L'Univers est un Cosmos (un ordre) artisanalement beau, et
qui suppose donc que son Artisan (Démiurge) soit bon ». Si bien que
la Zauberflöte de Mozart aurait raison de se terminer sur les mots :
« Schönheit und Weisheit mit ewiger Kron' ». Et que le même Einstein,
qui vient de conclure à un chaos, peut s'écrier aussi bien : « S'il y
a une preuve de Jehovah, c'est Yehudi Menuhin », lequel estimait
proprement « transcendant » le ‘Erbarme dich, mein Gott, o Herr, um
meiner Zähren willen' de la Matthäus-Passion de Bach, qu'il venait de
jouer. Il n'y a là rien de forcé.
Jusqu'à aujourd'hui, la
seconde vue a dominé l'anthropogénie. C'est celle du « il n'y a pas
d'horloge sans horloger » de Voltaire, du Dharma indien, des Psaumes d'Israël
et du Bossuet des Panégyriques. Par contre, la biochimie et la
neurophysiologie récentes, surtout depuis 1950, invitent à privilégier la
première vue et à dire, en retournant Voltaire : pas d'horloge aussi
prodigieusement inventive et adaptable si elle ne produit pas et n'invente pas
elle-même ses rouages, spontanément, hasardeusement. Et aussi selon des
principes d'une simplicité désarmante, tels la reséquenciation aminée et
la réticulation neuronique. A la condition de disposer de quinze
milliards d'années.
1B. Une troisième direction du regard technicien : l'a posteriori a priori
L'anthropogénie
signalera pourtant un troisième regard, combinant les deux autres. C'est celui
qui se centre, parmi les frasques de l'Evolution du Vivant et de l'Univers, sur
certains processus qui sont à la fois infiniment diversifiants et étonnamment
conciliables, et par là productifs de hautes complexités, c'est-à-dire de multiplicités
pouvant se saisir comme une unité, disons dans une fugue de Bach. On les
découvre a posteriori, par expériences, donnant donc lieu, pour le
logicien, à des « jugements synthétiques ». Mais, après réflexion,
ces jugements paraissent si fondamentaux qu'on peut se demander s'ils n'ont pas
quelque chose d'a priori, donnant lieu à des propositions qui
ressemblent à celles que Kant, dans un registre différent, a appelées des
« jugements synthétiques a priori ». Il s'agirait là de faits, mais
de faits qui appartiendraient à la Naturalité en général. A notre Univers.
Voire à tout Univers possible.
(a) On en trouve un
premier cas autour de 1900, quand Poincaré écrivait une page atterrée
sur le second Principe de la Thermodynamique, selon lequel un système fermé, à énergie
brute constante, supposée par le premier Principe de la Thermodynamique, ne
peut qu'augmenter son entropie, c'est-à-dire sa confusion (tropia, en-)
d'énergie utile. Cela promettait à notre Univers l'insignifiance finale.
Cependant, Pierre Curie s'avisait au même moment que, dans l'entropie
globale de l'Univers, pouvaient avoir lieu des sursauts de néguentropie locaux
et transitoires, et que les vivants pouvaient être considérés comme des îlots
néguentropiques. Le chaos général se décomprimait donc par des moments
d'antichaos, moyennant un prix, celui d'une augmentation de l'entropie ambiante
; les vivants sont des « systèmes dissipatifs », dira l'Ecole de
Prigogine. C'était là autant de conclusions a posteriori. Mais un Univers quelconque
peut-il être autre chose que pareille combinaison d'entropie et de
néguentropie ? Au point qu'on songe à un jugement synthétique : a
priori« Un Univers est forcément une combinaison d'entropie globale et
de néguentropies partielles ».
(b) Vers 1950, Schrödinger
inaugura déclarativement ce type d'argumentation. Il savait, comme tous les
physiciens de son temps, qu'a posteriori notre Univers à nous se décrit à
travers la Relativité, avec une mécanique continue (différentielle) pour
l'infiniment grand, et les Quanta, avec leur mécanique discontinue (quantique)
pour l'infiniment petit. Mais il crut bon d'ajouter que peut-être il devait en
être ainsi, en quelque sorte a priori. En effet, imagine-t-on un Univers
sans objets ? Or, des objets sont impossibles dans un Univers qui serait
gouverné uniquement par les équations différentielles continues de la
Relativité. Il y faut des Quanta, comme l'avait pressenti Démocrite. Et
un autre jugement synthétique a priori se formulerait : « Un Univers
comprend fatalement une Relativité généralisée et une Mécanique quantique ».
(c) La Biologie se
prête au même jeu. Car, pour avoir des vivants, il faut bien des anatomies et
des organes, et donc aussi certains schèmes fondamentaux d'organes, disons des tubes,
des poches, des clapets, lesquels supposent un façonnement. Or, dans les années
1950, le mathématicien René Thom a établi qu'une topologie
différentielle, et pas seulement générale, permettait de prévoir sept
catastrophes élémentaires : le pli, la fronce, la queue d'aronde, l'aile de
papillon, les trois ombilics hyperbolique, elliptique, parabolique. Et il
remarqua aussitôt que ces catastrophes mathématiques suffisaient, pour une
physique mathématisable, à prévoir les tubes, les poches, les clapets, les
glissements, les arrêts, les invaginations qui supportent tout organisme
possible. Et donc aussi les verbes fondamentaux, « catastrophiques »,
de nos langages courants : percer, entourer, fendre, infléchir, contenir,
répandre, etc. Plus tard, fatigué des calculs et devenu philosophe, René Thom
se plut à rappeler que c'était devant une vitrine d'un Musée d'embryologie de
sa région de Montbéliard qu'il avait eu la première intuition de cette logique
biologique des catastrophes (transformations brutales et stabilisantes de
formes) qu'Aristote avait soupçonnées dans ses études sur les parties des
animaux (De partibus animalium). Un jugement synthétique a priori naquit
à nouveau : « Pas de morphogenèse sans stabilité structurelle des
catastrophes élémentaires ». C'est presque le titre de l'ouvrage
fondamental de Thom : Stabilité structurelle et morphogenèse, dont
l'édition princeps, chez Benjamin (1972), porte sur sa couverture un foetus
géométrisé.
(d) Et c'est encore le
même sentiment d'apriorité qu'on peut éprouver quand, à la base de la formation
des vivants, on trouve non seulement les transformations plasticiennes
systématisées par Thom, mais des (re)séquenciations, celles des acides
aminés engendrant les protéines. En effet, comment adapter des vivants à un
milieu terrestre avec des éruptions solaires et volcaniques, avec des dérives
des continents, sans un principe de variations qui soit très rapide et très
décidé, donc léger et digitalisable, comme sont les
(re)séquenciations ? Et cela ne suppose-t-il pas aussi que ces
(re)séquenciations interviennent dans le vivant à son niveau le plus
élémentaire, donc pas celui de ses organes, ni même de ses organelles, ni même
de ses protéines, mais à celui de ses acides aminés, si élémentaires eux
qu'ils sont obtenus par une énergie presque informelle (par ex., des décharges
électriques) s'appliquant aux cinq corps les plus répandus dans notre
environnement terrestre : hydrogène, oxygène, carbone, azote, souffre,
comme le montra Stanley Miller quand il en obtint en laboratoire en 1953.
Risquons ainsi encore un autre jugement synthétique a priori : « Pour
qu'il y ait des vivants, il faut une évolution des vivants, laquelle suppose
une combinaisons de transformations (analogisantes) et de reséquenciations
(digitalisantes). »
(e) Précisons. Pour que
la (re)séquenciation soit féconde, il faut qu'elle s'applique à des éléments
différents entre eux, et cependant capables de former des chaînes. Cela suppose
que chacun de ces éléments soient composés de deux parties. (1) Une première,
commune à tous, par laquelle ils peuvent s'enchaîner, par exemple parce que
cette partie est polarisée de telle sorte que son pôle négatif puisse
s'accoupler au pôle positif d'une autre. (2) Une seconde où les éléments sont
retenus et disposés de façons un peu différentes, pas trop cependant, par
exemple, d'une vingtaine de façons. Bref, « pour être évolutive, la
reséquenciation suppose que ses éléments comporte chacun une partie appelant
l'enchaînement, et une partie différenciatrice au sein d'un inventaire fermé,
par exemple, de vingt éléments ». C'est bien tout cela que réalisent,
sur notre Terre, les vingt acides aminés qui portent tout l'édifice du Vivant.
(f) Et toujours depuis
les mêmes années 1950, on a de mieux en mieux compris que les liaisons
chimiques qui recroquevillent les chaînes d'acides aminés pour produire ces
boules avec un seul point actif que sont les protéines (ce point où ont
lieu leurs effets clé-serrure anatomiques et physiologiques, qui valurent à
Fisher le premier Prix Nobel de chimie en 1902), doivent répondre à quelques
impératifs. Naïvement quatre : être les unes attractives, les
autres répulsives ; être les unes suffisamment fortes pour
assurer des structures avec un point sensible précis, et les autres
suffisamment faibles pour garantir la plasticité générale de la
structure. Or, l'expérimentation a bien montré a posteriori : (a) Des liens
covalents (par partage d'éléments massifs), (b) Des liens hydrogènes (par
partage d'éléments légers), (c) Des liens ioniques (d'attraction
électrique), (d) des interactions
hydrophobiques (de répulsion électrique). En 1991, dans Discovering
Enzymes (Sc.Am.Library), les biochimistes Dressler et Potter sont si
sensibles à cette logique qu'ils parlent d'une musique chimique des
protéines. Cette comparaison hardie suggérait un nouveau jugement synthétique a
priori : « Pour qu'une chaîne d'acides aminés donne une protéine,
il faut un système d'attractions et de répulsions chimiques peu nombreuses et
mutuellement compensées. »
(g) Un exemple
de pareille nécessité théorique est peut-être encore donné par la superposition
(cohérence) quantique, ce cas où une même particule est simultanément dans
deux états opposés. Ou par la transportation quantique, où une
modification (informationnelle) d'état d'une particule est transmise à une
autre sans passer par des lieux intermédiaires. N'est-ce pas le seuil d'une
compréhension différente de l'espace, du temps et de l'événement? Créant des
individuations et des ubiquités d'un autre ordre que celui de nos espaces
courants (celui de la décohérence quantique)? Occasion alors d'un
jugement synthétique a priori : « Il n'y a pas d'Univers configurable
et évolutif sans l'action simultanée de superpositions quantiques et de
décohérences quantiques ».
(h) Enfin, depuis 2000,
faut-il en dire autant de la notion de Multivers introduite par Weinberg et
alii ? Et on arriverait ainsi au plus général des jugements synthétiques a
priori : « Il n'y a d'Univers possible que moyennant un Multivers, dont
cet Univers serait une quantification particulière et compatible des constantes
multiverselles » ?
On l'aura compris, l'a
priori de nos jugements synthétiques a priori n'a pas la solidité des égalités
et des équivalences mathématiques, lesquelles sont analytiques, donc de quelques
manières tautologiques, surtout depuis qu'on les formalise et axiomatise. Il
s'agit bien chaque fois de jugements synthétiques, donc supposant
l'expérience, et ainsi révisables et approximatifs comme elle. Mais cependant
ces jugements présentent une apriorité dans un sens large, puisque ce
qu'ils constatent ne l'est pas comme simplement événementiel, ni même seulement
constant, mais d'une certaine façon comme « nécessaire ».
1C. Le pourquoi et le quoi
Toutes ces
considérations sur l'Univers, si elles ne répondent pas à son ‘pourquoi ?'
, éclairent considérablement son ‘quoi ?'. D'abord, à Homo technicien
elles montrent que ce ‘quoi' n'est pas un objet technique, et que donc
il ne faut pas trop lui poser des questions techniciennes du genre : en vue de
quoi ? par quel moyen ? et par qui ? Homo semble même s'en être
douté depuis longtemps, puisqu'en Occident il a désigné la Réalité Ultime par
des termes comme Physis (pHuestHaï, s'engendrer spontanément) ou Natura
(nascere, naître), dans lesquels l'Univers est ressenti non pas comme un
objet technique, volontairement produit, mais comme ce que, faute de mieux,
nous appelons quotidiennement un « objet naturel », pour marquer une
spontanéité presque autarcique.
Du coup, les questions
se resserrent. Cet objet naturel est-il un Cosmos-Mundus (non
immundus), comme l'ont voulu les Grecs et les Latins, c'est-à-dire une réalité
rationnellement réglée, d'après des principes éternels et intelligibles, au
point qu'Homo a pu se percevoir comme le Microcosme du Macrocosme ? Ou
bien est-ce justement un Univers, un simplement
« tourné-vers-l'un » (versus unum), en une combinaison d'entropie et
de néguentropie, de Relativité et de Quanta, d'éléments transformés et
d'éléments séquenciés, de superposition quantique et de décohérence quantique,
d'évolution orthogénétique ou d'évolution buissonnante, de constantes
universelles spécifiant des constantes multiverselles ? En particulier, la
« décohérence quantique » qu'on y teste de près depuis quelques
années est-elle la « spooky reality » qu'y voyait Einstein en 1933,
ou bien une « consistance d'une autre sorte » ? Un principe non
pas d'Ordre, mais justement d'Evolution ? En sorte qu'on ne dirait plus
que l'Univers connaît une Evolution, mais que seule une Evolution peut donner
lieu à un Univers. « L'Evolution est le seul processus envisageable
d'un Multivers » serait un jugement synthétique a priori encore plus
premier que « tout Univers suppose un Multivers ».
Quoi qu'il en soit, on
aura compris qu'Homo technicien, étant physicien, reste toujours au bord d'être
métaphysicien. Selon les deux sens du grec meta : venant à la
suite de la physique ; allant au-delà de la physique.
Chapitre 2 - Le statut de l'Univers. L'interrogation sémiotique
Cependant, Homo technicien est aussi un sémioticien. Il produit et utilise des signes.
Anthropogéniquement, le fondement des signes c'est que les objets techniques,
les outils, ces instruments en tant qu'utilisés par Homo
angularisant, orthogonalisant, transversalisant, possibilisateur (uti, employer
à la façon des hommes), renvoient les uns aux autres au sein de
panoplies et de protocoles. Ils le font d'abord opérativement, techniquement,
comme relais d'une opération. Mais ils peuvent aussi le faire en mettant
l'opérativité entre parenthèses, et donc de façon purement référentielle,
disons sémiotique. Bref, les signes sont des segments de l'Univers qui
renvoient à d'autres segments de l'Univers, en s'épuisant dans cette référence,
c'est-à-dire sans visée opératoire, du moins intrinsèquement.
Ils fonctionnent alors
comme indices (indicium, indicia) quand un trou dans la boue
« signifie » (signum facere) un pied de sanglier, qui signifie un
chasseur, qui signifie un fusil ou un village de chasseurs ; les indices sont
des signes pleins, ils ont un contenu sémantique. Mais les signes
peuvent aussi fonctionner comme des index (index, indices), quand une
branche sur un chemin ne signifie pas (indiciellement) qu'un coup de vent l'a
fait tomber là d'un arbre, mais bien qu'il faut continuer le chemin dans telle
direction à l'exclusion des autres ; les index sont des signes vides,
puissamment oppositifs, désignant par exclusion dans des inventaires fermés.
Pointements sans contenus. Ils peuvent prélever n'importe quoi, une tache sur un
mur quand ils visent tout près, ou Dieu quand ils visent très loin. << Anthropogénie
générale, chapitres 4, Indices, et 5, Index >>
2A. La dépendance métaphysique de la sémiotique à la technique
Et c'est vrai alors que
les signes confèrent à Homo d'éminents pouvoirs. D'abord, ils sont généralisables :
les indices peuvent se regrouper progressivement en espèces, genres,
familles, classes, ordres, règnes, formant des Arbres de Porphyre ; les index
peuvent se purifier jusqu'à devenir les droites, les angles et les flèches
de la mathématique (cf. sur le même site, La mathématisation de la flèche).
Puis, étant matériellement et surtout mentalement légers, les signes sont redistribuables
commodément et rapidement selon des points de vue variés, révélant
chaque fois d'autres aspects des mêmes choses.
Cependant, indices ou
index, leur origine technique n'est jamais oubliée. Les indices finissent
toujours par invoquer des perceptions et des outillages techniques, et les
index peuvent seulement thématiser des extensions, des durées, des angles, des
textures, des compacités, des évanescences, des mises en phase, des
attractions-répulsions, etc. Ainsi, toutes nos représentations sémiotiques
rédupliquent nos représentations techniques, qui elles-mêmes sont en continuité
avec nos représentations nerveuses, lesquelles à chaque relais, afférent ou
efférent (ganglion, aire), présentent autrement, re-présentent, un donné
extérieur, pour préparer des réactions motrices plus appropriées (J.Z Young, A
Model of the Brain, 1964).
Mais les signes qui
confèrent à Homo de si grands avantages pour ses interrogations physiques, le
rendent-ils pertinent et puissant dans ses interrogations métaphysiques ?
Ce qui précède invite plutôt à croire que la sémiotique la plus vertigineuse ne
quitte pas radicalement l'ordre physique, qu'elle se contente de mettre en
ordre référentiellement, pour mieux y agir pratiquement. Nous
allons vérifier cette suspicion générale sur quelques cas particuliers.
2B. Les limites métaphysiques du langage
Parmi les signes
auxquels on penserait pouvoir attribuer des percées métaphysiques, on songe
d'abord au langage, puisqu'un locuteur est capable de parler de tout et
de lui-même, et donc peut-être aussi des au-delà. Il faut alors visiter les
années 1900-1930, ce moment du néo-positivisme et de la « crise des
fondements » dans les sciences, où Homo a le plus vivement interrogé ses
capacités langagières.
Ainsi, en 1921, le Tractatus
logico-philosophicus de Wittgenstein signalait que tout usage mathématique
du langage était pour finir tautologique, mais aussi que tout langage courant,
quand il voulait dépasser les expériences et expérimentations physiques (ceci
pèse trente kilos, ce mur est brun, cela fait mal) devenait pétitions de
principe. Wittgenstein Wittgenstien conclut ses analyses par une dernière
maxime devenue fameuse, et qu'on comprend comme sceptique ou mystique selon la
portée qu'on attribue au silence : « Ce dont on ne peut parler, il faut le
taire ». Cependant, il ne se tût que pendant quelques années, le temps de
construire une maison à sa soeur. Et, dès 1930, il se mit à explorer les
virtualités inépuisables des language-games, dans ses Philosophische
Untersuchungen poursuivies jusqu'à sa mort en 1951, et préparant les Speech
acts de Searle de 1969. Ce qui pour lui fut l'occasion de rencontrer toutes
ces fonctions référentielles, phatiques, expressives, poétiques, conatives,
métalangagières du langage que Jakobson y reconnaissait au même moment.
Mais le mérite
particulier de Wittgenstein fut de pressentir qu'on ne pouvait rien comprendre
au langage si l'on se contentait d'en prendre la vue synchronique des
structuralistes Saussure ou Hjelmslev, et non pas une vue ontogénétique, comme
le fit Jakobson, du moins dans sa déduction de « pa »
(« ba ») et de « ma » comme premières syllabes entendues et
produites par le nouveau-né. Les Philosophische Untersuchungen s'ouvrent
alors par une page entière, en latin, des Confessions où Augustin, vers
+ 400, se demande comment le nourrisson construit son idiolecte dans
son berceau. En effet, que peut observer ce petit d'homme sinon, dans son
entourage, des coïncidences spatio-temporelles entre certains gestes et objets
(techniques) et certains sons langagiers (sémiotiques) émis à l'occasion de ces
objets-gestes. Alors lui-même, mêlant gestes et babil, accumulera, par bribes
et morceaux, ce que l'on appelle, surtout depuis 1980, des modules
langagiers, modules phonématiques, sémantiques, syntaxiques. En trois ans,
ces modules s'agglutineront en des ensembles assez sémantiques et syntaxiques
pour que l'idiolecte se socialise en un dialecte. Ce
dernier, du reste, n'oublie jamais l'idiolecte de départ, comme en témoignent
les poètes et les camelots.
Un dialecte est alors
si solidement interconnecté, surtout dans les langues à
grammaires et à dictionnaires, que les linguistes structuralistes ont nourri
l'illusion qu'un langage est un système ayant une structure qui y
situe chaque particularité à partir de l'ensemble. Et, comme on voit mal alors
comment, ainsi que c'est le cas, un nourrisson pourrait percevoir et
s'approprier pareil édifice en trois ans, Chomsky supposa pour ce faire des
facultés innées. C'est en vérifiant expérimentalement sa thèse, déjà suspecte
théoriquement, qu'on s'aperçut, dans les années 1980, que la construction
modulaire d'Augustin et de Wittgenstein était la seule réelle, voire la seule
possible (The Emergence of Language, Sc.Am.Library, 1991). Ce que
vérifie la modularité des pertes du langage dans les destructions cérébrales
des accidentés et des séniles.
Tout compte fait, notre
sentiment sera sans doute alors que les « language-games » et les
« speech acts » peuvent exprimer un nombre infini de propositions
physiques, mais ne semblent guère en mesure de proposer des réponses
métaphysiques au « pourquoi ? » de l'Univers. Sentiment déjà
partagé par Wittgenstein, Austin et Searle.
2C. Les limites métaphysiques des signes archimédiens
Nous n'en avons
pourtant pas fini avec le langage, parce que celui des sciences archimédiennes,
étant donné sa domination aujourd'hui, mérite un arrêt particulier. Dès les années
1900, Henri Poincaré signalait utilement que la formule « f = mg »,
remarquable en ce qu'elle permet d'écrire des milliers d'autres formules
pertinentes, ne nous donne cependant aucune intuition de la force
derrière f, de la masse derrière m, de l'accélération ou de la
gravitation derrière g. Et, en effet, tout ce qu'on demande à une
« Théorie physique », c'est d'indexer par des index purs
(mathématiques) des indexables purs (une température, un poids), et cela selon
des indexateurs purs (balances, thermomètres, etc). C'est si vrai que les
physiciens de l'an 2000 ne disent pas autre chose concernant la formule : e
= mc2, dont les prévisions sont infinies, mais ne nous disent
rien sur ce qu'est la lumière, la masse, l'énergie, ni sur ce qu'est leur
nature, et moins encore sur la Nature en général, ou l'Univers. Qu'on ne
l'oublie pas, les index sont des signes vides, d'autant plus vides qu'ils sont
plus purs, c'est-à-dire plus déchargés, plus désindicialisés, comme c'est le
cas dans la mathématique. Quand la physique ou la chimie s'indicialisent, elles
deviennent l'Astrologie ou l'Alchimie, effectivement plus bavardes sur les
questions du « pourquoi ? ». En 1973, Method, Model and Matter
de Mario Bunge comporte un chapitre : Is
scientific metaphysics possible ?
Précisons que les
signes du biologiste n'échappent pas, ou peu, à cette règle. Lui aussi, comme
le physicien, indexe le plus purement possible des indexables purs, et ne
prétend nullement montrer ce qu'est la vie, qu'il définit désormais
prudemment comme « l'ensemble des propriétés physico-chimiques et
comportementales qui caractérisent les vivants », comme Helena Curtis dans ses éditions successives
de Biology, revues et retravaillées par les meilleurs biologistes du
moment. C'est donc d'une manière tout à fait générale que la science
archimédienne n'est d'aucun secours positif à la métaphysique. Elle
l'aide seulement négativement à ne pas poser de questions devenus
impertinentes, comme celle de la continuité de l'inanimé à l'animé, fort bien
expliquée depuis 1953 par l'expérience de Stanley Miller rappelée plus haut.
Néanmoins, en raison de ses facultés anthropogéniques, Homo physicien,
chimiste, biologiste oublie rarement « les questions ultimes », en
sachant bien, comme De Duve qui emploie cette formule, que son prix Nobel ne
lui en donnera pas la solution. Sa frustration est alors parfois si forte
qu'elle provoque des retours de flamme quasi mystiques, comme dans la Gnose
de Princeton, décrite par Ruyer dans les années 1960. Nous avons vu Einstein
manier les deux branches extrêmes de la tenaille métaphysique d'Homo :
Chaos et Jehovah.
En tout cas, une
anthropogénie doit s'aviser que les vues archimédiennes que nous venons de
considérer furent ignorées jusqu'au début du XXe siècle. Et Homo traditionnel a
toujours cru que ses signes langagiers lui permettaient de s'élever jusqu'à des
expériences « propres à l'esprit ». Il faut reprendre donc cette
situation par le début.
2D. La voie prédicamentale : réalisme et nominalisme
Le premier recours d'Homo
fut d'exploiter le fait que les espèces et les genres, dont usent ses langages,
sont capables de généralisation de plus en plus hautes. Pourquoi ne pas
remonter alors de prédicaments (attributs) en prédicaments (attributs), selon
la linea predicamentalis de Locke, d'abord parmi les êtres physiques,
jusqu'à des êtres métaphysiques ? Ainsi les Arbres de Porphyre aboutirent
à distinguer les brutes (plantes et animaux) et les raisonnables
(hommes) ; puis les corporels (animaux et hommes) et les spirituels (les
anges) ; enfin les finis (créatures) et l'infini (créateur).
Porphyre était néoplatonicien. Et, selon les Confessions d'Augustin, la
vision d'Ostie de sa mère Monique aussi.
Mais ce type
d'argumentation supposait la solution d'une question plus générale, qui hanta
tout l'Occident. Est-ce que les espèces et les genres ainsi invoqués
correspondent à des essences des choses (réalisme) ou
sont-ils simplement des conventions nominales (nominalisme)
au service de notre vie pratique ? Y a-t-il objectivement des
« chats » et des « chiens », ou bien seulement des objets
que nous trouvons commodes d'appeler chiens et chats, parce qu'ils ont quelques
traits en commun ? Sur ce topique, nous devons écrire quelques paragraphes
qui paraîtront bien étranges à Homo d'aujourd'hui, mais qui pendant deux
millénaires et demi tinrent Homo en haleine, thématiquement autour de la
Méditerranée, mais ailleurs aussi implicitement.
Pour Aristote,
la chevaléité était une essence éternelle donnant lieu, dans le concret
du monde, à des formes substantielles, une par cheval vivant. A ses yeux,
la multiplication purement numérique (mere numerica) des formes
substantielles s'opérait par leur emprise sur des « matières
secondes » déjà formées (ici celles de la vitalité, de l'animalité, de la
mammalité), qui elles-mêmes avaient formé (informé) une « matière
première », laquelle était absolument neutre (neque est quid, neque
quantum, neque quale, nec aliud quidquam quibus ens praedicatur vel
determinatur) afin de ne pas altérer la conformité des formes
substantielles à réaliser (forma educitur e potentia materiae).
Reconnaître des chevaux dans les animaux qui courent dans la prairie, c'est
alors « abstraire » dans ces spécimens leurs formes concrètes,
elles-mêmes multipliant une espèce (species) abstraite (la chevaléité). Cette
abstraction était l'office de l'intellect agent (noûs poïètikos vs
pathètikos), éternel comme les essences qu'il avait à reconnaître. Les noms
d'espèce et de genre (« les chevaux », « le Cheval »)
touchaient bien alors des distributions objectives, ontologiques,
métaphysiques, de la réalité. Aristote était donc réaliste, ou plutôt un
réaliste modéré, puisqu'il reconnaissait dans les « noms »,
outre leur naturalité, le résultat d'un travail d'abstraction, n'allant pas sans
quelques gauchissements et quelques conventions. Il en alla de même en Chine,
et surtout en Inde. Le sanskrit fut appelé « le parfait » parce que
ses noms exprimaient les natures des êtres mêmes. Les traits qui formaient
l'écriture chinoise avaient la même prestance.
Cependant, le monde de Démocrite,
qui résultait du choc d'atomes tombant dans le vide, ne rentrait pas dans cette
description ; de même qu'y échappait la physique d'Archimède, qui
ne retenait, dans les espèces et les genres, que les indexables purs, comme
leur masse, leur extension, leur chaleur. Dans ces deux cas, les signes, et
donc aussi les noms, étaient de simples conventions regroupant certains
phénomènes sous les indicialisations et les indexations jugées les plus
efficaces. Ces deux matières, l'une blanche l'autre rouge, sont-elles du
phosphore, « phosphore rouge » et « phosphore blanc », ou
deux corps chimiques différents ? On choisit selon la systématisation la
plus maniable et la plus embrassante, par exemple le tableau de Mendeleiev,
dira Dorolle, vers 1930, dans sa Théorie de l'induction. On parla de nominalisme
pour désigner cette option. Elle commença de s'affirmer quand, durant le
bas Moyen Age, on passa décisivement de la physique qualitative
aristotélicienne à la physique quantitative archimédienne, disons avec
Guillaume d'Occam.
La dite Querelle des
Universaux opposant Réalistes et Nominalistes fut si décisive pour
l'Occident qu'elle n'y était pas entièrement éteinte vers 1900, puisque Peirce,
excellent logicien et bon physicien, mais aussi transcendantaliste américain
dans la ligne d'Emerson, se rappela le médiéval Duns Scot, doctor subtilis, qui
avait proposé dans ce débat une voie moyenne. En effet, sa distinctio
formalis a parte re collait bien au réel (a parte rei), et devait
donc par là satisfaire les réalistes ; mais elle comportait aussi une
opération formelle (distinctio formalis) quelque peu arbitraire, qui
devait rassurer les nominalistes. Peirce, transcendantaliste, alla jusqu'à
inventer le mot « pragmaticisme », qu'il trouvait lui-même ugly,
pour se distinguer du simple « pragmatisme » archimédien de Mack et
de Poincaré, lesquels déniaient à la physique tout réalisme sémiotique, et même
tout réalisme au sens courant ; elle n'était pour eux qu'une théorie
cohérente concordant avec les observations. Etrangement, Peirce, qui ne pouvait
ignorer Darwin, dut sans doute estimer que les espèces et les genres pouvaient
être « a parte rei » tout en évoluant. Il ne s'en expliqua pas.
Concernant les pulsions
d'Homo métaphysicien, Peirce est un exemple frappant de la systématicité
à tout prix, honnête ou malhonnête. Créateur de la Sémiotique, il eut le mérite
insigne de voir que les indices et les index en étaient une clé. Mais il ne les
distingua jamais, alors que sa familiarité avec le latin avait dû lui signaler
qu'étymologiquement un nominatif en -ium marque un objet (indicium), et
qu'un nominatif en -ex marque un sujet (index). Or, il les confondit
sous le même terme d'Index, ce qui lui fit manquer une clé de
l'Anthropogénie, et du reste d'une Sémiotique consistante indispensable à
celle-ci. Sa langue, l'anglais, qui faisait un peu la même chose, lui facilita
la confusion. Mais surtout sans doute, par goût de système, voulut-il que sa
Sémiotique restât ternaire, divisée en Icons, Indices,
et Symbols, « the most fundamental division of signs ».
Distinguer Indices et Index aurait brisé sa trinité logique, qu'il
titre crûment : « Firstness, Secondness, Thirdness ». Ce sont
bien les cohérences de quelques index, et non la prolifération des indices qui
fascinent Homo métaphysicien.
2E. La voie transcendantale
Cependant, les Anciens
pratiquèrent encore, et bien davantage, une autre voie. En quête de
métaphysique, au lieu de remonter des espèces aux genres, aux familles, de bas
en haut, pourquoi ne pas aller droit au haut, aux principes universels, qui
organisent toutes les choses du monde de telle sorte qu'elles puissent être
pour nous des objets de connaissance sensible et intelligible. Telle est la voie
transcendantale. On la retrouve aussi dans toutes les civilisations, mais à
nouveau nous nous limiterons à l'Occident, parce que c'est là qu'elle a été le
plus systématiquement explorée. Au point d'avoir contribué à la naissance de la
science archimédienne, qui finira par la
mettre hors jeu.
2E1. Le transcendantal antique
En écho à la doctrine
ionienne ancienne du macro-microcosme (Altionische Makro-mikrokosmoslehre,
Kranz), dans les colonies grecques du sud de l'Italie, vers - 500, les figures
et les chiffres se mirent à s'imposer avec une densité et un poids
ontologiques et épistémologiques. Les Pythagoriciens entendirent la
musique et l'éthique universelle chez le cithariste qui divisait sa corde selon
des nombres entiers, produisant ainsi des octaves, des quintes, des quartes, des
tierces descendantes mineures et majeures. Leur écoute silencieuse, dite
« acousmatique » (akousmatikos), alla jusqu'à percevoir la
« musique des sphères (célestes) ». Ainsi se mit en place, pour deux
millénaires et demi, le sentiment méditerranéen qu'à côté des événements
engendrés, il y a de l'Eternel, précis, déterminable, déterminant, pur,
mathématique. Avec pour corrélat que l'idéal d'Homo doit être par conséquent la
vie théorique ou théorétique (bios tHeôrètikos). A ce moment, cela
semble s'être diffusé jusqu'aux Celtes, que leur traitement du fer avait rendu
triomphants.
Vers - 450 en Sicile,
donc toujours dans les colonies grecques, cette éternité prit une autre forme,
celle non plus de figures et de nombres pythagoriciens, mais d'éléments
physiques, perçus substantiels, dont les événements quotidiens n'étaient
que des combinaisons, sous les effets de l'attirance et de la répulsion, Amour
et Haine. Chez Empédocle, tout procède des rencontres diversement dosées
de la Terre, de l'Eau, de l'Air, du Feu (éther). Il l'exprima dans des
hexamètres si « homériques » (Aristote) que, par leur vertu, la part
de l'Eternel et celle du Temporel provoquèrent, dans son Peri PHuseôs,
une conflagration unanime de substances, d'essences et de mots, conférant au
philosophe politicien qu'il était un rôle sacerdotal.
Cependant, toujours
vers - 450, mais non plus cette fois dans une colonie grecque, mais à
Athènes, Anaxagore écrit la prose maîtrisée de ses concitoyens, et, du
même coup, au-dessus des événements engendrés, périssables, il cherche à
pointer un principe qu'il appelle noûs, que nous traduisons
trompeusement par « esprit ». Le « Noûs » du littéraire
Anaxagore gouverne alors non plus des quantités mais des qualités :
« Il faut du cheveu pour faire du cheveu ». Sinon, il continue la
discipline pythagoricienne qui veut que la vie théorique, c'est-à-dire chez lui
la compréhension des choses par le « noûs », soit « le but de
l'existence » (tHeôrian tou biou telos einaï), et par là « la source
de la liberté » (kai apo tautès éleutHerian). Le partage entre vie
contemplative (bios tHeôrètikos) et vie active (bios politikos) dominera
désormais l'Occident, comme Hannah Arendt y a insisté. Périclès, ami
d'Anaxagore, s'efforcera de traduire la liberté intellectuelle et judicative
en liberté politique. Et Euripide, son disciple, en liberté morale.
Ainsi tout fut prêt,
vers - 400, pour l'entrée en scène de Platon. La prose athénienne
s'était encore éclaircie, le langage comme tel était même devenu l'objet
d'études systématiques, et le Cratyle s'interrogea sur l'étymologie des
mots, en partant de leur phonosémie. Déjà, les Sophistes avaient démontré la
relativité de tout langage, laquelle entraîne le caractère fuyant des
événements qu'il exprime. Mais les Méditerranéens restèrent obsédés par la
lumière de l'Eternel, du « Midi le juste » de Valéry. Et, en
contrecoup du relativisme sophistique, l'éternel quantitatif des
pythagoriciens ressurgit. Platon estime qu'il y a des figures et des nombres,
et, plus universellement encore, des proportions mathématiques (le
plus grand, plus petit, égal, double, moitié), qui échappent à la fluence
générale. Le mot Idée s'impose alors pour désigner ces
incorruptibles, car la vue est encore plus inflexible que l'ouïe des
pythagoriciens, et « eidos » vient de la racine *Fid, regarder, d'un
regard qui devient absolu dans la lumière blanche de l'Egée.
Bref, la Théorie des
Idées de Platon inventa non seulement l'a priori ontologique et
épistémologique, mais aussi le transcendantal,
c'est-à-dire les conditions de possibilité de tout objet comme objet, ou de
tout être en tant qu'être. Les « idées » platoniciennes sont si a
priori qu'on n'a même pas à les acquérir. Elles préexistent dans nos
esprits depuis toujours, même chez les esclaves, précise le Ménon. Pour
les connaître, il suffit de nous en accoucher. Toute pédagogie essentielle est
une maïeutique.
Cette vue
transcendantale connut des avatars. D'abord, Aristote, moins
mathématicien que son maître et plus biologiste, mit l'éternité du Cosmos dans
les espèces et les genres des plantes et des animaux plus que
dans les êtres mathématiques de Platon ; et ses syllogismes formalisent
une vue prédicamentale : Socrate dans Hommes, et Hommes dans Mortels. Puis, au
cours du siècle suivant, déjà romain d'esprit, les Epicuriens, les Pyrrhoniens
et les Stoïciens furent moins métaphysiciens que moralistes, soucieux de
vie pratique. Les Stoïciens inventèrent même des syllogismes hypothétiques propres
à la vie quotidienne : « s'il pleut, je ne sors pas » ; ce
qui, depuis - 250, convint aussi à la science archimédienne : « si le
fer chauffe, il se dilate ».
Pourtant,
métaphysiquement, le courant dominant resta le néo-platonisme de Plotin,
poussant à l'extrême la transcendantalité de l'Un, sur lequel Platon s'était
interrogé dans le Parménide. Un ciel transcendantal et a
priori s'était installé irrésistiblement sur les flots lumineux de la
Méditerranée. Il recouvrit tout l'Occident. Il est résumé par une ligne du Phédon
de Platon : « c'est vers là que va l'âme, vers le pur, et le toujours
étant, et l'immortel, et le restant le même » (ekeise oikHetaï
<psukHè>, eis to katharon, te kaï aei ón, kaï atHanatov, kai ôsautôs
ekHóv) ; et il est précisé que cette allée de l'âme tient à ce qu'elle est
consanguine de tout cela (sunguenès autou). Ce programme spirituel fut confirmé
par l'avènement du Transcendant chrétien.
2E2. Les transcendantaux comme qualifications (attributs) du Transcendant chrétien
L'An 1 fut un virage
anthropogénique majeur. C'est à ce moment que la mentalité méditerranéenne,
donc romano-chrétienne-stoïcienne-néoplatonicienne, voire néohébraïque,
découvre un domaine encore inexploré : l'intériorité, et
conséquemment la personne, l'égalité conjugale des
fresques de Pompéi et de la Pharsale de Lucain, la fraternité
universelle. La culpabilité devient intérieure, d'extérieure qu'elle
était. Paul de Tarse, co-fondateur du christianisme, va jusqu'à concevoir
l'Humanité entière comme un corps mystique dont les individus sont les
membres dans la charité (agapè). Le spiritus et l'animus,
deux mots latins masculins, s'effacent devant l'anima, dont le
féminin grammatical s'était avancé déjà dans la « psychè » de
Socrate. On ne s'étonnera donc pas que s'édifie alors une psychologie des profondeurs
et une psychologie génétique, ou dynamique, dont Augustin d'Hippone proposa un
premier modèle autour de + 400, dans ses Confessions.
Du coup, pendant plus
d'un millénaire et demi, ce ne seront plus des transcendantaux abstraits, impersonnels,
inabordables qui joueront le rôle de Principe ultime, mais un Transcendant
concret, et même personnel. L'absolu lui-même devint intimité et, au
Concile de Nicée de 310, THeos-Deus est défini (patriarcalement) comme Père et
Fils, avec l'Esprit comme Respiration (pneuma) qui les relie. Intime infini au
coeur d'Homo intime : Deus interior intimo meo (Dieu plus intime
que mon intime), écrit Augustin, vers 400. Mais si tel est le Transcendant,
alors les transcendantaux ne peuvent plus en être que les attributs.
Dans le Timée de Platon, le Démiurge faisait le Monde avec un oeil sur
les Idées transcendantales, auxquelles lui-même était donc soumis. Désormais,
ces Idées ne sont plus que le déploiement du Créateur. L'esprit-substance
de la Phénoménologie de l'Esprit de Hegel est en route.
Et, comme pareil
Transcendant ne saurait être déterminé par rien, sinon par lui-même, il ne peut
plus y avoir de matière qui lui préexiste, ni Hulè hellénique, ni Tohu-Bohu
hébraïque. Il ne peut plus créer qu'ex
nihilo. Et le verbe creare (faire croître activement) va l'emporter
sur crescere (croître, inchoatif). La Creatio remplace la Natura,
laquelle venait d'un « nascere » encore apparenté à
« crescere » et la Physis grecque. La volonté créatrice de
Dieu est si autarcique, qu'elle ne sera même plus astreinte aux évidences de la
mathématique, pensera Descartes : « Et je dis qu'il a été aussi libre
de faire qu'il ne fût pas vrai que toutes les lignes tirées du centre à la
circonférence fussent égales, comme de ne pas créer le monde. » (Lettre à
Mersenne, 1630).
L'original de cette
transcendance c'est qu'elle n'éloigna nullement l'un de l'autre le divin et
l'humain, elle les rapprocha même ; en tout cas depuis l'An 1000, où Homo,
ingénieur fini, devint le co-créateur de Dieu, devenu l'ingénieur infini, et va
non plus seulement s'accommoder du monde, mais le transformer, le
co-créer ; ces ingénieurs se comprennent si bien que Descartes, pour son Traité
du Monde, crut savoir comment Dieu avait fait le monde en imaginant comment
il l'aurait fait lui-même s'il avait été Dieu. Dans cette communauté, cette
intimité de l'Etre, les transcendantaux sont des propriétés communes à tous les
êtres, et donc au créateur comme aux créatures, chacun selon son degré d'être,
dira Thomas d'Aquin, combinant Aristote et le Néo-platonisme. En 1250, le doctor
communis lève même la contradiction de l'intimité du Dieu de Nicée de 310,
à la fois un et trine, en remarquant, selon un distinguo très
scolastique, qu'il est « un » comme substance (transcendante)
et « trine » comme relations (amoureuses). L'idée de relation,
qui aujourd'hui supplante celle de substance, fit là une entrée en scène
d'abord théologique, que confirme le jeune Hegel.
Pourtant ce n'est
qu'avec la scolastique postérieure que s'établirent les mots
« transcendantal » et « transcendant », ignorés des Latins
et même encore de Thomas d'Aquin. Et les « transcendantaux » retenus
furent alors quatre, résumant l'Occident : un, vrai, bon, actif : ens est
unum, verum, bonum, activum. Un, pour la prédominance
mathématique de l'Un, qui va régner depuis les Pythagoriciens jusqu'en 1900
(cf. Badiou, Le Nombre et les nombres). Vrai, assurant que tout est intelligible,
favorisant la science archimédienne. Bon, pour conclure qu'à ce
compte il y a une morale naturelle et un droit naturel. Actif,
pour marquer, en opposition à l'Orient, qu'Homo a pour tâche d'intervenir dans
le monde, de le modifier, comme ce fut le cas depuis l'An 1000. Certains
voulurent même ajouter que tout être en tant qu'être est Beau,
s'il est conforme à ce programme, ce qui ouvrit la réconciliation avec le monde
par l'expérience esthétique, chez Kant et chez Schopenhauer. Ces quatre
transcendantaux, tout comme les quatre causes d'Aristote, furent partagés par
le métaphysicien et l'homme de la rue jusqu'au triomphe de la Biochimie, vers
1950.
2E3. Les transcendantaux critiques de Kant
Cependant, tout en
demeurant fidèle à ce cadre général, Kant, depuis 1770, va profondément
déplacer l'édifice des transcendantaux scolastiques. Pendant son adolescence,
il avait été témoin de la guerre implacable du rationalisme et de l'empirisme,
qui faisait douter de la pertinence des philosophies. Les Rationalistes,
continuant les « réalistes » de la Querelle des Universaux,
s'installaient d'emblée dans l'a priori, transcendantalement. Descartes
crut que l'idée de Parfait comportait l'existence de Dieu, lui-même garant de
nos certitudes, « puisqu'il n'avait pas intérêt à nous tromper ».
Spinoza s'appuya sur la « zelfstandigheit » néerlandaise, la qualité
de ce-qui-tient-par-soi, maladroitement traduite par lui en latin :
« substantia ». Leibniz déploya tout à partir du
« nécessaire », compris comme « ce qui ne peut pas ne pas
être ». Au contraire, les Empiristes anglais, Bacon, Hobbes,
Locke, Hume, Berkeley, continuant les « nominalistes », dont Occam,
s'arrêtaient longuement dans l'a posteriori, partant de faits
constatables, ou même simplement de sense data, dont ils remontaient
alors prédicamentalement vers des généralisations plus embrassantes, les
acceptant (Locke), les refusant (Hume), les transsubtantiant (Berkeley). Kant
s'avisa que, pour trancher pareil débat, il fallait qu'Homo, avant de
s'emporter à décider orgueilleusement de l'Etre, prenne le temps de mesurer ses
capacités cognitives. Autrement dit, il déplaça les transcendantaux de
l'ontologie à l'épistémologie.
Et, pour ce faire, il
explicita la notion de transcendantal, implicite jusque-là. Pas
d'Univers sans objets. Et pas d'objets sans des facultés pouvant les construire
à la façon d'objets, objectum qua objectum. Pour mesurer nos facultés
cognitives, il faut, on le voit, chercher critiquement les conditions de
possibilités de l'objet comme objet. Et quel adjectif meilleur que
« transcendantale » pour qualifier cette démarche.
Les cinq-cents pages de
la Kritiek der reinen Vernunft articulèrent alors les transcendantaux
kantiens : les formes a priori de la sensibilité (espace et
temps) ; les catégories a priori de l'entendement (cause et
effet, substance et accident, tout et parties, nécessité et contingence) ;
les trois idées régulatrices de la raison (Ame, Monde,
Dieu). Et, dès sa préface, Kant prend soin de distinguer fermement les jugements
synthétiques, ceux qui rendent
compte d'expériences extérieures (« cette table est brune ») ;
les jugements analytiques, ceux où l'attribut est compris dans la simple
analyse du sujet, sans besoin de nouvelle expérience (« une table
pèse », « 2 + 2 = 4 ») ; enfin, innovation remarquable, les jugements
synthétiques a priori, ceux, par
exemple, de la géométrie, qui supposent des pratiques extérieures (la règle et
le compas réclamés par une « demande » d'Euclide), et sont donc a
posteriori, mais qui néanmoins commandent les propriétés de tous les objets
physiques possibles. Ainsi, « les trois angles d'un triangle euclidien
sont égaux à deux angles droits euclidiens. » est un jugement synthétique
a priori, réclamant sans doute, à l'époque, l'intuition des parallèles
euclidiennes. Ou aussi : « pas d'objet sans substance et sans cause ».
Et même : « pas de théories unificatrices de l'Univers sans les idées
régulatrices d'Ame, de Monde et de Dieu ». Rappelons qu'une « idée
régulatrice » est bien régulatrice, et par là nécessaire à l'unité de la
connaissance, mais reste seulement une idée, et n'implique donc pas qu'elle
couvre un existant.
Cet édifice solide et
prestigieux inspira une postérité glorieuse, en particulier chez les trois
métaphysiciens les plus métaphysiques que furent jamais : Fichte,
Schelling et Hegel. Mais, dès 1850, le positivisme des sciences archimédiennes
du XIXe siècle démontrait par sa pratique qu'il n'avait nul besoin de
philosophe pour faire sa logique. Au XVIIe siècle déjà, Pascal avait fait
remarquer que les mathématiciens et les physiciens mathématiciens font fort
bien leur logique eux-mêmes, sans que les philosophes s'affairent. Les théories
de l'induction de Stuart Mill furent misérables, et l'on n'en parle plus depuis
que l'induction simple, qu'elles essayaient en vain de fonder, a été
remplacée par le cross-bracing, les brassages croisés, de la science
actuelle, tout autrement solides.
2E4. Emergence de transcendantaux en construction
Depuis la Biochimie de
1950, la notion de transcendantal a-t-elle encore une quelconque
pertinence ? Déjà, nous avons vu les sciences archimédiennes récentes
suggérer à Homo technicien des jugements synthétiques a priori tels que
: « Tout Univers suppose une Relativité générale et des Quanta ». Sous
cette forme, ne proposeraient-elles pas alors un transcendantal en
construction.
Les mathématiques en
seraient l'exemple parfait. On y trouve en effet des « vérités », ou
plus exactement des « cohérences », ou mieux encore de simples
« consistances », qui n'ont pas d'existence avant d'avoir été
formulées, mais qui, après formulation, après écriture, après démonstration, et
aujourd'hui formalisation et axiomatisation, deviennent des conditions de
possibilité de la connaissance mathématique, mais aussi physique, cosmologique,
voire biologique, en général. Certains mathématiciens, frappés par cette
consistance, veulent y voir des reflets d'Idées éternelles, à la Platon.
D'autres s'en tiennent à une vision empirique : les écritures exactes que
sont les mathématiques créent, du seul fait de leur exercice scriptural, de
nouveaux objets, dont la portée s'établit par leurs adaptations aux situations
mathématiques, comme pour tout produit de l'Evolution. L'idée d'un transcendantal
en construction concilie peut-être ces deux vues, et leur donne leurs
proportions.
Ainsi, après tout ce
parcours, les avatars de la transcendantalité nous ont peut-être résumé les
étapes essentielles de la métaphysique occidentale, voire de la métaphysique
tout court. (a) D'abord épistémologique-ontologique, chez Platon. (b)
Puis, ontologique-épistémologique, dans la mentalité
romano-chrétienne-stoïcienne-néoplatonicienne, même néo-hébraïque. (c) Ensuite,
de nouveau épistémologique et indirectement ontologique, chez Kant. (d)
Enfin évolutionniste, sous forme d'un transcendantal en construction. En
précisant que l'évolution sémiotique dont il s'agit est elle aussi, comme celle
des vivants, buissonnante, et non orthogénétique.
Et on pensera, du coup,
que les transcendantaux en construction sonnent le glas de la métaphysique.
Mais, contrairement aux transcendantaux traditionnels, qui bouclaient toute
interrogation dans la mesure où ils se posaient d'un bloc a priori, eux, du
fait même qu'ils apparaissant progressivement, éveillent peut-être, chez Homo,
la question de savoir quel est cet Univers qui se prête à pareilles illuminations
successives. Suite de phénomènes qui n'auraient rien à ajouter aux noumènes ?
Ou qui suggéreraient que les noumènes sont évolutifs à leur tour ?
Pointant, après l'Univers comme Evolution, vers une Evolution comme
Univers ?
2F. L'emploi métaphysique des signes dans leur capacité de négation par eux-mêmes
Il y a pourtant un usage métaphysique du signe dont nous n'avons rien dit : sa négation par
soi. Or, les métaphysiciens en ont fait grand usage. Les langues
indo-européennes furent privilégiées à cet égard, puisqu'elles peuvent
commodément rendre négatif un substantif ou un verbe substantivé en lui
préposant un « a- » ? Joli cas où on voit qu'une grammaire
induit une métaphysique, et qu'une métaphysique consolide une grammaire. Dès les
présocratiques, l'apeiron d'Anaximandre fit venir tous les événements
d'un Non-Limite. Le néoplatonisme et les théologies négatives du premier
millénaire, surtout au Moyen-Orient, usèrent du procédé pour pointer le Transcendant par des désignations
comme « le non-intelligence », « le non-volonté »,
« le non-justification », etc., dans le sens de « le par-delà
toute intelligence, toute volonté, toute justification ». çankara et
Ramanuya, écrivant en sanskrit, et d'esprit subarticulatoire comme tous les
Indiens, ont surexploité ce recours.
Et, indépendamment des
ressources linguistiques, on sait le cas que la Grande Logique de Hegel
a fait de la négation comme moteur d'une Dialectique à la fois
épistémologique et ontologique. En 1943, dans L'Etre et le néant,
intelligemment sous-titré Essai d'ontologie phénoménologique, c'est une néantisation
qui définit l'être de la conscience chez Sartre. En un effet-ressort,
Descartes a même reconnu une négation-position où la négation
initiale la plus radicale (je doute universellement) se retourne en position
phénoménologique (donc je pense), laquelle se transforme (abusivement, estimera
Husserl) en position ontologique (donc je suis) : nego, ergo cogito, ergo
sum. Alors, quand il s'agit du « pourquoi ? » de l'Univers, la négation
du signe ne pourrait-elle pas aller jusque là où la position du
signe ne peut aller ? Mais cette prétention se situera mieux à partir de
l'expérience de la présence-absence, qu'il nous reste à interroger.
Chapitre 3 - Le statut de l'Univers. (C) L'interrogation conscientielle
Ce que, depuis Hamilton, on appelle la conscience, en un sens inconnu du latin,
et même jusqu'au XVIIe siècle, est, bien qu'on l'oublie ou le méconnaisse
d'ordinaire, un phénomène double, tant chez l'animal que chez l'homme. Elle
combine, en effet : (a) des contenus de conscience, lesquels
sont descriptibles phénoménologiquement de façon directe, mais aussi de
façon indirecte par les fonctionnements cérébraux qui les soutiennent ;
(b) un phénomène étrange qu'on peut appeler présence-apparitionnalité-autotranslucidité,
laquelle est indescriptible. On peut seulement l'éprouver, et en parler
à d'autres qui l'éprouvent.
3A. L'indescriptibilité de la présence
Cette indescriptibilité a été immédiatement signalée par Hamilton :
« Consciousness cannot be defined : we may be ourselves fully aware
what consciousness is, but we cannot without confusion convey to others a
definition of what we ourselves clearly apprehend ». Il visait ainsi la conscience entière, mais
dans celle-ci il pointait certainement la présence-apparitionnalité, puisque
les contenus conscientiels sont largement ou parfaitement communicables.
Et l'indescriptibilité
qui affecte le phénomène de la présence-apparitionnalité ne qualifie-t-elle
pas, du même coup, la façon, causale ou simplement occasionnelle (on
songerait presque à l'occasionnalisme de Malebranche, si celui-ci n'intervenait
dans une tout autre métaphysique), dont la présence-apparitionnalité accompagne
dans l'Univers certains fonctionnements, tels certains fonctionnements cérébraux,
et pas les événements non cérébraux ? On peut croire qu'elle survient quand ont
lieu des connexions, déconnexions et clivages inimaginablement multiples,
riches, serrés spatialement et temporellement, où intervient sans doute plus de
Chimie que de Physique, même si les deux sont requises. C'est le cas des
cerveaux humains et animaux quand des dizaines de milliards de neurones avec
chacun des centaines de synapses s'y trouvent dans cet état d'activation
physico-chimique particulier qu'on appelle l'éveil.
En précisant encore
que, cérébralement, il s'agit moins là de lieux que de voies et
de noyaux. Puis, et c'est capital, que l'addition d'un fonctionnement
cérébral et de la présence-apparitionnalité ne fait nullement apparaître alors
un état d'un cerveau où on pense qu'elle « a lieu », comme ce
serait le cas dans une causalité ordinaire, mais bien un certain état de
l'Univers entier seulement spécifié par un état d'un cerveau. La présence
est d'emblée coextensive à l'Univers dont elle donne à apparaître certains
événements particuliers mis en cette forme d'événements à tel instant en tel
lieu par l'exercice d'un système nerveux en un état particulier. Comme du
reste, dans une physique relativiste et quantique, tout événement, si local
qu'il paraisse, est une spécification d'Univers, ou l'Univers en une de ses
spécifications.
3B. L'autarcie de la présence-absence et l'intercérébralité
On l'aura compris, la
présence-apparitionnalité-autotranslucidité, qu'elle soit animale ou humaine,
est autarcique, c'est-à-dire qu'elle se suffit à elle-même (arkeïn,
suffire, autos, soi-même). N'est-elle pas hors espace et hors temps, au
point d'être même parfois à la fois présence et absence, disons
présence-absence ?
Cependant, l'autarcie
présentielle n'est pas fatalement solitaire. Elle culmine même dans les états
d'intercérébralité, c'est-à-dire lorsque plusieurs cerveaux,
animaux ou humains, fonctionnent en une interaction perceptivo-motrice si
étroitement échangée qu'ils composent comme une cerveau unique. Nos
neurophysiologistes étudient maintenant les neurones-miroirs (mirror
neurons) grâce auxquels un cerveau est si étroitement couplé à un autre,
ami ou ennemi, que non seulement il partage les perceptions et les actions
motrices de cet autre, mais participe largement à la situation où les
perceptions et les réactions motrices de l'autre ont leur lieu et leur moment.
Ces effets neuroniques rendent assez compte, chez l'animal et chez l'homme, des
privilèges de l'intercérébralité à deux, quand elle accouple des organismes de
topologie complémentaire, par exemple féminin et masculin.
L'autarcie de la
présence, commune à tous les animaux cérébrés dont Homo, prend cependant, chez
ce dernier, une intensité particulière du fait de son holosomie,
cette qualité du corps hominien d'être angularisant, orthogonalisant,
latéralisant, transversalisant, possibilisateur, et ainsi d'être global dans
ses kinesthésies, ses cénesthésiques, ses proprioceptions. Et cela, même si,
dans les cerveaux hominiens, l'Homoncule du bandeau sensori-moteur, entre lobe
frontal et lobes pariétaux, diffère en importance selon qu'il s'agit
d'enregistrer et commander le visage, les doigts, le ventre, le sexe, les
pieds.
L'holosomie contribue à
ce qu'Homo ait un horizon, et se perçoive comme un centre,
à partir duquel à la fois il se dilate et se recueille. Ainsi se meut-il au
sein d'un *Woruld (Welt, wereld, environnement approprié par l'homme),
et même au sein d'un Univers
(versum unum) qui déborde infiniment le Umwelt, ce monde-autour
immédiat, que von Uexküll, avec Rilke, attribue à l'animalité. Pour ressentir,
à cet égard, l'originalité d'Homo parmi les animaux antérieurs, rien n'est plus
éclairant que les récents traités d'éthologie qui nous font participer à ce que
perçoit un chien (dans son monde d'odeurs), un poisson (dans son monde de
saveurs), un oiseau (dans ses vues étroites mais à grande profondeur de champ),
voire un primate supérieur (où la symétrie bilatérale est cependant brouillée
du fait de sa quadrupédie ou quadrumanie). Ainsi, la sphère est la
figure géométrique privilégiée d'Homo, la plus parfaite (facere, per) selon
Platon. Seule elle convient à figurer quelque peu ce que sont chez lui les
dilatations et rétractions de la présence-absence.
3C. La présence-apparitionnalité obtenue par la neutralisation
des fonctionnements nerveux. Sa culmination dans l'orgasme
Dans le couple
fonctionnements / présence qu'est la conscience, cette dernière pour apparaître
plus pure a besoin non pas de supprimer les fonctionnements cérébraux présentiels,
ce qui la supprimerait elle-même, mais de les mettre dans des états qui à la
fois les maintiennent et les neutralisent. Chez Homo ceci est rendu possible
parce que son système sensori-moteur donne lieu à des effets de champ
perceptivo-moteurs et logico-sémiotiques, et que les deux, en raison de
leur nature, peuvent être diversement neutralisés par le rythme et
le rite.
Les effets de champ
sont un propre d'Homo, lequel est soumis à des stimuli divers et même
hétérogènes, du fait que son organisme est à la fois physique, technique,
sémiotique, présentiel. Ces stimuli sont donc en tension, créant entre eux des
bassins d'attraction, avec des effets de champ. Les Dix Hypothèses que
le biologiste Francis Crick a écrites avec l'informaticien Christof Koch pour
« Science » peu avant sa mort, et où il résume ses observations sur
les phases d'élaboration neuronique nécessaires à la saisie d'un objet en
situation, commencent à nous découvrir les strates cérébrales des
constructions perceptives où peuvent se nourrir des effets de champ. Plusieurs
de ces strates comportent des interactions neuronales plurispatiales et
pluritemporelles, faites d'élaborations potentielles, instables, métastables.
Quinze ans plus tôt, les premières computérisations de la perception visuelle
proposées par David Marr dans Vision, au M.I.T, l'annonçaient déjà.
Homo ne peut, et ne
pourra sans doute jamais, coordonner théoriquement les effets de champ
qu'il subit ou entretient, c'est-à-dire les situer avec exactitude dans des
systèmes de coordonnées, cartésiennes ou autres ; il y a là trop
d'interactions spatio-temporelles pour qu'elles soient dénombrables, même si
elles ne sont nullement mystérieuses. Mais, ce qui est bien certain, c'est
qu'Homo peut les compatibiliser pratiquement, ce qui est la
fonction familière du rythme et du rite. Comme du reste des endomorphines, et
d'autres drogues.
Le rythme estompe
les fonctionnements, tantôt en les survoltant, comme dans le scherzo d'une
symphonie, tantôt en les lissant, comme dans la caresse. Dans ces deux cas, il
synchronise suffisamment des réactions neuroniques pour qu'elles se confondent,
se noient. A quoi réussissent les débauches, le crime selon Genet, la musique
de chambre, le hatha-yoga, le dikr arabe. Le poète et le mystique font autant
d'effort pour brouiller le sens que pour l'établir, et les mystiques produisent
souvent des philosophies « négatives », comme Maître Eckhart. Quant
au rite, c'est un rythme socialisé et économique, schématisé et récurrent. Le
rythme et le rite ont été là dès l'origine d'Homo, peut-être même
Néandertalien. Concomitants à son goût de la présence pure.
La caresse
sexuelle et l'orgasme ont alors joué un rôle fondamental.
Au départ, la caresse orgastique fut sélectionnée afin d'assurer un
accouplement suffisamment long pour la réussite de la reproduction sexuée.
Mais, par bifurcation évolutive, elle fut bientôt le lieu d'une invention
biologique singulière. Alors que les autres perceptions du vivant sont informatrices
d'objets immédiatement identifiables, - dans la poursuite d'une proie ou
d'un partenaire sexuel, l'évitement d'un ennemi, la fabrication d'un nid, le
hoarding, l'éducation des petits, - cette fois, comme Bergson, philosophe de la
durée contractée, l'a aperçu, il s'agit d'une perception non-informationnelle,
sensation brute sans autre objet que son propre entretien. Cette
non-information réunit deux performances : de mettre un organisme en
extase, et de le disposer du même coup à littéralement constituer une unité
(faire un, être en partage rythmique) avec un autre organisme.
L'extase sexuelle, où
les fonctionnements sont neutralisés par indétermination, laisse la place à une
présence de plus en plus pure, jusqu'à être une présence-absence, voire une
absence-présence. En bref, la caresse préorgastique réalise une synchronisation
neuronique progressive jusqu'au point où la suractivation ainsi obtenue craque
en trous d'énergie. La bête à deux dos de la copulation (Shakespeare) achève la
caresse orgastique en un système fermé, où des neurones-miroirs peuvent
réaliser des intercérébralités vraiment très fusionnelles, exaltées, ne
cherchant plus rien au-delà d'elles-mêmes.
Chez Homo, l'orgasme
mâle s'est encore doublé d'un orgasme femelle, en partie
peut-être pour soutenir une copulation suffisante chez des femelles
possibilisatrices, et donc capricieuses, mais surtout pour répondre aux
intercérébralités ouvertes par la collaboration technique et l'interlocution
langagière. Ainsi, ce n'est pas un hasard qu'Homo, dans presque toutes les
civilisations, ait posé, au sommet de l'être, des couples divins, Shiva et
çakti, Vishnou et Lachmi, autour de l'image du Yoni et du Lingam
imbriqués. « Mann und Weib, und Weib und Mann, reichen an die Gottheit an »,
conclut la première partie de Die Zauberflöte. Du reste, quoique patriarcalement masculine,
la Trinité chrétienne elle aussi est moins trine que duale : Père et Fils,
entre lesquels l'Esprit, dans un Dieu substance, substantialise le lien.
3D. Le statut de l'Univers dans la coupure initiale :
fonctionnements / présence-absence
Si la distinction
initiale dans l'Univers est celle des fonctionnements descriptibles et de la
présence indescriptible, comment alors pondérer ces deux aspects ? A voir
l'histoire d'Homo, les trois solutions jusqu'ici envisagées forment les
extrémités d'un triangle. Elles ont en commun d'être des antinomies au
sens kantien. On pourrait aussi parler d'apories (a-poreueïn,
être sans passage), où l'impasse comme impasse comporte pourtant une vérité.
(a) Autour de la
Méditerranée, Homo a souvent cultivé l'aporie audacieuse d'une présence
fonctionnante. Le Ell hébreu Yaweh, le Deus-Theos chrétien et le Ell
musulman Allah, sont, chacun à sa manière, d'abord présence pure dans une
éternité échappant à tout fonctionnement. Pourtant, leur présence crée un
monde. N'est-ce pas là un fonctionnement ? La difficulté est alors de
concevoir un acte de création non fonctionnel, donc non causateur au sens
courant de cause, puisque toute relation cause-effet est descriptible quant à
ses deux termes, et qu'ici la présence causante est censée indescriptible. Homo
semble n'avoir guère craint ce genre d'antinomies : Aristote et Dante
firent dépendre tous les mouvements du Cosmos d'un premier Moteur immobile,
« mouvant sans être mû » (kineï ou kinoumenon). Kant établit l'acte
de création dans une causalité présentielle nouménale distincte de la
causalité fonctionnelle phénoménale. Ces solutions furent sans doute
aporiques, même pour leurs auteurs.
(b) Une autre aporie
largement acceptée fut celle d'une négation ontologique des
fonctionnements, lesquels furent réduits par Parménide à une doxa,
par l'Inde à une maya, sortes de réalité irréelle, entre illusion et
simple apparence. Ainsi débarrassée des fonctionnements, la présence est alors
si pure qu'elle hésite entre une présence-absence et une absence-présence,
comme dans le nirvana bouddhiste indien et le vide taoïste chinois.
Mais ici encore l'antinomie insiste, car quand même l'ascète marche et se
nourrit, en des fonctionnements peu déniables. La seule solution alors est
« d'agir comme n'agissant pas », ou de fonctionner comme ne
fonctionnant pas. Dans la Baghavat Gita, le dieu Vishnou-Krishna
recommande à Arjuna de tuer ses frères, puisque les fonctionnements de la
politique l'exigent, mais de le faire dans l'indifférence. Les édits rupestres
de l'empereur Açoka, cofondateur du bouddhisme, proposent en pali la même
conduite. Paul de Tarse aussi recommanda aux premiers Chrétiens « d'être
de ce monde comme n'en étant pas».
(c) Homo du XXe siècle,
dans le triomphe des sciences archimédiennes, a élaboré une troisième aporie,
en supposant que la descriptibilité (mathématique) est le seul critère de la
réalité, en sorte que seuls les fonctionnements sont vraiment réels,
et que toute présence-absence est suspecte. Cependant la
présence-apparitionnalité est peu déniable, et un premier recours fut alors de
la pointer comme un « épiphénomène ». Et, comme ce mot rappelle un
peu trop la phénoménalité, et donc l'apparitionnalité qu'on veut justement
ignorer, le plus sûr fut d'éviter « présence » et de parler
exclusivement de « conscience », ce mot ambigu où contenus
conscienciels et présence consciencielle sont confondus, au point qu'en
décrivant et expliquant les premiers on suggère qu'on a expliqué la seconde. Un
scientifique aussi éminent que Francis Crick, codécouvreur de la double hélice
et chaudement humain, fut familier du procédé. Pour introduire ses dix thèses
sur les fonctionnements cérébraux associés à la perception visuelle, une revue
par ailleurs sérieuse n'eut pas peur de titrer : Comment les neurones
fabriquent la conscience.
On comprend qu'entre
ces trois pointes risquées du triangle ontologique, Homo ait aussi pratiqué
d'innombrables intermédiaires moins vertigineux. D'abord, les animismes,
ces façons de rencontrer partout et toujours un principe vital, à la fois
fonctionnel et animateur plus ou moins présentiel. Louis Pasteur était encore
animiste vers 1880, quand il estimait que la fermentation suppose les
propriétés chimiques des ferments, donc des « fonctionnements »
strictement descriptibles, mais aussi un principe vital animateur,
indescriptible. Ce n'est qu'en 1898 que les frères Buchner établirent
définitivement que la chimie suffisait. Ce qui n'empêcha pas les vitalistes de
continuer à invoquer un principe vital animiste indescriptible, du moins pour
le passage de l'inanimé au vivant, jusqu'en 1953, l'année où Stanley Miller
produisit des acides aminés en laboratoire.
D'autres intermédiaires
furent les polythéismes, où les forces essentielles de la Nature,
comme la Guerre et l'Amour, la Fécondité et la Mort, la Terre et l'Eau, sont
censées s'incarner dans des dieux, qui en plus d'être présentiels et
fonctionnels, forment entre eux un véritable système social. Goethe a donné
toute son ampleur à cette vue : « Alles geben die Götter, die
Unendlichen / ihre Lieblingen / Ganz. //// Alle Freuden, die Unendlichen. ///
Alle Schmerzen, die Unendlichen. // Ganz ». Ou encore : « Die Mütter
! Die Mütter ! Es klingt so wunderlich ! ». Les dieux polythéistes ne se distinguent vraiment des humains mortels
que par leur immortalité. Ils se croisent avec les rois et reines de l'Odyssée.
Dans l'Enéide, ils aident les fils d'Anchise à passer de Troie à Rome.
Dans l'Amérinde du Popol Vuh des Maya Quiche, ils font partie d'un tissu
magique où tous les êtres, célestes, terrestres, souterrains, interagissent,
soutenus par la même circulation du sang épais (Quik), moyennant seulement
trois dieux femelles : l'Aïeule, la Donneuse de Singes et la Vierge sang.
Les dieux de la Pluie, de la Terre, du Maïs étant mâles.
3E. La « présence(s) » comme le Mystère
La question
métaphysique ultime pourrait bien être alors : faut-il écrire
présence ou présences ? ou encore : présence(s) ? Une
anthropogénie relèvera au moins quelques-unes des façons dont Homo a ouvert à
ce sujet un faisceau étroitement serré de questions. Le voici dans un désordre
voulu, car c'est un cas où ce que l'on ne saisit pas a des chances d'être plus
pertinent, plus pénétrant, que ce que l'on saisit.
Dans notre Univers, les
présences, au pluriel, sont-elles apparues avec les premiers cerveaux, à
la fin de quinze milliards d'années d'absence ou de sommeil ? Et alors d'où
ont-elles surgi, puisqu'elles ne sont pas « productibles »,
« causables » au sens habituel de causalité et de production ?
Les présences sont-elles des créations d'un singulier Transcendant, comme le
Dieu chrétien, ou des modalités d'un singulier Immanent comme la Substance de
Spinoza ? Ou encore peut-on concevoir d'innombrables degrés de
présences plurielles, voire d'une présence, ou de la présence singulière, en
sorte que tout serait toujours de quelque manière « présentiel »,
jusqu'aux plus infimes degrés de l'Un chez les Néoplatoniciens, ou jusqu'aux
plus pauvres des points de vue sur le tout que sont les Monades les plus
« endormies » de Leibniz ? Y a-t-il une présence plage cohabitant
avec des présences points ? Ou bien la
présence-absence-apparitionnalité-autotranslucidité est-elle franchement
coextensive au Tout, au moins diffusivement, métempsycotiquement, ce qui
expliquerait la prévalence de l'animisme ? Ou encore est-elle coextensive
à l'Univers comme Evolutif ? Voire coextensive à l'Evolutif comme
Univers ? En sorte que la sagesse, après avoir été l'adéquation et l'acquiescence
à l'Eternel, serait l'éblouissement étonné de Singularités
une-fois-jamais-plus ?
Ecrire présence(s)
serait alors une astuce d'écriture qui résumerait le mystère, dans sa
différence d'avec les problèmes. Les problèmes sont des questions
multiples sinon solubles, du moins formulables : le problèma (ballein
pro) est un promontoire, un bouclier, une tâche à faire, un objet de
controverse. Le mystère est fatalement singulier, bien que traduit par
des apories plurielles. Il est l'affaire des mystes, lesquels le
pointent ou se perdent en lui en se taisant, ou en battant du tambour et en
poussant des cris pour faire du silence. Dans le mystère, non seulement il n'y
a pas de réponse à la question, mais la question n'est formulable ni de facto ni de
jure. Question alors insoluble ou résolue avant même son questionnement en
raison de l'impossibilité de la poser. Ou encore question faisceau, comme nous
venons d'en faire un bref exercice ?
Le « Ce dont on ne
peut parler il faut le taire », qui conclut le Tractatus
logico-philosophicus de Wittgenstein, ne veut pas dire « Ne cherchons
pas plus loin », mais « Il y a des silences qui en disent plus que
les paroles. », acousmatiquement, disaient les Pythagoriciens. Le rythme
et le rite, - et le silence peut être rythme et rite, - sont, par
leurs effets de champ, la seule thématisation du mystère et sa seule
résolution, un peu comme quand on parle d'accords de résolution dans la
danse-musique classique. Homo marche, danse et chante pour statuer sur son
Univers, voire pour « statuer » son Univers, en tressant sa
présence(s) et son absence(s). Et sans trop décider si, dans ce cas,
« sa » et « son » renvoient à l'Univers. Ou à lui. Ou aux
deux entrecroisés.
Pour ce qui est du statut
ontologique de l'Univers, on pourrait alors estimer que l'Univers entier se
suffit du seul fait qu'il comporte des êtres doués de présence-absence. Quand,
en 1938, Lavelle thématise pour la première fois la présence, il titre
d'emblée : La Présence totale. C'est même sans doute en raison de
l'autarcie universelle attachée à la présence-absence que ceux qui sont
interrogés sur le pourquoi de l'Univers, et qui répondent « une pensée de
pensée (noèsis noèseôs, Aristote) » ou « un Dieu présent à
soi », ne continuent pas en demandant : et qu'est-ce donc qui explique
cette pensée ou ce Dieu ? Comme si la présence-absence, par son autarcie,
excluait toute interrogation ultérieure. Comme si elle pouvait être l'intention
d'un Univers non intentionnel.
Dans le naufrage de sa
vie qui s'en allait, Bateson avait jeté comme une bouteille à la mer :
« Il n'y a qu'une question philosophique, celle de la conscience ».
Il aurait plutôt dit : « présence » que c'eût été parfait.
Chapitre 4 - La place d'Homo dans l'Univers : les vivants, le Vivant
Homo, étant un état-moment d'Univers, ou une modalité d'Univers, a toujours été concerné par
sa place dans le processus qu'est celui-ci. Est-il le microcosme du macrocosme,
comme le pensèrent les Grecs ? Est-il essentiellement une âme qui est en
quelque sorte toutes choses, anima est quodammodo omnia, comme le
voulurent, autour du début de notre ère, les Stoïciens, puis les
Chrétiens ? Est-il un « pou de l'Univers » tout juste bon à y
introduire le désordre de ses ambitions et de ses questionnements indiscrets,
comme l'estimèrent des Chinois ? Et, conséquemment, est-il éphémère,
immortel, métempsycotique, quoi encore ?
4A. La mort physique
4A1. Avant la biochimie
Le MONDE 1A, celui du
continu proche non scriptural, envisagea des effacements et dispersions
progressifs du souffle vital sur trois ou quatre générations. Il y fut aidé par
sa conception de la confraternité animiste de tous les Vivants, humains,
animaux et végétaux dans le Vivant. Et d'autre part, comme les êtres singuliers
étaient censés résulter de forces plasticiennes, et puisque les images
du sculpteur ou du peintre étaient alors obtenues par des tracés, il
s'ensuivit que les masques et les statues tracés de l'Ancêtre assurèrent une
continuation suffisante pour garantir celle du clan, de la tribu, de l'empire.
Et cela d'autant plus facilement que les spécimens hominiens à ce moment
n'étaient pas des « individus » (indivisés, XVIIe siècle), ni des
« je-moi », mais d'abord des « on » (lat. homo). Avec le
MONDE 1B scriptural des empires primaires de Sumer, d'Egypte, de Chine, d'Inde,
d'Amérinde, la « momie » du Pharaon (analogisante) s'augmenta de la
narration (digitalisante) de sa titulature et de ses hauts faits. En Inde, le
Samsara métempsycotique fut même si inlassable qu'il fallut concevoir de
sévères ascèses pour en sortir et atteindre le nir-vana (le sans-souffle).
Par contre, dans le
MONDE 2 grec, celui du contenu distant, la mort fut tragique. Elle suscita même
la tragédie. En effet, pour les Grecs classiques, qui ne voyaient
partout que des touts composés de parties intégrantes et saillant sur leur
fond, le passage de la vie à la mort fut la catastrophe absolue, le tout à
rien. Depuis - 460, les tragiques font de la mort du héros l'acte décisif de
son existence, alors qu'elle n'était encore que la conclusion de ses jours dans
les épopées homériques. Autour de - 450, Anaxagore déroute ses amis quand
ceux-ci lui annoncent la mort de son fils, et qu'il répond déjà stoïquement
« qu'il avait toujours su qu'il avait engendré un mortel », èideïn
(plus que parfait de eïdenaï, savoir) tHnètov gennèsas (ayant
engendré un mortel). Au même moment, Empédocle nie qu'il y ait seulement
« naissance » ni « mort », mots qu'il attribue au langage
courant des nomoï (les lois des hommes), tandis que la THemis (la
Justice ontologique) sait qu'il n'y a jamais qu'agglomérations et dispersions
des parties d'un Tout permanent, censé inébranlablement complet depuis que
Parménide a dit : « L'étant est, le non-étant n'est pas ».
Quant aux Olympiques
de Pindare, toujours à la même époque, elles choisissent de pousser au plus
tranché le contraste des vivants et des morts. Les corps les plus beaux sont
d'abord exaltés dans la plénitude de leur performance sportive, avant qu'on
marque sans transition leur décrépitude impitoyable : « O Ephémères ! Quoi
donc quelqu'un ? Quoi donc pas quelqu'un ? D'une ombre un rêve
Anthropos ! » Epaméroï ! Ti de tis ? Ti d'ou tis ?
Skiâs onar anthropos. La « skia » ici convoquée, l'ombre féminine
et concave, à formes fuyantes, est la désignation la plus terrible du néant
pour la Grèce lumineuse, masculine, convexe, phallique, éprise de parties
intégrantes.
Ainsi, en - 400, le
contraste : mort / vie, forme / informe, supposa une solution drastique :
le corps périt, mais l'âme demeure. Dans le Phédon, Socrate, tout en
buvant et laissant agir le poison, explique à ses disciples, avec bonne humeur,
comme y insiste le narrateur, que son âme échappera aux injures de la mort,
immortelle, pour des raisons de métempsycose supposée par la
« maïeutique » (si nos connaissances sont des réminiscences, il faut
bien que notre âme vienne d'une vie antérieure, et que donc les âmes en général
restent en réserve de retour après la mort), mais aussi parce qu'elle a
participé des Idées a priori, transcendantales, éternelles.
Dans la même veine, Aristote supposa une immortalité de l'intellect agent, noûs
poïètikos, celui qui opère les abstractions. La croyance à l'immortalité de
l'âme gagna un peu partout la Méditerranée, jusqu'au monde juif, qui n'en avait
eu cure jusque-là. Du reste, cette immortalité fût diversement conçue, puisque
les premiers chrétiens ne l'attendaient qu'après le retour de Christ, attendue
incessamment.
De quoi la gloire fut
la modalité romaine, politique. La gloria, sorte d'éclat autarcique,
suffit alors tellement qu'elle rendit la mort physique insignifiante. Pétrone
et Sénèque, sur ordre de Néron, s'ouvrent les veines sans protester, seulement avec des raffinements qui
parfont leur gloire parmi le cercle de leurs amis ; Fellini a montré
cette liaison entre gloire, lumière italienne et suicide dans Roma.
C'est aussi la gloire qui convainc les gladiateurs de se mesurer jusqu'à la
mort, devant des villes romaines assemblées. La notion fit fortune. Les
chrétiens dirent bientôt que Dieu avait créé le monde « pour sa Gloire
interne se répandant en Gloire externe », et les portraits des tombes du
Fayoum donnèrent à voir la gloire d'immortalité. Dix-sept siècles plus tard,
c'est encore le souvenir de la gloire romano-chrétienne qui sauve les
personnages de Corneille et d'Honoré d'Urfé, et qui sans doute inspira toujours
Goethe, à qui cet après-midi-là Eckermann avait demandé comment il envisageait
son au-delà. Il répondit non sans humeur : « Je me sens une telle entéléchie
que ma disparition m'est impensable. » Le mot
« entéléchie » était bien choisi. En grec, est tel-ekHès (ekHein,
telos) ce qui a ses moyens et ses fins en soi, autarcique, comme il
convient à une forme intègre sur un fond dont elle se détache, et nimbée de sa
gloire de triomphe ou d'humilité.
En général, toutes les
survies furent d'autant plus facilement supposées par Homo qu'il se garda bien
d'en préciser le contenu. Avec deux exceptions majeures appartenant au MONDE
1B. Ce furent les horreurs de l'après-vie détaillées dans l'épopée sumérienne
de Gilgamesh et Enkidou, comme si, dans la témérité des débuts de
l'écriture, à l'époque de la cosmogonie du Supersage, en - 1750, la
magie de l'écrit permettait de visiter tout, même l'épouvante. L'autre
exception fut celle du Livre des morts tibétain, sans doute parce que,
selon la subarticulation indéfinie de la métaphysique indienne métempsycotique,
la confusion de la vie et de la mort rendait cette dernière presque familière,
pittoresque, amicale, scène de rue momentanée ou épisode fantastique du
Mahabaratha.
Dans le MONDE 2, la
discrétion sur les modes de survie de l'âme immortelle alla jusqu'à éviter le
thème du sommeil, comme pour n'avoir pas à s'expliquer sur le dernier sommeil.
Seul l'Athénien Anaxagore osera dire, mais c'était avant Platon :
« Il y a deux leçons, deux didascalies (didascalias) sur la
mort : le temps avant de naître (ton te pro tou genestHaï kHronon),
et le sommeil (kai ton Hupnon) ». Et seul Shakespeare, dont le
langage ne reculait devant rien, osa parler de la vie humaine comme du vol d'un
oiseau traversant une chambre éclairée entre deux fenêtres ouvertes sur la
nuit.
Du reste, la même
discrétion fut pratiquée à l'égard de la naissance. Quand donc, dans la
gestation, commence-t-on à avoir affaire à un nouvel être humain ? Et, si
l'on suppose qu'à chaque naissance une nouvelle âme doit être créée, quand
précisément cette création a-t-elle lieu ? La question ne se posa pas vraiment
à Homo avant que les droits modernes se demandent à partir de quel moment, dans
la génération, il n'y a plus un seul être, le foetus faisant encore partie de
la mère, mais bien deux êtres, ayant alors chacun des droits distincts à
prévoir.
La prise en compte de
l'avortement, comme de l'abandon d'enfant et même de l'infanticide, fut fort
tardive, guère avant le XVIIIe siècle et selon les endroits, et c'est donc très
indirectement que, dans la Summa Theologica de Thomas d'Aquin, vers
1250, en est fait état. Le vocabulaire nous déroute, mais il a le mérite de la
clarté. Si l'on admet qu'il y a chez l'être humain trois formes, une
végétative, une animale, une rationnelle, celles-ci, vu les résistances des
matières premières et secondes où elles doivent s'inscrire (forma educitur e
potentia materiae), ne peuvent naître que d'une manière franchement successive
: le foetus est d'abord végétatif, puis animal, enfin rationnel.
Dans les trois textes où cette proposition se retrouve, les trois
adverbes de succession sont marqués de façon si insistante qu'ils sont
rendus par un vocabulaire renouvelé. Somme toute, cette vue formulée à
mi-chemin de l'histoire de l'Occident est celle de la plupart des législations
contemporaines quand elles ont à se prononcer sur l'avortement, lequel faisait
si peu problème pour Thomas d'Aquin que le mot « abortum » ne
figure même pas dans l'index de Marietti. Le problème se posa à lui à propos de
l'exception qu'est le Christ, seul être humain à avoir eu les trois formes d'un
seul coup.
4A2. Depuis la biochimie
Le MONDE 3,
biochimiste, a ébranlé les épouvantes devant la mort, en même temps que les
immortalités. Il voit constamment une Evolution buissonnante, où les vivants
sont des spécimens temporaires d'une espèce, elle-même relais temporaire
d'autres espèces et de genres, qui à leur tour sont des relais temporaires du Vivant.
Le Vivant, au singulier majusculé, est cet organisme unique dont les
cellules périssables et renouvelables, sororales et mutationnelles, ont
progressivement envahi la Planète Terre depuis 3.8 milliards d'années, et dont
les genres, les espèces et les spécimens sont des états-moments ni stables, ni
instables, mais métastables.
Pour la biochimie, si
alors certains vivants sont présentiels, en particulier les vertébrés cérébrés
et Homo, leurs présences-apparitionnalités-autotranslucidités elles-mêmes sont
transitoires, s'effaçant transitoirement dans le sommeil, et définitivement
dans le dernier sommeil. Du reste, même les moments de présence-absence
n'appartiennent plus alors aux « entéléchies» postulées par Goethe, mais à
des spécimens comme constellations d'interfaces entre un milieu intérieur et un
milieu extérieur, tous deux mouvants, métastablement. Le Je-Moi occidental
a fait place à un X-même. [ Anthropogénie générale, ch. 30 ]
Du reste, on n'oserait
pas dire que ce caractère parcellaire biochimique de la conscience ait toujours
été ignorée même du MONDE 2, où l'on entend Bossuet s'exclamer : « Je ne
sais si ce que j'appelle veiller n'est peut-être pas une partie un peu plus
excitée d'un sommeil profond ; et si je vois des choses réelles, ou si je
suis seulement troublé par des fantaisies et par de vains simulacres ». Il
venait de citer Arnobe, ce Nord-Africain qui vers + 300, dans l'aurore de la
psychologie des profondeurs augustinienne, avait déjà écrit :
« Vigilemus aliquando, an (à moins que) ipsum vigilare, quod dicitur,
somni sit perpetui portio » (Nous veillons parfois, à moins que ce que
nous appelons veiller soit encore une portion d'un sommeil perpétuel).
Cependant, malgré la
dispersion des perceptions et motricités des spécimens hominiens, ceux-ci,
comme aussi les animaux, entretiennent un sentiment d'être « même »,
à savoir que leurs expériences sont celles d'un organisme, et en quelque
sorte appartiennent à lui et pas à d'autres, voire sont d'une certaine façon en
oppositions avec celles d'autres. On commence à deviner aujourd'hui, par
exemple avec Damasio, quels pourraient être les fondements cérébraux de
pareille continuité, de cette « mêméité » des vivants cérébrés.
Au fond, il s'agirait
dans le cerveau de certains systèmes référentiels et/ou référenciants,
assurant un aspect particulier des mémoires par quoi celles-ci ne tiendraient
pas uniquement en ces modifications chimiques neuroniques qui font les mémoires
à court terme, à moyen terme et à long terme (Kandel), mais
référenceraient ces inscriptions successives en des continuités
spatio-temporelles. Chez Homo, la solidité du langage jouerait là un rôle
renforçant. Etablissant des prénoms et aussi des pronoms, comme des
« je », des « moi, », des « moi-je », voire des « moi-même »,
versus des « tu », des « il », et même des
« nous », « vous », « eux », et bien sûr aussi
des « mon », « ton », « son »,
« notre », « votre », « leur », selon des
modalités qui varient fort d'après les groupes de langues : indo-européen,
sémitique, finno-ougrien, etc. Affaire de topologie, de cybernétique, de
logico-sémiotique, de présentivité langagières, que créent les civilisations et
les peuples, et qui les créent ou du moins les assurent en retour. Avec
cependant des traits universels, comme le fait que les nourrissons commencent
par référer leurs actions à leur prénom en troisième personne, avant de
les attribuer, en première personne, à une des formes langagières d'un
« je ».
C'est parce qu'ils
concernent de très près cet exercice de la « mêméité » que les
pronoms sont la face métaphysique des langues. Jakobson les a appelés des foncteurs,
par quoi sa linguistique frôle l'ontologie. Ainsi, le « Ich bin Ich »
(Je suis Je) de Fichte vient de l'ontologie implicite de la grammaire
indo-européenne germanique, et suppose certaines particularités du Wille allemand,
qui n'est pas une simple volonté latine [5C]. L'indien « tat tvam asi
» (cela <indéfini et lointain> tu es) vient de la
grammaire-ontologie indo-européenne sanskrite. On en rapprochera, mais en même
temps on en distinguera soigneusement l'archaïque « gnôtHi saFton »
(connais toi-même) du sage Kilôn, qui a porté tout l'Occident ultérieur jusqu'à
la psychanalyse. Introspectif, le français en a fait : « connais-toi
toi-même », en une réflexion en train de devenir la réflexivité
de Maine de Biran.
Surtout, la marque ou
la non-marque du « je », du « tu », du « il »
sont déjà des partis ontologiques. En effet, les pronoms ont été rendus par des
mots isolés. Ou par de simples adjonctions au verbe ou au substantif (ell-i,
mon dieu). Ou impliqués par la seule conjugaison, comme d'habitude en italien,
continuant le latin. Ailleurs encore, ils sont directs ou réfléchis, réflexifs,
intensifs ou anaphoriques. Le français est très anaphorique, l'anglais, qui
supprime volontiers les relatifs, non. (Logiques de dix langues européennes,
sur le même site). Le Français, substantialiste, aime à partir d'un
point dense sur une table rase : « Je pense, J'éprouve,
Je doute, Je nie. Je vis très évidemment et très
certainement que J'étais. » (Descartes), « J'actionne
une résistance » (Maine de Brian), « J'agis »
(Blondel », « Je dure » (Bergson). L'Allemand, au
contraire, part du tout, « Wo fass Ich dich, unendliche
Natur » (Goethe), dont il articule les couches ou les angles
d'apparition (Leibniz, Kant, Fichte, Schelling, Hegel, Husserl,
Heidegger). Vers 1950, André Thévenaz, à cheval sur les deux cultures, a
tranché cet ontologisme du « point de départ » et ce phénoménologisme
du « tout des possibles » du Wille. Arthur Koestler
popularisa la notion de « conscience point » et de « conscience
plage ». [ Anthropogénies locales, Linguistique, Logiques de dix
langues européennes ]
4B. Les survies sémiotiques
Néanmoins, même pour ceux qui adhèrent à la vue biochimique d'une vie éphémère, toute immortalité n'est pas abolie. Homo est sémiotique et sémioticien. Ses spécimens sont périssables,
mais les signes qui leur sont attachés, images analogisantes et noms
digitalisants, ont des permanences et des pouvoirs à très long terme. De plus,
Homo est intensément intercérébral. Le désastre du deuil n'est pas la
perte sèche d'un objet, ni même d'un être cher, mais l'ébranlement d'une
intercérébralité. En sorte que le vers du Booz endormi d'Hugo :
« Elle à demi-vivante, et moi mort à demi. » peut se retourner :
« Et moi mort à demi, (et donc) elle (encore) à demi-vivante ». En
Renaissant exemplaire, Pantagruel se réconforte qu'après sa mort il continuera
à « deviser parmi ses amis comme il souloit », c'est-à-dire comme il en
avait l'habitude. Aussi longtemps que subsiste l'amant, l'aimé est immortel. Un
adage dit : Celui dont on se souvient est vivant. Et pourtant il est mort.
Concilier les deux est l'exigence du deuil.
D'autre part, Homo
édifie ce que le grec appelle des erga, le latin des opera, le
français des oeuvres, c'est-à-dire des objets qui dépassent
séculairement et parfois millénairement son existence. Par les oeuvres, chacun
(chaque un) continue ses prédécesseurs, comme il sera continué par ses
successeurs. Les oeuvres ce sont des villages et des villes, des meubles
solides, des travaux d'art, des rituels religieux ou politiques, et tout
particulièrement ces transcendantaux en construction que sont les
mathématiques, les physiques et les biologies, les grandes sommes d'histoire,
voire les métaphysiques d'ordinaire millénaires. On ne peut donc mesurer la
survie chez Homo si on oublie combien ses actions sont intercérébrales
temporellement autant que spatialement. Le monument est essentiel
aux groupes hominiens. Il est un « ergon » thématisé comme
« ergon ». Monere, d'où vient monumentum, signifie à la
fois se rappeler et prévenir.
Alors, on n'a jamais
fini, chez Homo, de mesurer à quel point les vivants visibles sont des disparus
et des successeurs invisibles. Les Etrusques conçurent des cités doubles,
moitié des vivants, moitié des morts, avec, dans ces dernières, de fausses
portes que seuls les morts pouvaient franchir. La maison romaine restait si
intensément habitée par ses ancêtres que
le mot lares désignait les deux, elle et ses dieux lares. Nos bibliothèques
domestiques sont nos dieux lares d'aujourd'hui. Le Parthénon éclate de ses
millions de contemplateurs passés et à venir. Une petite fille continue sa
grand-mère en portant son bracelet.
Tel est le statut
déroutant des grands hommes. « Mozart » est là chaque fois
qu'on le joue, et pourtant, quel qu'ait été la fête que ses contemporains lui
ont faite tout au long de sa vie, en ce moment où musique savante et musique
populaire n'étaient pas encore disjointes, et où l'on pouvait passer de l'une à
l'autre sans changer d'auditoire, de son vivant Mozart n'a jamais été
« Mozart » pour Mozart. Dans le cas des génies, l'homme vivant et
l'homme mort se recouvrent d'autant moins qu'ils créent de nouveaux
référentiels, dont eux-mêmes n'apercoivent qu'en partie la portée, et qui ne
seront objectivés que plus tard. Dans la temporalité d'Homo, ce qu'on appelle
le présent (esse, prae) est un tressage d'historicités et de
projections. Au sens le plus envahissant, chaque spécimen hominien fait partie,
ou plutôt est une partie, de ses vivants, de ses morts, de ses
descendants, de ses congénères, et fort peu de lui-même. L'anglais permet un
fécond rapprochement entre corpus et corpse, comme s'il fallait
être dans l'état du second pour accéder à l'état du premier.
Le concept d'un Unique
Vivant Evolutif est le plus important depuis 1950. Il contribue à la saisie
de l'Univers comme une suite évolutive une-fois-jamais-plus. Et, depuis
toujours, n'est-il pas plus familier qu'on ne croit ? Car c'est lui
qu'actualisait l'animisme du MONDE 1 ascriptural, et même scriptural dans les
« genuit » qui ponctuent la Genèse. Et, pour autant que le
MONDE 3 dégage maintenant l'idée d'un grand Vivant continu, les immortalités
personnelles du MONDE 2, supposées par ses touts composés de parties intégrantes,
paraissent comme des interruptions dans le cours général de l'humanité.
Une suite
d'implications est alors apaisante : Homo est un spécimen appartenant à une
Espèce, laquelle appartient à un Vivant, appartenant à une Planète, appartenant
à une Etoile, appartenant à une Galaxie, appartenant à un Univers, voire à un
Multivers. L'ad-part-enance est ici entendue ici littéralement, adéquatement,
spinoziennement.
4C. L'intrication de la vie et de la mort : le rythme et le rite
C'est ce rapport paradoxal
aux morts et aux vivants, à la mort et à la vie, qu'Homo rencontre et même
réalise (rend réel) dans le rythme. Le rythme est arsis,
du pas levé, et thesis, du pas posé. Il concilie l'être et le non-être
dans une succession quasi synchrone, où les propositions contradictoires vivent
l'une de l'autre : l'absence suscitant la présence, et la présence
l'absence. Sorte de réaction de Baldwin, où une position engage une annulation
qui la réengage comme position. Les maladies mentales sont ces états où un spécimen
hominien perd son rythme (Maldinez). Homo « normal » se rythme
d'instant en instant, serait-ce dans sa façon de porter à sa bouche sa tasse de
thé, de se lever, de s'asseoir, de s'endormir et de s'éveiller. L'animal ne se
rythme pas, il n'aurait que faire du rythme, qui embarrasserait ses évidences
comportementales.
Par contre, Homo a
inventé des rythmisations thématisées, dont les plus répandues sont le poème
et la musique. A Colonne, Oedipe entrant dans le Bois Obscur
prononce en iambes un dernier hymne au soleil d'Athènes. Mais c'est dans la
musique que l'alternance de la vie et de la mort se thématise au plus serré. Il
est remarquable que la dernière page de la dernière sonate de Mozart, puis de
Haydn (si l'on omet un final conventionnel), puis de Beethoven, puis de
Schubert, soit une totalisation ultime en même temps qu'un anéantissement
ultime, comme de vivants universalisant leur singularité avant son extinction.
C'est dans le soleil de sol majeur que Bach écrivit ses trente Variations
Goldberg, destinées à favoriser le sommeil d'un prince insomniaque
en l'induisant à accepter le dernier sommeil. Une cinquantenaire percluse
décidée à hâter sa mort la fantasme comme « un retour à la Grande Nature,
dans un désert de Patagonie, au son des Quatre saisons de
Vivaldi ».
Le rite ici
encore peut réduire le rythme à quelques règles, le schématiser, et ainsi
l'adapter à l'unanimité de communautés et de sociétés vastes. Rite de la marche
de la vieille femme Inuit qui, devenue incapable de mâcher les peaux, s'avance
la nuit dans la banquise, vivante défuncte, c'est-à-dire déchargée de
ses fonctions utiles (functus, fungi, de). Rite de l'enfant qui joue à la
marelle. Les derniers mots de Socrate, nous dit le Phédon, furent pour
recommander à ses disciples de ne pas oublier de sacrifier un coq à Esculape.
Le dernier ordre de l'empereur Auguste, le plus grand des politiques, exigea
que la fin de sa comédie, donc du banquet chanté de sa vie (kômos, fête après
banquet, oïdia, ödè, chant), soit salué par des applaudissements, l'exercice le
plus élémentaire du rite : « Plaudite, amici, comoedia finita
est ! ». Beethoven, qui savait qu'une symphonie a lieu entre deux
silences, a redit la même formule dans la même circonstance.
Chapitre 5 - Les justifications d'Homo
Dans un Univers dont les moeurs le débordent, il reste à Homo une maîtrise, c'est de bien faire,
en croyant qu'il doit bien faire. Ce qui suppose qu'il puisse faire
mal, et on trouve presque partout quelque « péché originel ». Ce
qui implique aussi que son Univers comporte un ordre, un dharma, auquel il
puisse se conformer. Les Stoïciens firent une ontologie, et même une
épistémologie et une logique, pour fonder leur morale. La Grande Logique de
Hegel vise au même but. Toute la métaphysique d'Aristote, donc de l'Occident,
est dominée par la conviction que « la cause finale est la plus noble des
causes ». Hors Occident, les prescriptions de Lao-tseu, de Lie-Tseu et de
Confucius ne le nient pas.
5A. Les humeurs divines
Pour cette soif de
justification, dans le MONDE 1A ascriptural, Homo Polynésien se rassura en
épousant rituellement le Mana, principe vital universel, selon
quelques rites de son clan ou de sa tribu.
Dans le MONDE 1B
scriptural, en Mésopotamie, la Justification fut de s'inscrire, toujours rituellement,
dans les partis en conflit qu'étaient les cohortes de dieux. Jusqu'à ce que,
vers - 1350, l'Egyptien Aton se détache un court moment en maître
des dieux, préludant à Marduk, célébré au sommet des sept étages de la
ziggurat des autres dieux mésopotamiens, vers - 1150. Quant au Ell hébraïque,
Yaweh-Adôn-aï, plus exclusif que Marduk, il interdit aux Ben-éi
Israël d'adorer d'autres EL-ohim que lui, et inaugura d'entretenir avec
son peuple, nous dit Osée, un des premiers prophètes (- 750), les rapports jaloux
de l'amant et de la prostituée : « Je la déshabillerai tout nue, je
la rendrai pareille au désert... Elle courait après ses amants et moi elle
m'oubliait...C'est pourquoi je vais la séduire, je la conduirai au désert et je
parlerai à son coeur...Là elle répondra comme au jour de sa jeunesse, comme au
jour où elle montait du pays d'Egypte ». La justification d'Homo fut alors
de se plier aux humeurs imprévisibles du Dieu singulier. Abraham, dit père des
croyants, eut à tuer son fils sans autre motif que l'ordre reçu et accepté. La
tour de Babel fut détruite parce qu'elle faisait ombrage au Dieu jaloux, en une
jalousie qui pourtant parut si grossière que le Targoum corrigea le
récit original. Dans les autres empires primaires, les dieux furent despotiques
aussi.
5B. La THemis du logos occidental
Ceci changea fort avec le MONDE 2 grec, exigeant des touts composés de parties intégrantes. La
justification d'Homo voulut s'inspirer d'une Justice rationnelle, à laquelle,
chez Empédocle, les dieux eux-mêmes avaient à obéir. Telle fut la THemis,
justice selon l'Etre, sans commune mesure avec les Nomoi, simples
lois pratiques des cités, qui réglaient leurs partages (nomos, nemein,
partager) économiques et politiques. Lorsque, autour de l'An 1, les
transcendantaux grecs furent absorbés dans le Transcendant chrétien, ce fut
alors une THemis personnalisée, au point d'être parfois humorale comme le Ell
hébraïque, qui siégea à Byzance dans les Pantocrators.
Le XVIIe siècle,
chrétien mais déjà archimédien, et donc cherchant des justifications énonçables
en rigueur, fit fusionner les principes de la Justification et les principes de
la Physique. Cela donna l'affolement des casuistes. Mais aussi des vues
d'éternité. Chez Descartes l'action requise fut éclairée du « Parfait ».
Chez Leibniz du « Nécessaire ». Chez Spinoza de la
« Substantia », donnant lieu à une Ethica more geometrico
demonstrata. En combinant casuistique et métaphysique, on put ainsi
promulguer un « Droit naturel », entrepris autour de 1600, et qui un
jour deviendra les « Droits de l'homme », chez les Latins. Au
contraire, les Empiristes anglais, plus biologistes que légalistes, ne virent
dans la THemis qu'une généralisation « prédicamentale » de coutumes
utiles à Homo, vu sans ménagement dans le Léviathan de Hobbes. Sans
viser à des droits de l'homme, supposant une définition métaphysique d'Homo,
ceci préluda à des « human rights » préludant à des « animal
rights », selon les consensus successifs des sociétés successives.
Enfin, Kant, de même
qu'il avait prévu des transcendantaux fixes dans la connaissance,
reconnut un transcendantal dans la morale, cette fois préparant un transcendantal
en construction. Sa Kritiek der Praktischen Vernunft contient en
effet la proposition fameuse : « Agis de telle sorte que ta maxime
personnelle puisse devenir principe de loi (Gesetz) fondant l'Homme. »
Fichte, où Kant se reconnut assez pour en favoriser la première édition, alla
jusqu'à affirmer que la THemis ainsi construite par la Volonté humaine n'est
pas la fille de l'Etre, mais sa génératrice. Ce sont les « conditions de
possibilité » de la Morale qui font les propriétés de l'Etre. Hegel acheva
cette prétention en égalant la Substance et la Conscience, au point que la
force et le droit, pour finir, coïncident historiquement.
5C. Le « Wille » germanique
Cette rencontre de Kant, de Fichte et de Hegel, sans oublier Schelling, nous invite à insister un
moment sur la morale germanique, si déroutante pour des Latins, et pourtant
consonant avec beaucoup d'autres morales dans l'anthropogénie. Rouvrons, dans
la force de leur texte original, les Niebelungen, dont Wagner fit un
Anneau, le Ring der Niebelungen.
La
« Volontas » latine poursuit des buts. Tendue vers la cause finale,
elle cherche la réussite et la conquête, le triomphe, la gloire. Au contraire,
le « Wille » germanique se suffit, substance première et ultime,
vient de nous dire Fichte. Là, le Schicksal, que le français
traduit un peu vite par Destin, est étymologiquement un geschehen (laisser
être), mais si intensément accepté et assumé qu'il devient Geschichte (histoire),
sans même chercher un accomplissement. A la fin, ce qui désespère Hitler, ce
n'est pas la défaite, mais la défaillance du Wille du peuple allemand,
où Berlin brûle en apocalypse, comme un tableau d'Altdorfer. « Dans le
monde de la fatalité où il se meut, rien, pas même ce que les hommes appellent
le succès, ne peut servir de critère. » (Goebbels). Ce mélange d'élan et
de non-espoir, dans la tradition de l'illuminisme germanique, et peut-être déjà
celtique, fut, d'après ses premiers théoriciens, la raison essentielle de la
séduction du nazisme, Déjà, au lendemain de la Guerre de 1914-18, Jacques
Rivière, dans L'Allemand, avait remarqué la fréquence du : « Das
ist mir egal ». C'est ce Wille de tous les possibles, « par
delà le bien et le mal », qui a produit en Allemagne, entre 1730 et 1870,
les plus vastes musiciens, et, entre 1780 et 1830, les plus vastes
métaphysiciens de l'histoire d'Homo. C'est que la métaphysique théoriquement,
et la musique pratiquement, sont les ouvertures les plus infinies au Possible
comme tel, ou au Possible pur.
Cependant, en Inde
aussi, la Baghavad-Gita recommande à Arjuna de tuer ses frères dans
l'indifférence. On sait la joie philosophique de Néron assistant à l'incendie de
Rome. Et la joie artistique des peintres cézanniens voyant des pins de
Provence partir en torche. Dostoiëvski a conçu Raskolnikov à côté d'Aliocha. En
plein classicisme, le Corneille de Rodogune, où une mère tue deux de ses
fils par ambition de pouvoir, remarque dans ses Examens que si
« nous n'admirons pas ses actions, nous admirons la source dont elles
procèdent ». Le Jésuite Jogue, découpé membre à membre par les Iroquois,
fraternise avec eux, et, après un repos au pays, retourne sur le Saint-Laurent en
sachant qu'ils reprendront son supplice. Peu avant, dans l'Astrée d'Honoré
d'Urfé, Célidée s'était tailladé le visage afin d'être aimée pour ce qu'elle est,
et non pour son apparence. En 1916, une lettre de Teilhard de Chardin nous conte son sentiment mystique
parmi les charniers de la Somme durant la nuit. Apollinaire chanta
l'illumination poétique des bombardements.
Le Schicksal germanique
est donc une clé seulement mieux documentée d'un universel de l'anthropogénie.
On remarquera que Jésus de Nazareth, le spécimen hominien qui a suscité les
plus grands sacrifices d'adhésion, les édifices artistiques et métaphysiques
les plus puissants, ou encore qui a déclenché, à travers Paul de Tarse, le rêve
d'une intercérébralité humano-divine universelle, aura justement été, après l'homme-dieu
Alexandre le Grand, un dieu-homme crucifié. Ressurgissant de leurs
écartèlements et dépècements, l'Osiris égyptien et le Dionysos grec lui avaient
ouvert la voie.
Le In hoc signo
vinces de Piero della Francesca est peut-être le tableau majeur de
l'Occident. Il montre Constantin au Pont Milvius fondant l'Empire sur une croix
chrétienne tendue à bout de bras. Une croix à traverse haute est sans doute le
répondant plastique le plus puissant pour le corps d'Homo, primate transversalisant
et latéralisant ; dans l'Homo de Vinci, les bras étendus font la traverse
haute. Mais que ce signe ait encore gagné une nouvelle intensité, même
politique, à porter un être humain cloué dessus jette sur l'anthropogénie une
lumière qui a requis toute l'invention de la géométrie projective par Piero. Le
Dressement de la croix de Rubens à Anvers en donne le répondant baroque.
« Perfunctorily she caressed her cross
(....) She stood between two
fluidities, caressing her cross. », lit-on de Lucy à la fin de Between
the Acts, cet écrit posthume où Virginia Woolf anticipe son propre suicide
par noyade (1941), en laissant son regard errer sur des nénuphars flottant sur
les eaux d'un vivier en contre-bas, sous lesquelles les poissons traversent des
stries d'ombres et de lumières. Prouvant assez qu'il y a des suicides non
seulement de désespoir mais d'accomplissement.
5D. Une sainte du MONDE 3
Or, pour le MONDE 3 biochimiste, la Justification, qu'elle soit ontologique, épistémologique,
juridique, volontaire, a perdu beaucoup de son prestige et de ses consolations.
Où la placer, en effet, dans une Evolution biologique, puis technicienne, puis
sémiotique, mais toujours buissonnante, résultant de milliards de connexions,
déconnexions, clivages disparates, dont la créativité se vérifie seulement
après coup, et encore hypothétiquement. Où donc situer encore un « droit
naturel » ?
Cependant, Homo est si
assoiffé de justification ultime que, même dans un environnement évolutionniste
biochimiste, il se cherche des devoirs absolus. Il ne parle plus alors de
« fins », mais de « valeurs », qu'il aurait à transmettre.
Et, comme il lui faut une valeur ultime, intangible, et justement biochimique,
c'est souvent devenu « la Vie ». La vie comme sacrée, ou le sacré. Au
nom d'un « serment » d'Hippocrate qui n'a jamais existé, les vivants
prolongent les agonies de « confort » des mourants pour se justifier
de continuer à vivre. Ou plus naïvement pour que la Vie sacralisée continue de
leur servir de Justification inconditionnelle.
La sainte du MONDE 3
est alors Etty Hillesum, celle qui s'interdit tout jugement, sachant qu'il n'y
a pas de consolation. Au concret, celle qui fait le possible pour ses frères
Juifs de Westerbork, mais sans jamais ne rien reprocher aux Nazis qui les
déportent. Et en attendant elle-même d'être déportée. Cette fois, aucune
morale, sinon l'Ouverture jusqu'à déstabiliser Dieu : « Dass man
soviel Liebe in sich hat, dass man Gott verzeihen kann ». Sachant que les moeurs de
l'Univers débordent infiniment les nôtres. Qu'il n'y a de recours que dans
l'Amen d'un X-même qui accepte de n'être jamais Moi, mais parfois
intercérébralement Nous. Voyant qu'il ne peut y avoir que des degrés
cybernétiques et sémiotiques de liberté, seulement assez compatibles par moment
pour paraître des intentions. Dans un Univers où la Justification tient, non
plus dans la contemplation embrassante du MONDE 2, mais dans la surprise
admirative des événements une-fois-jamais-plus de l'Evolution de
l'Univers, voire d'un Univers comme Evolution.
Chapitre 6 - La liberté ontologique inconditionnelle occidentale
En toute logique, ce chapitre devrait faire corps avec le précédent. La postulation d'une liberté
ontologique inconditionnelle a été l'effort suprême d'Homo pour obtenir une justification
absolue. Mais son ampleur nous a incités à traiter ce thème à part.
6A. Les déclencheurs anthropogéniques de la liberté ontologique
inconditionnelle
Les formes extrêmes de
la liberté sont une originalité de l'Occident, qui fut le seul à oser rompre
pareillement avec la Nature. Elles s'établirent à travers de longs détours.
Naquit d'abord une liberté politique, celle des civiquement
libres (eleFtHeroï) des cités grecques, de Solon à Périclès. Puis, une liberté
spéculative, celle du « bios théôrètikos » de Pythagore et
d'Anaxagore, où chacun, hors de toute influence, décide de ce qui est vrai et
faux, comme encore le Descartes des Règles pour la direction de l'esprit.
Puis, une liberté morale, disons à partir d'Euripide. Et ces trois
libertés furent perçues toujours plus autarciques depuis que, en - 250,
Archimède introduisit une vue déterministe des phénomènes physiques. En
contraste, les décisions politiques, spéculatives, morales n'en parurent que
plus autonomes.
Mais surtout, autour de
l'An 1, la Méditerranée favorisa des religions du salut et de la damnation,
lesquelles supposaient une liberté radicale, ontologique. On ne
peut, en effet, se damner ou se sauver pour l'éternité par des actes qui
seraient largement dépendants de conditions extérieures ; il faut qu'en
dernier ressort la responsabilité du damné ou de l'élu échappe à tout
conditionnement. Le péché originel d'Adam et d'Eve, qui jusque là avait été
considéré comme une faute rituelle, une simple désobéissance à un ordre tout-puissant
arbitraire, fut réinterprété comme ontologique, procédant d'un choix pleinement
délibéré.
Tout ceci attira
l'attention d'Homo, dès le stoïcisme, sur une quatrième liberté, la liberté
de choix, d'abord principalement morale, puis se laïcisant avec le
développement de l'argent, cet échangeur neutre universel, surtout
lorsque la banque de la prime Renaissance conçut des lettres de crédit
elles-mêmes échangeables, ouvrant des dimensions sans limite au désir. Tout
était donc accessible à tous, moyennant la Fortuna, d'abord déesse capricieuse,
et maintenant affaire de l'esprit d'entreprise de chacun. La liberté de choix,
qui s'était d'abord jouée autour du salut et de l'excellence morale, envahit la
vie quotidienne. Ceci convenait à Homo de la fin du Moyen Age qui, depuis l'An
1000 se sentait maintenant co-créateur du Créateur, responsable d'un
monde à gérer pour longtemps, puisque Christ n'était pas revenu. Avec
l'illuminisme allemand, le Wille germanique donna à tout cela un parfum
métaphysique, ouvrant la possibilité de tous les possibles, voire celle du Possible
comme tel. Chez Fichte, les conditions de possibilité de la volonté libre
finirent par dicter celles de l'être. Il ne restait alors qu'à concevoir des libertés
légales, qui réaliseraient dans l'Etat cette liberté commune à tous les
hommes, selon un droit naturel et ces « déclarations des droits de
l'homme » brandies par les armées napoléoniennes. Hegel fit la
métaphysique et la logique de ce droit-là et de cet Etat-là.
Cependant, après 1900,
Homo, non content de choisir entre des valeurs déjà établies par un Dieu ou par
une Raison, voulut désormais créer les valeurs lui-même en une liberté
instauratrice.Ce fut la liberté sartrienne, ignorant si bien
tout conditionnement que son auteur osa écrire une Esquisse d'une théorie
des émotions où les réactions émotives mésencéphaliques étaient ignorées,
grâce à la distinction entre le « je suis ému », passif, et le
« je m'émeus », actif, de la langue française. Ainsi, chez Sartre, la
liberté ontologique inconditionnelle connut son climax au moment où l'autarcie
de la présence-apparitionnalité commençait à poindre. Nous avons déjà
signalé les accointances entre ces phénomènes.
6B. Les deux antinomies de la liberté occidentale
La liberté
inconditionnelle, où nous avons reconnu une exigence du christianisme comme salut-damnation, se heurtait pourtant à
une autre exigence du même christianisme, d'un Dieu transcendant tout-puissant
et omniscient, donc prescient, créateur ex nihilo, et par conséquent
responsable radicalement de sa création. Comment être prescient et
tout-puissant si vos créatures sont vraiment libres ? Comment n'être pas
responsable du péché d'une créature créée par vous ex nihilo ? Ce
fut une première aporie. D'autre part, depuis le triomphe de la science
archimédienne au XVIIe siècle, comment concilier une liberté inconditionnelle
avec l'enchaînement strictement déterministe des causes et des effets supposé
par la Physique galiléenne ? Ce fut une deuxième aporie, laïque
celle-là.
Pascal, pourtant physicien, mais plus encore
chrétien, ne fut sensible qu'à la première aporie. D'une clarté
parfaite comme toujours, il distingua alors : (1) La solution calviniste, pour qui c'est Dieu qui damne ou
sauve sans réplique, (2) La solution moliniste, du jésuite Molina, pour
qui c'est bien l'homme qui est en fin de compte responsable à tout le moins de
sa damnation, (3) La solution augustinienne, celle des jansénistes dont
Pascal faisait partie, pour qui au départ Dieu crée un Adam sauvé, ensuite Adam
désobéit et damne sa descendance par son péché « originel », enfin
Dieu vient en Jésus-Christ sauver un certain nombre des damnés, ceux à qui il
donne sa « grâce efficace », opératrice du salut, tant pis pour les
autres, auxquels on recommande pourtant de continuer à bien faire. Car nul ne
sait s'il est sauvé, jusque dans le Luthéranisme. Pareil péché originel
était-il irrationnel ? Au contraire, chez le rationaliste exacerbé qu'est
Pascal, la raison est censée tellement raisonnable naturellement que ses irrationalités
patentes dans le monde indiquent qu'il dut y avoir une catastrophe initiale, le
péché d'un premier couple. Cela fit la centaine de pages des trois Ecrits
sur la grâce, exercice logique encore plus équilibriste que les Provinciales.
Quant à la deuxième aporie, c'est-à-dire l'incompatibilité entre
la liberté inconditionnelle et la physique galiléenne déterministe, elle retint
surtout la génération de Spinoza, monosubstantialiste, et de Leibniz,
monadologiste.
Kant hérita de toutes les apories à la fois, non
sans souci car il estimait qu'elles rendaient son système entier
« scabreux ». L'angoisse augmenta à mesure qu'il avançait dans sa Critique
de la raison pratique, où de chapitre en chapitre il se convainquait
toujours davantage qu'il y avait, quoi qu'il fasse, une liberté
inconditionnelle, garantie pour lui par la voix de la conscience et par la
résilience de certains impératifs catégoriques, ce qui ébranlait les
conclusions de sa Critique de la raison pure, où pourtant il lui
semblait avoir suffisamment démontré que tout événement du monde, donc aussi
nos actes, requiert, pour être un objet de connaissance théorique, d'être
causalement conditionné comme cause ou effet (catégories de l'entendement), et
cela dans l'espace et dans le temps (formes a priori de la sensibilité).
D'autre part, son piétisme protégeait Kant d'oublier les difficultés que
faisait la liberté inconditionnelle à la toute-puissance et à la prescience de
Dieu.
Mais vint
l'illumination. Et si, pour finir, la raison pure se tenait dans le phénoménal
des actes extérieurs, tandis que la raison pratique s'opérait dans le nouménal
de l'acte intérieur ? Tout alors devenait clair. De quoi apaiser le
déterminisme de Newton, physicien des phénomènes. De quoi en même temps
préserver la causalité inconditionnelle d'Homo libre et de la création comme
acte (vs. la création comme produit), acte qui, étant divin, ne
pouvait être que nouménal. Non, les deux critiques non seulement ne se
contredisaient pas, elles se confortaient mutuellement. En conséquence de quoi,
il n'y avait plus qu'à écrire une troisième critique, La critique de la
faculté de jugement qui prendrait en compte ces expériences hors pair dites
expériences esthétiques, où justement Homo ressent la concordance
des phénomènes théoriquement connaissables et des noumènes pratiquement
postulés. Occasions fulgurantes ou quotidiennes de vérifier que la Nature
et Homo procèdent bien d'une même source. Cette jouissance esthétique,
désintéressée, a lieu tantôt devant la Nature, en particulier devant le
spectacle du ciel étoilé (le premier, Kant eut l'idée de Galaxies), tantôt
devant les oeuvres de l'Art, qui a pour fonction de thématiser et de condenser
ces correspondances entre choses et l'esprit. C'est ce qu'obtient le Gracieux à
travers les conforts de l'équilibre, et le Sublime à travers les décalages de
la transcendance. D'ordinaire plus réservé, Kant nous confie qu'il exultait.
Après l'enthousiasme de
Fichte, de Schelling et de Hegel, la confiance kantienne
fut pourtant ébranlée par les progrès de la science expérimentale, comme par
les inventions techniques de l'électricité, des ondes radios, des machines à
vapeur, de la photographie. Les questions et réponses de Kant parurent alors
inaccessibles, ou gratuites, sauf à quelques-uns comme Lachelier, et on préféra
les oublier. Cependant, les questions métaphysiques finissent toujours par
ressurgir, et depuis 1950, avec l'essor de la biochimie, les apories de la
liberté sont réapparues, quoique déplacées quant à leurs formulations et à leurs
réponses.
6C. Les questions de la biologie contemporaine à la liberté ontologique de l'Occident
6C1. La multiplication indéfinie des degrés de liberté cybernétiques
Les cybernéticiens
parlent, depuis 1950, de « degrés de liberté » d'une machine ou d'un
processus. Les géomètres parlent depuis toujours de « dimensions »,
et surtout depuis 1900 de dimensions comme de degrés de liberté d'un système.
Poincaré exemplifie bien cela quand il insiste, vers 1905, sur les six ou sept
dimensions qu'il faut invoquer pour décrire ce qui se passe dans les mouvements
entre l'extrémité des doigts et une épaule d'un corps humain. C'est le fait que
le corps d'Homo est transversalisant qui a poussé à ramener les dimensions à
trois : largeur, hauteur, profondeur. Assurément, les
« libertés » dont il s'agit chez les géomètres et chez les
cybernéticiens, ne sont pas les mêmes que celles, inconditionnelles, de la
métaphysique. Mais il se pourrait qu'elles aient des connivences.
Nous l'avons assez redit, l'Univers vivant dépend moins de façonnements,
lesquels ont des degrés de liberté plutôt réduits, que de (re)séquenciations,
par exemple, entre acides aminés et protéines, capables de susciter des myriades
de degrés de liberté cybernétiques. Tant et si bien que, indépendamment
de tout indéterminisme, ses renouvellements cellulaires, neuroniques,
techniques et sémiotiques créent des spécimens hominiens qui n'ont plus rien de
commun avec le Canard de Vaucanson, cet automate du XVIIIe siècle, à degrés de
liberté cybernétique fort indigents parce que techniquement construits, et que
Kant alléguait pour susciter l'horreur d'un être humain entièrement soumis à
des motifs, et dépourvu de causalité inconditionnelle.
6C2. Les nimbes de la décision
Sans qu'il y ait à invoquer des sources nouménales, nos décisions, les
plus communes et même les plus hautes, en sus de quelques motifs, peu définis
et rarement pesés, semblent procéder de
simples images d'action, images visuelles et auditives, ou encore
tactiles, gustatives ou olfactives, images mentales simples ou composites. Et
cela sans que l'image motrice ait même à s'imposer, mais seulement à se
renouveler ou à prendre quelque consistance fugace parmi les incessantes
connexions, déconnexions, clivages, reconversions de nos cerveaux.
Rappelons-nous à ce
propos quelques expériences banales. (a) Après avoir levé deux ou trois fois le
petit doigt volontairement, il suffit d'évoquer l'image mentale de ce mouvement
pour que, chez beaucoup, le doigt se lève à nouveau un certain nombre de fois,
sans décision nouvelle. (b) Moins trivialement, quelqu'un a été sollicité de
s'engager dans la Résistance, il a hésité durant des semaines, puis se retrouve
un jour, sans décision ultime, descendant l'escalier jusqu'au bureau de
recrutement ; l'image, prégnante ou multiple, de l'escalier a décidé pour
« lui », remarque le résistant quarante ans plus tard. (c) Celui qui
le matin hésite à se lever se retrouve cependant debout sans décisions
motivées ; il a suffi qu'une image de ses actions matinales, ou de sa marche
hors du lit, ou le souvenir des aiguilles sur le cadran de son réveil matin
aient traversé furtivement son cerveau ensommeillé. (d) Le suicide par noyade
de Virginia Woolf suit, sans autres délibérations, de ses images mentales de
poissons familiers sous les nénuphars d'un cesspool [VC]. Quatre cas où, pour
invoquer des commencements inconditionnés, il faut les habitudes mentales d'une
croyance millénaire à une âme substantielle autonome du corps. Du moins si l'on
tient compte que ces images inductrices collaborent avec d'innombrables autres
automatismes d'un organisme et de ses environnements mémorés. Le processus
criminogène, où année après année se tissent des images et des
verbalisations de plus en plus focalisées, relève de la même explication de la
résolution finale.
Rien donc n'est moins
limpide, et donc moins inconditionné, que les décisions humaines. Ce flou n'a
généralement pas besoin d'histoires tordues de nos enfances, ni d'un inconscient,
ni de refoulements particuliers, mais simplement des connexions, déconnexions,
clivages incessants de nos cerveaux dans leurs compatibilisations réussies,
manquées, en attente. Freud l'avait sans doute pressenti quand il vit les
premières photographies de neurones, puis de connexions neuroniques (Golgi,
1902, Ramon y Cajal, Nobel de 1906), avant même qu'il ait pu connaître
l'influence décisionnelle immense des neuromédiateurs.
La Neurophysiologie de
la seconde moitié du XXe siècle, à laquelle Kandel (Nobel, 2000) a si
brillamment contribué en dirigeant pendant plus de vingt ans les cinquante
professeurs de Colombia qui ont rédigé les éditions successives des Principles
of Neural Science, observe non plus un inconscient, mais ces milliards
d'inconscients locaux et disparates qui, mutant dans des milliardièmes
de seconde, déclenchent nos actes et nos sentiments, des plus massifs aux plus
subtils. Rendant compte de nos incessantes bifurcations d'humeur.
Et expliquant encore,
puisqu'il y a là des clivages en même temps que des connexions, ces perceptions
fixatrices fixées cumulatives qui ont le rôle anthropogénique de porter
les paranoïas qui soutiennent les grands projets collectifs que sont les
nations et les partis de toutes sortes : un we-group suppose un out-group,
dit la seule loi, mais combien essentielle, qu'ait découverte la sociologie.
Jusqu'à produire parfois, dans les effets de champ logico-sémiotiques, cette
« logique froide comme l'acier » que, dans Mein Kampf, Hitler, bon exemple de fixateur fixé,
supposait nécessaire à toute grande politique ; ou les fascinations de
Lacan devant le Signifiant ; ou les enfermements du Château de
Kafka. Et, dans les effets de champ perceptivo-moteurs, la prise au lasso de sa
victime par le Voyeur de Robbe-Grillet ; comme la tentation de
Salvador Dali de précipiter la petite fille en équilibre sur un parapet ;
ou le vertige de l'Est chez Hitler.
6C3. La culpabilité rationnelle
Qu'il était judicieux ce prédicateur qui, après avoir atterré ses
auditoires des peines de l'Enfer, concluait de la même haleine que jamais un
être humain n'avait été assez lucide pour commettre un péché mortel, acte
pleinement délibéré ! En effet, quel déclic infinitésimal a décidé que, de
ces deux compagnons de banc d'école, l'un soit allé, toujours aussi exquis et
prévenant, mourir sur le front de Russie au service de Hitler, tandis que
l'autre, qu'il avait pourtant conduit à un meeting fasciste, resta toujours,
bien qu'intéressé par le spectacle, et certainement pas meilleur, imperméable à
ce genre de vertige ! Et c'est sans doute parce qu'elle partageait cette
perplexité que Hannah Arendt fut si mal à l'aise pendant le procès d'Eichman,
un Injuste jugé par des Justes lui faisant front. Ou que cet ami, déclaré Juste
d'Israël pour ses secours aux enfants juifs durant la Guerre, éclatait de rire
à ce titre, précisant que, pour nos cerveaux, il n'y a qu'un saut d'aiguillage
infime, et certainement aucune vertu, entre les choix contraires. Marguerite
Duras a répété ne pas voir de différence entre les motivations d'un communiste
de 1965 et d'un collaborateur de 1940.
Cependant, Homo est
assoiffé de Justification dernière, et les sociétés humaines ont
besoin de voir et punir des Injustes pour se confirmer que, Justes, elles
réalisent une Justice, voire une Justice ontologique. Kant alla jusqu'à postuler
un au-delà pour réaliser la Justice ontologique au motif qu'elle n'était pas
réalisée sur Terre. Nos jurés décident encore vaillamment si un criminel est
« responsable » ou « irresponsable », rappelant les Christs
des Jugements derniers au tympan des cathédrales. A voir les mines des
chroniqueurs judiciaires, on comprend bien que, pour les téléspectateurs qu'ils
ont à rassurer, le crime n'est pas l'exception dont Genet chanta la
« gloire », mais bien une essence, presque une prédestination. ç'aura
été la singularité du Droit romain d'avoir perçu la culpa et le peccatum
comme seulement des bronchements sociaux, passibles du fouet ou de la
croix, mais ne les « méritant » pas pour autant ; ce qu'a
théâtralisé le lavement des mains de Ponce Pilate. Cela supposa le pragmatisme
politique le plus efficace qui ne fut jamais. Celui de Rome, préoccupé
seulement de gloire, au-delà du bien et du mal.
6C4. L'ontologie du mal
Presque partout et toujours, la faute a eu des relents ontologiques,
affaire de démons pullulants, ou d'un Shatan unique affrontant
un Yaweh unique, ce qui convint assez au manichéisme de l'empire d'Iran. Un
problème insoluble naquit alors avec le Transcendant chrétien, dont les
attributs étaient les quatre transcendantaux : un, vrai, bon, actif.
Comment insérer là-dedans un vrai principe du Mal ? Déjà les ratés
locaux de la culpa latine faisaient question dans un monde où désormais, selon
le néoplatonicien Augustin, chaque feuille d'un arbre serait une note de la
musique de Dieu. Que dire alors d'un refus du Bien parce qu'il est Bien, du
choix du Mal parce qu'il est le Mal, comme fit le Satan chrétien, celui de La
fin de Satan de Hugo, partageant le même volume de la Pléiade que La
légende des siècles et Dieu ? Comme toujours, Augustin
reçut la question de plein fouet. Que concevoir d'autre alors sinon que le
mal était une sorte de limitation interne de l'Etre, un certain non-être
n'altérant pas l'Etre. Un peu sur le modèle de la mathématique platonicienne,
où le Multiple se réalisait par des restrictions de l'Un. Ou de l'esthétique du
temps, où l'ombre était une restriction de la lumière, seule substance (Thomas
d'Aquin, Dante, Fra Angelico).
Le problème atteignit
même la Zelstandigheit (mal traduite par « substantia ») de Spinoza.
Chez celui-ci, le couple l'être illimité / l'être limité fut alors remplacé par
le couple : les idées adéquates / les idées inadéquates, en donnant au vieux
principe : « omnis determinatio est negatio » toute sa force
ontologique. Etre « adéquat » consista à reconnaître que la Zelfstandigheit
(qualité de tenir <staan> par soi <zelf>) possède des Attributs,
dont les deux seuls connus de nous, l'espace et la pensée, se distribuent en Modes,
lesquels comportent des déterminations, et donc des négations internes.
Enfin, depuis 1900, la
métaphysique trouva un nouveau recours ontologique dans l'idée de
décompression. Chez Valéry, toute conscience est une décompression
dans la massivité de l'Etre, par quoi non seulement elle commet mais
elle est littéralement un péché originel, selon une fissure
sifflée, au Paradis terrestre, par le serpentement pénétrant de Satan dans la
plénitude insouciante de l'Eve initiale : « Cette parfaite
m'apparut ». Sartre enchaîna son Valéry en définissant son Pour-soi
(la conscience) comme une décompression de l'En-soi (l'Etre massif),
comportant une néantisation. En 2000, René Lavendhomme,
mathématicien et logicien, mais ici le poète d'Alphe, alla jusqu'à faire
naître l'Etre lui-même de la décompression de Rien :
« C'est en plein milieu de rien que, comme par décompression, surgit la
nécessité / C'est de la nécessité que surgit l'improbable / C'est de
l'improbable que surgit le champ / C'est du champ que surgit l'extase / C'est
de l'extase que surgit le tout / C'est du tout que, comme dans un soupir,
surgit le rien. »
On pourrait donc croire
que, sur ce chapitre, les indices de la poésie se débrouillent mieux que
les index de la métaphysique. A moins qu'un Univers comme Evolution, ou
une Evolution comme Univers, avec tous leurs degrés de liberté cybernétique
biochimique, se débrouille mieux encore que la poésie.
6C5. Un moi responsable dans l'Univers ou un Univers spécifié en un moi
Surtout on ne perdra pas de vue que, dans les contenus de conscience,
ce qui apparaît dans la présence-apparitionnalité, ce n'est pas nos
fonctionnements cérébraux, mais bien l'Univers même en une de ses
portions, portion mise en forme par les fonctionnements perceptivo-moteurs
d'un système nerveux particulier en tel état-moment. Pour une Théorie de la
Relativité et une Théorie des Quanta, un Univers n'est pas un ensemble de
portions, mais bien une globalité spatio-temporelle continue et discontinue où
des néguentropies partielles peuvent se spécifier comme prélèvements ou
comme points de vue d'Univers, ou Multivers. Avec cependant une
grande différence entre Homo et l'Animal. Chez ce dernier, la portion d'Univers
en apparition est un Umwelt au sens de von Uexkühl, tandis que chez Homo
c'est un Welt au sens de Heidegger, où un organisme transversalisant et
holosomique saisit à la fois ses objets et le Tout à partir d'un horizon.
Alors, ce que nous
appelons une décision, spontanée ou raisonnée, n'est plus une causalité
intervenant devant l'Univers, et qui s'imaginerait inconditionnée.
C'est bien l'Univers évolutif lui-même en une de ses portions, un de ses
points de vue, un de ses états-moments, une de ses phases, un de ses faisceaux
suffisamment serré. Ce n'est pas un hasard que la Théorie des topos
s'introduise par une Théorie des faisceaux, par exemple dans Les lieux du sujet
de René Lavendhomme (Le Seuil, 2000).
La vue actuelle des
existences particulières comme autant de spécifications de l'Univers n'est pas
entièrement neuve. Déjà le Leibniz de la Monadologie voyait les
êtres singuliers comme des points de vue originaux sur, ou plutôt dans
l'Univers entier, sorte de dérivées partielles de l'intégrale des intégrales
qu'était Dieu. Pour son rationalisme absolu, tout ne pouvait être que
nécessaire, c'est-à-dire « ne pouvant pas ne pas être ». Dieu est
l'Etre nécessaire par excellence, et toute créature en dérive
« nécessairement » comme un meilleur « compossible » parmi
les « mondes possibles » ; de toute éternité, la bataille
d'Issus est comprise analytiquement dans le sujet « Alexandre ».
Toutes les substances dérivées (il tient à leur multiplicité, contre Spinoza)
seront dites des monades, dont la liberté est leur singularité,
tantôt thématisée chez les êtres hautement présentiels comme Homo, tantôt
implicite chez les monades plus humbles, presque « toutes
endormies », jouissant seulement d'une singularité locale (« principe
des indiscernables »).
Leibniz a sans doute
été le plus pur des métaphysiciens mathématiciens, voire des métaphysiciens
tout court, au point que ses vues extrêmes
ne furent pas publiées de son vivant. Du point de vue de la biochimie, ses transcendantaux
préalables enfermaient cependant ses Monades dans des réseaux absolument
rigides. Nos transcendantaux en construction les déploient, au
contraire, en faisceaux de degrés cybernétiques de liberté en nombre imprévu.
Cela fait deux saisies radicalement différentes de la temporalité,
et donc de la liberté humaine.
Ainsi l'autarcie qui
s'attache à la présence-apparitionnalité, et qui donne à Homo, chez qui elle est
thématisée, le sentiment d'une liberté ontologique, n'a plus à se
figurer comme un noyau central, substantiel, volontaire, inconditionné,
à durée extrêmement contractée (Bergson), selon les touts composés de parties
intégrantes du MONDE 2, mais, au contraire, en ce début du MONDE 3, comme
l'Univers évolutif lui-même en des états-moments qui participant de son
autarcie à lui. Ce qui invite peut-être alors à conjuguer
« présence » et « présences » dans l'écriture sophistiquée
« présence(s) », rencontrée plus haut. Là la fixation
vers l'éternel du Cosmos fermé de Platon se change en l'extase du
une-fois-jamais-plus d'un Univers évolutif, ou de l'Evolution comme
Univers. Dans la célébration du rythme et du rite. Au sein des panoplies et des
protocoles indéfiniment développables de la Technique et de la Sémiotique.
6C6. Caractérologies et analyse factorielle
Les avatars de la
notion traditionnelle de caractère illustre bien la révolution du moi
ancien nouménal et inconditionné au moi contemporain dont la nouménalité est
alors celle de l'Univers lui-même localement et temporellement phénoménalisé
en un organisme particulier.
La notion de caractère
(gr. kHaraktèr, figure gravée, délimitée et peu altérable) a
dominé tout le MONDE 2. Et cela depuis les quatre humeurs (tHumoï)
d'Hippocrate, les KHaraktères de Théophraste, les Vies parallèles de
Plutarque, les portraits de Tite-Live et de Tacite, jusqu'aux Caractères de
La Bruyère et aux personnages des Comédies de Molière (L'Avare, le
Misanthrope), ou les portraits de Retz et de Chateaubriand. Quel soupir
d'aise parcourait l'auditoire quand Retz disait de Madame de Longueville que
« de l'esprit elle en avait le fin et le tour ». Sous l'effet de la
psychologie expérimentale, cette lecture des conduites humaines conduisit,
durant la première moitié du XXe siècle, à des Caractérologies, à
prétentions scientifiques. On reconnu des leptosomes et des pycniques, des
psychotiques et des névrotiques, des hystériques et des obsessionnels, des
sadiques et des masochistes, et même des sado-masochistes. Tout cela suivait
d'une ontologie de la substance, laquelle disposait de facultés
peu nombreuses (mémoire, intelligence, volonté), produisant ainsi des actes
de types supposés réduits, et donc facilement triables, classables.
Mais, en 1950, les
actifs/non-actifs, émotifs/non-émotifs, primaires/secondaires (virevoltants/persévérants) de Le Senne le
cèdent définitivement à l'analyse factorielle. Pour les besoins
d'une psychiatrie qui avait désormais à être planétaire, et où le maniaco-dépressif
à traiter pouvait être une Australienne aborigène autant qu'une bourgeoise de
Vienne, il fallait trouver des traits parfaitement descriptibles et
rigoureusement communicables mondialement. Ces traits précisés, on chercherait
alors s'il y a entre eux quelques corrélations « factorielles ». Ces
corrélations s'appelleraient idéalement, pour leur parfaite neutralité, 314F ou
632H, quitte à trouver parfois quelques désignations plus parlantes, comme
« bipolaires », plus tolérable dans ce cadre que « maniaco-dépressif ».
Les formules « il est intelligent » ou « il est courageux »
ne voulaient plus rien dire, puisqu'il y a des millions d'intelligences selon
des millions d'individus, et que chaque individu comporte déjà à lui seul
quelques millions de compréhensions et de blocages.
Les
« symptômes » ainsi définis, et dont aucun n'est ni
« normal » ni « anormal », on allait tenter de trouver des
remèdes, si quelqu'un s'en plaignait. Dans les cas de malaise vraiment grave,
ce seraient des Haldol, des Tegretol, des Zyprexa dosés non plus par pilules,
ou par cuillers, mais par analyses sanguines. Tout psychologisme,
romancé ou mythologique, est évacué, autant que possible par une psychologie,
évaluable. Qu'aurait dit Retz s'il avait su que les gestes de Madame de
Longueveille dépendaient d'un computer biologique qui, neurones et synases
additionnés, joue de dizaines de milliards d'éléments connectifs, déconnectifs,
cliveurs, assembleurs et réassembleurs, seulement quelque peu canalisés par les
rigidités des systèmes techniques et sémiotiques qui sont ses motifs (ses
moteurs) les plus fréquentes. Telle fut l'ambition du DSM, aujourd'hui DSM-IV,
depuis les années 1960.
Parfois, il y avait à
repérer des traumatismes majeurs, comme un bombardement, un massacre, une saute d'aiguillage génétique,
conséquence d'infections microbiennes ou virales lourdes. Sinon, il s'agissait
de simples « bugs » informatiques cérébraux assez locaux et
assez repérables, tantôt accrocs d'apprentissages, comme les phobies, tantôt
embrouilles des compatibilisations techniques, et surtout sémiotiques.
D'ordinaire, quatre ou cinq phases de sommeil paradoxal, secouant un peu le
système, et ainsi lui permettant de trouver de nouveaux équilibres, règlent ce
genre de problèmes en une nuit. Mais parfois le « bug » persiste, par
exemple parce qu'il tient à des circonstances permanentes. Ainsi des incompatibilités
idiotopiques, formalisées par Bourn et Lavendhomme (Guises et
Schizes, 2003) où l'on voit la Lucy des Etudes sur l'hystérie de
Freud écartelée entre deux idiotopes inconciliables : « Je suis la
fille de la maison / Je suis l'employée de la maison » Au grand étonnement
de Freud, Lucy avait guéri d'un coup sous ses yeux, de façon totale et définitive, sans
intervention palpable de sa part. Les idiotopes étaient à la fois si évidents
et si peu compatibles qu'ils devaient finir par sauter aux yeux.
Du coup, on a cru
depuis les années 1960, que ces cas bénins relèvent d'un Traitement
sémiotique de la crise (même site, rubrique « Psychologie »), ou
de Thérapies cognitives, ou de cent autres thérapies toutes assez
équivalentes, comme déclenchant les mêmes ébranlements partiels et les mêmes
clairvoyances. Du reste, depuis que les thèses de la psychanalyse freudienne
(rêve comme accomplissement du désir, l'enfant comme pervers polymorphe, stades
libidinaux, etc.) ont été déboutées par la neurophysiologie et les vues
modulaires du langage, il est remarquable que certains psychanalystes n'aient
retenu dans la séance que son occasion de parler, tout en précisant que de
parler d'un passé est le plus souvent redoutable, pour des organismes dont la
mémoire (qu'on distinguera des mémorations et remémorations) est l'état
biochimique de leur cerveau dans un présent. En tout cas, tout cela est loin
des « caractères » classiques. Et plus loin encore du « je
nouménal » de Kant. Comme du « pour-soi (inconditionné) » de
Sartre. [ Anthropogénies
locales, Sémiotique, 6, Théorie sémiotique de la crise ]
6C7. Le non-moi du roman contemporain
Le roman contemporain illustre à lui seul l'effacement des
caractères. Les lecteurs de Proust, autour de 1920, mondains comme lui,
pouvaient encore imaginer des caractères de Monsieur de Charlus et de Madame de
Guermantes : « Etaient-ils si aristocrates que ça, ou un peu peuple
quand même ? ». Proust est contemporain du « Ich » de
Freud et des continuités de la « durée concrète » de Bergson.
Mais déjà, en 1940, chez la Virgina Woolf de Between the Acts,
il n'y a plus de « caractère » de sa Lucy à elle, mais seulement des
ouvertures et des fermetures de nénuphars, des poissons qui passent dessous, traversant
ainsi des volumes d'ombre et de soleil, où « now the jagged leaf at the
corner suggested, by its contours, Europa », en attendant que « There
were other leaves. She fluttered her eye over the surface, naming leaves India,
Africa, America, Islands of security, glossy and thick », jusqu'à ce
que ce jeu « between two fluidities » fasse que « the
delight of the roaming eyes in the early morning » ait pour effet que
non pas Lucy, mais un organisme parmi lequel flotte son nom, autre nénuphar,
soit invité, cette fois sous le nom de Virginia Woolf, à un suicide par noyade, comme son ultime
accomplissement.
De même, en 1951, les deux premières lignes de The old man and the
sea de Hemingway confirment populairement cette psychologie sans
psychologisme : « He was / an old man / fishing / alone / in a skiff
/ in the Gulf Stream, // and he had gone eighty-four days now / without taking
a fish. » Ce qui est là, et
ce qui agit là, et fait la narration, ce sont : le Gulf Stream planétaire, ses
grands poissons, un esquif, un corps de vieillard, des jours qui passent, des
mots d'encouragement échappant au pêcheur isolé dans les moments difficiles, un
poisson géant qui finit par être harponné, son corps de big game se
débattant et se dressant sur l'eau comme la Vie et le Vivant tout entier, le
rangement du grand corps mort le long de l'esquif, le progressif dévorement
nocturne du cadavre par des requins, le courant retrouvé qui reconduit
l'embarcation au port, la carcasse et l'attirail de pêche hissés dans un dernier
effort sur la plage, la cabane retrouvée, le lit où gît encore le journal des
sports avec les exploits du DiMaggio dans The big Leagues dont l'image dans le
cerveau du vieillard avait mieux réussi à harponner le monstre que ses bras et
ses mains ensanglantés, enfin le sommeil retrouvé avec le rêve récurrent d'un
lion : « The old man was dreaming about the lions » sont les
derniers mots. Nous n'apprendrons l'espèce du grand poisson qu'en réponse à un
touriste qui demandait ce qu'étaient ces os sur la rive, moins de dix lignes
avant la fin: ‘Tiberon', ‘Eshark ‘ ». Un requin à lui seul le Requin
tout entier. Une conscience-là est une chaîne d'événements, de spécifications
de l'Univers, devenue présentielle.
Et nous pourrions
confirmer la mort du psychologisme en nous arrêtant à la Route des Flandres de
Claude Simon (1960) et aux Satanic Versus de Salman Rushdie (1988).
Mais allons droit au Zelsa de Luc Eranvil (2000), où la
disparition du caractère est définitive (cf. L'Univers derrière soi,
même site). Ce que « il y a là
», ce ne sont même plus des nénuphars et des poissons, avec des « roaming
eyes » vaguants, mais des interfaces biochimiques et neurophysiologiques
entre des organismes et leur Univers. Ce sont les cellules bipolaires de la
vue, l'organe de Corti de l'ouïe, les opérations cénesthésiques de la
digestion, les déclics kinesthésiques des membres moteurs, où les « personnages »,
ces collections d'interfaces, sont chacun, littéralement, des bouts de syntaxe,
de la grande Syntaxe qui relie en général les flux et les coupures de
l'Univers. Syntaxe grammaticale encore inouïe, où les propositions avancent par
recouvrement de la suivante sur la précédente, en une sorte de
« tuilage » syntaxique et sémiotique, sans ponctuation possible. Homo
en tant que collection de tous les flots des airs, des océans, des galaxies,
des prostitutions interstellaires, des images, des sons et des langages. Homo
presque indifféremment homme et femme, comme l'est Zelsa lui-même, capitaine au
long cours jusqu'à la transsexuation. [ Anthropogénies locales, Cosmogonies contemporaines, 5,
Littérature, Zelsa, l'univers dans le dos ]
Cependant, si la
disparition du caractère a vidé de tout sens pertinent la phrase :
« Il a hérité de l'intransigeance de sa grand-mère », la phrase
« Il a hérité du sourire de sa grand-mère » a encore un sens. Dans Le
Sourire d'Almutassim de Borgès, autour de 1950, quelqu'un fait le
tour du monde à la recherche de fragments de sourire qui, espère-t-il, lui
permettraient de reconstruire un sourire perdu. Et c'est vrai que des fragments
du sourire du père se retrouvent dans le sourire du fils, des petits-fils et
des petites-filles, et, pour l'oeil des anges, à la millième génération. En
effet, même des organes qui résultent de (re)séquenciations d'ARN-ADN, doivent
cependant obéir aux « stabilités structurelles » des sept
catastrophes élémentaires. Même suscités par les millions de degrés de liberté
cybernétique de milliards de neurones, les sourires gardent des contraintes
physiologiques et anatomiques, et donc des permanences, que les
« caractères » du psychologisme traditionnels n'ont jamais eues.
6C8. Individu ou individuation inachevable
Au lieu de caractères,
nous aurions pu parler plus radicalement et généralement d'individus.
Symptomatiquement, le mot « individu » dans son sens devenu courant a
été introduit à la fin du XVIIe siècle français alors bourgeois, en même temps
que le « roman de caractère ». Or, L'individu et sa genèse
physico-biologique de Gilbert Simondon (1964) s'est attaché à
montrer que rien dans notre Univers n'est jamais individu, ni même franchement
individué, mais toujours seulement en processus d'individuation(s), appelant
alors une nouvelle logique, qu'il appela « allagmatique ». Simondon,
fort physicien, connaissait certainement ces chaînes et ces processus de Markov
où la détermination de l'état futur d'un système ne dépend que de son état
présent et non de ses états antérieurs. Markov avait été frappé par le
mouvement brownien. Il meurt en 1922, et l'on se souviendra que, parmi les
quatre articles produits par Einstein dans son année fatidique de 1905, l'un
concernait justement le mouvement brownien.
Mais là nous sommes
encore en physique. L'allagmatique de Simondon, exigée par ce processus qu'est
l'individuation interminable, devra être infiniment plus compliquée que Markov
ne l'avait prévu. En effet, la (re)séquenciation, qui concerne autant la
technique et la sémiotique d'Homo que son organisme, combine l'imprévisibilité
extrême dans le futur et des nécessités à très long terme dans le passé.
D'autre part, elle avance par paliers évolutifs et par goulets évolutifs (De
Duve), parfois très tranchés. Toutes choses qui, si nous en débrouillons
quelque chose, nous promettent des logiques neuves et somptueuses. En 1960,
cette allagmatique biochimique était encore occultée par les problématiques
physiciennes, qui avaient fourni les paradigmes du premier demi-siècle.
Simondon ne l'aperçut pas en 1964, pas plus que le présent auteur dans Le
Nouvel Age de 1962.
[
Anthropogénies locales, Ontologie, 4, De l'individu aux individuations (Gilbert Simondon).
Et
[
[ Phylogenèse, 1. Priorité de la technique : Le nouvel âge 1962 ]
6D. Les avatars de la chance
C'est une manière anthropogénique de conclure cette partie sur les questions
métaphysiques que d'énumérer les conceptions qu'Homo s'est faites de l'événement.
Car la vue de l'événement (venir, ex) est sans doute son expérience
fondamentale, gouvernant l'ontologie, l'épistémologie, le couple vie/mort,
enfin les justifications « morales ». Nous nous limiterons au MONDE
2, et par conséquent aux langues indo-européennes. Il va de soi qu'il y a alors
dans le MONDE 1A ascriptural, disons de l'Afrique et de la Polynésie, et
assurément dans le MONDE 1B scriptural, celui des Empires primaires (Chine,
Inde, Amérinde) des nuances que nous ne rencontrerons pas ici. Nous serons
énumératifs, et sans transition, parce que, en ce cas, la simple énumération
est utilement contrastante.
GRÈCE
1. L'événement comme être nécessaire,
donc comme réalité stable, soit immobile, soit ne comportant que des mobilités
nécessaires, et donc raisonnables et intelligibles. C'est l'être (to on)
de Parménide, dont le seul opposé est le non-être (to mè on). Exprimé
par la racine indo-européenne *Es (sanskrit asmi). Ce
choix est encore présent chez Spinoza et Leibniz.
2. L'événement comme chutes et chocs à angles
francs, exprimé par le pros-pipteïn (tomber contre) de
Démocrite, puissant mathématicien. Pareil événement a lieu entre des éléments
massifs non sécables, des a-tomes (temneïn, couper, a- privatif), sous l'effet
d'une force neutre (kenô biai). Les résultats sont anguleux, même
la sphère est un certain angle (spHaira ôs gônia tis), et le
cylindre est une certaine pyramide. L'être/non-être de Parménide fait place au plein/vide.
Le plein est déterminé en forme, grandeur, orientation, séquence (skHèmasin,
megetHesi, tHesei, taxeï).
3. L'événement comme une rencontre de
substances, ayant des facultés, lesquelles donnent lieu à des opérations.
Opérations prévisibles quand les séries sont homogènes, et imprévisibles
quand les séries sont hétérogènes, comme une tuile roulant sur un toit et
rencontrant la tête d'un passant. Ce dernier cas est ce qu'Aristote appelle tHukè
(tunkaneïn, rencontrer fortuitement), qu'on traduit faussement par
« hasard » (Freud, Monod).
4. L'événement est stochastique quand un
but est visé avec précision mais avec une marge d'erreur (stokHadzomai),
comme dans le jet d'un javelot.
ROME
5. L'événement comme chance, donc comme chute
ou cadence (cadere) mais une chance toujours rerlativement imprévisible,
même si les causes en reste physiques. Lucrèce, poète latin du De natura
rerum, est un disciple de Démocrite (à travers Epicure). Mais ici cette vue
est plus politique qu'ontologique et épistémologique, comme il convenait bien aux
Romains.
6. L'événement, étant politique, la chance romaine
est un certain peut-être, bon ou mauvais, une fortune (forte,
peut-petre). Cette fortune est même une déesse, Fortuna.
7. L'événement, tout en restant une chance
(chute) et une fortune, intervient parfois dans un nombre d'éventualités déterminés
d'avance comme dans le jeu des dés. Il est alors aléatoire (alea,
dé), une chance encadrée.
ISLAM
8. L'événement comme hasard. Sous un
Allah strictement transcendant, qui est omniscient et qui a tout déterminé
d'avance (c'était « écrit »), la chance romaine intervient en Islam dans
une nombre d'éventualités cosmiquement déterminées. C'est un coup de dés, parmi
des dés qui ne sont pas seulement des aléas (romains) arbitraires, mais des
aléas prédestinés (al-hzrd, le dé). Ce mot finara souvent par
désigner toutes les formes de la chance (Ainsi, Le hasard et la nécessité
de Monod). En raison de sa puissante phonosémie ? De son caractère sacré ?
De l'envahissement de la Méditerranée par l'Islam ?
PHYSIQUE GALILEENNE
9. L'événement comme l'interruption d'un jeu de
hasard (de dés ou apparentés), dont on veut distribuer les gains, dans le cadre
d'une théorie des nombres. C'est, autour de I650, le calcul des
probabilités de Pascal.
10.
L'événement comme estimation des erreurs dans une mesure quelconque
intervenant dans une physique expérimentale, comme celle de Newton. C'est le
calcul des probabilités selon Newton, non sans rapport avec le stochastique
grec. Vers 1880.
11.
L'événement intervenant dans un calcul statistique, en tant qu'il intervient
comme une occurrence parmi des grands nombres. Le terme ‘statistique' fait
son entrée en anglais en 1770.
PHYSIQUE EINSTEINIENNE ET QUANTIQUE
12.
L'événement comme promenade en forêt, c'est-à-dire comme une chaîne de
Markow, où le trajet du marcheur n'est pas prévisible, et où cependant
chacun de ses états dépend d'une certaine manière des états précédents.
13.
L'événement comme mouvement brownien, c'est-à-dire comme un processus de
Markow, où les états du système ne dépendent plus de ses états antérieurs,
tout en ayant des propriétés fixees. (On se rappellera que le mouvement
brownien fut étudié par Einstein dans un de ses mémoires de I905).
14.
L'événement quantique, où le statut causal des éléments est différent
selon qu'y interviennent ou non des instruments de mesure. En ce cas, l'opération
mesurante fait partie de l'événement mesuré. L'Univers n'est pas un être dont
les événements seraient (objectivement) mesurables par des instruments, mais
bien un ensemble de relations où la mesure elle-même (comme intervention instrumentale)
est une relation. Cette vue s'annonce dès les années 1920, et surtout depuis les
Relations d'incertitude de Bohr-Heisenberg. Et elle a pris, depuis 2000, une
solidité particulière du fait des réfutations expérimentales aux objections
formulées à son égard, en particulier les deux objections dites EPR, du nom de
leurs auteurs, dont Einstein <E>. [ Anthropogénies locales, Phylogenèse, Le Nouvel âge,
partie 2, la Science ] [ Anthropogénies locales,
Phylogenèse, Les opérateurs ]
MACROEVOLUTION GOULDIENNE
15.
L'événement comme chance évolutionniste (evolutionary chance). La
paléobiologie a avantage à distinguer soigneusement deux espèces de chances.
(a) La chance statistique, dont elle a fait et continuera de faire un
usage très fécond. (b) La chance proprement évolutionniste, en particulier dans
les articulations de l'équilibre ponctué qui, selon Eldredge et Gould rend
compte de ce qu'ils appellent l'évolution comme suite d'équilibres ponctués. Ce
couple a été clairement dégagé par Gunther Eble dans un article de I999 : On
the dual nature of chance in evolutionary biology and paleobiology,
Paleobiology 25. Dans cet article séminal, et que Gould cite à plusieurs
reprises, Eble donne des exemples dans le cadre de son domaine, la paléobiologie,
lesquels un abstract sur les notions de randomness and nonrandomness
AGI/GeoREF.
Pour
l'anthropogénie, il importe de voir que cette distinction peut être
généralisée. Et qu'alors elle (notre numéro 15) s'oppose à toutes les autres
conceptions antérieures de l'événement (nos numéros 1 à 14). Depuis ses
origines jusqu'à hier, Homo a toujours conçu toutes les formations (Gestaltungen)
comme le résultat de modèlement (Yaweh sculptant Adam dans la glèbe, mais aussi
le musicien, le poète, le mathématicien sculptant des mots, des sons, des
chiffres). Or, avec la biologie récente (et pas seulement la paléobiologie) des
formations (Gestaltungen) sont apparues qui résultent de séquences et de
reséquenciations, et pas seulement de modèlement. Pour l'anthropogénie, les
exemples frappants ne sont plus alors ceux de Eble, mais (a) du passage des acides
aminés aux protéines, ou encore (b) des interactions des protéines
entre elles (étudiée par la protéomique depuis I997), enfin (c)
des états des neurones d'un cerveau moyennant les connexions, les déconnexions,
les clivages mis en relief par les études sur les mémoires de l'Aplysie de
Kandel, autour de I970.
Ces
formations par (re)séquenciations s'ajoutant aux formations par modèlemnet sont
sans doute la plus grande révolution épistémologique et ontologique, donc
métaphysique, qu'ait subie Homo. Bouleversant toute ses métaphysiques
antérieures, et invitant même sans doute à passer de la métaphysique à
l'anthropogénie, comme le dit le titre de la présente étude. L'importance de ce
bouleversement, dont Homo commence à peine à se rendre compte, est omniprésent
dans l'Anthropogénie, et on en dira donc pas davantage ici.
DEUXIÈME PARTIE : LES CONDUITES MÉTAPHYSIQUES
Chapitre 7 - Le processus métaphysique
Les métaphysiques se
sont déclarées en des textes, et ont donc supposé un certain état de
l'écriture, lequel étrangement s'est imposé à peu près au même moment sur la
Planète, vers les années - 500, en ce que Karl Jaspers a appelé la
« période axiale ». Celle-ci court de la Chine de Lao-Tseu et de
Confucius à l'Amérinde des Olmèques, à travers l'Inde, la Perse et la Grèce. On
excepte l'Afrique, qui ne fut pas scripturale. Or les textes métaphysiques
frappent d'abord en ce qu'ils tiennent en indexations et index les plus
généraux. Nous y lisons et entendons en effet : fini et infini,
fermé et ouvert, proche et lointain, intérieur et extérieur, éternel ou
engendré, immanent (restant dans) et transcendant (passant outre), etc. Ce qui
fait penser d'emblée à la mathématique, théorie générale des indexations et
pratique absolue des index. Il y eut beaucoup de mathématiciens métaphysiciens,
et de métaphysiciens mathématisants. Mathématiciens surtout topologistes.
Mais il demeure une
distinction décisive. Les indexations et les index de la mathématique sont purs,
c'est-à-dire qu'ils sont délestés de toute indicialité et de toute charge conative.
Or, les index et les indexations de la métaphysique sont généralement fortement
indicialisés et conatifs (chargés). Chaque métaphysique
est alors caractérisée par sa pondération de l'indexation et de
l'indicialité, ainsi que par la direction des pentes qu'elle établit entre les
deux. Suivons cela un moment sur un exemple grec, chez Empédocle, et sur un
exemple chinois, chez Lao-tseu.
7A. Des index indicialisés occidentaux : Empédocle
La métaphysique d'Empédocle,
comme celle de tous les métaphysiciens, tient en très peu de phrases. (1) L'Etre
est entier, c'est un tout auquel on ne peut rien ajouter, ni supprimer,
selon Parménide. (2) En conséquence, il n'y a, dans le Cosmos, ni ces
naissances, ni ces morts dont parlent vulgairement les nomoï, ces lois
des hommes ; selon la THemis, qui exprime les lois de l'Etre, il
n'y a que des proximités et des éloignements. (3) Ces proximités et ces
éloignements sont dus à l'Attirance et à la Querelle, autant dire à Aphrodite
et à Neikos. (4) Les éléments de l'Etre sont en fait des états de l'Etre selon
ses degrés de densité. Quatre dominent : le solide, le liquide, le gazeux,
l'éthéré. Ce que le langage courant appelle la Terre, l'Eau, l'Air et le Feu.
Ou, si l'on préfère, Héra, Nestis, Adeneus, Zeus.
Les glissements entre
index et indices sont patents. (a) Notre première phrase consiste en indexations
et index purs, lesquels sont l'objet de la mathématique :
l'entier, la limite, l'ajout, le retrait, les ouverts, les fermés. (b) Notre
deuxième phrase reste dans le même champ, puisque « proximité » et
« éloignement » appartiennent également à la topologie. (c) Notre
troisième phrase débute par la physique, voire une physique newtonienne :
la proximité et l'éloignement s'expliquent par l'attirance et la répulsion.
Mais voici qu'interviennent des indicialités et des charges
conatives, et l'attirance et la répulsion sont divinisées en Aphrodite
(Amour) et en Neikos (Querelle). (d) Quant à notre quatrième phrase, elle est physique
encore, distribuant la matière selon quatre degrés de densité, lesquels sont
indexables archimédiennement, purement, mathématiquement. Mais cette fois les
degrés sont non seulement divinisés, mais psychologisés. L'Ether est
Zeus enflammé et brillant (argès). L'Air invisible est Adoneus, assimilé
à Hadès, dieu du royaume des morts. L'Eau coule en larmes de Nestis
(fleuve de Thrace) à travers les sources. La Terre porteuse de vie
(pHeres-bios) est Héra, femme de Zeus. Nous n'avons donc pas vraiment quitté la
Théogonie d'Hésiode. Et Aristote remarque que la langue d'Empédocle est
encore « homérique ».
7B. Des index indicialisés orientaux : Lao-tseu
Mais ces glissements
des index aux indices ne sont pas le fait du seul Occident, privilégiant le
convexe, et se retrouvent dans la Chine, privilégiant le concave. La langue
chinoise est paratactique, sans article, gommant les classes verbales, sorte de
jeu de go de glossèmes ; et elle est portée par des écritures si intenses,
si conatives, que les édits des empereurs Song sont dignes des peintures Song.
Ainsi prévenus, feuilletons le Tao-te King de Lao-tseu, et commençons
par la strophe [VI] : « Le génie de la vallée ne meurt
pas. /// Là réside la Femelle obscure. /// Dans l'huis de la Femelle obscure /
réside la racine du ciel et de la terre. ». Et encore : [VIII] « La
position dédaignée est toute proche du Tao ». [X] « En ouvrant et en fermant les
portes du ciel, / peux-tu jouer le rôle Féminin ? ». [XI] « On façonne l'argile pour faire des
vases, // mais c'est du Vide interne / que dépend son usage. »
On sera frappé à
nouveau par un concept mathématique initial : la coupure.
Géométriquement, bien sûr, mais arithmétiquement aussi la coupure est une
notion si fondamentale que Conway a proposé de construire tous les nombres à
partir de la coupure intervenant entre deux ensembles vides. Du reste, et ceci
explique sans doute cela, la coupure est une des deux actions neuronales de
base : connexions / clivages (coupures). Pas d'Univers sans coupures
(quantiques), nous a déjà dit Schrödinger. [
Anthropogénies locales,
Sémiotique, Mathématique et sexualité ]
Mais cette
indexation-clé de Lao-tseu elle aussi s'indicialise aussitôt. Sa coupure est la
fente, une fente qui, comme l'huis, est capable
d'ouverture et de fermeture, ce qui nous maintient dans la physique. Cependant,
c'est plus précisément l'huis de la Femelle obscure, ou, selon l'ambiguïté
féconde du chinois, l'huis de l'Obscurité de la femelle. Coupure donc, mais
obtenue par la rentrée de lèvres vulvaires plutôt que par un simple trait
d'écriture. Au point que cette topologie propose une morale, celle où le
métaphysicien moraliste privilégie maintenant la « position
dédaignée », « féminine ». Position inférieure politiquement,
mais supérieure ontologiquement et épistémologiquement, puisque le Ciel et la Terre,
nous est-il dit, y prennent racine.
Là où le Grec,
ithyphallique, voit le paysage comme des pics dressés entre deux vallées, le
Chinois, sensible à la conversion réciproque, le Yi du Yi King,
voit des vallées, « le féminin, lieu des affluences », entre des
pics. A ce compte, la Femelle obscure est tellement l'origine de l'Etre que
c'est elle qui, dans les caractères chinois, marquera l'essence des
êtres. Pour dire le « cheval en tant que cheval », le scribe chinois
accolait au caractère du cheval (ma) celui du sexe féminin (ghe). La Chine,
empire du Milieu, hydraulique, abdominal, par opposition au Japon, insulaire,
volcanique, pectoral. Toujours chez Lao-tseu : [12] « Le saint
s'occupe du ventre, // et non de l'oeil ».
7C. La gravitation prévalente des indices ou des index
Mais, à côté de la
nature de ses indexations et de ses indicialités, une métaphysique se
caractérise aussi par la direction des trajets qu'elle privilégie entre les
deux, allant des index aux indices, ou des indices aux
index. Platon représente bien le premier mouvement, allant de l'a
priori à l'a posteriori, et Aristote le second, allant de l'a
posteriori à l'a priori. C'est ce qu'avait compris Raphaël quand, au
centre de son Ecole d'Athènes, il montre Platon levant l'index droit au
ciel, proposant ainsi de tout saisir à partir des idées, et Aristote retournant
une paume ouverte vers le sol, attentif à l'engendrement et aux parties des
animaux (De partibus animalium). On ne s'étonnera donc pas tellement que
les métaphysiciens aillent d'ordinaire par deux, l'un pointant vers le haut,
l'autre vers le bas. Platon et Aristote, en Grèce. Lao-tseu et Confucius, en
Chine. çankara et Ramanuya, en Inde. Avicenne et Averroës, en Islam. Descartes
et Kant, dans l'Occident classique. En 1930, les phénoménologues Husserl et
Heidegger.
Chapitre 8 - Le discours métaphysique
Et le processus métaphysique commande évidemment la rhétorique des métaphysiciens. Nous
retiendrons leur sémantique, donc leur usage des mots. Puis, l'ordre de
leur argumentation, sensible jusque dans leur syntaxe.
8A. La sémantique métaphysique
Pour la sémantique, il
va de soi que les glissements entre indexations et indicialités favorisent
l'équivoque. Visant l'absolu et le fondamental, les métaphysiciens cherchent à
donner l'illusion de l'univocité, requise par leurs indexations. Mais
leurs indicialités ne peuvent se priver des richesses de l'analogie. Le
croisement des deux multiplie l'équivocité.
8A1. Un florilège
Ainsi a-t-on compté dix
sens du mot « coeur » chez Pascal, qui pourtant sait ce que parler
veut dire. Et quelles bourrasques sémantiques dans le non-souffle du nirvana bouddhique ?
Qui donc aujourd'hui, sous le terme de
« consciousness », distingue les contenus conscientiels
et la présence conscientielle ? Du reste, qui se souvient que la conscientia
latine, qui était morale, ne commence à s'approcher de son sens actuel qu'à
la fin du XVIIe siècle, à travers Malebranche et Locke, où il s'agit encore
d'une propriété de la mémoire. Qui aussi pense que « Deus »,
« Gott » et « God » ne sont nullement la traduction l'un de
l'autre, le premier désignant le Principe comme lumière intelligible et
intelligente, le second le rite Religieux et en particulier la libation du
verbe giessen (Kluge), le troisième le plus souvent « the supreme
and ultimate reality » (Merriam-Webster). Si bien que « Etes-vous
croyant ? » est une question de mondain, et que ce n'est pas
seulement le tempérament ou la politique qui font que beaucoup de Français,
pensant à Dieu, se flattent d'être « incroyants », tandis que
beaucoup d'Anglo-Saxons considèrent « God » comme une évidence, qui
s'entend jusque dans le bruit des pneus d'un camion sur la route, pour le
Kerouac de On the Road. Que n'a-t-on pas fait dire au mot
« transcendance » ! Surtout, en confondant
« transcendant » et « transcendantal », qui lui-même, nous
l'avons vu, a multiplié ses sens.
L'équivocité du
métaphysicien n'est pas innocente. Ainsi, quand Socrate appelle
« psukHè » cette partie de lui-même qui va survivre à sa mort. En
Grèce, la psychè, comme encore en latin anima, qui va donner
notre âme, désigne le principe vital, principe chaud et sensible, sans
grand rapport avec les froides Idées transcendantales, dont la fréquentation
assure ici son immortalité. Tournée vers le corps, la psychè devrait plutôt
être périssable comme le corps qu'elle vivifie. Pourquoi n'a-t-il pas choisi
« pneuma », principe beaucoup plus pur, ou bien « noûs »,
comme quand Aristote distinguera un « noûs poïètikos », celui
qui, dans les phénomènes, a pour tâche d'abstraire les espèces et les genres.
Mais psychè fait gagner Platon sur tous les tableaux, comme fera anima
plus tard. De la sorte un principe chaud et mobile (le principe vital) est
immortel parce qu'il a abrité ou fréquenté un principe froid et fixe (les
Idées). Mariage du chaud et du froid s'aidant mutuellement. Toute une
métaphysique.
Du reste,
l'anthropogénie remarque le goût d'Homo pour l'équivoque en tous domaines, dans
la polémique et la politique assurément, mais jusque dans les sciences exactes,
dès que celles-ci quittent leurs formulations techniques, et s'abandonnent au
langage courant. Quand les biologistes lamarckiens et darwiniens s'opposèrent
sur l'adaptation dans l'Evolution, combien voulurent se souvenir
de l'utile distinction de Waddington, dans une préface à René Thom, entre adaptation
antérieure à la mutation (Larmarck) et adaptaption postérieure à
la mutation (Darwin) ? Aujourd'hui, des biologistes philosophes se
plaisent à caractériser le vivant par la plasticité, alors que,
depuis 1950, nous savons à quel point ces plasticités (celles des protéines)
résultent de (re)séquenciations (celles des chaînes d'acides aminés),
qui invitent à une métaphysique plus du tout plasticienne. Homo aime
l'équivoque parce qu'elle lui donne la liberté de penser ce qu'il désire. C'est
pour leur univocité impitoyable que les indexables purs de la physique
d'Archimède furent tenus à l'écart pendant dix-sept siècles.
8A2. L'impossible traduction : « Je serai comme je serai »
Evidemment, en métaphysique
les traductions sont encore plus équivoques que les originaux. Le
« noûs » (poïètikos et pathètikos) d'Aristote, qui est
épistémologique, n'a rien de commun avec celui d'Anaxagore, qui est
ontologique. Or, nous traduisons les deux par « esprit », lequel ne
convient pas plus à l'un et à l'autre que leur traduction en anglais par
« mind », qui renvoie à la mémoire et à la prévention (mind the
step).
Regardons alors de plus
près le cas le plus fameux de traduction impossible. En l'Exode 3.14, Moïse
demande à Yaweh le nom qu'il doit lui donner quand il se réclamera de lui
devant Pharaon. Et Yaweh, YAWA, de répondre par quatre consonnes, du moins dans
l'écriture carrée : Aleph + Hè-Yod-Hè. Ce que Chouraki, en
élidant l'Aleph initial, sans doute parce que c'est une consonne bloquée
inexistante en français, et qui n'a rien à voir avec notre voyelle
« a », a translittéré : è-y-è, de façon vocalique,
alors qu'eût été plus fidèle une translittération consonantique comme h-y(od)-h ;
pas de voyelles, rien que des consonnes dans l'alphabet hébreu. En tout cas, il
s'agit bien d'un thème qui désigne l'être, et qui se prête, au cours de sa
conjugaison, autant à l'être actuel qu'à l'être en devenir : to be, to
become (Biblical Hebrew). Le Dieu que Moïse alléguera n'est donc pas une
essence, à la façon d'une idée platonicienne, ou d'un yin-yang, ou d'un Grand
Axiome. Ici, avant toute autre détermination, le divin est une affaire d'être
concret, préparant de loin l'être en tant qu'être d'Aristote.
Une nouvelle théologie est née.
Encore, si l'on tient
compte maintenant de l'aleph initial, ce thème « h-y-h » prend
l'aspect imperfectif à la première
personne du singulier. On sait que les verbes hébreux bibliques n'ont
pas nos trois temps : présent, passé, futur, mais deux aspects,
comme font le vieil indo-européen et le russe actuel : le perfectif (pour
l'accompli), l'imperfectif (pour l'inaccompli). Selon nos mentalités
d'aujourd'hui, donc temporellement, le perfectif couvre le futur parfait
et le passé parfait (future perfect and pluperfect, tandis que l'imperfectif
couvre notre futur ordinaire et notre présent. D'autre part, et ce n'est
peut-être pas indifférent, la première personne, en hébreu biblique,
n'est pas déterminée en genre, en contraste avec la deuxième et la troisième
personnes, qui disposent d'un masculin et d'un féminin. Résumons. Yaweh, dans
sa réponse à Moïse, se désigne lui-même comme « être-devenir en première
personne sans genre explicité ». Non seulement il est, mais il est
historique, plongé dans des événements que tantôt il décide, et il tantôt il
subit, les deux non sans humeur ; rien encore de la prescience
toute-puissante du Dieu chrétien. On l'a souvent dit, le succès populaire de la
Bible tient à son caractère événementiel.
Reste maintenant à voir
que YAWA énonce sa définition par deux fois. La seconde, celle que nous venons
de lire, est d'un bloc : aleph-h-y-h. Mais elle a d'abord été
prononcée sous forme redoublée, quasiment réduplicative : aleph-h-y-h // ashèr
// aleph-h-y-h. Ce que Chouraki translitère par « ashèr »
marque une équivalence, que le français a rendue tantôt par « comme »,
tantôt par « ce que ». Quoi qu'il en soit, il ne s'agit pas
d'une égalité analytique, archimédienne. Ne l'oublions pas, elle intervient
dans un milieu habitué au mot TA'AT, qui traduit le « pour » dans le
« Oeil pour oeil, dent pour dent » des Jurisprudences
de Hammourabi de - 1750. Or, le « pour » ici marque une équivalence
dynamique, innovatrice, en tout cas interprétative dans l'esprit talmudique.
YAWA se vise donc bien par une symétrie toute divine de deux symétries (è/y/è
/// è-y-è), qui convient aux échos mnémoniques des textes sémitiques, dont
Jousse à bien montré les fécondités phonosémiques, mais qui cette fois comporte
de plus un devenir, une ouverture : ashèr-ta'at. Autant d'effets,
auxquels tout lecteur de la Genèse a été initié dès ses deux premiers
mots : B-R-alpeh-'Sh-t /// B-R,
(En-tête /// créa...), souvent translittéré : beroshit béra,
marquant assez l'allitération : b-r (adverbe), b-r (verbe), qui met en
recouvrement : (a) le commencement du monde, (b) l'acte de création, (c) le
commencement du texte qui donnera au texte son titre hébraïque : L'En-tête.
Tout cela, on en conviendra, est intraduisible dans une langue indo-européenne. Cependant, quand la langue de la Méditerranéenne devint le grec commun (koïnè) vers – 150, les biblistes Alexandrins durent bien essayer de fournir, sinon des traductions, du moins des évocations de l'hébreu, et cela justement dans la langue grecque qui, vers – 700, suivant ses « touts intégrés de parties intégrantes et se détachant sur le fond », avait inventé le présent, le passé, l'avenir, ces temps du verbe qui donneront l'histoire selon Hérodote et Thucydide, puis la physique à la façon d'Archimède. Ce fut la Version des Septante. Nous en avons le puissant écho, vers + 110, dans l'Apocalypse de Jean de Pathmos, où se lit (1,8) : Egô eimi to alpha kaï to ώ (oméga), legeï o tHeos, ho ôn, kai ho ên, kai ho erkHomenos, ho pantokrator. « Je suis l'alpha et l'oméga, le (Ho, esprit rude mais non accentué, article masculin) étant (ón), le (Ho idem) étais (ên), et le (Ho idem) allant-venant (erkHomenos, masculin), le (Ho idem) tout-puissant. » <<< Dans des rédactions précédentes, l'auteur avait faussement lu un accent à côté de l'esprit rude de Ho, article masculin, ce qui en faisait un relatif neutre. Cette erreur a été corrigée, comme ici, dans la trauduction anglaise. >>>.
La performance de la Septante
est remarquable. (a) On y retrouve l'être substantiel (ón, ên).
(b) Plutôt que trois « hos » masculins, trois « ho »
neutres font joliment planer sur le tout une certaine transpersonnalité et
asexuation divine. (c) L'addition de erkHomenos (venant-allant) qui,
déclaré masculin, sauve la touche de devenir que l'aleph initial de
l'imperfectif ajoutait à h-y-h, è-y-è. On le voit, vers + 110, le Nouveau
Testament est bien engagé. Car voici un « Ego », dont pourtant le
grec permettait de se passer, qui nous fait glisser à un « Je » et
presque à un «Je-moi » typiquement chrétien. Cependant que le
« pantokrator » final fait du YAWA juif, humoral, peu prescient, qui
doit se contenter d'ordonner un Tohu-Bohu premier, et donc, s'il y a des
accrocs, peut s'en laver les mains, à un THeos-Deus omniscient, créateur à
partir de rien, et donc radicalement responsable de tout.
Enfin, autour de + 400,
le latin de la Vulgate latine de Jérôme, contemporain d'Augustin, passera
définitivement à l'Occident : Ego sum ά et ώ, principium et
finis, qui est, et qui erat, et qui venturus est, omnipotens. Ce
« finis », presque aristotélicien et thomiste, va de pair avec la
succession est-erat-venturus est qui évacue définitivement les
« aspects » du verbe hébreux archaïque au profit des
« temps » grecs. Le « ho » neutre du grec est
franchement devenu un très personnel « qui », et nullement un
« quod ». « Omnipotens » continue le
« pantokrator », en moins despotique. En anglais, la célèbre Bible
de King James en sera réduite à dire : « I am what I am ».
Le correspondant français, après une longue période de « Je suis celui
qui suis », est souvent maintenant : « Je serai comme je
serai ». C'est ce que dit un poivrot quand il assure qu'il ne changera
pas d'avis. Vertigineuse en son départ, toute métaphysique est condamnée à une Trivializierung,
disait Heidegger, qui se plaisait à aller retrouver le choc des originaux dans
un couvent proche de Heidelberg.
Les ressources
métaphysiques sémitiques de l'hébreu se retrouvent dans l'arabe du Coran,
de + 640, où les rets de consonnes sans voyelles écrites enlacent autant le
lecteur-chanteur. « ALL-A-H » est aussi despotique que
« Y-A-W-A ». Cependant, ses humeurs ne sont plus historiques,
horizontales, donc encore quelque peu médiatisables, dans l'esprit du demi-désert.
Elle a lieu en plein désert, verticale, d'une singularité foudroyante,
sans historicité ni aucune médiation envisageable. Aux Gréco-Latins, nous avons
emprunté les noms de constellations (Persée, Cassiopée), aux Arabes ceux
d'étoiles isolées (Altaïr, Aldebaran), remarque Eva de Vitray-Meyrovitch. Jonas
a roulé Yawa, personne n'a roulé Allah. La Vérité omnisciente est écrite
d'avance tout entière (C'était écrit !), quasiment ponctuelle, seulement
indéfiniment répétable telle quelle, tautologique, comme la plupart des
abjurations de Muhamad sur les « Eveillés » et les
« Effaceurs ».
C'est pour avoir
reconnu cette vérité arabique non seulement dans le Ciel étoilé mais en son
propre Intime, « ana al-haqq » ( I - the Creative
Truth, E.B ), que le soufi Al Halladj sera exécuté en 922. On remarquera la
parenté de sa formule avec le « Deus interior intimo meo » d'Augustin,
de + 400. Tout en notant le passage de la chaleur occidentale (intimo meo),
inventée par la luxuriance méditerranéenne pendant les quatre premiers siècles
A.D., au foudroiement désertique de al-haqq.
8B. La syntaxe métaphysique
Mais la rhétorique
syntaxique des métaphysiciens n'est pas moins retorse que leur rhétorique
sémantique. Nous allons en suivre un cas dans deux lignes du Timée de
Platon, qui valent le détour, parce qu'elles ont dominé l'Occident.
Ei men dè kalos
estin ode o kosmos / Ho te dèmiourgos agathos // dêlon ôs / pros to aidion
eblepen ///// ei de // Ho mèd'epeîn tini tHemis // pros gegonos. Traduisons quelque peu : « Si d'une
part (ei men) à coup sûr (dè) ce monde-ci est beau, / et son artisan bon, //
évidemment que (dèlon ôs) / l'artisan a regardé vers la gravitation de (pros) l'éternel,
///// sinon (ei de), /// - mais cela c'est Justice pour quiconque de n'en dire
rien, - /// vers la gravitation de (pros) l'engendré ». Deux lignes
auxquelles, pendant plus de deux millénaires, ni Aristote, ni Augustin
d'Hippone, ni Anselme de Cantorbury, ni Thomas d'Aquin, ni Descartes, ni
Spinoza, ni Leibniz, ni Kant, ni Hegel, n'ont ajouté rien d'essentiel.
A condition de bien
voir que pour la Grèce antique, il y avait trois formes de justice. (a)
Celle des nomoï de chaque Cité, réglant les partages (nemeïn,
partager) de terres, d'argent, de pouvoirs selon la politheïa
(constitution) de chaque polis. (b) Celle des Nomoï, les partages
tenant à l'humanité comme telle, dont se réclame Antigone quand elle veut
donner des funérailles à ses frères traîtres à la Polis, contre les lois de
celle-ci défendues par Créon, et que nous majusculons pour signaler leur
caractère supraspatial et supratemporel. (c) Enfin, celle de l'Etre en tant
qu'Etre, donc de la « Justice ontologique », la THemis,
déesse fille d'Ouranos (le ciel) et de Gaïa (la terre mère), que Platon invoque
pour conduire les choix de son Démiurge. Le radical « THe », celui de
ti-thèmi, poser, établir, seulement devenu femme par - mis, marque
bien qu'il s'agit du principe de toute fondation et fondement, de tout ordre
cosmique, comme tels.
Pour réussir cette
fulguration, Platon a assurément bénéficié de la vertu des débuts, comme, du
reste, de leur côté Lao-tseu et Confucius. Pour la première fois, il eut en
charge, autour de - 400, de déployer
nûment et au complet la métaphysique du MONDE 2 grec, ce monde où l'Etre fut un
Tout composé de touts, eux-mêmes composés de parties intégrantes. Et il eut,
pour réussir, le bénéfice d'une langue de même esprit :
indo-européenne, très explicitement syntaxique, autorisant des substantifs et
des verbes composés, thématisant la distinction des classes verbales
(substantifs, adjectifs, verbes, adverbes), et, contrairement au latin,
disposant d'articles indéfinis et définis pouvant intervenir jusque sur des
formes verbales (to on è on, l'étant en tant qu'étant). Enfin, ce
grec-là s'écrivait dans une écriture si complète (consonnes et
voyelles), si égale dans ses hauteurs et ses largeurs, si neutre dans son
tracé, qu'elle était, pour la première fois chez Homo, comme un miroir sans
accidents, transparente à ses énoncés, et donc aussi à leurs désignés,
« les étants », voire « l'Etre des étants ». Enfin, la
logique admise était également du même esprit : celle du tiers exclu.
Comment des touts composés de parties intégrantes auraient-il admis une logique
autre que celle du tiers exclu : « ou bien p... ou bien
non-p » (duoïn tHateron)? Socrate circulant dans les
rues avait passé l'essentiel de son temps à enfermer les passants dans les
tenailles du tiers exclu : « si d'une part... ou bien alors si
d'autre part » ?
Commençons donc :
« si d'une part », Ei men, annonçant, pour plus bas, un
« si d'autre part », Ei de. Qu'elle sera notre première hypothèse ? Il n'y
a pas à hésiter : un monde qui est un tout composé de parties intégrantes
et qui du coup distingue nettement la forme et le fond ne peut être que
beau : « ce monde-là est beau », kalos estin ode o kosmos.
Sans oublier que, pour un technicien rationnel comme l'artisan grec, si le
monde est beau, il faut que son artisan soit bon. Cette fois,
nous avons notre première hypothèse au complet. La voici d'une traite :
« Si d'une part ce monde-ci est beau, et que l'artisan est bon. », Ei
men kalos estin ode o kosmos, dèmiourgos te agathos. C'est sûr, nous
avons une évidence, et nous pouvons en tirer une conclusion aussi
évidente : « il est clair que », dêlon ôs.
En effet, si l'on se
demande maintenant comment l'artisan de ce monde beau et bon s'y est pris pour
le faire, il va de soi qu'il n'a pas pu se fier à des facteurs tactiles, ou
olfactifs, ou gustatifs, ni même auditifs, tous trop fluents, et donc se
prêtant à toutes les confusions du fond et de la forme. Non, il n'a pu se
laisser guider que par des facteurs visuels, seuls capables de délimitations
strictes, et même fixes. Parmi nos sens, la vue seule est capable de tHeôreïn,
d'embrasser d'un regard embrassant), comme le veut la theôria. Tout cela
va tellement de soi à Athènes vers - 400 qu'il n'est même pas utile de le
redire, et nous pouvons donc aller droit à notre première conclusion :
« Evidemment (dêlon ôs) qu'il < l'Artisan (dèmiurgos)
> a regardé vers la gravitation de (pros) l'éternel », dêlon ôs pros
to aidion eblepen.
Somme toute, tout a été
dit. Cependant, comme Homo ne comprend vraiment que par contraste, il reste à
considérer la seconde hypothèse de la dichotomie à tiers exclu : « si
d'autre part », ei de. Mais là une catastrophe nous attend.
Car cette hypothèse-là est monstrueuse, inconcevable, innommable :
« cela < cette seconde hypothèse > », ho, « pour
n'importe qui », tini, ne rien en dire », mèd'eipein,
« est Justice ontologique », THemis. Plus simplement :
« mais cette seconde hypothèse, pour quiconque, c'est THemis de la taire
». Malheureusement, un Grec ne saurait se taire. La Grèce a inventé chez Homo
l'héroïsme logique, celui qui a contraint Zénon d'Elée à déclarer haut et fort
que la flèche n'atteindra jamais le mur, parce que, en chaque point qu'elle
atteint, il lui restera toujours d'abord la moitié de l'espace restant à
parcourir. Donc, tant pis pour la THemis, il faut oser dire l'indicible,
articuler l'inarticulable. Bien sûr, furtivement. Nous ne répéterons donc pas
le sujet (o dèmiourgos), ni le verbe (eblepen), ni même un
article devant le terme infâme (to). Nous nous en tiendrons aux deux
mots absolument indispensables, et encore dits comme à voix basse, presque en
bredouillant : « vers la gravitation de (pros) l'engendré », pros
gegonos.
Quelle tragédie et
quelle comédie en trois lignes ! Mais aussi que de sauts périlleux ! Au moins
cinq. (a) Le Monde est assez beau pour qu'on passe ses ratés sous silence. (b)
La beauté du monde implique un Artisan du monde. (c) Comme ce monde est beau,
son Artisan est bon. (d) La bonté de l'Artisan implique que son regard ait été
attiré vers (pros) l'éternel (to aidion). (d) Et, surtout,
l'évidence de tout cela est telle que l'hypothèse inverse, à savoir que
l'Artisan ait regardé vers l'engendré (pros gegonos), n'est même pas
formulable sans blesser la Justice, et quelle justice !, celle de l'Etre,
la THemis. Cinq propositions indémontrées, indémontrables. Ou bien alors cinq effets de champ
logico-sémiotiques.
Car nous venons sans
doute de vivre le plus violent des effets de champ logico-sémiotiques,
ressources suprêmes de la métaphysique, puisqu'au départ on nous a annoncé une
dichotomie, deux hypothèses, chacune devant avoir une conséquence, et que déjà
après la première, nous est imposée la conclusion générale. Mieux, au moment
d'énoncer la seconde hypothèse, on nous la déclare trop impie pour être énoncée
(eïpeïn). Platon lui-même a si bien senti le caractère sophistique, ou
seulement cosmogonique, de sa cosmologie qu'il prend la précaution de la
qualifier de « mythe ». Mais, par une dernière rétorsion, une ultime
mauvaise foi, car pareil homme de théâtre sait fort bien ce qu'il joue, il met
son mutHos dans la bouche de Timée, un mathématicien physicien reconnu,
suggérant que ses propos mythiques pourraient bien avoir la solidité d'une
démonstration mathématique.
Ainsi, en une trentaine
de mots, Platon a répondu aux trois questions métaphysiques que se pose
Homo de toujours : (1) Le pourquoi de l'Univers ; (2) Le lien du
périssable au perpétuel ; (3) La postulation d'une justification ultime (THemis).
Et cela tellement sans ambages que la plupart l'ont cru et répété sans examen.
Sauf le mathématicien Démocrite, qui voyait le Cosmos comme le résultat
d'entrechoquements entre des atomes tombant dans le vide. Mais, il n'eut pas
plus de succès qu'Archimède, autre mathématicien, au point que leurs oeuvres ne
survécurent guère qu'à travers le De natura rerum de Lucrèce. Lequel du
reste n'eut jamais l'influence de l'Enéide de Virgile, « père de
l'Occident » (Schnürer), mais qui, lui, ne se déclarait pas métaphysicien,
ni cosmologiste, mais seulement cosmologue.
8C. Intimidations et modesties métaphysiques
On voit donc à quel
point certains métaphysiciens, au service de leurs indexations très générales
et indicialisantes, ont exploité toutes les ressources sémantiques et
syntaxiques du langage, au point que beaucoup ont été, à leur façon, de grands
écrivains. Quel rire aurait déclenché la supposition presque
psychotique de Descartes : « Et voyant que je pouvais feindre
que je n'avais aucun corps, et qu'il n'y avait aucun monde ni aucun lieu où
je fusse », sans les prestiges du subjonctif imparfait et la fusée
phonosémique du « u » pointu de « fusse » ! Et quelle
intimidation que le premier mot de ses Meditationes metaphysicae latines
: « Anim-ad-verti » (J'ai tourné mon esprit vers, et j'ai remarqué
que..), si frontalement exclusif de toute protestation d'un intervenant que son
traducteur en français l'a remplacé par des détours mondains. Et quelle
impudence aussi d'introduire ses hypothèses les plus hasardeuses par les deux
adverbes : « très évidemment et très certainement » !
Même Kant,
philosophe pourtant honnête, et qui confesse le caractère
« scabreux » de certaines de ses analyses, parle de
« proposition fondamentale incontestable » quand il exprime la plus
« scabreuse » d'entre elles, et affirme que nous jouissons d'une
liberté inconditionnée, mais qu'elle ne s'exerce pas dans l'espace-temps phénoménal
des phénomènes physiques, mais dans l'espace nouménal, celui de l'Etre
nécessaire. Et, pour faire bonne mesure, il achève ce passage de sa Critique
de la raison pratique en traitant les autres métaphysiciens de « plus
malins que sincères », et finit par leur recommander de se mettre au
travail « avec un peu plus de probité ».
Mais cet orgueil
solitaire fut propre aux métaphysiciens occidentaux, aimant à rencontrer la
vérité absolue « seuls dans leur poêle ». Au contraire, les
métaphysiciens de l'Inde furent « discipliques », ils
se contentèrent de produire des Upanishads, des commentaires sur les Védas.
Ils opèrent alors dans une intercérébralité séculaire où une nouvelle
explication ne fait qu'articuler, subarticuler, celles de centaines ou milliers
de commentateurs précédents. Leur attitude fut favorisée par la confiance
commune en une langue dite « la parfaite », le sanskrit ;
la métaphysique est presque seulement alors une explicitation de la langue,
dont les grammaires allèrent jusqu'à une linguistique. Si des écoles indiennes
s'opposent entre elles, c'est à la façon de leurs dieux polythéistes, qui
représentent les faces complémentaires du réel.
Peu orgueilleuse aussi,
la Chine alla jusqu'à pratiquer ce que Karl Jaspers a appelé un
« archaïsme critique », favorisé par l'écriture chinoise, ces
idéogrammes assez anthropogéniques pour avoir été compris par des peuples
parlant des langues différentes. Lao Tseu disait : « Il est
précieux de téter la mère », Confucius osa prescrire
l'hésitation : « En parlant sur ces choses-là, peut-on éviter de se
montrer hésitant ? ” Toute métaphysique est assurément un rythme, et là
ce rythme s'appuya souvent sur un rite, forme socialisée du rythme.
« Retourner au rituel, c'est pratiquer l'humanité » fut la
prescription ultime du confucianisme.
En tout cas, les
métaphysiques ont thématisé les indexations et les indicialités, et les hommes
meurent pour des indices indexateurs et pour des indexations indicielles,
surtout quand elles sont sociales et rituelles, comme les drapeaux :
« Tout va bien, sire. Les hommes
meurent, mais les aigles sont debout avec leurs escortes », écrit
un officier de renseignements à Napoléon durant la retraite de Russie. Les
métaphysiques sont des drapeaux langagiers. Index pointés haut ou paume pointée
bas, peints par Raphaël dans les Stances du Vatican. Index d'Homo créé
touchant l'index de Dieu créateur, peint Michel-Ange à la Sixtine.
Chapitre 9 - Les rapports entre métaphysique et civilisation
Pour l'Anthropogénie,
une civilisation est un groupe important d'hommes qui se caractérisent par une topologie
(pour l'espace), une cybernétique (pour le temps), une logico-sémiotique
(pour sa pratique des signes), une présentivité (pour la place qui y
est faite à la présence-absence). Somme toute, une civilisation est un destin-parti
d'existence collectif de grande ampleur. Elle est déterminée par des
géographies, des climats, des techniques, des traits ethniques. Et elle pénètre
si intimement les individus et leurs institutions, que ceux-ci lui
appartiennent tout entiers, presque inconsciemment, sauf au cours des conflits
avec les civilisations périphériques, jugées « barbares ».
9A. Le système civilisationnel
Pour saisir le rôle de
la métaphysique dans une civilisation, il faut la situer parmi les techniques,
les religions et les arts, qui forment un système en compensation et en
complémentarité. Les Techniques d'un groupe, avec leurs panoplies
et leurs protocoles, actualisent le parti d'existence d'une civilisation
constamment mais sans le thématiser. Les Religions thématisent
ce parti, mais en le ritualisant, c'est-à-dire en y faisant une part
considérable à des invocations socialisées, selon les deux étymologies du latin
« religio » : relegere, relire et accomplir avec
scrupule, et religare, relier. Les Arts thématisent
aussi le parti d'existence, mais cette fois en pratiquant le rythme plein,
déjouant le rituel, et s'interdisant quelque peu la réflexivité, pour mieux
assurer l'exercice le plus libre de tous les possibles rythmiques.
Quant à la Métaphysique,
elle thématise le parti d'existence d'une civilisation en l'explicitant par les
ressources du langage, lequel est capable de parler de tout et de lui-même,
surtout quand il s'ajoute les ressources de l'écriture. Elle peut donc être non
seulement réfléchie mais réflexive, langage et métalangage. Pour autant,
elle déborde l'inconscience de la Technique, la contrainte de la Religion, la
liberté sans frein de l'Art. Elle vise délibérément le Principe,
l'Ultime, l'Englobant. Elle dit les bords du dicible en pointant des
indicibles. Thématisant l'inthématisable, et pour cela saisissant tout
d'ordinaire par couple d'opposés, tels le phénoménal et le nouménal chez
Kant, la durée concrète et la durée abstraite, chez Bergson.
Ainsi, c'est longtemps après le début d'une civilisation qu'elle prend corps.
Les thèses qu'explicitent Platon et Aristote entre - 400 et - 300 étaient
techniquement, religieusement, artistiquement en route dans les vases grecs de
- 750, contemporains de la Théogonie d'Hésiode.
Mais, une fois bâtie et
divulguée, une métaphysique se glisse dans la civilisation entière, et la
scande. L'exemple le plus puissant est sans doute la ternarité de
l'Occident, ou MONDE 2, celui des touts composés de parties
intégrantes. Car saisir ainsi c'est aller du tout aux parties, mais pour
revenir au tout, alors davantage totalisé ; et aussi aller de la partie au tout
pour revenir aux parties, davantage intégrées ; autant dire déjà :
thèse, antithèse, synthèse. Cette ternarité, affleurant dans les
« grecques » des vases archaïques, éclate alors dans le triangle de
Pythagore. Dans les triangles des frontons des temples, depuis Paestum jusqu'à
la Maison blanche. Dans le triangle éternel du Père, du Fils et de l'Esprit de
la Trinité chrétienne. Dans le triangle mobile qui soutient le calcul
infinitésimal. Dans la ternarité même de la « forme sonate », forme
essentielle de la musique classique : thème 1 en do, thème 2 à la quinte,
développement en mineure, thème 1 à la quarte, thème 2 en do. Pour s'achever
dans la ternarité ontologique et épistémologique de la Thèse-Antithèse-Synthèse
de Hegel. A moins que ce soit dans le « je », « tu »,
« nous » de l'amour métaphysique allemand, celui des époux Fichte, ou
de Robert et Clara Schumann. Ou encore dans la Firstness, Secondness, Thirdness
du logicien Peirce. Jusqu'au triangle inversé du « Papa, Maman et
Moi » de la psychanalyse. Un des motto des mathématiques passant du MONDE
2 au MONDE 3 fut : A bas le triangle ! Au lieu de la ternarité,
nous aurions pu tout aussi bien suivre l'idée de médiation omniprésente,
autre propre de l'Occident. Mais médiation et ternarité s'implique
réciproquement.
Tableau des Civilisations
9B. Métaphysique, politique et technique
A ce compte, les métaphysiques sont si persuasives qu'elles eurent
maille à partir avec la politique. Tantôt prêchant son mépris.
Tantôt prétendant la conduire. Ce furent les Dits des Sages de la Grèce
ou de la Chine ; la République et les Lois de Platon ;
la Politheia tôn AtHénaiôn d'Aristote ; l'Utopia de Thomas
More ; les Upanishads des Védas ; le Tao-tö King s'adressant
aux princes, tout comme les Analects de Confucius, le Popol-Vuh, livre
du conseil amérindien. Pareilles ambitions firent d'ordinaire faillite. Les
échecs illustres sont Platon et Thomas More. Ou le bûcher de Giordano Bruno. La
rare réussite pourrait être Aristote, pédagogue d'Alexandre le Grand. L'exil
convint souvent aux métaphysiciens.
En tout cas, au sein
des civilisations, on ne saurait remarquer ce que les métaphysiques
doivent aux techniques et aux sciences de leur temps. Les quatre causes
d'Aristote (efficiente, finale, formelle, matérielle) sont conçues devant le
tour des potiers d'Athènes. La Monadologie ne serait jamais passée par
l'esprit de Leibniz sans son invention du calcul infinitésimal, intégral et
différentiel, dont il disait avoir eu l'intuition en lisant Pascal sur les
sections coniques et la cycloïde. La philosophie de la machine de Kant
s'élabore dans l'approche de la machine à vapeur ; sa philosophie des
sciences est celle de Newton ; sa mathématique celle d'Euclide.
La méconnaissance
habituelle des influences scientifiques et techniques sur les métaphysiques
trahit sans doute chez Homo son désir de se percevoir autarcique dans ses
connaissances premières et dernières. Et il aura fallu le XXe siècle, avec
Spengler, Mumford, Klemmt, Simondon, Van Lier, Mc Luhan, pour que quelques-uns
s'aperçoivent que la topologie, la cybernétique, la logico-sémiotique, la
présentivité d'une civilisation, et donc aussi ses métaphysiques, sont
principiellement celles que déclenchent et entretiennent, inconsciemment mais
d'autant plus constamment, ses sciences. Et, au fondement de ses sciences, ses
techniques.
9C. Métaphysique et morale
Les rapports entre métaphysique et morale s'éclairent de ceux
entre morale et religion. Les mores latines étaient des us et coutumes,
ontologiquement ni bons ni mauvais. La morilitas, mot très tardif dans
la langue, était une simple caractéristique. Mais la soif de justification
d'Homo conçut souvent des moeurs censées le « justifier », jusqu'à le
sauver au Ciel ou le perdre véniellement jusqu'au Purgatoire, mortellement
jusqu'à l'Enfer.
La religion initiale fut toujours d'autre sorte. Dans les Evangiles,
pas de morale, mais des béatitudes, ou des paraboles ; Wittgenstein se dit
frappé par leur « fraîcheur ». Dans le bouddhisme, un non-agir et un
sourire. Muhamad est plus préoccupé de l'éveil des éveillés et de
l'éblouissement des Signes divins que d'ordre public, quitte à établir quelques
jurisprudences. Ce sont les disciples qui, les prophètes une fois refroidis,
inventent les impératifs, à commencer par saint Paul, pourtant évasif, mais à
qui Wittgenstein reproche déjà sa rhétorique doctrinale. « Ama et fac quod
vis », conclut Augustin. « Pecca fortiter, et crede fortius »,
est attribué à Luther. Dans la fin du MONDE 2, Bergson distingue une religion
statique, faite de conduites apotropaïques contre le malheur, et une religion
dynamique, tenant en une sorte d'élan, d'expansion ultime, d'ouverture sans
limite. La morale est la maladie mortelle des religions. Une religion est morte
quand elle n'est plus qu'une morale. Les instances religieuses se défièrent
toujours de leurs saints. L'exclusion inconditionnelle de l'avortement
contredit la successivité nette
des trois formes qui « informent » le foetus humain :
végétale, animale, rationnelle selon saint Thomas d'Aquin. L'interdiction
absolue du divorce et du suicide contredit les opinions clairement exprimées de
saint Thomas More.
A cet égard, la métaphysique initiale rappelle la
religion. Ce n'est pas dans Platon ni Aristote qu'on trouve comment agir au
jour le jour. Les conseils du stoïcisme, qu'on croirait moraux, en définitive
n'engagent à rien : ne t'appuie pas sur ce qui t'échappe ; tu perds ton
temps à maudire la pluie et même la méchanceté des autres ; essaie
seulement de tempérer la tienne. Descartes a continué de dormir après avoir
engrossé sa servante. Kant a conclu sur la formule que nous avons déjà
rencontrée : « Agis de telle sorte que ta conduite puisse être un loi
(Gesetz) qui construise Homo ». Le cas troublant pourrait être Confucius,
apparemment moralisateur ambulant. N'allait-il pas, de cour en cour, conseiller
aux princes et à leurs sujets d'accomplir les rites. Mais c'étaient ceux de la
nation, auxquels Montaigne aussi a trouvé bon d'obéir : pourquoi désobéir au
roi, et surtout le moquer, puisqu'il faut bien un roi ?
Non, la seule morale des métaphysiciens est sans doute le respect,
cet espèce de retenue du regard (spicere, re), de non-jactance, devant les
questions ultimes, et peut-être devant toute question quelconque. Les seuls
sots, pour eux, sont ce que le français appelle les esprits forts. Les
moralistes, rigoristes ou libertaires, sont des escrocs, et le métaphysicien
comme le fondateur de religion leur disent d'une même voix, comme Jésus :
pharisaei hypocritès, pharisiens hypocrites, c'est-à-dire étymologiquement
histrions, au sens où le Cardinal Newman parlait de « my histrionic
power ». Par delà le bien et le mal est un titre de Nietzsche, qui
embrassa un cheval dans la rue et qui parlait comme Zarathoustra. Saint Jean de
la Croix n'eût pas été choqué. Pas même étonné. Georges Bataille se
demandait s'il était un fou ou un saint. Avant qu'il s'encanaille comme
moraliste stalinien, Sartre titra son livre sur Jean Genet, écrivain de la
gloire du crime : Saint
Genet, comédien et martyr.
Après quoi, les métaphysiciens et les métaphysiciennes furent
d'ordinaire des humains et des humaines tranquilles. Chaque jour, les habitants
de Koenigsberg savaient l'heure qu'il était en voyant Kant, grand hygiéniste,
passer devant leur maison. Descartes mourut peut-être du fait que, lui qui
trouvait ses meilleures idées en paressant au lit, dut se plier aux exigences
d'une reine de Suède qui voulait sa leçon trop tôt matin.
Chapitre 10 - De la métaphysique à l'anthropogénie
Wittgenstein meurt en 1951, et l'on peut prendre cette date pour marquer la mort de la Métaphysique. Depuis lors, les vues a priori et synthétiques a priori des métaphysiciens ont été ébranlées par le cross-bracing (les
croisements embrassants) de nos vues scientifiques sur l'Evolution de
l'Univers, sur l'Evolution du Vivant, sur les divagations de l'espèce et du
genre Homo dans les derniers millions d'années, et décisivement par l'entrée en
scène de la Biochimie. Pour l'anthropogénie, la Métaphysique n'est plus qu'un
de ses chapitres. Celui où elle se rappelle à quel point et pourquoi, en
paroles puis en écrits, Homo, primate redressé, angularisant, transversalisant,
holosomique, possibilisateur, a été partout et toujours métaphysicien. Au point
qu'Homo actuel est encore métaphysicien sans métaphysique, du seul fait qu'il
est technicien, sémioticien, indicialisant et indexateur.
10A. Le crépuscule de la métaphysique
Les crépuscules montrent
souvent une ferveur particulière, récapitulative. En 1950, l'auteur de la
présente anthropogénie écrivait L'Interrogation sur le sens de l'Etre à
travers la philosophique occidentale, dans un milieu qui en comprenait
encore les tenants et les aboutissants. Et cela avec une intensité proche d'une
fièvre.
Tout, en effet,
concourait aux radicalisations. Deux guerres mondiales rendaient futile le
divertissement. Depuis 1900, les sciences archimédiennes avaient connu une
« crise des fondements », c'est-à-dire un approfondissement
révolutionnaire de leurs principes. Le Déclin de l'Occident de Spengler
montra en 1917 que les civilisations sont de grands organismes qui naissent, se
développent et meurent ; ce que Valéry résuma : « Nous,
civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles ». Les
Bourbaki de 1930 se proposèrent de rassembler toutes « les »
mathématiques en « la » mathématique, à partir d'une Théorie des
ensembles, préparant bientôt une Théorie des catégories, plus fondamentale encore.
Le fascisme, le nazisme, le stalinisme, la psychanalyse, l'hégélianisme avaient
secoué l'espèce jusqu'à ses volontés supposées élémentaires. En 1948, la
théorie de l'information et la cybernétique mirent en question deux
« propres » de l'homme, l'intelligence et la volonté. Avec Tarski, la
logique s'était axiomatisée, et du coup était devenue plurielle, préparant une
Théorie des topos. Gödel avait même montré des limites, non pas de
l'arithmétique, mais de ses formalisations, se demandant s'il n'était pas
devenu fou lorsque tous les ans il remettait à son Université une démission
refusée. La biologie, et surtout la biochimie, était à la veille de raccorder
l'animé et l'inanimé.
Tout cela alla de pair
avec le sentiment diffus qu'on commençait à rompre avec les deux millénaires et
demi du MONDE 2 grec et d'ouvrir un MONDE 3, un Nouvel âge (1962), avec
de nouvelles prises en compte du MONDE 1. Ainsi, au Louvre, les sculptures
amérindiennes, reléguées dans les caves, au motif que « des peuples
pratiquant des sacrifices humains ne pouvaient pas produire d'oeuvres
d'art », montèrent brusquement dans la lumière des salles d'exposition les
plus interrogées.
Homo posa alors des
questions extrêmes, que même ses métaphysiciens intrépides n'avaient pas
envisagées. Dans Sein und Zeit, en 1927, Martin Heidegger osa se
demander, non plus comment se distribuait l'Etre des étants, envisagé par
Aristote et Augustin qu'il visitait fort, mais bien quelle était l'étantité
des étants et de l'Etre. Et il lui fallut du même coup, non plus
seulement distinguer des phénomènes et des noumènes, comme avait
fait Kant, ni même décrire les manoeuvres perceptives qui articulaient la
phénoménalité, comme venait de le faire Husserl, mais s'interroger sur la phénoménalité
en tant que telle, sur l'apparitionnalité de
l'apparaître. Certains allèrent jusqu'à exploiter le « il y a » du
français, pour se demander pourquoi « il y a » plutôt que
« il n'y a pas ».
C'est alors aussi que
commença d'émerger le concept de « présence », voire de
« présence-absence » à côté ou à l'occasion de celui de
« conscience ». Nous avons souvent allégué deux dates, en
préparation à la distinction primordiale : fonctionnements / présence
qui en 1975 deviendra celle de l'Anthropologie fondamentale devenue l'Anthropogénie depuis
1980 : déjà 1938, où paraît La présence totale de Lavelle, puis 1943, où
paraît L'Etre et le néant de Sartre. Mais il ne faudrait pas oublier les
poètes. Déjà, dans le Cimetière marin de 1920, Valéry osait écrire :
« La vie est vaste / Etant ivre d'absence // Et l'amertume est douce, et
l'esprit clair ». L'Ebauche d'un serpent fut le poème préféré de
Louis de Broglie, initiateur de la Mécanique ondulatoire, qui avait pu y lire :
« Que l'univers n'est qu'un défaut // Dans la pureté du non-être ».
Cette intuition de la conscience comme néantisation, en 1921, fut
définitivement thématisée par Sartre en 1943. Là où le poète perçoit et rend
sensible, le métaphysicien thématise.
10B. La charnière du MONDE 2 au MONDE 3
On pourrait donc conclure notre parcours sur une formule brève : même si Homo est
inguérissablement métaphysicien en raison de ses facultés
anthropogéniques, la métaphysique comme système a été définitivement
mise hors jeu par les sciences archimédiennes. Mais cette mort est-elle si
définitive ? Est-ce que ce qui a éliminé les métaphysiques traditionnelles
ne comporte pas, dans ses arguments mêmes, les linéaments d'une autre
métaphysique, plus modeste, mais plus pertinente ? Ou du moins d'une discipline
qui aurait des fonctions rappelant ou suppléant celles des métaphysiques
ancestrales ?
Il ne sera peut-être
pas de rappeler, pour finir, un lot
d'oppositions, rencontrées dans le texte qui précède, entre mentalité ancienne
et mentalité nouvelle. En les choisissant non pas avec la volonté d'être
couvrant, ni même pour leur importance, mais justement pour leur simplicité,
leur maniabilité, et cependant leur valeur illustrative de nos interrogations
métaphysiques rampantes.
1.
De l'ontologie à l'épistémologie. - Homo ancien avait des certitudes, et
même des évidences. Il croyait que ses pensées ont un contact avec l'Etre,
parce qu'elles étaient à ses yeux des réalisations de l'Etre, lequel lui
paraissait stable, voire éternel. Kant même n'a jamais mis cela en question. Il
vit toujours un noumène derrière le phénomène. Or, nous pensons
savoir maintenant que toute connaissance est un produit évolutif, et qu'il faut
mesurer ses pouvoirs en la situant comme un moment, ou un aspect, de
l'Evolution. Non seulement l'épistémologie précède l'ontologie, comme le
voulait Kant, mais elle en fait douter. L'intuition de la « durée
concrète » de Bergson, au-dessus ou au-dessous de la durée abstraite, est un
dernier leurre spiritualiste du MONDE 2, aussi vain que ses leurres
matérialistes.
2.
Des logiques de la compréhension aux logiques de l'extension. - Le
syllogisme aristotélicien : « Tout homme est mortel, or Socrate est un
homme, donc Socrate est mortel », était compris comme des rapports entre
des contenus d'idées : là, l'idée de Socrate est incluse dans l'idée
d'homme, incluse dans l'idée de mortel. Homo ancien pensait en
compréhension. Or, d'ordinaire, un logicien contemporain voit un élément
Socrate entrer dans un ensemble Hommes, lequel entre dans un ensemble
Mortels. Il pense en extension, comme toute la science
archimédienne. Pour Leibniz le « nécessaire » était « ce qui ne
peut pas ne pas être ». Pour nos toposistes, même très philosophes, c'est
« ce qui s'applique à tous les êtres traités par une logique ».
3.
Des logiques en acte aux logiques en écriture. L'argument ontologique.
- Quand Descartes dit que « Le parfait (Dieu) est une essence qui
comporte son existence », dans ce qui fut pendant tout le deuxième
millénaire le fameux argument ontologique, il ne part pas de l'idée de
parfait, mais de l'acte de penser l'idée de parfait ; du reste, pour lui
toute idée est acte ; de même que, pour les Grecs, un thème (objet) était
toujours une thèse (thesis, acte de poser), au point que thema se
contentait de désigner les enseignes militaires. Bref, l'acte cognitif était un
exercice thématisé de l'existant et de l'existence, allant droit
à un « je suis » Et l'on comprend alors que, chez Descartes, un
« parfait fini », comme celui de nos pensées, pouvait se percevoir
comme la restriction d'un « parfait infini », également existant. Il
en va de même quand Spinoza affirme que l'idée de Substance implique
l'existence de la Substance, et quand Leibniz soutient que l'idée d'Etre
Nécessaire (qui ne peut pas ne pas être) comporte l'existence de cet être. Même
Kant, qui rejette l'argument ontologique, n'abandonne pas l'idée du
« nécessaire » au sens leibnizien.
Or, pour un logicien
contemporain, l'acte de logiciser n'intervient pas dans le système logique.
Passer alors d'une essence abstraite comme objet à une existence comme
objet est une erreur si grossière qu'on ne comprend même plus comment elle
persista si longtemps, et chez de si grands esprits. Seulement, depuis saint
Anselme, au XIe siècle, et même depuis Parménide, il ne s'agissait pas
d'objets, mais d'actes. Sous l'effet des sciences archimédiennes, cette vue
commença sans doute à vaciller quand, au XVIIIe siècle, le mathématicien Euler
représenta les trois termes syllogistiques (petit, moyen, extrême) par les
trois « cercles d'Euler », qui pouvaient se lire à la fois tant en
compréhension et en extension.
4.
Des logiques fortes aux logiques faibles, intuitionnistes. - Les
logiques pratiques du langage courant sont des logiques faibles,
c'est-à-dire sans tiers-exclu, sinon pour la rhétorique
éristique (« C'est ça ou sa contradictoire, cher ami ! ») ;
elles doivent donc se décrire par les algèbres intuitionnistes de Heyting.
Cependant, la première logique formalisée apparut en Occident, chez Aristote, et
là, comme elle ne pouvait s'appliquer qu'à des touts composés de parties
intégrantes, à la façon grecque, elle fut une logique de tiers exclu, une logique
forte, descriptible par des algèbres de Boole. Bien plus, comme le langage
(logos) et la logique (logikè tekHnè) appartenaient
étymologiquement au même domaine, le langage courant tout entier fut alors
censé, du moins chez des peuples rationnels, devoir être régi par des algèbres
de Boole. Or, vers 1970, on s'aperçut que, même en mathématique, certaines
démonstrations supposaient des logiques intuitionnistes ; ainsi, pour
l'axiomatisation de la droite (Lavendhomme). Et c'est seulement à cette
occasion qu'on se rendit compte que le langage courant pratiquait lui aussi des
logiques faibles, et répondait en fait à des algèbres de Heyting (sémantique de
Kripke). Mais alors, pour une métaphysique, c'est un peu de toutes parts qu'il
n'y a plus des étants ayant des qualités, mais des qualités se
regroupant plus ou moins stablement en étants. Les relations sont
avant les êtres, lesquels sont à saisir comme des faisceaux stables,
instables, métastables de relations. La Théorie des topos s'introduit
bien par une Théorie des faisceaux.
5.
Des logiques générales aux univers de discours. - La connaissance
supposée de l'Etre en général permettait d'envisager une logique valable pour
tout événement, en tout temps, en tout lieu. Cette connaissance une fois
évacuée avec l'Etre, il n'y a plus que des univers de discours,
selon des « points de vue », des « idiotopes » (Bourn et
Lavendhomme), considérés par une Théorie des topos, donc des
« lieux » (topoï) d'où l'on parle et dont on parle (on
s'explique ainsi la fidélité de certains mathématiciens au psychanalyste Lacan,
par ailleurs fantaisiste). Déjà le motto le plus éclairant de la Relativité
restreinte avait été : « Il n'y a pas de point de vue privilégié ».
6.
De la perception objectale aux effets de champ. - Depuis Aristote, la
solidité des touts composés de parties intégrantes faisait la solidité des
espèces, laquelle avait entraîné la solidité de la perception des vivants,
puis, par analogie, des autres objets. Les concepts « tout » et
« partie » forment encore une des douze catégories kantiennes. Or
Homo est un être disparate (physique, technique sémiotique, présentiel), dont
les stimuli hétérogènes provoquent entre eux des bassins d'attractions, avec
des effets de champs perceptivo-moteurs et logico-sémiotiques,
dont on commence à reconnaître les fondements en dénombrant les multiples
relais nerveux qui structurent ou déstructurent nos perceptions-motricités.
Ceci à nouveau échappe aux logiques anciennes, qui travaillaient sur des
« objets » d'emblée saisis comme « intégrants-intégrés », et des
spécimens commandés par des formes substantielles où s'individualisaient des
essences stables ; ces logiques étaient d'ordinaire
« réalistes » dans la Querelle des Universaux. Au contraire, les
épistémologies contemporaines, s'adressant à un Univers-Evolution ou une
Evolution-Univers, exigent seulement des « termes », saisis
d'ordinaire moins comme des ensembles topologiquement fermés (comportant en soi
leur limite) que des ensembles topologiquement ouverts (ne les comportant pas).
Sans espérance d'espèces et de genres, sinon transitoires, elles sont
spontanément « nominalistes ».
7.
Du stable et de l'instable au métastable. - Le stable et l'instable
permettaient des logiques décidées. Gilbert Simondon a eu le mérite, en 1957
dans Du mode d'existence des objets techniques, et surtout en 1964 dans De
l'individu et sa genèse physico-biologique, de montrer que le métastable
est partout, dans la technique et dans la biologie. Il vit bien que
cela comportait une nouvelle épistémologie, une nouvelle ontologie, une
« nouvelle logique », une allagmatique, disait-il, sans
doute commencée maintenant par nos Théories des topos. [ Anthropogénies locales, L'individuation selon Gilbert Simondon ]
8.
De la plasticité à la séquenciation. - En accord avec leurs ontologies,
et du reste avec leurs expériences quotidiennes, les Anciens voyaient toute
forme comme résultant d'une action plastique (pladzeïn, façonner). La
Biochimie a révélé, depuis les années 1950, que le passage des acides aminés
aux protéines nous faisait assister à des formations (Gestaltungen) non plus
par plasticité, mais par séquenciation, reséquentiation. Rien n'ébranle
davantage les conceptions traditionnelles d'Homo que la (re)séquenciation
comme mode de formation. Au point que beaucoup de biologistes, qui
pourtant la rencontrent et la manipulent tous les jours, ne l'ont guère encore
aperçue en tant que nouveau paradigme ontologique et épistémologique.
9.
Des images tracées aux images granulaires. - Depuis ses origines, Homo
n'avait jamais connu ( à part quelques empreintes, comme celles des
innombrables Mains de la grotte Cosquer) que des images tracées, tirées
plus ou moins continûment et analogiquement par un doigt, un pinceau, un
ciseau de sculpteur ou de tailleur de pierre ou de bois, en des façonnements.
Depuis 1840, la photographie a introduit des images granulaires (celle
de photons sur une plaque sensible), en cela bientôt suivie par l'image
cinématographique et l'image magnétoscopique. Comme les formations vivantes par
(re)séquenciation, elles aussi sont plus digitales ou digitalisables qu'analogiques.
Cela a comporté une révolution épistémologique et ontologique si considérable
qu'Homo a mis un bon siècle à s'en apercevoir. La Philosophie de la
photographie est de 1980.
10.
De l'idée et du concept aux indices et aux index. - Familiers de leur
ontologie, confiants dans leur épistémologie, les anciens avaient pris
l'habitude de s'installer d'abord dans les Idées ou les Concepts,
d'où ils déduisaient, de jure (Leibniz) et même de facto (Hegel),
les événements du monde. Or, Homo angularisant et transversalisant ne part jamais
que d'indices et d'index, parmi des panoplies et des protocoles
techniques. La construction de son idiolecte par le nourrisson le montre bien.
Comme la prédominance des index sur les indices dans les métaphysiques. Homo
peut bien purifier et généraliser ses indices et ses index. Mais les
dépasse-t-il jamais vraiment, pour accéder à un autre ordre, plus
« élevé », éternel, transcendantal, transcendant ?
11.
De la conscience à la distinction « fonctionnements /
présence-apparitionnalité ». - L'ontologie et l'épistémologie
anciennes s'adaptaient bien à un concept comme celui de Noûs d'Anaxagore
ou de Consciousness d'Hamilton, qui fusionnaient les contenus de
l'esprit (fonctionnements) et l'apparition-autotranslucidité (la présence), qui
les accompagne parfois. D'autant qu'on ignorait tout des fonctionnements
cérébraux ; pour Bergson encore « l'activité cérébrale est à
l'activité mentale ce que le bâton du chef d'orchestre est à la
symphonie ». Au contraire, notre neurophysiologie, éclairée par l'informatique
des computers analogiques et digitaux, ou encore des computers hybrides, nous
suggère que tous les fonctionnements et contenus cérébraux sont descriptibles.
La description indexatrice pure des indexables purs est l'objet de la science
archimédienne, laquelle peut si bien se passer de la présence-absence qu'elle
en oublie d'ordinaire, ou feint d'en oublier, l'existence.
12.
De l'être à l'évolution. - Somme toute, comme concept le plus général,
l'Etre a cédé la place à l'Evolution. Une Evolution d'abord
conçue linéaire, orthogénétique (témoin la fameuse orthogenèse du
Cheval des années 1940), mais maintenant, depuis 1970, se confirmant chaque
jour comme plus buissonnante. Procédant alors parfois par
transformations globales, comme dans la grande extinction du Permien, mais le
plus souvent par la pullulation d'actions élémentaires disparates. Du reste,
régulées par quelques goulets évolutifs, comme la nécessité
anatomique de disposer des tubes, des poches et des clapets qu'ont mathématisés
les sept catastrophes topologiques élémentaires de Thom.
13.
De la contemplation à l'étonnement admiratif. - L'Etre, le Tao, le
Dharma des Anciens se prêtaient à la contemplation, cette façon
et ce bonheur de saisir les choses d'un regard embrassant comme on fait d'un temple
(templum, cum). Pour Augustin d'Hippone, et pour les néoplasticiens de son
temps, chaque feuille des arbres était « une note de la musique de
Dieu », ou de l'Etre, ou de l'Un. L'éternité était source d'ultime valeur,
cessation de toute interrogation ultérieure. L'Evolution buissonnante actuelle
oblige à remplacer la contemplation par l'étonnement admiratif devant
le une-fois-jamais-plus. D'abord, celui des vivants qui ne reviendront
jamais, ni comme individus, ni comme espèces, ni même comme instants
d'existence. Jusqu'au « une fois-jamais-plus » des étoiles et de
leurs constellations. Le « aeï panta rei » (toujours tout s'écoule)
d'Héraclite s'inscrivait encore dans un toujours (aeï), et consistait en des
échanges harmoniques complémentaires (palintropos harmonia), comme celle de
l'arc et de la lyre (okôsper toxou kai lurys). Nous aussi ne descendons jamais
deux fois dans le même fleuve, tout comme Héraclite, mais en un sens tout
autrement radical que lui.
14.
De l'autarcie à l'intercérébralité. - Pour les mêmes raisons d'ontologie
stable impliquant une épistémologie clairvoyante, les anciens prétendaient à
l'autarcie, la zelfstandigheit de Spinoza, la Selbständigkeit
de Hegel. Au contraire, et peut-être en raison du une-fois-jamais-plus
évolutif, le sens, les sens, le Sens, ne commencent sans doute, pour nos
contemporains, qu'avec des états d'intercérébralité, d'empathie
partagée, d'empathie réciproque, et en particulier d'empathie en miroir,
« en couple », dont on commence à reconnaître les fondements dans les
cellules-miroirs, que nous partageons avec l'animalité antérieure, en
particulier chez les Mammifères et les Oiseaux. De quoi reconnaître au mot
« amour » au moins trois sens : (a) l'attraction
sexuelle (hormones de copulation à effet court), (b) la fidélité sexuelle
(hormones d'attachement à effet long), (c) le partage (consensuel ou
conflictuel, mais multiplicateur) d'univers de discours (paroles et
gestes), et plus généralement de rythmes et rites, signalé
surtout depuis 1950, à l'occasion de la « sexualité
interpersonnelle » thématisée alors. [ Anthropogénies
locales, Sémiotique, 2, L'Intention sexuelle (1968) ]
15.
Du rite au rythme. Dans leur ontologie et leur épistémologie stables,
les anciens se contentaient souvent du rite, ce rythme stabilisé
et socialisé. Ainsi, selon la Mimansa indienne, il suffisait de répéter chaque
matin pleinement les phonèmes des Védas (pas les syntaxèmes, ni les glossèmes,
non, les phonèmes) pour que le Soleil renaisse. Nous avons vu Confucius définir
son humanité par le rite. Nos contemporains sont presque acculés au rythme,
seul capable d'épouser le une-fois-jamais-plus, et les échanges mobiles de
l'intercérébralité, en particulier celle des univers de discours..
16.
Du transcendantal éternel au transcendantal en construction. - Le
« transcendantal » ancien était si stable qu'il put même, en
Occident, se rassembler un moment dans le Transcendant chrétien.
Le transcendantal en construction contemporain, comme celui de la
mathématique, et plus lointainement de certaines sciences expérimentales, est
la figure de l'Evolution. Y récupérant l'apostériorité en apriorité
cette fois ouverte. Réalisation la plus embrassante de la Justification pour
des états-moments intercérébraux évolutifs.
17.
Du devant au parmi. - Même dans le « anima est quodammodo
omnia » des Stoiciens antiques, le monde pré-biochimique, pré-relativiste
et pré-quantique comprenait des individus assez spécifiquement fermés pour
s'éprouver devant leur monde, en sympathie ou en hostilité. Dans
un Univers relativiste, quantique, biochimique, le spécimen est d'emblée
l'Univers entier. Et non plus comme des modes d'attributs infinis (Spinoza), ni
comme des points de vue différentiels de ses intégrales (Leibniz). Mais comme
bien seulement un de ses faisceaux métastables. Les
présences-absences accompagnant certaines de ses perceptions-motricités ne lui
révèlent pas un cerveau où s'apparaîtrait l'Univers, mais l'Univers-Evolution
lui-même s'apparaissant selon les fonctionnements propres d'un milieu, d'un
organisme et d'un système nerveux. Où l'individu, ou plutôt le processus
d'individuation permanente qu'il est (Simondon), n'est ni un intérieur
en face d'un extérieur, ni un extérieur en face d'un intérieur, mais un jeu
d'interfaces entre un milieu intérieur et un milieu extérieur
(Simondon). Ou sa disparition est aussi rythmique et ritualisable que son apparition. Toutes
deux étonnantes et émerveillantes par leur singularité, parfois
intercérébralisée, ou elle trouve sens, voire Sens, dans la mesure où cette individuation
se perçoit comme individuant une espèce, dans le Vivant, dans l'Univers, lui
peut-être dans un Multivers (Weinberg). Comme on l'a souvent fait remarquer,
les théories des Quanta et de la Relativité ne sont pas relativisantes mais
absolutisantes. Bouclant littéralement l'univers par deux
constantes : h et c.
18.
Que reste-t-il du hasard et de la nécessité, par
rappeler le titre célèbre de Jacques Monod ? Pas grand-chose. On trouvera plus haut, à la fin de notre première partie, une quinzaine d’interprétations de la « chance » à travers le MONDE 2.
On peut terminer ce florilège des révolutions de la pensée humaine d'aujourd'hui, en notant que le passage de la métaphysique à l'anthropogénie est un renversement d'indexations. La première procédait de haut en bas, la seconde procède de bas en haut. On dira que les empiristes anglais déjà avait choisi ce dernier parti. Mais même eux ne pouvaient s'appuyer que sur des départs très peu initiaux, comme des « sense data ». Comment auraient-ils fait autrement, à un moment où l'on n'avait pas la moindre idée d'une paléoanthropologie ni d'une neurophysiologie. Nous n'avons aucun mérite à notre renversement. Kant pouvait encore se sentir fier d'avoir fait « une révolution copernicienne » en demandant de mettre l'épistémologie avant l'ontologie. Plus d'humilité nous convient. Il a fallu pas mal de réflexions pour rencontrer nos ARN-ADN, et pour vérifier que nos acides aminés peuvent être produits par les seules situations physiques de notre Planète, sans intention identifiable, par les seuls bonheurs de la Variété et de la Sélection. Mais après, il faut sans doute moins de réflexion que de simple attention et vraie naïveté pour voir les révolutions métaphysiques, culturelles, morales ainsi impliquées.
Les métaphysiciens, du moins en Occident, avaient au mur de leur imaginaire les polyèdres de Platon, nous avons au mur du nôtre une séquence d'acides aminés avec sa fille, une protéine. Et encore, eux voyaient, comme Léonard de Vinci, Homo commencer avec un mâle debout et transversalisant, croix dressée, le pénis très géométrisé annonçant déjà son érection, porté à tout saisir de haut-en-bas, mécaniquement, géométriquement, impérieusement. Nous voyons d'abord Homo, comme dans la Nativité en croix de Micheline Lo, commencer bien en deçà, au centre d'une croix couchée de saint André, parmi les fermentations d'une vulve irradiante, et non centrante, incités plutôt à tout saisir de bas en haut, biochimiquement, topologiquement, extatiquement.
De Vinci et Micheline Lo
APPENDICE : UN SYNOPSIS DE LA MÉTAPHYSIQUE OCCIDENTALE
En I950, Jean Mestdaegh, chargé depuis des relations entre le Conseil des ministres et le Parlement européens, avait à passer le lendemain un examen de Synopsis de la Philosopie. Il demanda à son ancien professeur de Poésie de le secourir. J'étais convaincu depuis toujours qu'une grande métaphysique tient en une, deux ou trois lignes, puisque en fin de compte elle ne fait qu'expliciter et thématiser le destin-parti d'existence de sa population, à savoir ses topologies, sa cybernétique, sa logico-sémiotique et sa présentivité (la pondération qu'elle établit dans la distinction métaphysique initiale : fonctionnements / présence-absence). Nous parcourûmes donc en une heure la métaphysique occidentale, en nous obligeant à faire tenir chaque philosophe en deux ou trois courtes phrases. Le lendemain il passa son examen comfortablement, et il s'en souvient toujours. A l'instigation d'Emmanuel Driant et de Philippe Agéa, je reprends cet exercice en respectant les mêmes temps. Il sera peut-être utile à quelques-uns.
Le destin-parti d'existence de la Grèce jusqu'à hier. – L'Anthropos grec se perçoit comme un Microcosme d'un Macrocosme. Un cosmos (= ordre cosmétique) est un Tout composé de touts composés de parties intégrantes ( = rendant les touts intègres), et conséquemment fait de formes se détachant adéquatement sur leurs fonds. Cette vue des choses a engendré la mathématique grecque (Pythagore, Démocrite, Platon, Euclide, Archimède). Ainsi que la Tragédie, la Comédie, l'Histoire causale et des grands hommes, et une sculpture et architecture fracassantes. En même temps, parce qu'il n'avait pas de place pour l'Altérité, sinon pour un Autre qui soit le Même, ce destin-parti disqualifait, du moins théoriquement, des pratiques pourtant aussi appétibles que la sexualité (copulation et orgasme), et même que l'amitié ; ce qui causa des gênes récurrentes. Deux langues dominèrent : le grec ancien et l'allemand, tous deux restés très indo-européens, donc très syntaxiques (même syntactiques), à Kasus explicites, à articles logicistes, à étymologies patentes. La métaphysique occidentale en découle sans bavure.
- 560 Les sept sages proverbiaux. – Soucie- toi du Tout (Meleta to Pan), puisque tu en es le microcosme. Il suffit donc de te connaître toi-même (GnôtHi saFton, repris par Socrate). Ne déborde en rien (Mèden agan). Et choisis le moment adéquat (Kaïron gnôtHi).
- 550 Altionische Makro-mikro-kosmo-lehre (Kranz) et Pythagore. – La morale découle de la Mathématique et de la Musique mathématicienne, « acousmatique ». Pythagore aurait rencontré Zarathoustra, autre Indo-européen.
- 500 Héraclite. – Le Tout est en perpétuel échange économique (anti-amoïbè) : « les choses utiles (kHrèmata) contre l'or, l'or contre les choses utiles ».
- 480 Parménide. – L'étant (to on) est, le non-étant (to mè on) n'est pas. Tel est « l'étantément étant » (To ontôs on). Le reste est doxa, opinion pratique. La Logique est donc celle du tiers-exclu le plus strict (booléenne). De cela Zénon d'Elée a tiré les conséquences paradoxales et impitoyables : une flèche n'atteindra jamais le mur, puisqu'il lui reste toujours la moitié de l'espace à parcourir. Exemple limite de l'héroïsme logique grec.
- 440 Empédocle résumant les présocratiques Thalès, Anaximandre et Anaximène. – Les principes du Tout semblent d'abord qualitatifs. Ce sont les quatre éléments-dieux, en descendant : Feu, Air, Eau, Terre (encore Gaston Bachelard). Pour Anaxagore, ami de Périclès, « Il faut du cheveu pour faire du cheveu », et c'est ce que perçoit le « Noûs », l'esprit sensible.
- 410 Démocrite. – Non, au Tout suffisent des atomes (a-toma, insécables) et des angles (mathématiques). Car virtuellement, le cône est un cylindre, le cylindre un cône,.
- 400 Platon. – Avant le Tout et les touts, il y a (il faut) de l'apriori. De quoi les conséquences sont infinies : les apprentissages essentiels sont réminiscence (Ménon) ; et il y a donc un principe vital (PsukHè) persistant après les morts, puisque la réminiscence suppose une PsukHè qui soit avant les naissances.
- 350 Aristote. – Les espèces vivantes ont des formes substantielles qui réalisent des formes essentielles (éternelles). Lesquelles peuvent en être « abstraites » grâce à un « intellect agent », commun et éternel. Selon ces formes, les corps physiques gravitent vers leur « lieu naturel ». La logique, toujours booléenne, est celle des syllogismes. De tous, Aristote, esprit concret, est le plus gêné du fait que la sexualité, et même l'amité, sont injustifiables, sinon en pratique, du moins en théorie dans le destin-parti grec.
- 310 Pyrrhonisme. – Les contradictions de nos systèmes invitent à l'épokHè (se tenir au dessus, en suspens). Pyrrhon fut un mentor d'Alexandre, comme Aristote.
- 300 Epicurisme (Lucrèce). – Etant donné ces difficultés théoriques, abandonnons la théorie, et cultivons l'amitié sans remords.
- 290 Stoïcisme (Zénon de Kition). – Cependant, une morale adéquate suppose une ontologie et une épistémologie consistantes, à savoir que nos organismes sont les parties intégrantes du grand Organisme. Ce qu'il faut changer c'est que notre logique n'est plus celle du syllogisme, mais de l'événement (scientifique) : ….s'il pleut….alors je reste chez moi.
+ 250 Plotin. – Munis de la vue méditerranéiste (stoïcisme + christianisme), où la persona (d'abord simple acteur) est maintenant dominée par l'anima, laquelle « est quodammodo omnia » (d'une certaine façon tout », nous sommes donc en mesure de refaire un système aussi embrasssant que celui de Platon. Pour ce néo-Platonisme, le Cosmos (ou Macrocosmos) est une Procession descendante (cedere pro) de l'Un au Multiple, et une Récession ascendante du Multiple à l'Un. Ce gigantesque et intelligible embrassement est aidé du fait que les nouveaux codex romains, feuilletables, sont en train de supplanter les byblos grecs, simplement déroulables, incitant ainsi aux larges systèmes cohérents d'un bout à l'autre. Et se prêtant aux dissertations.
+ 330 Athanase (christianisme, ou « méditerranéisme »). – La « persona » est devenue si fondamentale et immense que Dieu même est personne, voire trois personnes pour réaliser mieux la médiation plotinienne généralisée, Alors, sa Création est simple gloire externe de sa gloire interne, elle est donc « ex nihilo », et transcendante au sens le plus absolu.
+ 400 Augustin. – La Récession plotinienne est la contemplation pleine. Dieu est plus intérieur que mon plus intime (Deus interior intimo meo). La théologie et la socio-psychologie (des profondeurs) se confortent et se recouvrent.
+1100 Anselme. – Nous avons dépassé l'An 1000, et Christ n'est pas revenu. Il incombe donc à Homo de devenir non le seulement le reflet du Créateur, mais son cocréateur. Un ingénieur terreste égal à l'ingénieur divin. S'inaugure ainsi un millénaire « d'argument ontologique » : certains concepts humains fondamentaux, s'ils sont pensés en compréhension (vs en extension), sont des actes pleins, qui impliquent l'existence de leur contenu. Ainsi, le concept d'être infini. (La Geste de Rollant commence le substantialisme conceptuel au même moment).
+1250 Thomas d'Aquin (retour à Aristote) – Les êtres singuliers sont des participations à l'Etre, un, vrai, bon, actif (quatre transcendantaux Thomistes). La logique aussi est analogique (versus univoque et équivoque). Dieu est « ens infinitum et actus purus ». Il est accessible par cinq « voies » analogiques, où l'argument ontologique d'Anselme n'a pas de place.
+1300 Duns Scot vs Occam. – La science naissante pointe vers une logique « nominaliste » (les désignations sont de simples commodités systémiques) ; le reste est « anagogie » creuse (rasoir d'Occam). A moins, croit Duns Scot, que nos Universaux cachent une « distinctio formalis a parte rei » (héritée d'Aristote), qui conduira au « transcendentalism » américain d'Emerson, Whitman et Peirce, toujours vivant aujourd'hui comme clé première de la culture américaine (Elizabeth Bishop).
+1640 Descartes. – Il demeure trois « Idées claires et distinctes ; l' Etendue, l'Ame et Dieu. Ce dernier se prête à l'argument ontologique d'Anselme, si on le conçoit comme le Parfait. La Logique est la logique booléenne des proportions mathématique, suivie terme a terme : a/b = c/d = e/f implique : a/b = e/f. La Géométrie est analytique : y = ax + b. La « pensée » est sensation pure (une douleur est une pensée). Descartes, philosophe dit « rationaliste », est le plus « psychotique » des philosophes (cf. les réponses aux objections à la Sixième Méditation).
+1660 Spinoza. – Il n'y a qu'une seule idée adéquate, et se prêtant à l'argument ontologique : la Zelf-stand-ig-heit du néerlandais (la qualité de tenir par soi), trompeusement traduite en latin par « Substantia » (se ternir sous). Tout le reste en découle comme attributs (natura naturans) ou modes (natura naturata). Idées et conduites sont « adéquates » quand elles s'inscrivent dans cette vue.
+1680 Empiristes anglais. – Nos « sense data » conduisent « anagogiquement » (Locke, Berkeley), ou illusoirement (Hume), au « transcendentalism » américain (Duns Scot).
+1690 Leibniz. – Spinoza a perdu la singularité des êtres. Heureusement, grâce à mon calcul infinitésimal, l'ontologie et l'épistémologie se disposent en une Combinatoire universelle et inépuisable de traits sémantiques, maniés par une logique binaire (Boole). Dieu est l'intégrale des intégrales, où chaque monade s'inscrit dans et résonne de toutes les autres. L'argument ontologique s'applique au « nécessaire » défini comme « ce qui ne peut pas ne pas être ». Leibniz, logicien en compréhension, aura pourtant annoncé nos logiques informatiques, qui travaillent en extension. (Les cercles d'Euler, lisibles en compréhension et en extension, ont pu contribuer à de ce tournant majeur).
+1780 Kant. – En tout cas, quand on lit l'Univers en extension, les concepts ne se prêtent plus à l'argument ontologique. Il faut alors revenir aux fondements, en une philosophie dite « critique ». Les oppositions irréductibles entre les Rationalistes (Anselme, Descartes, Spinoza, Leibniz), et les Empiristes (Locke, Hume), obligent à reconnaître l'existence de « jugements synthétiques a priori » (ceux d'Euclide, de Newton, de Reimarus), donc de remarquer un « transcendantal » groupant les « conditions de possibilité de tout objet comme objet » (versus le transcendantal thomiste de l'Etre un, vrai, bon, actif). Cette nouvelle transcendantalité demeure vivante, sensible : les deux premières critiques (de la Raison pure et de la Raison pratique) aboutissent à une Critique de la puissance de juger (Kritik der Urteilskräkt) les embrasssant et même les ouvrant sur le « Beau » comme gracieux et sublime, ainsi que comme artificiel et naturel. Schopenhauer et hier Deleuze signaleront ce mouvement, que Keats avait résumé dès les Romantiques anglais : “Beauty is truth, truth beauty. That is all // Ye know on earth, and all ye need to know.”
+1800 Fichte (chéri par Kant). – L'ontologie-épistémologie (Wissenschafts-Lehre) doit être telle qu'elle rende possible l'action morale kantienne, laquelle n'obéit pas à la Loi, mais l'instaure, en en faisant une sorte de transcendantal kantien.
+1830 Schopenhauer. – Le noumène de Kant est le Wille germanique, sans finalité (Wagner, Nietzsche, Hitler décrit par Goebbels), versus la Voluntas latine, finaliste. Il est accessible seulement par l'art. On n'oubliera donc pas qu'il y a une métaphysique orientale, surtout indienne (Çankara, Ramanuya, autres Indo-européens).
+1840 Schelling. – L'Absolu est la fusion des Contraires, il est accessible non tant par l'Art que par la Révélation, jusqu'aux Mythologies et au Christ (derniers cours de Berlin).
+1850 Hegel. – Equivalence de l'ontologie (substance) et de la grande logique (conscience), sous la motion de la Négativité : thèse, antithèse, synthèse, au terme d'une Phénoménologie de l'Esprit. L'Occident, épris de médiation universelle plotinienne, aura été trinitaire, triangulaire, depuis le fronton du Parthénon jusqu'à la Maison blanche. Ainsi, la Force, cette Grande Logique en acte, prime et réalise le Droit.
+1855 Kierkeggard. – Les singularités sont irréductibles, témoin la disjonction logique danoise : Enten… Eller (ou bien …ou bien avec quelque décalage). Versus la logique de tiers exclu (booléenne), qui anime encore Hegel.
+1870 Karl Marx. – Homo produit des œuvres qui deviennent indépendantes de lui et le mènent ; le cas le plus clair est le Capital, producteur de monnaie, donc de l'échangeur neutre, fascinateur privilégié chez un primate possibilisateur.
+1880 Nietzsche. – Avec Darwin, l'Anthropos grec fait place à « Homo évolutionnaire », d'abord saisi comme Uber-mensch. La métaphysique le cède au prophétisme (Zarathoustra).
+1900 Bergson. – L' anagogie va de la « durée abstraite » (le « t » des physiciens) au gracieux de la « durée concrète ». Il y a ainsi Deux sources de la Morale et de la Religion. (source du désir sans manque de Deleuze).
+1910 Husserl. – L'Etre des étants, parménidien, a bloqué l'Occident. Heureusement, on peut le mettre entre parenthèses, pour ne garder que les phénomènes. On n'a pas perdu pour autant la transcendantalité, si l'on saisit les phénomènes dans leur essence phénoménologique : le sensitif, le perceptif, l'imaginaire, le volontaire, le logique, le mathématique, etc. Rien n'empêche une phénoménologie d'être transcendantale.
+1930 Heidegger. – Non, on ne peut mettre entre parenthèses l'Etre des étants, au moins comme horizon du Welt (Walter Biemel), lequel est atteint par l'art et le poème (Hölderlin). Transcendantalement, il faut repartir des situations et des conduites hominiennes primaires : IN-der-Welt-Sein, ZU-handigkeit, Sein-ZUM-Tode, angoisse VERSUS peur ? etc. « La qualification d'Existentialisme ne me convient pas ».
+1940 Sartre-Beauvoir. – Il y a quatre Sartre au moins ; celui de La Transcendance de l'Ego, de la présence dans la conscience (L'Etre et le néant), de la pratique immergée (communisme), de la filiation judaïque. Le Sartre qui concerne l'Anthropogénie est le second ; « Quand le skieur surgit, la montagne, qui simplement était, maintenant apparaît » (Beauvoir).
+1950 Wittgenstein. – Les années I900-1920 sont celles de la « crise des fondements » en science. Wittgenstein commence donc par mesurer les limites des formalismes (Gödel, Tarski, Ladrière), avant de passer aux plénitudes de l'expérience quotidienne, et en particulier du langage plein (celui d'Augustin, Austin, le Searle des Speech Acts).
Vers l'anthropogénie. – L'Anthropogénie s'annonce depuis 1850. Ainsi, les géométries non euclidiennes (Riemann, Lobachevsky). Les géométries classées selon les groupes de transformation (Felix Klein). Le Multiple remplaçant l'Un platonicien (Dedekind). Les topologies générale et différentielle (Poincaré, Thom) comme cœur de la Géométrie. Les logiques non booléennes dites « faibles », « intuitionnistes », « synthétiques » (Kock-Lawvere, Lavendhomme). La causalité du morphologisme biologique (d'Arcy Thomson, Waddington, Thom, Fleury qui pointe les trois positions du nombril dans la crêpe bastulaire). Le « bricolage » digital de l'ADN et des protéines (François Jacob). La mémoire comme triple chimie de l'Aplysie (Kandel). Les équilibres ponctués (Gould-Eldredge). La « chance évolutionnaire » (Ebble, 1999). Les premières articulations du morphologisme et des bricolages de Jacob dans les Heat Shock Proteins 90, ou protéines « chaperonnes canalisatrices » (Suzanne Rutherford et Suzan Lindquist, Chicago, 2006), Sept squelettes de poissons de 3 mètres et de 375 MA, espèce Tiktaalik roseae, du dévonien canadien (évo-dévo), pêchés en 2004 à 1000 kilomètres au-dessus du cercle polaire, donc ayant vécu dans des eaux alors peu profondes et en période douce, montrent, après une longue analyse très fine de leur tête (Chicago, Philadelphia), que le passage des vertébrés marins aux vertébrés terrestres n'a pas supposé seulement le raidissement des nageoires, mais plusieurs modifications cohérentes du crâne : (a) une plus grande mobilité par rapport au tronc (pressentiment d'un cou avec un trou occipital plus médian mieux adapté à la captation semi-terrestre), (b) mais aussi l'évolution d'un gros os adapté à la manducation sous-marine et à la respiration par les branchies (hyomandibule) en un os maintenant beaucoup plus petit (stapes, stirrups) adapté à un pressentiment de l'ouïe terrestre. Cf. Nature dans l'IHT du I7 octobre 2008. En une première articulation entre microévolution progressive (strictement Darwinienne) et la macroévolution par équilibres ponctuées (précision Gouldienne) ???
L'Anthropogénie proprement dite. – Bien que différente des métaphysiques, l'Anthropogénie tient elle aussi en une ligne : Homo est le primate anguleux (angular primate). Donc angularisant (angularizing), donc orthogonalisant (orthogonalizing), donc transversalisant, donc panoplique et protocolaire (l'outil hominien versus l'instrument animal), donc possibilisateur, donc en vis-à-vis gestuel et locuteur (ré-en-contre), etc, etc. La distinction universelle initiale est alors : fonctionnements / présence-absence, diversement pondérée selon les civilisations.
Henri Van Lier
De la Métaphysique à l'Anthropogénie, 2006-2008