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ANTHROPOGÉNIES LOCALES - PHYLOGENÈSE
CINQUANTE OPÉRATEURS DU MONDE 3
Il existait en Belgique, en 1979, un hebdomadaire pour
« cadres et dirigeants » intitulé INTERMEDIAIRE, où Georges Lurquin, directeur-fondateur de
LE LANGAGE ET L’HOMME, était chargé de la partie culturelle. Il décida d’y
publier les Opérateurs en feuilleton par deux. Que ces textes aient été ainsi
diffusés à plusieurs dizaines de milliers d’exemplaires montre le
bouillonnement intellectuel qui régnait à ce moment.
Chaque époque s'éclaire d'un certain nombre de mots et d'objets
clés. Qui sont à la fois idées, images, gestes. Appelons-les OPERATEURS pour
signifier que ce qui importe c'est les déclenchements, les figures et les
carambolages qu'ils suscitent.
Des FICHES, parce que le monde et le cerveau sont un fichier.
Bibliothèque de Babel, avec des entrées et des sorties innombrables. En cercle.
En-cyclo-pédie. Où l'on ajuste et soustrait sans
arrêt. Une POCHETTE, pour célébrer la mort du livre. Pour bien faire sentir que
l'ordre est interchangeable. Qu'il est bon que les fiches s'emmêlent et se
redistribuent de temps en temps. Comme dans un cerveau qui apprend. Comme dans
la vie qui invente des espèces.
L'accolement des fiches deux par deux permet la MULTIPLICATION.
Tous droits de reproduction non réservés. La DATE rappelle que cette démarche
doit être sans cesse mise à jour.
I.1. Force de
production
Dans une industrie avancée, les forces de production deviennent au
moins aussi importantes que les rapports de production. Les affiches des
publicitaires communistes cubains étaient sensiblement identiques de structure,
vers 1969, aux affiches du très capitaliste américain Peter Max. Influence de
style ? Surtout, action d'un mime environnement technique et de mêmes moyens
techniques (nouvelles encres, etc.) de part et d'autre.
Les forces de production d'une époque comportent des textures, des
figures, des taux de transparence et d'opacité, de poids et d'impermanence, qui
de soi, et avant même les rapports de production, suggèrent un espace-temps,
une perception du corps propre, des logiques, un fantasme fondamental. Elles
font qu'on puisse spontanément ou non croire à une immortalité ; que 1'individu
s'éprouve comme un moi ou comme une colonie ; qu'il parle hot ou cool ; que la
plupart recherchent un travail concret ou abstrait ; qu'on accepte ou rejette
l'avortement. Utiliser des plastiques, des transistors ou de simples machines
comptables change fatalement à la longue la conception de la matière et de
l'esprit, ou rend ces deux concepts caducs.
Avec une pointe bic, il est impossible d'écrire ; "Celui qui règne
dans les cieux, et de qui relèvent tous les empires, à qui seul appartient la
gloire, la majesté et l'indépendance…" Impossible d'écrire le Discours de
la Méthode, ni la Phénoménologie de l'Esprit, ni la IXe Symphonie, ni le Don
Juan de Mozart. Et même le Capital. Ou l'Interprétation du rêve. Lorsqu'on manipule
des photographies de soi-même, ou des enregistrements de sa voix, il est
malaisé d'orthographier MOI en majuscules, comme la jeune Parque de Valéry. Et
difficile de se considérer comme un centre de référence dernier, et donc comme
un sujet au sens fort, parmi des graphes, qui font apparaître tout cerveau et
tout corps comme relais de réseau.
Ceci
ne doit pas faire oublier l'inertie des rapports de production, et en général
des systèmes d'images et de symboles. Dans les moments d'évolution technique
rapide l'ajustement des rapports et des forces de production suppose une
thématisation permanente de ces dernières : un des buts de la collecte des
présents opérateurs.
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I.2. Photographie
La peinture, le
texte, la musique classiques nous donnaient à croire que nous
vivions dans un environnement de signes (images, mots, notes) où le réel de l'univers venait
s'ordonner dans ce que nous appelions la réalité, notre réalité, un cosmos-monde (cosmétique, nettoyé), dont nous étions les microcosmes et les maîtres.
Les photos ne sont
pas des signes, c'est-à-dire des signaux
conventionnels, systématiques, humains,
mais des empreintes, c'est-à-dire des signaux
physiques et chimiques : signaux qui peuvent être les indices de
leur cause (un spectacle éventuel), indices qui
peuvent être munis d'index (un cadrage, etc.). Il y a
donc là autant d'initiative de la technique, de la
nature et du spectacle que du photographe, lequel ne construit pas, mais
enregistre, et éventuellement prélève. Trappeur.
Du même coup, se renverse le rapport entre information et bruit
(non-information). Peintres, écrivains, musiciens
classiques s'installaient d'emblée dans l'information,
l'ordre, l'idée. Empreinte
photonique, la photo est fondamentalement un bruit (de fond) dans lequel alors émerge localement et transitoirement de l'information, du reste
largement incontrôlée et indénombrable.
Cela fait un autre
rapport à l'environnement. La photo donne à voir que nous ne saisissons jamais nos réalités ("notre"
chambre, "notre" mère, "notre"
colline) que moyennant un écran, une trame de réel, d'actions physico-chimiques, qui font de chaque photo un autre
monde, une non-scène,
frustrant notre perception globalisante par se isomorphisme, sa synchronie, sa
digitalité, sa minceur.
D'où la formidable résistance de la photo à nos humanisations.
Nous la mettons souvent au service de nos sentiments, nos esthétiques, nos érotiques, nos
positionnements politiques et commerciaux. Et elle excelle en tout cela. Mais,
en même temps, jouant ostensiblement avec les deux
constantes cosmiques, c (vitesse et
isotropie de la lumière) dans ses
objectifs, h (grain minimum d'énergie) dans le grain
de ses pellicules, elle nous rappelle qu'i n'y a pas le Système, Cosmos-Monde, mais seulement une
infinité de petits systèmes locaux et
transitoires, en chevauchements et en compatibilités-comptabilités incessants. Astronomique, géologique ou familiale, une photo quelconque est toute une
philosophie et une éthique latentes.
Texture et structure si révolutionnaires qu'elles sont l'objet d'un véritable refoulement
culturel.
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I.3. Radio
L'enregistreur, l'émetteur
et le récepteur radio comme second objet technique fondamental, comme autre
capacité du réseau de communiquer et de se réfléchir.
Communication et réflexion
moins purement techniques que dans le cas de la photographie, parce que le
langage, avec ses codes, y joue un rôle important. En outre, le son, comme
l'odeur, réalise une présence en tous sens : devant, derrière, au-dessus, en
dessous ; entourement utérin, archaïque, réminiscent : la radio portative est l'architecture de
ceux qui n'en ont plus, s'il est vrai que c'était l'architecture qui assurait
jadis 1'entourement protecteur et stimulateur. De
plus, le son est rythmique : radio massage, radio geisha. Il est lointain-proche : continuité du flux nerveux laryngal et du flux électronique du micro. Par le timbre, il
est cosmique-singulier : en HP, une voix "en
personne" sur mon corps et dans mon oreille. Apte au
"multiplex", faisant dialoguer à chaud des opinions émises en des
lieux très distants. Et multiplex synchrone : l'oreille suit la polyphonie de
pistes superposées.
D'où, culturellement,
photo et radio sont devenues complémentaires. Le fondu et l'entourement propres au son compensent la découpe et
l'affrontement propres à l'image. Le son étant voulu d'autant plus kitsch ou
plus biologiquement rythmique (jazz, pop) que la photo rompt davantage les continuités
et les rythmes. Quitte à ce qu'il s'assimile à ce qu'il compense dans son
"montage".
On comprend que le
langage de la radio soit phatique au sens de Jakobson, c'est-à-dire
privilégiant le canal : rassure-toi, tu n'es pas seul, le canal fonctionne.
Mieux, car le timbre est singulier : il y a "quelqu'un". Phatiques
sont le pépiement des oiseaux, des amoureux, des vieillards, des personnages de
Beckett, dont le langage se pose comme radiophonique dès la Dernière bande.
La fonction référentielle du langage, c'est-à-dire
la transmission de messages est également adaptée à la radio, comme le prouve
l'audience des journaux parlés. Mais la nouvelle, par son idéal
d'instantanéité, y est elle-même phatique : l'événement y vaut autant par
sa singularité et sa chaleur que par le jeu des causes et des conséquences. Et cela
parce qu'il est pris sur le vif, mais aussi parce que le branchement radio-téléphone
le bigarre d'intonations et de tours de pensée, perçus plus importants que les
actes et les pensées.
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I.4. Télévision
Le magnétoscope et
l'écran de télévision comme troisième force de production où le réseau se
transmet à l'intérieur de lui-même et se réfléchit. Qu'il s'agisse de distraire
un téléspectateur assis dans son fauteuil ou de contrôler les opérations d'une
usine par un équipement de circuits fermés.
La TV c'est la
perception familière que rien n'est stable ni continu, que même une image qui
se donne comme synchrone est faite de points discontinus et se succédant.
Image criblée et balayée. Plicker. Faisant apparaître
tout réel comme criblé et balayé. Comme train
d'électrons, de noir-blanc, de 0-1, de bits.
Structure en dessous du seuil de perception, et pourtant sensible par les
fluences de l'écran, au-dessus du seuil. Et manifestation tangible de la
tension permanente entre information visuelle et bruit visuel, invitant à
saisir toute information, auditive aussi, ou tactile, comme une récupération
instantanée et point par point sur le bruit. Donc toute réalité ni globale ni
centrée, mais agrégée fugitivement, par rencontres.
Cela ne peut qu'être
confirmé par la moindre détermination de l'image télévisuelle eu égard à l'image filmique. Et aussi par l'exiguïté du petit-écran, a la fois fascinant et subalterne, ustensile.
D'où le caractère d'ambiance du spectacle TV (comme on dit musique d'ambiance),
regardé transitivement, latéralement.
Bref, la TV (comme le
cinéma, bien qu'autrement) se situe entre le voyeurisme de la photo et
l'omniprésence du son. Elle est proche du son dans la mesure où ses images sont
mobiles jusque dans leur étoffe, et proche de la photo dans la mesure où ses
images cadrent étroit et gros. Oscillant entre quelque chose de phatique, même
dans le rapport de l'événement le plus brutal, et un fétichisme bon enfant.
Cette fois, le communiquant et le
communiqué sont absolument consanguins : trains d'électrons de l'image presque
saisis comme tels, et médiatisant des corps, des sujets, des événements, autres
trains d'électrons à saisir comme tels. Connaturalité de la TV et de la
science-fiction, c'est-à-dire du "sens" de la science. Et cela en
particulier dans les programmes les moins prétentieux : les variétés, la
publicité, l'événement politique devenu flash. Ainsi la vue la plus populaire
devient la plus savante.
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I.5. Voie
Ce sont les voies qui
proposent désormais les systèmes de référence en espace et en temps. Voies
maritimes, fluviales, ferroviaires, routières, aériennes. Pipelines. Sans
compter ces voies légères que sont les câbles électriques ou téléphoniques, les
canalisations d'eau et de gaz.
Autrefois, la route
de Chartres, à travers la Beauce, conduisait à la cathédrale de Chartres, ou
partait d'elle, fin et principe. Il y avait des lieux, où menaient des
chemins, en traversant des domaines. Aujourd'hui, les supermarchés, devenus
les cathédrales de nos cultes d'échangeurs, sont seulement des ponctuations du
réseau routier, échangeur principal. Prévalence de la voie sur la demeure.
Pour un homme en mouvement. Pour un homme mouvement. N'étant chez lui que dans
le dépaysement du voyage réel, ou de celui qu'accomplissent à la maison la
télévision et le magazine.
Encore ne s'agit-il
pas simplement de translation physique ou imaginaire, mais d'un espace-temps
de l'échange généralisé, dont l'autoroute, dans les pays à réseau achevé, est l'exemple
quotidien. L'autoroute conduit à l'autoroute. On y sort à droite pour aller à
gauche, on y roule en avant pour sortir en arrière. Fluidique, où le court fait
détour. Où la causalité ne va pas nécessairement de proche en proche. Où on
trouve plutôt des compatibilités, des concordances ou discordances que des
causalités. Où il n'y a pas des libertés d'un côté et des rigidités de l'autre,
comme dans la figure classique d'Hercule à la croisée des chemins, mais des
libertés peu définies se déterminant à mesure qu'elles se prennent, en une
saturation progressive et rarement définitive. Le temps faisant partie de
l'espace. Motel : nom d'un repos comportant la motricité. Station : halte
conditionnée par le redépart. Parking : halte
libérant le trafic, seul essentiel. Ni lieu, ni chemin, ni domaine. Par contre,
sur les sections en remblai, un élargissement du paysage le faisant apparaître
comme système, comme synergie écologique et économique, c'est-à-dire comme
région.
Les voies : architecturation
de base de la planète. Dont toutes les autres architectures sont des
aménagements ou des surdéterminations.
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I.6. Conteneur
Comme la voie conditionne
la demeure, le conteneur, premier mobile de la voie, conditionne le produit. Le
principe de l'encombrement minimum descend, selon des rapports gigognes, de
l'écluse au bateau, à la cale, au wagon, au camion, à la caisse, à la boîte, au
tube. Et ceci n'entraîne pas seulement certaines mensurations modulaires, mais
encore tout un design de la prédominance des surfaces lisses, et plus
profondément d'une construction des objets par pliures et dépliures,
comportant une saisie topologique de la technicité. A telle enseigne que la
logique des conteneurs a été le stimulant le plus impératif d'un industrial design rationnel, depuis le Bauhaus.
Toujours comme la
voie, le conteneur n'est pas seulement le moyen de l'échange, mais parfois
l'échange et l'échangé eux-mêmes. Ainsi l'emballage devenant le produit. Un
dentifrice ou un savon en poudre sont moins une poudre ou une pâte, contenus
dans un tube ou une boîte, qu'un tube ou une boîte qui, à leurs heures,
sécrètent une pâte ou une poudre. Le rapport du paquet à la cigarette est du
même ordre.
La notion s'achemine,
en sus, du hardware au software. Un conteneur c'est le parallélépipède énorme
saisi par la grue d'un port, mais c'est aussi le circuit intégré, qui stocke
des transistors, des résistances, des condensateurs sur moins d'1 mm2.
Miniaturisation moléculaire. Mais surtout, pour le concepteur, élaboration de
systèmes moins à partir de composants (encore objets) que de fonctions. Comme
dans nos mémoires nerveuses.
Le conteneur éclaire
enfin l'architecture récente, dont le système de construction, fatalement
modulé par les impératifs de l'imbrication gigogne, est amené à une combinatoire
jouant de panneaux et planchers légers sur une ossature invisible. L'habitant
voit ses situations les plus stables devenir voyageuses. Le plus hard, le bâti,
ramené au soft, matériellement et sémiologiquement. D'où les cohérences diverses
de l'architecte contemporain : hautes dans les bâtiments d'exposition et
d'industrie, transitoires et transitifs par nature ; faibles ou basses dans la
demeure, dernier refuge des solidités, et où alors tantôt on alourdit gratuitement
le bâti, tantôt c'est au meuble qu'on confie d'exprimer la permanence, sous
forme de "styles" ou de kitsch.
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I.7. Processus
Un monde qui n'est
plus fait d'objets, engendrés par des processus, mais de processus émettant par moment et localement des objets.
Chaque auto est un
état local et passager d'une réalité beaucoup plus vaste, le processus
Automobile, lequel comprend des chaînes de montage, des services après-vente, des
bureaux de conception, des ravitaillements en carburant (d'un continent à
l'autre), des routes, des compagnies d'assurances, une hôtellerie, mais aussi
des conditions socio-économiques garantissant la stabilité d'une population
d'ouvriers et d'une population d'acheteurs. Bref, une moitié de l'aménagement du
territoire et de l'économie nationale. Et c'est l'Automobile qui définit, comme
sa condition de survie, l'espérance de vie optimum des autos particulières.
Bien plus, beaucoup
de nos objets sont de simples rencontres de processus qui ne les visent pas
comme tels. Cette table de bureau est une confluence momentanée du processus "tuyauteries"
(les tuyaux qui forment ses pieds fournissent en même temps des conduites de
gaz et d'eau ou des échafaudages) et du processus "surfaces" (les
panneaux synthétiques formant sa tablette interviennent aussi bien dans des
façades).
Enfin, les processus
semi-finis et semi-finalisés dépendent eux-mêmes de
réalités encore plus générales, encore moins substantialisables.
Par exemple, "tuyauteries" et "surfaces" ne sont souvent que
des modalités du processus "matières plastiques", n'impliquant aucune
forme ni fin définies avant que les flux ne soient conditionnés par
l'extrudeuse.
Cette
désubstantialisation, et désobjectivation, se renforce à mesure qu'on passe du
hardware au software. Une radio est la réalisation locale d'un circuit,
lui-même réalisation locale de la théorie des circuits. Aussi
comporte-t-elle moins des vraies parties, intégrantes et désignées par un nom,
que des éléments, désignés par une numération. C'est plus un relais qu'un
objet ; un poste, au sens fort ; a set. Et un computer est processus plus
purement encore.
La prévalence du processus (non
finalisé) sur l'objet (finalisé) redouble la prévalence de la voie sur la
demeure, et du conteneur sur le contenu.
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I.8. Ob-jet
C'est autour du mot "objet"
que se précisent le mieux le commencement et la fin de
la culture européenne depuis le démarrage technique de l'an 1000.
Les Latins, qui
avaient le verbe "objicere", n'ont jamais éprouvé
le besoin de former le substantif "objectum".
Il est dès lors symptomatique qu'après l'an 1000 ce dernier apparaisse en latin
médiéval, et de là se répande dans toute l'Europe. Un ob-jectum
c'est quelque chose (um) de jeté (ject)
à la rencontre de (ob). C'est une chose qui se tient
en face, un vis-à-vis solide, une substance stable et délimitée, définissable, et
devant quoi j'apparais moi-même comme un sub-jectum,
un sujet. Et l'on trouve en français ob-jet,
en allemand Gegen-stand (qui se tient à la
rencontre), en néerlandais voor-werp (jeté
par-devant), en russe pred-met (idem). Le
couple objet-sujet résume parfaitement le moment
bourgeois dans sa force. Il s'affirme en français au XlVe
siècle en même temps que problème, dérivé du grec pro-blema
(également devant-jeté), qui avait d'abord signifié saillie et promontoire, puis cette saillie un peu spéciale
qu'est une question.
Or on s'occupe
beaucoup des objets depuis quelques années. On décrit leurs modes d'existence,
leurs populations, leurs générations, leurs systèmes, leurs accointances
psychanalytiques. D'ordinaire, ce genre d'intérêt s'éveille quand une réalité
est sur le point de disparaître. Et en effet, on parle tant des objets depuis
qu'ils se volatilisent dans les processus; comme on parle tant des bourgeois
depuis qu'ils sont devenus simplement des citadins ou des urbains.
A moins que, comme il
arrive souvent dans les avatars des langues, le locuteur français perçoive
moins ob, marquant la consistance et le
surgissement en face, que jet, suggérant le short life, le prêt à jeter.
L'objet serait senti comme dé jet.
D'où son
apparentement par la psychanalyse à l'analité. Mais seules des séries homogènes
sont éventuellement anales, et les produits de la technique actuelle, croisements
de processus, favorisent les séries hétérogènes Resterait que dans objet
on soit surtout sensible à la circulation et aux sauts discontinus.
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I.9. Hétérogénéité
La technique se
montre rationnelle dans chacun de ses produits mais déjoue la raison dans son
tout.
Car son progrès n'est
nullement harmonique, ni prévisible. Un nouveau stade n'y sort pas
nécessairement de l'élément, de l'individu, de la série
techniques les plus avancés. Mais le plus souvent d'un élément, d'un
individu, d'une série disgraciés jusque-là et qui, dans un nouveau contexte et
moyennant quelques accommodations, deviennent dominants. Série à côté d'autres
séries. Séries hétérogènes. En sorte que la technique récente buissonne, comme jamais
l'agriculture ou l'artisanat ne l'avaient fait.
Monde à n dimensions
d'espace et de temps. Ne privilégiant ni la profondeur, ni la hauteur, ni non
plus la surface. Mais travaillant, selon les propriétés des séries, par
convergence, croisement, feuilletage, résonance, déplacement, complexification.
Ni linéaire cartésien, ni compréhensif aristotélicien, ni dialectique hégélien
ou marxien, ni contradictoire kierkegaardien.
Règne du PERT,
homogénéisateur spatio-temporel transitoire jugulant l'hétérogénéité des
techniques durant le temps de fabrication d'individus techniques très
compliqués (Nautilus), lesquels sont ainsi temporalisés non seulement par leur
usure, comme autrefois, mais par leur situation sans cesse mouvante dans le
réseau lui-même mouvant.
Les problèmes de
l'architecture contemporaine proviennent de là aussi. Comment concilier des
bâtiments appartenant fatalement à des séries techniques (et sémiotiques) non
synchrones ? Dès lors faut-il à tout prix chercher à concilier l'inconciliable ?
Ou s'installer justement dans l'hétérogénéité comme dans une nouvelle force
biologique, esthétique, éthique ? Pour un cerveau lui-même sériel. Et, du reste,
commençant à percevoir toute cohérence appuyée comme oppressante, fausse.
Quitte à consommer beaucoup d'art et de musique classiques, mais à distance, muséalement. Comme on passe à la campagne un mois par an.
La ville moderne
critiquée pour son tohu-bohu visuel et sonore. Mais c'est la ville qui draine
les populations, au moins à mi-temps. Tohu-bohu à la fois réprouvé et désiré.
Ou tohu-bohu qu'est le nouveau désir, pour d'autres organismes.
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I.10. Synergie-métastabilité
Le progrès technique
tient en l'introduction de nouveaux éléments, mais aussi dans la solution des
incompatibilités entre éléments existants.
Comme il s'agit de compatibiliser,
on peut parler en ce cas de synergie, même si une incompatibilité est levée
souvent non en faisant concourir plusieurs organes à une même fonction (synergie
proprement dite), mais en faisant réaliser plusieurs fonctions par un même
organe (concrétude, si l'on convient d'appeler abstraction le cas où des
fonctions séparées sont réalisées par des organes séparés).
Dans une technique
avancée on dénombre alors des synergies de fonctions (concrétudes), des
synergies matière-information (la matière est aussi
information, et inversement, dans la texture d'un transistor), des synergies machine-nature (où la nature devient pour la machine un
milieu associé), des synergies machine-machine (en
réseau), des synergies réseau-homme (où chacun opère
comme portion de l'autre). Jusqu'à un système écologique comprenant au moins la
planète et son milieu immédiat, articulé de satellites artificiels.
La tendance synergique
réduit les hétérogénéités des séries. Mais elle en suscite d'autres étant donné
que, par elle, tout progrès technique majeur implique, dans le réseau, des
réorganisations en chaîne plus ou moins importantes.
Alors, le double jeu
des synergies et des hétérogénéités débouche sur des métastabilités. Dans la
physique des cristaux, souvent exemplaire, on voit qu'entre deux états stables
interviennent des états intermédiaires, qui ne peuvent être dits instables, car
rien d'apparent ne s'y passe ; mais qui ne peuvent être dits stables non plus,
parce que s'y joue la réconciliation entre un avant et un après qui diffèrent
profondément.
Le concept de
métastabilité caractérise la façon dont s'enchaînent dorénavant les états synchroniques
et diachroniques de nos économies, de nos politiques, de nos éthiques et nos
arts. Dans l'Evolution, dont l'histoire des cultures est un cas particulier,
il permet d'articuler la stabilité de l'espèce avec l'ouverture à la mutation.
Toutes ces implications fondent le "mode d'existence des objets
techniques" selon Simondon.
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I.11. Saturation
Les faiblesses
profondes d'une technique industrielle avancée tiennent moins à ses lacunes
qu'à ses pleins.
En effet, les
pénuries de matières premières, et en particulier de nourriture et d'énergie,
sont, espère-t-on, compensables du fait que la technique avancée contrecarre
l'expansion démographique par les produits anticonceptionnels et l'avortement,
par le travail de la femme, par l'incompatibilité relative entre la procréation
et le logement urbain, etc. D'autre part, ce genre d'obstacles maintient le
tonus technique en suscitant des programmes de remplacements.
Les fragilisations
par les déchets toxiques, par l'émission de calories indésirables, par
l'altération des filtres de l'atmosphère, par le rétrécissement de l'éventail
des espèces vivantes grippant les régulations écologiques semblent pouvoir
être amorties grâce aux ressources d'une technique très synergique. Elles
maintiennent également le tonus technique en appelant des programmes de
recyclage.
La chute de la
rentabilité technique de la recherche (peu utile de faire rouler plus vite les
automobiles, voire de prolonger encore la vie humaine) alimente également des
programmes, dits implosifs.
Par contre, les
pléthores posent des problèmes moins solubles. Pléthore d'énergie saine.
Pléthore d'information saine. Pléthore non seulement de quantité mais de qualité.
Où les programmes techniques sont mal à l'aise d'entrée de jeu.
Il y a une menace
pour la technique déjà dans la simple satisfaction des besoins élémentaires et des
désirs faciles. La satiété prive de la consolation de croire que la
justification de l'existence se trouverait dans la tension vers un avenir
meilleur, dans une transformation. Anti-foi. Et donc anti-technique dans la
mesure où la technique est une foi. C'est le lieu de se souvenir que toute
technicité n'existe que pour un homme technicien, ayant une certaine pulsion
technicienne, laquelle, pour avoir été active en Occident depuis le XIe siècle
environ, n'a pas plus que la pulsion scientifique de garantie de pérennité.
D'où les couples bien-mal et plus-moins remplacés
par le couple ouverture-saturation.
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I.12. Long terme
Depuis que ses
actions touchent la nature en profondeur dans ses textures atomiques et bactériologiques,
et en extension, dans ses équilibres écologiques, - ce qui du reste revient indirectement
à des modifications de texture, - le technicien doit tenir compte non seulement
du court et du moyen termes, mais aussi du long terme, où il éprouve qu'il est
moins préparé à maîtriser le temps que l'espace.
En effet, le long
terme l'oblige à penser par scénarios. Une fois produit un modèle reliant des
variables endogènes, en recherche, à des variables exogènes, mieux connues,
par des relations de comportement, chaque scénario opère des quantifications jugées
exemplaires de certains paramètres. Or on sait que les relations de
comportement sont établies de façon partiellement arbitraire ; les quantifications
des paramètres aussi ; les facteurs exogènes (réserves de combustibles, de
métaux) sont hypothétiquement connus. De toutes parts, on n'obtient ainsi que
des approximations. Or les relations de comportement sont souvent des équations
sensibles, c'est-à-dire dont les résultats s'inversent parfois pour de faibles
variations d'un élément. Les erreurs à envisager pour le long terme - et, en
matière très compliquée (la météorologie), pour le moyen et même le court terme
- ne sont donc pas seulement de taux, mais de sens.
A ce compte, le
technicien est découragé de chercher à intervenir au moment le plus opportun.
Risque pour risque, il s'aventure hâtivement, comme c'est sans doute le cas en
ce qui concerne l'énergie atomique imparfaitement contrôlée, du moins dans
l'évacuation de ses déchets. Ou paresseusement, au
contraire, comme quand il s'agit de pollution ou d'explosion démographique. Le
caractère aléatoire des menaces est renforcé par le caractère aléatoire des
parades.
D'ailleurs,
historiquement, rien ne prépare l'être humain à envisager le long terme, vu
qu'il n'eut jamais qu'à opérer des aménagements infimes de la nature, dont les
mécanismes globaux étaient peu atteints. Seuls les politiciens prétendaient
voir loin. Les choses n'ont pas changé: le Club de Rome, qui se donne pour
tâche de thématiser la problématique du long terme, adresse ses admonestations
aux chefs d'Etat. Les rationalisations indécidables passent inévitablement par
l'irrationalité des choix collectifs et du pouvoir.
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I.13. Mondes 1-2-3
Les structures
actuelles de la technique rendent manifeste que tout ce qui a été produit par
l'homme peut se répartir en trois ensembles, réalisant trois relations
fondamentales entre le corps, le milieu et les signes.
MONDE 1 : Les
produits sont constitués d'éléments qui renvoient d'abord à leurs voisins, puis
aux voisins des voisins, de proche en proche, si bien que le produit fini se
détache peu du milieu, s'y continue plutôt, consanguin. Afrique noire,
Polynésie, travaillant par éléments vitaux (pulsatoires).
La technique est la main et le corps de l'homme prolongés.
MONDE 2 : Les
produits sont constitués d'éléments qui chacun renvoient directement à un tout,
dont ils sont ainsi des parties intégrantes, ce qui a pour effet que le produit
fini se prélève autoritairement comme forme sur fond. Grèce et Europe
classique, lesquelles travaillent par formes au sens strict (forma, eidos, idia). La Grèce détache
des objets isolés, érigés, phalliques, à point de convergence en hauteur ;
l'Europe subordonne les objets à la forme des formes qu'est la perspective, à
point de convergence dans le lointain, en une hantise des horizons plus
faustienne que phallique. La technique est un moyen, dans la main de l'homme,
face au monde.
MONDE 3 : Les
produits sont constitués d'éléments d'abord séparés, voire hétérogènes, qui
s'unifient en fonctionnant transitoirement et localement, ce qui a pour effet que
les processus prévalent sur les objets. Civilisation industrielle avancée,
travaillant par éléments fonctionnels (en fonctionnement). La technique non
plus moyen, mais milieu, comme le milieu naturel, autour d'un homme relais,
déclencheur et déclenché.
Ces trois moments
sont trois modes d'existence commandant aussi bien le gouvernement, l'amour,
le culte. Ils se présentent selon un ordre temporel : il a fallu la prise de distance
du Monde 2 pour que le Monde 3 soit possible. Et il y a eu des intermédiaires entre
Monde 1 et Monde 2 : l'Egypte, les Précolombiens font une transition du
premier au second dans l'immobilité terrible des premières écritures ; Inde et
Chine anciennes utilisent le second en maintenant le premier. Le problème
actuel du Tiers monde : passer parfois sans transition de 1 à 3. Curieusement,
le Japon si à l'aise dans le Monde 3 en vertu du caractère déjà combinatoire de
son Monde 1.
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II.1. Distribution
Un mot modeste, qui
dans les économies du XIXe siècle désignait un moment souvent mal étudié entre
la production et la consommation, et qui s'affirme comme catégorie générale
de la pensée et de l'action.
D'abord, parce que la
distribution au sens courant est devenue le moment économique frappant. Ainsi, dans
ce nouveau microcosme qu'est le supermarché, s'estompe le plaisir de la
production, rendue lointaine, et le plaisir de la consommation, découragée par
l'abondance : on ne consommera pas à fond tout ce qu'on achète. Règne l'acte
d'achat conçu selon un mode plus aiguilleur que possessif, grâce au rayonnage
horizontal, où les distributions sont à la fois évidentes, parcourables,
manipulables sans tiers (les produits étant assez distribués d'eux-mêmes en
qualité, quantité et prix pour se dénommer sans vendeur), selon l'ubiquité d'une
corbeille roulante sans direction imposée. Rêverie d'inventaire sur une musique
soft choisie pour sa circulation pure.
Mais beaucoup plus généralement, distribuer désigne aussi cette
situation d'une économie d'abondance-avec-manques, d'une
économie de compatibilités (en raison de manques mais aussi d'engorgements), qui
fait que l'urgence est de répartir des biens, des services, des revenus,
des emplois, des loisirs, de la monnaie, des pouvoirs. Et cela en sachant
qu'il ne s'agit pas de partager une réalité fixe donnée, un gâteau, mais
d'articuler des processus au sens où un géologue, puis un architecte
distribuent un paysage. Avec ceci que, dans les sables mouvants de l'économie, tout
déplacement (toute redistribution) d'une courbe de niveau (d'un taux
d'intérêt, de TVA, de subsides) entraîne des coulées de terrains (d'énergie, d'information)
qui réorganisent, redéfinissent, resectorialisent
sans arrêt le paysage entier. Au point que la consommation et même la
production prennent un caractère de distribution.
L'esprit distributionnaliste résonne
dans les quarks de la physique, dans les "différences" de la
linguistique, dans les équilibres généraux de l'écologie. En termes de
logicien, parmi les trois synthèses, connective (et-et),
disjonctive (où-où), conjonctive (du coup), c'est la
prévalence de où-où, mais qui de disjonctif (synthétique
totalisateur, théologique) devient précisément distributif (compatibilisateur,
bio-économique). D'où l'importance des présentations
et des traitements par matrices.
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II.2. Positionnement
Le marketing comme
moment central de la distribution, et le positionnement comme moment central du
marketing.
En effet, le
marketing pris au sens fort caractérise un mode de distribution où celle-ci ne
se contente pas d'acheminer la production vers la consommation, mais règle en
partie la première par la seconde. Et cela quand il s'agit de savons, de cigarettes,
de disques, dont la comptabilité des supermarchés enregistre journellement si
le public en prend ou non, mais aussi de la mise (maintien) en circulation
d'une voiture, d'un homme politique, d'une secte religieuse, dont les impacts
sont mesurés par des sondages de plus en plus systématiques.
Or cette démarche
très pragmatique au départ concorde avec la proposition de base de nos sciences
humaines. A savoir que l'homme individuel ou collectif n'est pas un ensemble de
besoins, que la bonne volonté pourrait dénombrer et satisfaire, comme le croyait
trop le Bauhaus, ni que la publicité pourrait à coup sûr susciter, comme le
croyait trop le Styling ; il est désir plus que
besoin ; et le désir ne se déduit ni ne se construit. Il faut bien en partir.
En une redéfinition perpétuelle du produit, plus importante à long terme que le
simple repérage de ses meilleurs points de chute.
Mais du coup il suit
également que l'action clé d'un marketing solide est le positionnement. Car le
désir est une nébuleuse, un champ de forces, un spectre aux plages en
chevauchements. La première opération est de le baliser, d'y distribuer des
différences, qui donneront ses frontières et donc ses propriétés réelles ou
imaginaires au produit : fly the
difference. Une invention commerciale, politique,
religieuse est alors géniale si non seulement elle réajuste des plages limitrophes
du spectre, mais y repère des régions inexplorées, ou encore y perçoit la
virtualité d'une redistribution large ou globale : la Volkswagen et Coco Chanel
vers 1930, de Gaulle en 1958, la tragédie classique française vers 1640.
Se précise en même temps le débat
entre la publicité-information et la publicité-séduction, les deux ne faisant qu'accentuer
différemment la publicité-positionnement. "The Prop's The Thing" est à prendre avec rigueur. Comme au plan
sémiologique, il n'y a au plan commercial, politique, esthétique que des
différences.
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II.3. Conversion
(monnaie)
Nous sommes encore
assez dans une économie d'abondance et d'expansion pour que l'argent garde le
prestige nominal de l'échangeur neutre universel ; et déjà assez dans une économie
de compatibilités pour qu'il se range à la fonction plus modeste mais aussi
plus responsable de (re) distributeur et de (re)convertisseur prévalent.
Dans l'abondance et
l'expansion, la valeur d'usage est peu urgente, et la valeur d'échange n'y
trouve donc guère sa justification ; le prix, censé à l'origine refléter l'une
et l'autre, en est grandement indépendant; l'argent finit par valoir à part de
ce qu'il échange, signe dernier, signe étrange, sans réfèrent. D'autre part, sa
circulation pure et la productivité où il semble s'engendrer lui-même
suscitent une idéologie de la liberté et de la créativité; à la fois libérateur
et despotique, diable et bon dieu, il est par excellence la source et le terme
du désir. D'où familièrement le standing, dans lequel la marchandise ne
signifie pas tant par sa propre ostentation, comme presque partout, que par son
renvoi au signe des signes, l'argent. Ou l'effet cran d'arrêt (ratchet-effect) permettant aux prix de monter bien et de
descendre mal. Ou les prix des marchandises légères compris comme élément de l'image-signe de l'objet : prix plausibles, esthétiques, au
même titre que l'emballage et la dénomination. Ou le travail abstrait : tant
d'"heures" contre tant de "fric". Ou des croissances
longtemps estimées en monnaie peu pondérées. Et plus
généralement, le rôle décisoire des moyennes. Prestige de la nominalité, d'autant qu'il n'y a, dans cette hypothèse, guère
de contradiction entre croissance nominale et croissance réelle, et que la
monnaie d'investissement y couvre presque souverainement la monnaie d'échange.
Mais dans une économie
où les problèmes de compatibilités par manques et par engorgements deviennent importants,
on reperçoit l'échangé derrière l'échangeur ;
l'attention se réactive à l'égard des paniers de biens, comme aussi des taux de
conversion. Surtout, la monnaie perd sa neutralité, sa globalité, son ubiquité
inaltérables. On perçoit mieux comment elle gante des flux réels et les
conditionne, (re)distribuant et (re)convertissant
par sa masse, comme aussi par ses points d'injection, ses modes d'inscription, ses
vitesses de conversion, bref par ses lignes de fractures dans l'espace, ses
délais et anticipations dans le temps.
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II.4. Transversalité
En même temps que la
distribution se définit comme compatibilité, et que l'argent devient le (re)distributeur prévalent, ce qui avait été jusqu'ici le
distribuant en dernier ressort, l'Etat, la loi vivante, la disjonction
théologique visible, et pour autant objet de culte inconditionnel, le
patriotisme, est écartelé, à la fois trop grand et trop petit, traversé.
a) Supranationalité. -
On peut imaginer que des ententes larges entre Etats parviennent à neutraliser
celles des sociétés multinationales qui s'emploient seulement à exploiter les
différences de législations et de niveaux économiques des divers pays. Il reste
que certains volumes de matériel, de gestion, de recherche, d'investissement excèdent
dorénavant l'envergure des nations : cas des flottes de pétroliers, des parcs
d'informatique, de certains systèmes de distribution. Rien ne peut empêcher
les entreprises qui suppléent à ces incapacités étatiques d'être justement
transnationales, chevauchant les Etats, et plus puissantes que la plupart.
b) Régionalité. - Semblablement, il y a des régionalismes
fragiles qui se nourrissent surtout de l'intérêt actuel pour les originalités
sémiologiques et linguistiques des minorités. Mais il y en a un autre plus
solidement inscrit dans les structures techniques, qui tendent à détacher une
région de ses voisines, soit que les synergies lui confèrent une unité quasi
organique, soit que les facilités de transports et d'exportations lui créent des
relations préférentielles avec des régions plus lointaines, ou en tout cas
n'appartenant pas à la même nation. Cette double influence est souvent si forte
que, conjuguée avec le regain de la coutume locale, elle rééquipe les anciens
patriotismes provinciaux.
Alors, l'Etat devient à son tour un
simple relais de (re)distribution et de (re)conversion. Relais seulement plus important parce qu'il
doit assurer la coordination entre eux des groupes régionaux et professionnels,
héritiers du patriotisme et corporatisme viscéral, et leur articulation sur
les constellations transnationales, abstraites ou axiomatiques : entreprises
multinationales, Europe, Conférence Nord-Sud, Pentagonalisme
ou Trilatéralisme. Etat multilatéral, comme ses
accords, même bilatéraux. Ou comme les autoroutes et les cours de bourse qui
le traversent : Deutschland Aktiengesellschaft.
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II.5. Catastrophe
Le marché n'est pas
un phénomène newtonien descriptible par des courbes continues, et auquel des
discontinuités adviendraient du dehors, par accident. C'est un événement,
happening, comportant des seuils, composé de formes, et donnant lieu à
trans-formations, à catastrophes au sens mathématique (René Thom).
Du côté des
échangeurs, continuités et discontinuités sont inextricablement liées selon la
vitesse de l'information dont ils disposent, mais également selon leurs
structures sémiologiques les incitant à la contagion ou à l'autonomie, au
profit ou à la palabre, à l'accumulation ou au potlatch. Du côté de l'échangé,
ces discontinuités subjectives (ces images et symboles) s'incorporent aux
biens mêmes, et d'autant mieux que ceux-ci, dans une technique très synergique,
se répartissent quasi physiologiquement (embryologiquement) en des constellations
(des feuillets) à la fois interdépendants et indépendants, selon des
métastabilités. En sorte que les changements, subjectifs et objectaux, impliquent
non seulement des déformations progressives, mais de multiples retournements
d'orientation et de signification. L'explosion et le dépérissement d'un produit
ou d'une entreprise (comme d'un organe ou d'une tumeur), le passage de la
baisse à la hausse, de la confiance à la défiance, en sont les exemples les
plus parlants ; les modifications des structures de production et de consommation
autour de la distribution, en sont les conséquences profondes. Ainsi nos économies
s'éclairent d'une théorie mathématique des catastrophes tentant de comprendre
des sauts d'une forme à une autre.
Somme toute, les
conceptions du marché et celles de la sélection naturelle, ce marché de la vie,
se sont inspirées mutuellement. Dans les actions relativement simples du XIXe siècle
le biologiste Darwin et l'économiste Walras pouvaient être frappés par des optimisations,
assimilées à des maximisations et des minimisations, et plus généralement à des
rencontres de continuités stables permettant de définir l'équilibre. Au
contraire, les actions multilatérales, hétérogènes, feuilletées, auxquelles
nous sommes confrontés, nous obligent à concevoir la vie et le commerce (cette
figure avancée de la vie) en termes de compatibilités selon des formes et des
lignes de fractures. Et à préciser que, dans les compossibles, ce n'est pas
fatalement la qualité qui garantit la survie, mais la survie qui mesure la
qualité.
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II.6. Comptabilité
Le rapprochement de comptabilité
et de compatibilité est un jeu de mots pertinent. Etant donné le volume, la
rapidité, l'hétérogénéité des énergies et des informations, les différents
pouvoirs ne peuvent plus réaliser les distributions qui sont de leur ressort sans
une comptabilité sectorielle, régionale, nationale, transnationale, où
s'établissent les avoirs, les créances, les amortissements, les espérances. En
particulier, des méthodes sophistiquées sont mises en place pour établir les
difficiles comparaisons internationales, en marche vers une comptabilité
planétaire : International Comparison Project, par
exemple.
Nous voici donc dans
l'ère des comptables, et par conséquent des vérificateurs. Les scandales du
Watergate, de la CIA, de Lockheed ne sont pas neufs parce qu'ils montreraient
que le pouvoir est corrompu, ce qu'il a toujours été, mais parce qu'ils font
toucher du doigt que, dans une société fatalement comptable, la vérification
suit pas à pas la décision. Société d'audit.
Ceci, dans les pays
avancés, rend malaisées les visées monarchiques. Et décourage autant les
programmes démocratiques. Dès lors que tout acte de quelque importance dépend
des fluctuations incessantes du marché mondial, la décision efficace revient fatalement
à des groupes à la fois suffisamment bien informés et suffisamment rapides
pour prendre la balle au bond. Les lieux des grandes décisions industrielles appartiennent
à des oligarchies métastables, comprenant des chefs d'entreprises, de
syndicats, de média, de gouvernements, réduits à comptabiliser et compatibiliser
des flux de biens, de services, de monnaies, d'opinions, trop divers pour que
personne se flatte d'en avoir vraiment la maîtrise.
Désormais le pouvoir
tient en informations, lesquelles, pour finir, dissolvent le pouvoir. Et le contre-pouvoir,
Le savoir, lui, était pouvoir ; l'information, comme la science, est non-savoir.
Pour autant, "technocratie"
est un mot ambigu. Il signale bien qu'il n'y a pas de gouvernement possible
sans technique, en particulier d'information. Ni de technique sans décision
politique pour choisir entre les modèles et les scénarios. Mais il occulte que
la technique et le pouvoir, en même temps qu'ils s'additionnent ou se
multiplient, se relativisent mutuellement.
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II.7. Programmation
La programmation consacre
la disparition des programmes. En effet, les programmes politiques, religieux, environnementaux
supposaient des possibilités assez contrastées pour se prêcher l'une contre
l'autre. Les options définissaient des partis.
Or, dans une
industrie transnationale et comptable, les marges de choix sont étroites.
D'abord parce qu'il est difficile d'y organiser des processus cumulatifs à long
terme, vu que toute action y dépend à tout moment de circonstances mondiales
peu prévisibles. D'autre part, il est impossible d'y choisir longtemps un
groupe contre un autre, tous étant indispensables à l'échange généralisé : ceci
vaut à l'intérieur des pays (soutien aux vieillards et aux chômeurs comme
acheteurs nécessaires), mais aussi entre pays développés et pays en voie de
développement, techniquement en raison des synergies planétaires, politiquement
en raison des possibilités d'arbitrage et de non-alignement que donne aux
faibles la concurrence des forts.
D'où des politiques
de centre, qu'elles s'appellent libérales, travaillistes, socialistes ou
communistes. Les gauches sont handicapées, car une vraie gauche ne peut se
permettre d'être empiriste et sans tranchant. Les droites, bien que plus
habituées aux expédients, sont fragilisées aussi, car les techniciens ou cambistes
finissent toujours par démultiplier le pouvoir. A l'Est comme à l'Ouest restent
donc des centres, synonymes de marge étroite et de navigation à vue, nationalisant,
privatisant, dé- ou recentralisant selon le cas.
Synonymes aussi de
programmation. Contrairement aux programmes, la programmation est un processus
de substitution permanente, où tout choix se donne d'emblée comme un
compromis, une optimisation transitoire comportant sa révision. C'est une
action qui se sait partiellement aveugle à l'égard d'un avenir se présentant au
mieux comme un jeu de scénarios, mettant en causalité circulaire des réactions
négatives (de contrôle) mais également positives (d'emballement).
Cette étroitesse des
marges est bien rendue par les initiales PPBS (Projecting
Programming Budgeting
System). Quant à la portée non seulement économique mais épistémoiogique
et éthique de l'ajustement permanent, elle tient dans le couple : program-deprogram.
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II.8. Groupe
La classe médiane
devenue la classe dominante, et dissolvant les classes
au profit des groupes.
On continue parfois à
parler comme si la répartition sociale se faisait toujours selon les revenus,
des plus grands aux plus petits, des maîtres aux esclaves; comme si la
dynamique sociale poussait tout le monde du bas vers le haut, vectoriellement.
Or, dans une économie développée, les maîtres, c'est-à-dire ceux qui jouissent,
sont ceux qui possèdent les revenus modérés : gagnant assez pour, moyennant
quelque attente, se procurer à peu près tout ce qu'ils désirent vraiment. Les
esclaves, c'est-à-dire ceux qui ne jouissent pas, étant ceux qui fonctionnent
aux deux bouts : les rares prolétaires, qui n'ont pas le nécessaire, et à
l'autre extrême ceux qui travaillent sans cesse dans des tensions considérables,
sautant d'hôtels en avions, pour faire tourner la machine. Par dévouement ? Par
jeu ? Ou encore par quiproquo sur l'époque, convaincus qu'ils sont que le
revenu et le pouvoir sont des valeurs, compte tenu qu'à leurs yeux il y a
toujours des valeurs ?
Ainsi, dans le nouveau
circuit de l'idéologie, la classe inférieure est fascinée par la classe
supérieure, perçue vedette et tragique ; mais celle-ci à son tour est attirée
par la classe moyenne, non tragique et jouant des vedettes politiques et autres
comme de personnages de bandes dessinées.
Y a-t-il alors une
idéologie dominante ? Sinon celle de la multiplicité et des singularités situant
chacun dans plusieurs groupes simultanément. Mort de la lutte des classes, non
par disparition de la lutte, mais par celle de la classe. Ou encore par prise
de conscience que le feuilletage social est quelquefois l'actualisation ou le
résultat de conflits d'intérêts, mais plus souvent une distribution autant esthétique,
épistémologique, cosmique qu'économique. Le rapport besoin-désir
étant la seule infrastructure, tout le reste étant superstructure, même
l'économie.
Société de groupes. Où l'individu fait
partie de plusieurs groupes simultanément. Sans qu'aucun de ces groupes puisse se poser comme élite. Savants et artistes :
un groupe parmi les autres, ni plus ni moins. La dynamique de groupe - mieux
l'ajustement de groupe - comme pratique des pratiques ; ou plutôt les relations
sociales comprises comme un training-group
permanent.
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II.9. Organicité
Noeud gordien : la
proportion indécidable de concertation et de compétition.
A l'intérieur des
Etats, la compétition est devenue suspecte en raison des pollutions et des
nuisances qu'elle entraîne. D'autre part, une économie de la (re)distribution est une économie de la concertation. Et,
en pays riche, la satisfaction des besoins et des désirs de base invite le
groupe dominant, c'est-à-dire moyen, à la qualité de la vie plutôt qu'à une
croissance harassante.
Cependant, leurs
factures énergétiques obligent les pays nantis à se procurer des devises qui ne
peuvent être obtenues (sauf partiellement pour les U.S.A.) que par l’exportation
de produits compétitifs, encore inventés et réalisés dans des conditions de stress.
Stress à l’extérieur, parce que le commerce international tend à exploiter
toutes les disparités entre marchés. Stress à l'intérieur, parce que la
compétitivité passe par des gains de productivité qui ne comportent pas de soi
la meilleure répartition sociale ni du travail ni des biens.
Cette tension entre concertation
(interne) et compétition (externe) incite à étendre aux échanges internationaux
les homéostasies déjà obtenues à l'intérieur des Etats : "marchés
communs" et "nord-sud" (ces derniers troquant des équipements contre
des matières premières mais aussi contre des modifications sémiotiques, comme
la modération démographique, la rigueur de gestion). D'autre part, elle appelle
des modifications des structures sémiotiques des pays nantis : y relativisant l'idéal
de la croissance, voire de la créativité ; ébranlant la disparité des revenus
comme système de grades ; redéfinissant la productivité comme gains d'énergie
plutôt que comme gains de main-d'oeuvre.
Les transformations en cours invitent donc
à penser le politique comme comportant, à côté de la prise et de l'exercice du
pouvoir, l'action majeure de composants sémiotiques. Ce qui ne propose pas
forcément un avenir plus paisible. Car les fractures des systèmes de signes
(mentalités plus efficaces et plus ludiques, plus modificatrices ou plus
organiques) tranchent sans doute, chez l'animal sémiotique qu'est l'homme, des
sortes d'espèces, avec les violences inhérentes à toute sélection des espèces.
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II.10. Délégation
Dans une société de
technique avancée, l'ordre d'urgence des choix politiques serait à peu près le
suivant :
1) Circulation des
matières et déchets atomiques ; 2) Manipulations
bactériologiques ; 3) Equilibre écologique général et préservation de la
diversification biologique ; 4) Réserves agricoles, productivité énergétique,
rendement social de l'énergie ; 5) Equilibres politiques internationaux ; 6)
Compétitivité suffisante dans le marché mondial ; 7) Répartition des salaires, de
l'emploi, de l'éducation nationale ; 8) Aménagement du territoire ; 9) Vie des
partis politiques ; 10) Divertissements : crimes, accidents, sports, spectacles.
La tiédeur de la
participation politique tient à ce que les populations nanties ne sentent pas
cet ordre des urgences dans leur vie quotidienne. Ensuite, cet ordre requiert
une technicité et une vitesse de décision qui échappent
au grand nombre. Enfin, il y a une foi populaire qu'on pourrait résumer comme
suit : "Etant donné les contraintes techniques nationales et internationales,
et moyennant quelques manifestations ponctuelles (pour ou contre l'avortement, pour
ou contre tel intérêt de groupe), le cours des choses, imposé par la logique
interne des synergies, sera acceptable en gros. Les abus du pouvoir, limités
dans une société de vérification comptable et de marketing économique et
politique, font partie des frais que toute communauté a toujours payés pour
être gouvernée. Bref, rien n'appelle des mobilisations larges, profondes, durables,
d'autant qu'il n'y a plus de classes cohérentes, mais seulement des
groupes…"
Du même coup, la
délégation de pouvoir que cette attitude implique n'est pas anxieuse d'être
bien informée. Ou alors elle distingue intuitivement deux sortes d'information : l'une savante, verbale ou écrite, qui tente de cerner l'événement ; l'autre
vulgaire, illustrée, qui trahit le train des choses. La première anecdotique, même
quand elle est juste ; la seconde pertinente, même quand elle se trompe ou
invente.
Ainsi le pouvoir, et le
contre-pouvoir, se délèguent, et mollement. Et se développe un non-pouvoir, révolutionnaire dans son inactivité même,
puisqu'il insinue cette croissance modérée, organique, dont toutes les politiques sont bien obligées de tenir compte.
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II.11. Loisir
Réseau d'autoroutes
complet ; parc automobile bourrant les voies disponibles ; véhicules dont les
vitesses ont atteint les plafonds de sécurité ; machines d'énergie et machines
d'information n'utilisant qu'une part restreinte de leurs capacités ; habitat qui,
à force de s'étendre et de se densifier, devient un ensemble de dedans, sans
dehors, ni ailleurs.
Il reste des zones
d'action : le Moyen-Orient, équipable dans la mesure
où il a la rente du pétrole ; les Etats-Unis, soit que leurs ressources
internes y maintiennent des possibilités ouvertes, soit qu'ils demeurent un
relais privilégié pour l'équipement du reste du monde, soit que l'esprit puritain
y perpétue mieux qu'ailleurs l'idéal de la croissance, ou simplement du travail
pour le travail. Mais n'est-ce pas survivance ?
En tout cas, il a
fini par apparaître que, dans les pays avancés, il y a un tiers de travaux indispensables
au maintien du fonctionnement technique global ; un tiers de strictement
gratuits ; un tiers de ralentis (administration, banque). Ce qui fait des
chômeurs selon qu'on augmente ou restreint les travaux gratuits, qu'on accélère
ou freine davantage les ralentis. Mais cela a pour effet principal que toute la
société se perçoit en chômage, même sans chômeurs, puisque chacun est remplaçable,
et que l'efficacité du travail de l'un augmente souvent la gratuité du travail
de l'autre. Ainsi le chômage total, partiel ou larvé n'est plus d'emblée une
charge économique, il peut être un service social, rétribuable
économiquement, et assumable éthiquement. Il
manifeste souvent de mauvaises répartitions des investissements et de la
production, mais il règle aussi en permanence des excédents temporaires de productivité.
Le travail cesse donc
de se présenter comme le ressort de l'existence, qu'il n'était pas pour les
Anciens, et qu'il devint seulement dans les formules bourgeoises jusqu'à
l'existentialisme ; "l'homme n'est que ce qu'il fait", "vendre
son travail c'est se vendre". Le difficile n'est plus de faire, mais de jouer
à faire et ne pas faire, faire comme ne faisant pas, ne pas faire comme
faisant, distribuer l'anti-production et la dépense, la causette et
l'artisanat au même titre que la production et l'épargne. Dans une éthique du
facultatif, où l'économie rejoint la biologie.
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III.1. Système
L’univers
comme ensemble des évènements, donc des différences transmises par des signaux. Ces
différences ont pour étoffe des énergies et des informations. L'information, prise
dans ce sens premier, fait couple avec le bruit. Le bruit est alors égal ou
proportionnel à l'indifférenciation, à l'équilibre, à l'énergie liée, à la
probabilité d'un état, à son nombre de complexions, à la (pulsion de) mort, à
la courte vue, à l'oubli, à la stérilité, à la redondance, à l'entropie (étymologiquement,
la rentrée en soi, la confusion). Et l'information à la différenciation, aux
états loin de l'équilibre, à l'énergie libre, à l'improbabilité, au nombre de
comportements, à la (pulsion de) vie, à l'anticipation orientante
et/ou élue (plutôt que "finalisation"), à la mémoire, à la génération
et l’autogénération, à l'innovation (plutôt
que "création"), à la néguentropie (la sortie de soi, l'émergence).
De l'énergie et de l'information il peut être commode de distinguer la matière,
qui en est un stockage stable.
Les événements sont
perçus groupés en phénomènes (plutôt qu’"objets") i un
arbre, une entreprise, un orage, un discours. Les phénomènes sont prélevés
dans/sur un environnement, comprenant des événements passés et présents, mais
aussi des anticipations polarisantes. Envisager théoriquement des phénomènes
c'est depuis toujours en donner un modèle ; en donner un modèle c'est actuellement
les systémographier (par exemple, par graphes et
matrices). Un système radiographie ou maquettise (plutôt
que "représente") un phénomène en tant qu'activité (fonctionnement ad
extra et ad intra), structure matérielle, énergétique, informationnelle (pôle
de stabilité internalisée), évolution (pôle de disponibilité à la mutation
environnementale ou interne).
Les systèmes ouverts,
dont la frontière laisse passer informations, énergies et matières, correspondent
seuls aux situations de fait. Les systèmes fermés (closed),
n'échangeant pas de matière, ne sont que des à-peu-près pratiques. Les systèmes
isolés, dont la frontière est étanche ou l'environnement nul, sont (sauf
peut-être l'univers comme ensemble) des constructions théoriques permettant des
définitions comme celles de la thermodynamique : dans un système isolé, l'énergie
se conserve (premier principe), et elle se dégrade, c'est-à-dire que l’entropie
ne peut que croître (second principe).
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III.2. Boîte noire et
grise
L'environnement d'un
phénomène systématisé est descriptible comme un ensemble de flux
d'informations, d'énergies et de matières (dont les événements sont des
transactions) parmi des champs de forces (dont les événements sont des catastrophes).
Sur fond de ces
champs et de ces flux, le phénomène est systémographié
d'abord par des boîtes noires, lesquelles captent des processus (c'est-à-dire
des changements d'espace, de configuration ou à tout le moins de temps) entre
des inputs et des outputs. Ces boîtes deviennent grises à mesure que, dans les
intervalles entre inputs et outputs, elles distribuent matières, énergies, informations
selon des processements où celles-ci jouent le rôle
de processeurs ou de processés dans des passions, actions,
régulations, commandes, pilotages, apprentissages, anticipations orientantes
et/ou élues, d'où résultent alors le fonctionnement ad extra et ad intra du
système, sa structure et ses programmes, mais aussi ses disponibilités aux (ré)orientations,
sous l'effet de mutations environnementales ou internes.
La reprogrammation, la restructuration, mais surtout la
réorientation d'un système {le changement de ses anticipations orientantes
et/ou élues) pose la question de son identité : est-ce encore le même système
ayant changé, ou un nouveau système ? (Le protestantisme est-il du catholicisme
transformé ou une nouvelle religion ?) Par là aussi un système se révèle comme
un prélèvement arbitraire parmi des phénomènes, qui eux-mêmes sont déjà des
découpes dans des environnements.
La distance entre
phénomène, système, programme et structure varie. Elle est grande pour les
phénomènes naturels, qui se reprogramment, restructurent, réorientent. Etroite
pour certaines administrations figées et pour la plupart des machines (mais le
computer distancie structure et programme). Pour la mathématique, la réponse
hésite selon qu'on estime que le phénomène y est le système lui-même, et que
celui-ci découle de la structure, ou au contraire que la topologie au moins est
une "science d'observation". Quant aux systèmes sémiotiques, et surtout
le langage, ils ont en propre de faire varier les distances presque à loisir
selon les opportunités.
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III. 3. Complexité
Une distribution
fondamentale des systèmes s'établit selon leur degré de complication et leur
niveau de complexité.
La complication
engage des éléments qui, malgré une certaine unité de résultats, demeurent disparates,
comme dans la construction de missiles ou de supermarchés. Elle est maîtrisable
par des énumérations exhaustives et des contrôles méthodiques (comptes à
rebours, PERT).
La complexité accepte
des éléments hétérogènes (cas des cristaux dits complexes), mais pas
disparates. C'est-à-dire qu'elle suppose que les synergies entre les éléments
ne leur viennent pas seulement de l'extérieur, comme dans la coordination de la
complication, mais d'eux-mêmes pris dans leurs "transversalités".
Ainsi comprise, la
complexité d'un système est proportionnelle à l'aisance de ses transports
internes et externes de matières, d'énergies, d'informations ; à la diversité
de ses comportements ; à l'efficacité de ses commandes et de ses actions de
pilotage ; à sa capacité de maîtriser les erreurs, mais aussi d'en susciter et
de les utiliser au profit de ses (ré)apprentissages ; à l'originalité de ses
réorientations choisies ; à l'ampleur et à la disponibilité de ses mémoires
ainsi qu'à sa force d'oubli ; au nombre de ses structures rétromettantes (feedbacks) mais aussi de ses structures
arborescentes (hiérarchiques). Ajoutons le polymorphisme de ses éléments et leurs
redondances : en effet, la dite adaptation n'est souvent que l'actualisation
d'une virtualité latente (le millionième moustique qui résiste au DDT est l'allèle
qui y était d'avance adapté) ; et le polymorphisme lui-même suppose la
redondance et la stabilité écologique permettant aux variants de s'accumuler (une
pression sélective trop forte resserre l'éventail). Ainsi la complexité
entraîne la fiabilité plus grande dans le tout du système que dans ses
éléments, la miniaturisation (l'intimité) des processements
mis en oeuvre, un comportement plus encadrant qu'encadré : tous caractères qui
opposent le cerveau ("autopoïétique") aux
machines actuelles ("allopoïétiques").
Bref, la complexité croise la
stabilité et l'instabilité selon des dosages eux-mêmes complexes. Critère de
l'évolution, elle est elle-même en évolution.
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III.4. Sémiotique
Parmi les systèmes
complexes, il faut faire une place très spéciale aux systèmes sémiotiques : les
signes analogiques (images visuelles et sonores) et les signes digitaux (symboles,
comme +,-,:,=,a,b,f, les mots, etc.)
Par opposition aux
signaux, régnant dans le monde physique, et aux stimuli-signaux, qui appellent
des réponses complexes et caractérisent le monde animal, les signes ont
plusieurs traits singuliers. Leur arbitraire : les désignants digitaux, comme
des lettres, des chiffres ou des mots, mais également les désignants
analogiques, comme des peintures ou des photographies, ont toujours quelque chose
de conventionnel dans leur lien avec leur désigné ("référent") et
avec le schème mental ("idée") selon lequel ils saisissent ce désigné.
Leur réflexivité : un désignant désigne habituellement des phénomènes du monde
extérieur, mais il peut désigner aussi des schèmes mentaux, et même des
désignants (le mot "mot"). Leur transtemporalité,
créant la distinction d'un présent, d'un passé, d'un avenir. D'où les anticipations
orientantes (par la transtemporalité) et éligibles (par
l'arbitraire et la réflexivité).
De tous ces points de
vue, le langage courant apparaît comme un système sémiotique privilégié. Il
peut parler de tous les autres systèmes et langages, et aussi de soi. Les
systèmes les plus formalisés finissent par renvoyer à lui et partir de lui. Sa
structure phonologique, sémantique et syntaxique est à la fois fixe et sans
cesse bricolée : ainsi, dans sa syntaxe, les structures de surfaces
ne se déduisent pas fatalement de structures de profondeur, mais renvoient
plutôt à des "marqueurs de la base", qui ne sont jamais, qu'axiomatiquement
supposés. Enfin, il implique son destinateur et son destinataire par ses
embrayeurs (je, tu, il, mon, ton, son) ce qui est une manière décisive de
marquer qu'il est sans cesse une prise de point de vue, et donc un système en
incessante (ré)orientation élue.
La technique, qui
comporte des anticipations (dès les phases de taille d'un silex levalloisien) et
qui dispose des outils en panoplies plus ou moins arbitraires, est le support
prochain des signes. D'autre part, toute sémiotique, ou pratique du signe, du
fait de sa transtemporalité, de son arbitraire, de sa
réflexivité, tend à devenir une sémiologie, ou modélisation du signe.
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III.5. Sémiologie
Les sémiotiques
impliquant des sémiologies, on y retrouve les trois attitudes déjà repérées
dans la technique :
Pour
le Monde 1 conduit par le marquage, le désignant (Da), le schème mental (Sm) et le désigné (Dé), bien que ne se confondant plus
comme dans le signal et le stimulus-signal, se tissent, par exemple dans la
palabre.
Pour le Monde 2, il y
a un univers dont les substances et les qualités sont distribuées stablement en
genres et espèces, soit par un créateur, soit par la nature, soit par le
mouvement de l'idée. Les schèmes mentaux ne font que reconnaître cet ordre
préalable des désignés, par intuition, par abstraction, par induction, par
construction rationnelle, et sont donc entendus comme des concepts. Seuls les
désignants sont arbitraires, et sont donc appelés signes. La science, la
morale, la politique peuvent prétendre être objectives.
Pour le Monde 3, l'univers
n'apparaît plus distribué d'avance en espèces : tout système de Da et de Sm est donc un parti, non gratuit mais arbitraire (choisi).
Ce qui se renforce du fait que Da et Sm se montrent solidaires,
au point que c'est leur solidarité Da/Sm qui semble constituer
le signe (Saussure). Du coup, la vérité n'est plus l'adéquation entre le Sm et le Dé, pris un à un ; le Dé devient modestement le
réfèrent ; et la vérité se mesure à la pertinence opératoire, par rapport aux
phénomènes désignés, du système global des Sm et Da.
Les Da, tels les bits 0-1, les graphes, les matrices, très dépouillés de
syntaxe, sont disponibles à des axiomatiques diverses. Tandis que le langage
courant et les images visuelles et sonores s'axiomatisent à leur façon dans des
jeux sémiologiques ("écritures", mode rétro).
Somme toute, le passage du Monde 2 au
Monde 3 tient dans le déplacement de la césure de l'arbitraire du signe :
Da // Sm / Dé devient Da / Sm
// Dé. Ce déplacement change la notion de vérité, de morale, d'esthétique, de
politique, passant des valeurs aux compatibilités de fait.
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III.6. Désir
La découverte des
sciences humaines aura été que l'homme - individu ou groupe - est d'abord désir,
non besoin, ni intérêt, et que ceci dérive de la nature du signe.
Le signe fait que la
réalité humaine est, malgré toutes les médiations de la culture, à distance de
soi, soumise qu'elle est à l'altérité, à l'antériorité, à la rigidité du
désignant, donc du schème mental, donc du désigné, et par conséquent située
dans ce que la psychanalyse appelle la castration symbolique, consacrant la
distance entre les signes et le corps biologique, de même qu'entre les signes
analogiques et les signes digitaux.
Ce rapport du signe
et du biologique implique l'inconscient, les deux inconscients, sources des
deux faces du désir : le biologique tente en vain de rejoindre l'universalité
et la solidité du signe, et le signe tente en vain de rejoindre la singularité
et la turbulence du biologique. Le sujet humain naît de ce double hiatus.
Comme tout animal, l'homme
est une interface d'équilibration sans cesse changeante entre un milieu
intérieur microscopique, Innenwelt, et un milieu
extérieur macroscopique, Umwelt. Mais le signe a
pour effet que cet enveloppement de fait et instantané devient
un cadre juridique et historique, par quoi l'homme a un monde, Welt. D'où les cultures. Et leurs guerres. Car, à la
différence des stimuli-signaux, qui rendent l'animal agressif, les signes
rendent l'homme cruel, de la cruauté du mot, de l'image, qui prescrivent, jugent,
torturent, punissent (opèrent par le supplice la restitution sémiotique).
Enfin, la structure
du signe et du désir soutient les illusions métaphysiques : spatialement, celle
de l'intelligibilité de l'univers, postulant que le réel en dehors du signe
est déjà désignable ; temporellement, l'illusion rétrospective, celle de
l'historicité, donnant à l'individu fragile le sentiment, sinon d'être
impérissable, du moins d'apparaître et disparaître au milieu d'un monde
impérissable, où Mozart vit avec nous pour nous, et donc avec nous pour lui. Ces
illusions du signe sont d'autant mieux forcloses qu'elles ne pourraient se
dévoiler que par des signes. Les déhiscences du signe sont le tabou
fondamental. Sexe et mort, objet des deux prohibitions qui fondent la société,
celles de l'inceste et du meurtre, sont tabous parce qu'en eux le signe et le non-signe se côtoient au plus près.
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III.7. Régime
Une vue des systèmes
complexes, individus et cultures, doit, en plus de leurs niveaux de complexité,
considérer leurs régimes de processements.
Distinction-fusion : la technique, la
science, l'accumulation économique distinguent les niveaux ; la guerre, la
fête, le sexe, la dépense, l'art les fusionnent.
Détermination-dérive : technique et science
prélèvent les informations ; les expériences mystiques, artistiques, amoureuses,
héroïques libèrent les bruits.
Efficacité-rythme : technique et science
soumettent les images et les symboles aux phénomènes ; le plaisir ajuste
rythmiquement les trois.
Répétition-variation : entropie de la
pulsion de mort, néguentropie de la pulsion de vie.
Rapidité-lenteur : retardation de la
dépression, emballement de la manie, tempo disponible de la vitalité.
Insistance-surf : le développement cher
à la morale, à l'esthétique, à la compréhension classiques ; l'intense-et-léger propre aux coïncidences contemporaines.
Jeu-rivetage-flottement : ainsi la
psychopathologie et la santé tiennent dans le jeu pratiqué entre désignant,
schème mental et désigné. La névrose nie tout jeu, soit qu'elle ne le pressente
même pas, dans l'hystérie, soit qu'elle le diffère sans cesse, dans
l'obsession. La psychose au contraire pratique un jeu absolu sans contrôle du
désigné, soit que pour tous les signes elle dispose des rapports de
signification avec la même liberté que s'il s'agissait de l'embrayeur
"je", dans la schizophrénie, soit qu'à d'autres moments elle laisse
les signes se délimiter d'eux-mêmes, encercler et fixer du regard le "je"
dans la paranoïa. Quant à la santé, qui ne se réduit
ni à l'adaptation, ni à l'intégration, ni à l'autonomie, ni à la créativité, et
moins encore à des moyennes, elle est jeu, au sens technologique, entre Da et Sm, Sm et Dé, Da et Dé, sur des
barres de solidarité extensibles, bien que non délayables.
L'amour est le thème
le plus riche de la systémique, car il engage tous les processements
de deux systèmes sémiotiques et tous leurs régimes. En tant que compatibilité
extrême de signes par interaction, il s'articule sur la sexualité qui est à la
fois intention de connaissance extrême, et de compatibilité extrême par
confusion.
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III.8. (Re)bouclage
La complexification
est aussi infinie à définir que la complexité, selon des suites du genre : particule,
atome, molécule, acides aminés et nucléiques, protéines, cellules, organes (à
moins qu'on exclue cette étape systémique trop finalisante),
systèmes digestifs, reproducteurs, respiratoires, locomoteurs, individu
vivant, groupe, machines, signes, sociétés, écologie générale…
Cette complexification
n'est pas finalisée : un niveau supérieur n'y est pas visé par le niveau
inférieur. Simplement, une mutation externe ou interne survenant, un système
est détruit, ou il se reprogramme, ou restructure, ou réoriente, en étant
moins, autant ou plus complexe. Ou encore, des systèmes de niveau n, de par
leur cohabitation, tantôt s'entredétruisent, tantôt continuent à cohabiter,
tantôt donnent lieu à des sériations où leurs processements
forment de facto un ensemble de complexité n+1, lequel est instable, stable, ou
même stable au point de se reproduire et de donner naissance à une espèce. Dans
ces deux cas, on peut parler de bouclages (semi-fermetures
dans un environnement), et donc d'un certain sens. Mais chaque fois ce sens de
niveau n est obtenu à partir d'un non-sens par rapport à lui de niveau n-1, sauf dans certaines (ré)orientations
élues des systèmes sémiotiques.
Cependant, si les (re)bouclages ne sont pas intentionnés, ils ne sont pas non
plus de purs hasards infiniment improbables. En effet, alors que des systèmes
isolés ne pourraient qu'augmenter leur entropie, des systèmes ouverts peuvent augmenter
leur néguentropie en captant de l'information, du bruit, ou tout simplement de
l'énergie. Ainsi, sous l'effet de l'échauffement, de petites fluctuations
peuvent donner lieu à de plus grandes (plus significatives) ; ou, sous l'effet d'un
courant électrique, des composants d'acides aminés peuvent se combiner après
un délai déterminé, en acides aminés.
La complexification
de l'évolution ne suppose donc pas de hasard miraculeux. Mais rien ne garantit
non plus qu'elle puisse se continuer indéfiniment : les possibilités de
systèmes ouverts sont affaire de compatibilités où la niche écologique et tout l'environnement
sont aussi décisifs que la complexité du système lui-même.
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III.9. (Ré)orientation
Les systèmes
techniques et sémiotiques, et même biologiques, se disposaient selon des
finalités véritables dans le Monde 2. En effet, là où les éléments sont considérés
comme des parties intégrantes renvoyant à des touts, formes ou espèces, ils
sont finalisés par les touts, et le moment ultérieur, les buts et la fin, détermine
les moyens qui permettent de l'atteindre. Et cela dans la politique des cités, dans
la morale des individus, dans l'ontogenèse des animaux, mais aussi, si l'on
conçoit une évolution des espèces, dans leur phylogenèse : même chez des
auteurs postérieurs à Darwin, on aura l'impression que l'avenir tire sur ce qui
le prépare.
Au contraire, la
notion de finalité, comme aussi celle de créativité (d'accroissement inlassable),
devient non pertinente dans le Monde 3, où l'espèce et la (bonne) forme
s'effacent au profit de systèmes ouverts, dont la complexité ne suppose ni
l'unicité de source ni l'unicité de fin ; où l'hétérogénéité reste
souvent considérable, et contribue même à assurer l'unité ; où le désordre est
générateur d'ordre ; où les apprentissages sont conçus comme se faisant souvent
par des désapprentissages ; où une maladie (drépanocytose) n'est pas toujours
un mal puisqu'elle barre parfois la route à une autre plus redoutable (paludisme)
; où le couple bien-mal fait place au couple compatible-incompatible.
En réalité, ce qui
demeure c'est que les systèmes techniques supposent des interdépendances entre
des étapes successives ; et d'autre part que les systèmes sémiotiques comportent
des anticipations orientantes ou élues. Mais ces choix de compatibilités ne se
disposent pas d'ordinaire selon des continuités. Les phénomènes physiques et
biologiques subissent non seulement les transactions des flux mais aussi les
catastrophes des champs de forces, et les processus sémiotiques ont pour
caractères à la fois des inerties et des sauts incontrôlables, donnant lieu à
des lignes de fracture, sans cohérence à l'intérieur de la même culture, ni du
même individu.
Ainsi le programme est dévalorisé au
profit de la programmation, la finalité au profit du design (dessin, dessein),
deux modalités d'optimisations transitoires. Le mot "processus", qui jusqu'ici
était défini comme un cours avec but, est redéfini comme un cours sans plus.
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III.10.
Probabilité
Les probabilités sont
un thème scientifique, mais aussi un thème éthique, vu que leurs diverses
acceptions entraînent diverses conceptions du sens et du non-sens.
Probabilité de tirer
un numéro à la loterie, de gagner une partie engagée (Pascal). Qu'une mesure
soit approchée, donnant une courbe d'erreurs telle ou telle (Newton). Qu'une
particule apparaisse en un point ou une suite de points (Heisenberg). Que
s'opèrent des (re)bouclages complexifiants au sein de
réactions chimiques, de garnitures chromosomiques, de systèmes sémiotiques. Ce
dernier type de probabilité domine actuellement la compréhension de l'histoire
des individus et des espèces par la biologie, et des sociétés par la sémiologie.
Or, il souligne
partout des suites innovatives où souvent les états
successifs sont en même temps explicables et imprévisibles ; où, à mesure que
le temps s'écoule, des possibilités s'ouvrent, d'autres se saturent, sans
linéarité ; où les saturations ont lieu dans des contextes où il n'y a de relais
possibles que pour des systèmes hétérogènes à leurs générateurs.
Par là certains
modèles de compréhension sont disqualifiés : la conformité à un passé qui
impliquerait l'avenir (exemplarisme et providentialisme); l'abandon à un
cosmos en rééquilibration incessante (yang-yin) ; l'indifférence
permanente au sein de flux apparents (hindouisme et bouddhisme) ; la
subordination à un devenir synthétique (dialectique) ; la projection vers des
projets purs de la liberté (existentialisme) ; l'exercice d'une combinatoire
universelle créant, par l'infinité des tirages de mêmes éléments, des événements
et des individus plus ou moins identiques, et dont les contradictions
s'équivalent (Borges).
Pour finir, pas le
sens. Ni le non-sens. Ni non plus du sens justification. Mais des sens
orientations. La signification (non le sens) en filières locales, transitoires,
plus ou moins longues et larges. Où le temps se série en espace et l'espace en
temps. La musique, pratique fondamentale de l'existence.
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III.11. Philosophie
Activité initiatrice
et suprême du Monde 2, la philosophie se désagrège avec lui. Les questions de
morale lui échappent dans un monde de compatibilités, où se fragilise la
distinction entre le mauvais et le bénéfique, l'anormal et le normal, la folie
et la raison, voire entre le faible et le fort. Et les questions d'épistémologie
cessent d'être de son ressort : des sciences à l'art et à la politique, les
pratiques actuelles sont contraintes d'élaborer elles-mêmes leur méthodologie
(donc leur épistémologie), et n'attendent plus son secours à cet égard. En particulier
les problèmes d'effectivité des algorithmes dans les machines (Turing) et de
décidabilité des formules dans la mathématique (Gödel) comme d'implication
entre décidabilité et effectivité, relèvent de la cybernétique et de la logique
mathématique. En sus de ses nostalgies (hégélianisme, heideggerisme,
existentialisme, personnalisme continués), la
philosophie n'a plus que des actions vaines ou modestes.
a) Ou bien, aux mains
d'intellectuels fascinés par le pouvoir (intelligentsia), elle critique les
sociétés d'industrie avancée à partir de contemporains de l'industrie
naissante : Marx, Nietzsche, Freud.
b) Ou bien, sensible
aux distances inhérentes aux signes et que la science envisage peu, elle
produit un antidiscours qui veut dérouter le logos onto-théologique qui lui fut congénital. Le philosophe se
fait poète, à moins qu'il ne dérive en "économiste libidinal".
c) Ou bien elle
poursuit sa déconstruction logiquement, en dénonçant ses propres non-sens
syntaxiques et sémantiques, pour aboutir à un silence actif devant les signes,
donc devant l'univers. Le Tractatus logico-philosophicus de Wittgenstein instrumente un
dépassement du sens et du non-sens par la signification.
d) Ou bien elle se consacre à la
collecte des opérateurs en renonçant à l'interdisciplinarité, qui s'est révélée
illusoire chaque fois que des modèles ont été transplantés sans ménagements.
Elle se contente donc d'une multi-disciplinarité qui
préserve les blancs entre les domaines et à l'intérieur de chacun d'eux. Trop heureuse si elle parvient, en recueillant ce qui est pertinent
et innovatif en des champs éloignés, à situer un peu
les disponibilités des évolutions humaines à un moment.
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IV.1. Anti-art
Les anciens quasiment
contraints d'être artistes ; nous de ne l'être pas, ou de l'être violemment.
1) La pénurie
d'autrefois obligeait à considérer chaque objet comme précieux. Nous produisons
en masse.
2) L'insécurité
invitait, en complément de l'existence, à élaborer des encadrements religieux
du monde, par quoi tout objet prenait un caractère sinon sacré, du moins
rituel. Nos sécurités se contentent du profane.
3) La pensée humaine
n'a guère que deux recours : la figure (intuitive, contemplative) et la
structure (aveugle, opératoire). La première a longtemps dominé la seconde,
qui se dégage seulement depuis peu. Au commencement, toute spéculation était
figurale, et par là plasticienne, musicienne. Tandis que nos rigueurs se
défient de la figure, évincée par la distribution.
4) La lenteur et le
corps à corps avec le produit, inhérents à la production artisanale, faisaient
que fabrication et conception étaient synchrones. C'est pourquoi dans son
produit le producteur, en plus des fonctions utiles, inscrivait fatalement des
images (imagos, imitations), c'est-à-dire des répondants de lui-même, soit par
équivalence d'organes (pied, jambe, siège, dos, bras, tête du fauteuil), soit par
équivalence de proportions (Monde 2) ou de rythmes d'énergie (Monde 1). Et il
inscrivait du même coup des symboles, en vertu desquels les objets renvoyaient les
uns aux autres et tous ensemble à leurs utilisateurs, situant choses et hommes
dans des codes partagés par tous. Au contraire, dans la production
industrielle, la conception et la fabrication sont deux étapes successives.
Ponctions et signes doivent être projetés entièrement avant que ne démarre la
multiplication aveugle à partir de matrices. Tout objet industriel procède donc
fatalement d'un design (dessin, dessein). Ce qui convient assez aux fonctions,
mais peu aux images et aux symboles, qui se schématisent dès qu'ils sont
programmés.
5) L'homogénéité
technique des mondes antérieurs situait l'art clairement, soit comme
renforcement soit comme distorsion de l'homogène. La technique actuelle, étant
hétérogène au départ, rend tout art problématique, interrogatif, perplexe, - qu'il accepte l'hétérogénéité initiale ou qu'il la refuse.
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IV.2. Post-fonctionnalisme
Comment, des objets à
l'architecture et à l'urbanisme, rencontrer l'hétérogénéité technique et la
pauvreté sémiotique des produits industriels ? Le fonctionnalisme du Bauhaus
avait cru trouver un salut dans l'analyse de fonctions répondant à des besoins (physiques
et sémiotiques) dictant des normes, ou en tout cas définissant des éléments et
une combinatoire universels. Or, l'être humain est apparu moins besoins que
désirs. D'où au moins cinq corrections ultérieures :
Le styling. - Carrosser tout. La carrosserie séduit le désir.
Puis, elle dissimule les organes dont le nombre rendrait excessive la quantité
d'informations émise par l'environnement. D'autre part, elle apparente les
objets entre eux, et en particulier assimile les produits insignifiants aux
produits prestigieux : la lessiveuse à l'avion. La couleur industrielle, voulue
très neutre, très hard ou très soft, confirme ces simplifications fusionnantes.
Le kitsch. - Utiliser
les matériaux et les processus de l'industrie pour multiplier populairement des
signes artisanaux et archaïques, depuis les magazines érotiques ou religieux
jusqu'aux meubles de style.
Le rétro. - Retenir
surtout du monde industriel l'arbitraire du signe. Jouer donc avec toutes les
modes dans l'espace et dans le temps, à la façon de l'homo semiologicus
contemporain. Comportement non de régression, comme le kitsch, mais de
récession. Idéologie de la croissance modérée, qui l'oppose au "néo"
(néo-gothique), lequel faisait du passé un tremplin pour l'avenir.
Le "design",
à ne pas confondre avec le design (dessin, dessein) propre à tout produit de
l'industrie. - Souci d'évidence. N'exclure ni la carrosserie, ni le chromo soft
ou hard, accepter même la "resémantisation"
par l'histoire et la géographie (un réveil ou un siège de Mangiarotti
comportent un côté anguleux typiquement italien). Mais vouloir que tous les
processus techniques, sémiotiques, commerciaux soient manifestes. Par là tout
objet "design" est d'esprit informationnel.
Learning from
Las Vegas. - Considérer les hétérogénéités et le chaos visuel et sonore
qu'elles entraînent comme étant des forces. En sorte qu'il y a moins à les
résoudre qu'à attendre leurs résonances aléatoires.
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IV.3. Médium
Les expériences
esthétiques de l'homme contemporain ? Ce sont les cadrages et travellings
incessants opérés sur l'environnement par le pare-brise d'une voiture qui roule,
et que module la vitesse de conduite ; la présence sculpturale des conteneurs, camions
ou emballages quotidiens ; les nouvelles qualités de bruit urbain, et donc de
musique ; l'espace-temps déréalisant ou surréalisant,
en tout cas plus topologique qu'euclidien, du montage radio et télévision, ou
du lay-out des magazines ; les illuminations nocturnes des stades, des villes,
des routes sous le jeu des phares ; les complexes industriels de haute
technicité. Ceci concernant presque tout le monde. Et pour les experts, la
saisie organique des vivants, géologique des sols, cosmologique du ciel étoilé.
Ces nouveaux motifs
entraînent des chevauchements de toutes sortes. Entre nature et culture, les
deux s'interprétant mutuellement (land art, body art). Entre art et
commerce, les publicités contenant souvent plus de création plastique,
musicale, littéraire que les oeuvres d'art proprement dites (pop art). Entre
activités culturelles et divertissements, la TV par exemple dégageant au mieux
son côté science-fiction dans les variétés. Entre artistes et non-artistes, ces derniers étant fréquemment les
initiateurs véritables (art brut). Entre lieux d'art (musée, salle de concert) et
environnement, lequel est devenu le lieu vrai de la pratique artistique (reportages
visuels et sonores).
Ces chevauchements ont
remplacé les genres purs. L'épopée est impossible parce qu'il n'y a plus de
programmes collectifs. Le lyrisme, parce qu'il n'y a plus de MOI. La tragédie, parce
que l'inconscient est devenu objet d'analyse. La comédie, puisque tous les
comportements sont tolérés par le polymorphisme biologique et sémiologique, et que
la société n'a donc plus guère à en sanctionner certains par un rire vengeur.
Le roman, parce que l'hétérogénéité invite à concevoir la vie moins comme un
projet global que comme une suite de sketches (bandes dessinées, romans-photos).
Ce qui paraît dans
les média ce sont des moments d'univers, des coïncidences, des processus,
qu'ils transmettent surtout en étant eux-mêmes (the
medium is the message)
moments d'univers, coïncidences, processus.
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IV.4. Quotidien-extrême
La distinction entre art quotidien et art extrême se clarifie en
théorie et s'efface en pratique.
Art quotidien. - La biologie souligne la prématuration
de la naissance chez l'homme (foetalisation), entraînant
les impuissances motrices des premières années, et en conséquence le flou du
contour extérieur et des articulations intérieures du corps. D'où la fonction
des images (contours) et des signes (articulations) permettant à l'organisme
humain de se définir et de se distribuer. Ainsi, dans toutes les cultures, est
approuvé comme beau ce qui contribue à structurer le corps comme forme
vivante, selon les normes de la culture envisagée ; est repoussé comme laid, avec
exclamation et mimique, ce qui compromet cette forme orthopédique : en russe,
le laid physique ou moral se dit bezobrazie, c'est-à-dire
sans image, détruisant l'image. L'art quotidien est donc, par rapport à celui
qui le fait, plus constituant que constitué, plus projetant que projeté. On y
poursuit que l'espace (bruit, fond) se coagule en formes, en figures, qui
assurent la figure du sujet.
Art extrême. - Mais il est de la nature des images et des symboles
ainsi compris que l'organisme ne puisse jamais s'y égaler. On trouve donc
aussi partout, à côté des démarches intégratrices, des
expériences rares et violentes, où cette distance infranchissable est reconnue
et vécue comme telle dans des vertiges activant autant la pulsion de mort que
la pulsion de vie, et mobilisant le laid autant que
le beau. L'art extrême s'apparente de la sorte aux autres expériences de
culmination (peak-experiences) : le coït, l'illumination
intellectuelle, l'extase mystique, l'effort héroïque. A l'inverse de ce qui
se passe dans l'art quotidien, les formes y fonctionnent comme des déclencheurs
du fond.
Le
Monde 1 distinguait ces deux régimes jusqu'à les distribuer parfois selon les
sexes. Le Monde 2, vu qu'il structurait tout par formes au sens étroit (forma, idia, eidos), a conçu
idéologiquement, sinon pratiquement, son art extrême comme un passage à la
limite de son art quotidien (idéal du beau parfait), plutôt que comme son
retournement. Quant au Monde 3, familier des hétérogénéités, il est disposé à
reconnaître la spécificité de l'art extrême, mais en même temps il y assimile
son art quotidien, vu que le montage visuel et sonore comporte, d'entrée de jeu,
des stridences et des déhiscences.
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IV.5. Son
La musique, vocable
et phénomène anciens, s'efface
au profit d'un terme et d'un fait nouveaux : le son.
L'usine, le trafic,
les média, les synthétiseurs ont multiplié les sons à l'infini. Ils ont
aussi invité à les structurer différemment, montrant par
exemple qu'une hauteur peut être tonale (tenant à la fréquence du fondamental) mais aussi spectrale (tenant à la distribution d'intensité des harmoniques).
Ils ont conduit à ne plus pouvoir
distinguer absolument la composition, l'exécution, le mixage, la
transmission, le tout formant le son : la musique contemporaine, et pas seulement
électronique, se compose avec des
transmetteurs devenus instruments.
D'autre part, parler
de son c'est déclarer qu'on tient
compte du bruit. La musique classique se faisait à part du bruit. La
musique contemporaine est une reprise consciente de l'information sur un fond.
Cela dans les compositions nouvelles, mais conséquemment dans les
relectures des musiques anciennes : sur Hammerflugel,
Beethoven apparaît enfin comme
musicien de la matière.
Bien plus, insistant
sur l'événement macrophysique et microphysique, le terme de son signale que
l'écouteur ne se tient plus en face de l'écouté, mais s'y meut.
On habite le son Moebius (montant et descendant simultanément) de l'Ircam, le son éternel de La Monte Young, les phasages et déphasages progressifs de Steve Reich. Musique généralement répétitive en fonction du
nouveau sentiment du temps, non vectoriel, mais aussi du nappé de la plage sonore ainsi maniée. Massage du
"Disco".
Dès lors, le son concorde au mieux avec la notion de structure, dont
il est l'expérience sensible la
plus pure, la plus proche de la mathématique. Il est cosmique,
faisant toucher le physiologique et le microphysique,
les parentés du cri animal, de la houle, du mouvement
brownien, de la voix humaine (nuova vocalità,
stripsody de Cathy Berberian).
Il est une expérience privilégiée du hasard évolutif : chance and random
composition de John Cage. Il est diffusé par les instruments
les plus échangeurs, parce que bon marché et portatifs. Enfin, se répandant en toutes
directions, omniprésent, et facilement
phatique, il est le seul entourement architectural
qui nous reste. Même dans le montage
filmique, c'est souvent lui qui mène le jeu, imposant
son tempo et son rythme à l'image.
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IV.6. Image
Graphisme, photo, cinéma,
TV, BD, peinture-sculpture-architecture se
compénètrent désormais comme des accentuations mobiles d'un domaine unique : l'image.
Non les images mais l'image. Comme on dit le son.
Ce singulier, en même
temps qu'une fluence, marque un changement d'ontologie, ou plutôt la
disparition de l'ontologie, ainsi que de la théologie qui y fut liée. En
cadrant, montant et tramant tout, la photographie, chimique ou électronique, a
fait comprendre que toute imprimerie était cadrée, montée, tramée. D'où le glissement
général de la représentation à la présentation. Statut hyperréaliste. Tout proche
du surréalisme, puisqu'il conduit à moins trancher le perçu et l'imaginé, le
perçu et le rêvé, et que toute figure exacte s'y donne comme naissant transitoirement
de l'inexact. Antériorité de la topologie sur la géométrie. Au point que la
lettre, aspect le plus solide du plus solide, le signifiant, s'est prise
elle-même à flotter, comme en témoignent la décompression des caractères
d'imprimerie ou la dévalorisation de la calligraphie et de l’orthographe.
Mais ce passage du
pluriel au singulier ébranle aussi psychologie. Celle-ci continuera d'admettre
que l'être humain, en raison de l'incohérence motrice de ses débuts est acculé
à se donner une figure à travers des images imitations (Lacan). Mais parmi
celles-ci, l'image dans le miroir, dont la fixité, disait-on, dessinait uni
contour stable, et donc un moi, n'est plus privilégiée. Pour l'imagerie
actuelle, que l'angulaire et la trame rendent anamorphique,
le plan lisse du miroir n'est qu'un cas très particulier et rare parmi
d'innombrables autres réfractions et réflexions sans perspective congruente.
Plutôt que d'éveiller le narcissisme du moi, le nouvel imaginaire favorise un
sujet qui se perçoit comme relais de relais, et qui, lorsqu'il défaille, souffre
moins des identifications conflictuelles de la névrose que des fluidifications
incontrôlées de la psychose.
Enfin, l'image anamorphique dissout
l'Histoire. Comme la TV et la BD, le cinéma ne saurait narrer ou démontrer
vraiment : anachronisme de la critique qui analyse ses messages. Zoom,
travelling, sensitométrie, il n'y a pour lui qu'image et montage au présent. Le
récit étant, au plus, stéréotypé (western), erratique (Fellini), nappé (Barry Lyndon).
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IV.7. Ecriture
La multiplicité des
cultures en contact fait que les locuteurs aperçoivent les mécanismes de
langage qui les habitent. Ils sont contraints de voir qu'il n'y a pas de langue
universelle, qu'une langue est un parti, et qu'ils parlent allemand ou
français, mais aussi paysan ou ouvrier, citadin ou rural, moi ou sur-moi ou ça,
ingénieur ou médecin. Donc ils actualisent des "écritures", si l'on
entend par là les discours tout montés qui se parlent en nous plutôt que nous
ne les parlons.
D'autre part, la
mutation des cultures nous trouve sans mots, obligés que nous sommes de dire
les réalités du Monde 3 dans un vocabulaire, une syntaxe, une morphologie créés
pour la politique, l'éthique, l'esthétique, la technique du Monde 2. D'où
l'impossibilité de s'exprimer jamais exactement sinon par approximations
successives, voire par distorsion méthodique de l'institution qu'est la langue :
pratiques d'écriture en un autre sens.
Ensuite, les graphies
mathématiques et informatiques supplantent et ébranlent la graphie phonétique
et son complément, le livre. Pendant deux mille cinq cents ans, grâce au
système phonétique, où les lettres étaient des sons, l'écriture, phénomène
fondamentalement discontinu et extérieur, fut assumée par la voix (phonè), continue et intime ; et cette totalisation intériorisante
fut développée par le passage du livre-rouleau au livre-codex, compulsable en tous
sens, et impliquant donc la vérification, la déduction, la théorie, l'essence, l'être,
l'âme. Tandis que nos graphies mathématiques et informatiques se soustraient à
la continuité de la voix et du logos. Plus visuelles que sonores, plus manipulatoires
que visuelles, elles s'accommodent de la feuille volante et de la fiche.
Ecritures pures, muettes et aveugles.
Ces trois chocs ont donné,
dans les arts quotidiens, l’"écriture" comme jeu avec les écritures, qu'on
soit disk-jockey, publicitaire, auteur de BD ou de
romans-photos. Chacun parle et écrit en faisant le pastiche de son langage.
Mystification démystifiante. Ou l'inverse.
Et, dans l'art extrême,
cela a produit le "texte", écriture comme exercice de transgression
des écritures, ou de "traversée des signes". Assurément, tout grand
écrivain a toujours écrit des textes en ce sens. Mais cette fois la démarche
est thématisée.
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IV.8. Bande-carte
Bandes de l'ADN et de
l'ARN, dont les séquences spécifient ces autres séquences que sont les
protéines, elles-mêmes principaux organisateurs des
vivants. Bandes radio et bandes magnétoscope. Mais aussi suites de cartes
perforées et de tous autres moyens de stockage discontinu. Faisant apparaître
toute action et toute figure comme addition, doublage, recoupement séquentiels.
Quant à la bande
dessinée, si elle vend chaque année des milliards d'exemplaires de par le
monde, c'est qu'elle exemplifie au mieux et sensiblement cette situation.
Sorte de cartes perforées de l'imaginaire et du symbolique en strips, pour des cerveaux computers et sémioticiens depuis
l'enfance.
En effet, séparant ses
dessins par des blancs, et ses textes par des bulles, la BD cadre. Elle est
même cadrage de cadrages, en rapports gigognes. Et montage ostensible, ses
cases se donnant comme interchangeables. L'oeil peut (doit) y circuler de
l'avant à l'arrière, de la partie au tout, en vision focale et marginale :
saisie linéaire et surfacière. D'où chaque scène s'y
isole plus que dans tout autre art, et en même temps s'y compose avec les
autres plus que dans tout autre art. C'est dire que le réfèrent narratif ou
descriptif s'y fractionne au profit des signes, qui eux s'y articulent, de
façon plus métonymique que métaphorique. Et aussi" que les signes, perçus
par déclics, sont contraints de se survolter comme signes purs, en évitant les
complexités troublantes du réfèrent. Stéréotypie activante, libérant la
puissance combinatoire d'éplucheurs et croqueurs de "peanuts".
La cosmologie et la
psychologie résultant des bandes en général sont assez situées quand on se rappelle
que la première divine comédie de la BD s'appelait Little
Nemo : le petit personne. Et que sa dernière se tient
dans l'extase du vide central de l'O de Crepax.
Cependant, la BD est aussi un dessin, avec
le coté artisanal, immédiat, confidentiel, olfactif de tout dessin. L'auteur et
le lecteur non amis mais copains, métonymiquement encore. Ce qui signale que
les cosmologies et les psychologies vertigineuses ont elles-mêmes leurs bonhomies
et leurs reterritorialisations. Qu'on dépisterait dans la manipulation, également
très bricolée, des bandes radio et magnétoscope.
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IV. 9. Contact
Parce qu'il était intimement
lié au Monde 2, et parce qu'il est le plus près du corps, le théâtre est acculé
aux extrêmes, et même aux cruautés.
En effet, theasthai, dont vient theatron, c'était
embrasser, totaliser par le regard, dans une certaine distance. C'était détacher
sur un fond (une scène) des formes, et principalement l'acteur rassemblant le
monde grâce à l'intériorité de la voix, au rayonnement du corps à partir du
plexus solaire, à l'unité du caractère, à l'unité de la situation. Au point que
la représentation (Vorstellung) s'imposa comme le
modèle de toute connaissance, voire de toute fantasmatisation, jusque dans la
"scène primitive" de la psychanalyse.
Mais, en raison de
l'impossibilité de tout cela dans les hétérogénéités du Monde 3, la pratique
théâtrale a été ramenée à son essence : la mise en présence de deux organismes,
l'un actant, l'autre réagissant. Contact exploré - comme ailleurs le son et l'image
- dans son étoffe physiologique et sémiologique.
Et cela a fait un
théâtre des nativités du geste : geste cri (Artaud, Grotowski), mouvement au
bord de l'immobile (Wilson), dialectique de l'affrontement (Handke), image corporelle
en genèse (Bread and Puppet), coït public (life show). Et un théâtre des
nativités de la parole : langage cri (Artaud, Grotowski), parole phatique (Beckett),
emballement ou insistance du signifiant (Ionesco), langage distancié (Brecht), langage
distanciant (Handke). Enfin, un théâtre où actant et assistant échangent leurs
fonctions, soit qu'on oblige le "spectateur" à se saisir comme voyeur
(Grotowski), soit qu'on l'implique par 1'outrage (Handke), ou qu'on assimile
vie et théâtre en introduisant la première dans le second (Living Theater) ou le second dans la première (Genêt). Dans tous
les cas, le théâtre est cruel, théâtre de la cruauté, selon le voeu d'Artaud.
On rapprochera ceci
de la façon dont Cunningham reconduit la danse à des mouvements quasi purs, structures
en deçà du signe, et même de l'image. Ou dont la gymnastique tend à devenir
danse gymnique, remettant le rythme avant l'effort. Quant à l'expression corporelle,
elle popularise la demande de contacts hétéro et proprioceptifs dans un
changement de culture où les nouveaux média font un nouveau corps : gestes
et voix métonymiques, de métaphoriques qu'ils étaient.
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V.1. Amorale
Incapacité
progressive à créer des images très dominées (peinture, sculpture, pratiquement
en disparition), tout comme des sons très dominés (composition musicale au sens
strict). Par contre excellence dans le déclenchement des images peu dominées (photo,
cinéma, TV, tramé publicitaire) et des sons peu dominés (mixages). Dans tous
ces cas, l'être humain plutôt qu'un créateur est un préleveur (Marcel Duchamp) de
processus techniques, physiologiques, cosmiques, qui le dépassent et où il
intervient comme relais.
Ainsi ont été prélevés
et survoltés les hétérogénéités sémiologiques de l'environnement (Magritte), les
images en multiplication (Warhol), les trames (Lichtenstein), les couleurs
kodachrome et polaroïd (hyperréalisme), les pliures (Rockburn),
les évanescences du cadre fixe et de la surface (Morris Louis, "support-surface"),
les usinages (minimal de Cari André et de Judd), les
déchets non recyclables (Rauschenberg), la fluidique (Oldenburg), l'informatique
biologique (land et body art d'Oppenheim), le développement sériel (Arena, Yrisarry), les
basculements d'axe (Duchamp), la construction par processus (Reich), les
bouclages et rebouclages par chance et hasard (Cage), les "blancs" (Mathieu),
les irisations (Vasarely), les mytho-logiquesr
(Fellini), les blow up (Antonioni), les
écritures…
Le prélèvement peut porter
aussi bien sur le médium artistique lui-même. Qu'est-ce qu'une peinture ? une sculpture ? un coup de pinceau ? une valeur ? un titre ? Et en général
: qu'est-ce que l'art ? Art as idea as idea. L'art comme idée pris comme idée ; ou l'idée d'art
prise comme idée.
Enfin, il arrive que
le prélèvement explore une relation quasi immédiate entre la machine qu'est le
médium et cette autre machine qu'est le cerveau. Vrais massages (non messages) orgastiques.
Ce sont les activations cérébrales par les ondes lumineuses rythmées stroboscopiquement (le cinéma de Tsuneo
Nakai, la vidéo de Nam June Paik) ; par les ondes sonores en désynchronisation
progressive ou au contraire fixées en "éternité" (musique de Steve
Reich ou de La Monte Young).
Pratique ésotérique limitée à des
groupes d'experts ? Néanmoins thématisant des expériences et sentiments partout
présents dans un milieu technique qui multiplie les prélèvements et frottis
pour analyse et contrôle.
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V.1. Amorale
La morale le cède à
l'éthique. C'est-à-dire que les axiomatiques du comportement (Monde 3) prennent
la place des codes du marquage (Monde 1) et des surcodes de la conduite (Monde
2).
Opposant forme et fond,
l'Occident a fatalement édifié des morales, religieuses puis athées. La morale
dicte, serait-ce la tolérance et la liberté. Rhétorique, elle prêche, serait-ce
la dérive. Elle insiste, elle juge de haut, triant les bons et les méchants, ou
les forts et les faibles, ou simplement ceux qui sont ou ne sont pas dans le coup.
Jusqu'au stoïcisme de l'existentialisme. Jusqu'à la psychanalyse, du moins si
elle interprète : l'interprétation, dernier avatar de l'oeil de Dieu.
L'éthique, par
contre, c'est le simple repérage de la façon de faire courante dans un milieu à
un moment donné. Implicite plus qu'explicite. Sans privilège des doctes sur
l'homme de la rue. C'est par exemple savoir si à tel propos l'interlocuteur
écoutera ou fera la sourde oreille, mentira ou dira la vérité, rechignera en
faisant ce qu'on lui demande, ou l'inverse. Et cela non parce que sa conscience
ou son inconscient l'y poussent ou parce que le fonctionnement de la société le
veut. Mais parce qu'à ce moment le groupe proche fonctionne de facto ainsi, et qu'habituellement
l'animal sémiologique qu'est l'homme n'a ni intérêt, ni besoin, ni même désir
de faire autrement. Quitte à ce que quelques-uns, selon une proportion à peu
près constante pour toute société, assurent la fonction de représenter l'antifonctionnement, c'est-à-dire rappellent que les
fonctionnements sociaux, comme les signes, sont arbitraires et ont besoin de jeu.
Loi de Crozier : la bonne marche d'une bureaucratie suppose des ratés.
Bref, c'est le bon
sens mais sans la prétention d'universalité et sans la colère latente, donc
sans présupposés de sens. Ne point voler ni violer, ou peu, non parce que c'est
un crime, ni parce que ça ne se fait pas, mais parce que ce serait chercher
midi à quatorze heures.
L'amorale rend
caduques les intelligentsias, qui ne peuvent faire que de la morale ou de 1'antimorale.
Ses traités sont les journaux écrits ou parlés, les chansons, la publicité, la
bande dessinée, les romans faciles. L'éthique c'est l'éthologie d'un animal qui
agit davantage par signes que par stimuli-signaux.
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V.2. Multisex
Le "temps des
femmes" ne marque pas seulement les conquêtes économiques d'un sexe, ni
sa libération à l'égard de la nature et de la famille, mais aussi la relation
entre des traits de l'industrie avancée et du "féminin".
On a signalé : une
séparation moindre entre nature et culture, une saisie plus physiologique ;
l'aptitude à mener de front des incompatibles ; une façon de moins axialiser et vectorialiser ;
la décompression ; la fluidique ; une revalorisation de la
jouissance, ce plaisir non motivé ; une
accession à un "autre" qui ne serait pas trop le miroir du
"même". Fondement : un sexe non un, comme le pénis-phallus,
mais double et un, de lèvres en retouche, invitant au tout-toute-toutes
(Luce Irigaray).
Mais aussi importante
que le temps des femmes est sans doute la diffusion de l'unisex,
mieux du multisex : quels sont vos sexes ?, demande l'Anti-Oedipe. On voit passer dans la vie
courante la remarque faite depuis longtemps par la psychologie différentielle,
à savoir que les courbes de performances des hommes et des femmes se recouvrent
largement en tous domaines. Ce qui ne peut que s'accentuer si le software
l'emporte sur le hardware, et si nos économies et nos biologies, distributionnalistes,
favorisent les constellations mouvantes plutôt que les couples stables d'opposés.
Ici encore, la
résistance la plus forte aux évolutions est sémiotique, et vient de la langue.
Tant que le locuteur français dira qu'il forme le féminin de l'adjectif ou du
nom en ajoutant un e au masculin, celui-ci sera le pôle non marqué,
premier et allant de soi, le féminin le pôle marqué, second et censé faire
problème. D'autres langues, comme le chinois, ne connaissent pas cet obstacle,
qui du reste s'amenuise dans les langues indo-européennes par l'extension des
jargons.
La conjonction sexuelle, avec ses
complémentarités anatomiques (incluant-inclus) mais
aussi ses coaptations rythmiques où la perception de l'un est reçue de la perception
de l'autre, est (sauf pour la psychanalyse, qui n'envisage pas l'acte sexuel,
mais des organes et des positions) l'expérience privilégiée de polarisation où rien
n'est décidé d'avance (sauf pour la perversion) ; où réel, imaginaire,
symbolique se distribuent et se recouvrent au maximum selon des compatibilités
dans l'instant. L'hétérosexualité étant la pratique sociale parce que la
variabilité y est la plus large.
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V.3. Cours
De l'extensif à
l'intensif, de l'explosion à l'implosion, ou mieux - car pourquoi encore
tension et plosion ? - du vecteur au cours.
Le vocabulaire et la
morale du Monde 2 étaient faits l'un pour l'autre. Tout y allait vers, plus
loin, plus haut, plus profond, plus intense. D'où le rôle de la volonté et du
courage, la coïncidence de l'énergie et de la vertu, dans le latin virtus et
l'italien virtù. En français, le pro-jet
jetait quelque chose vers l'avant. En allemand, Pro-duktion
conduisait quelque chose vers l'avant. Pro-grès
n'impliquait plus de verbe transitif, mais parlait cependant toujours de
marcher, et de l'avant. Comme pro-cessus, malgré
l'habitude anglaise d'en faire un neutre cosmique (my
mother is in the process of dying), comporte encore pro et cedere,
aller. Corrélativement, on é-duquait, é-laborait, é-voluait, puisque, pour
marcher vers, il fallait bien sortir de. On donnait aux enfants une form-ation, le pro-grès essentiel
consistant en formes à ap(ad)-prendre. Et l'on s'ad-aptait.
Pour exprimer le
Monde 3, non formel et non vectoriel, mais réticulaire et bouclé-rebouclé,
il se pourrait que Beckett ait été prophète lorsque, dès 1948, il fait dire à
ceux qui attendent Godât que "quelque chose suit son cours". Ce cours
suivi est actif-passif. Il a un temps et un espace
non mesurés, ou dont il déborde les mesures. Sans
frontière, sans passé, ni avenir, ni même le fameux "vivre au
présent". Il signale l'entropie croissante - un cours suit des pentes -
mais sans nier les événements, les bulles et les tourbillons, les néguentropies
créées par les rencontres de l'entropie, les sens naissant transitoirement des
non-sens ; les boucles, des débouclages.
Le cours est éthique,
non moral. A la fois la dérive et la rive. Distribuant, plus qu'il ne produit et
consomme. Fluidique. Et il fait paraître vieux jeu ces restes ou ces
déplacements du Monde 2 que sont le moi, la personnalisation, la communion, la
solitude, les identifications de la névrose, mais aussi les inquiétudes
systématiques de la psychose et de la perversion.
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V.4. Coïncidence
Dans un monde
de la distribution, où il n'y a guère de valeurs - valeur rareté, valeur
travail, valeur d'échange, ni même valeur argent - mais seulement des événements,
qu'est-ce qui justement peut faire événement ?
L'identité ou la
similitude, comme dans le monde classique ? Mais la physique, la biologie, la
sémiologie et l'économie disqualifient la passion du Même. La guerre
nietzschéenne : "que ton ami soit ton meilleur ennemi" ? Mais l'Autre
est la forme inversée du désir et de la passion du Même. La complémentarité ?
Mais les complémentaires oscillent entre le Même et l'Autre, entre la quiétude
et le conflit. La résonance ou l'effet de phase ? Voici qui a l'avantage de
suggérer que les événements résultent d'actions distantes en toutes directions,
et de facteurs pour le reste hétérogènes ; mais avec l'inconvénient d'évoquer
l'idée de résonance en profondeur, ce qui reconduit à l'unité et à l'altérité de
l'âme, ou aux enrichissements cumulatifs de la surimpression proustienne. Alors
intensités ? Malheureusement, cela fait encore tension et contention, donc
moralisme. Et pourquoi pas, dans ce cas, extensités
ou détensités, également vraies ?
On pourrait risquer
enfin ; coïncidence. Le mot offre l'intérêt de ne pas choisir entre concordance
et discordance de phase. De s'adapter à des phénomènes à n dimensions, et
pouvant mélanger physique et sémiotique. Tout en marquant bien qu'il s'agit de
processus temporels (aspects stochastiques du plaisir, de la connaissance, de
la décision), tant extenses qu'intenses, ou neutres,
tombant sans finalité, sans préjuger de la valeur ou de la non-valeur, mais
tombant ensemble, et pouvant donc être thématisés comme similitude et rupture,
bouclage et rebouclage, passifs autant qu'actifs.
Bref, le mode de travail de la sélection naturelle, c'est-à-dire de la seule
loi de l'histoire, qu'elle soit physique, biologique ou morale.
Et le mérite essentiel est peut-être qu'ainsi
on ne choisit pas trop entre signe et signal. Qu'on ne retient un événement, happening,
que parce qu'une rencontre a fait, à un moment, signal-signe.
Ionesco : "Comme c'est curieux, comme c'est bizarre, et quelle
coïncidence !"
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V.5. Ajustement
Ajuster ne précise
pas ce qu'il faut ajuster, ni avec quoi, ni avec qui, ni selon quelles normes,
ni à quel moment, puisque tout cela est précisément en question. Et pourtant le
mot comprend "juste" et indique une rigueur. Justesse, relative ;
non justice, absolue. Exactitude qui comporte du jeu.
Ainsi, dans les
sciences, la modestie d'approche a entraîné la dévalorisation de l'intuition
fulgurante, de la déduction transcendantale ou simplement anticipatrice, de
la dialectique, de l'esprit critique (lequel croit pouvoir prendre ses
distances et juger), des sagesses, et en général des complexités. La théologie
et la psychologie de Platon, Descartes ou Hegel étaient complexes ; nos travaux
de laboratoires et nos concepts sont compliqués, sophistiqués, mais peu complexes.
Ainsi les greffes d'organes, les élevages axéniques, les observations
spectrales, l'informatique de nos programmes spatiaux, de nos psychologies du
comportement, voir de nos inconscients freudiens et lacaniens sont affaire de
patience, de compte à rebours, ou encore de rébus, de mots croisés. L'initiateur
de la théorie mathématique des catastrophes, René Thom, a signalé, à côté des
complexités souvent rhétoriques de la mathématique et imaginaires des sciences
humaines (en particulier de l'économie), la grande élémentarité théorique de la
biologie, qui justement tend à remplacer la physique dans le rôle de science
régulatrice.
On retrouve la même
modestie ajustante en art : minimal conceptuel. Dans
la politique, où les programmes brillants sont suspects en raison de la
multiplicité des données, de la sensibilité des scénarios, et donc du risque
des choix. Dans les relations sociales, où les engagements se prennent à terme,
même si dans le fait le terme couvre la longueur d'une existence.
Enfin, la vie même a
cessé d'être une valeur absolue pour entrer dans les comptes, comme le reste. On
a remarqué qu'elle pouvait être pesante à force d'être longue ou prospère, qu'elle
avait été de peu de valeur pour des civilisations glorieuses ayant eu une autre
saisie des choses. La filière contraception-avortement-euthanasie-suicide
(de dépression mais aussi de conclusion ou d'accomplissement) montre une
perception du cours de l'univers où l'entropie n'est pas toujours le mal, et la
néguentropie le bien.
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V.6. Béance
De
la fermeture et de l’ouverture, concepts inhérents à la pratique de la technique et de
la science, il faut distinguer la béance, creusée par leurs résultats. Vertige
d'un nouveau genre, qui joue le rôle de la transcendance (au-delà) et du sacré
(à-part) des mondes antérieurs. Fantastique
vérifiable.
Ce sont les paysages
qui, lus par la géologie et la paléontologie, réactivent l'histoire de la
Terre et se repeuplent de la flore et de la faune inquiétantes du trias ou du
crétacé. Les organes vivants qui, dépliés par l'embryologie, déroulent selon
les feuillets de leur ontogenèse le temps pris en espace et l'espace pris en
temps de la phylogenèse ; ou trahissent dans leur chimie individuelle l'une-seule-fois non répétable qu'est chaque organisme comme
résultante d'univers. C'est le ciel étoilé, chiffré par l'astronomie, devenu
une expérience quasi sensible de la plurispatialité
et de la pluritemporalité des mondes. Ou encore, au
regard des cosmologies, nos nébuleuses faisant figure de court moment informatique
(donc éventuellement conscient) entre un amont sans mémoire, parce que trop
concentré et trop chaud, et un aval également sans mémoire, parce que trop
détendu et trop froid.
Mais il suffit à la
béance que les sciences humaines constatent que ce qui a sélectionné les
civilisations ce ne fut pas, rationnellement, leur excellence, mais,
brutalement, leur capacité de survie ; que cette capacité fut le fait de civilisations
opposées et même contradictoires ; que 1'antiproduction
est à cet égard aussi importante que la production ; que les hommes meurent plus
facilement pour des signes cohérents entre eux que pour des signes cohérents
avec le monde. Tout ceci conduisant au dernier centre obscur où apparaît, sous
forme de bruits, que les tabous (du sexe, de la mort, des flux décodés du
désir) ne sont que les paravents du tabou inlevable :
l'arbitraire du signe et l'innommable en deçà du signe.
La définition du désir comme exil dans
l'univers avait provoqué en Occident la plainte du lyrisme, la révolte de la
tragédie, le sursaut de l'épopée, hors de l'univers ou contre lui. La saisie
que le désir est inhérent à la structure du signe, et que ce dernier est lui-même
un moment de l'univers, pousse à moins d'orgueil. Homme fait monde. Non au-delà
du bien et du mal, mais en deçà.
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V.7. Etat
d’univers
Regain d’intérêt pour
l’univers et pour la situation de la conscience dans l'univers.
Ceci contraste avec quarante
années de refus de se poser des questions en dernier ressort : chez Sartre, encore
une ontologie, mais plus de métaphysique ; après lui, plus même d'ontologie, jugée
onto-théologique, les interrogations les plus
avancées s'arrêtant à la psychanalyse, à la sociologie, comprises souvent structuralement.
Or, la linguistique émerge de son formalisme phonologique, morphologique, syntaxique
pour se risquer à la sémantique (quoi et comment les langues signifient-elles ?).
La sociologie se fatigue de jouer avec des structures de civilisations dont elle
ignore l'intention. Fondamentalement, la biologie reconduit à nouveau à la
physique, celle-ci à la cosmologie, celle-ci à des interrogations sur le tout, et
donc sur la place de la conscience dans le tout.
Or une conscience
issue de bouclages sémiotiques locaux ne saurait être l'aboutissement d'un
cosmos (éternalisme grec et créationnisme). Ni une
négativité de la nature, où elle trouverait cependant un miroir à son infini (romantisme).
Ni un pour-soi "jeté" d'un en-soi sourd à ses significations (existentialisme).
Il lui reste à se saisir
comme état(s) d'univers, parmi d'autres, seulement d'autre niveau. Et traduisible
en caractères d'univers : sa singularité en improbabilité ; son intimité en
complexité miniaturisée ; sa faculté réorganisatrice (liberté) en distanciation
inhérente au signe, lui-même état d'univers produit par ces états d'univers que
sont les cross-dépendances des circuits cérébraux
humains ; sa réflexivité en le métalangage propre au signe en raison de ces
distances internes ; son universalité en la permanence du Sa concomitante à la
disponibilité du Se et au contrôle du Réf ; son désir en l'ajustement interminable
des trois sur leurs barres de solidarité.
D'où un nouveau
cours. Non de moi (soi) à l'univers, mais de l'univers à soi (moi). Conscience
plus étonnée de son apparaître que de son disparaître. Moins déroutée de sa
solitude que de son hypercommunication. Filière parmi
des filières. L'univers non a fronte mais a tergo. Toujours en deçà. Dans ses vies et ses morts. Dans la
vigilance de ses néguentropies, le repos de son entropie. Sirius vu du village,
puis le village vu de Sirius.
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V.8. Inter-post-meta
Les prépositions,
opérateurs fondamentaux d'une culture, parce qu'elles y réalisent la pratique
fondamentale de l'espace et du temps comme concept, image, attitude.
Inter. - Sciences de
la nature et sciences humaines ont fait apparaître que les individus sont des
systèmes ouverts, sous-ensembles de systèmes ouverts plus larges, dont ils ne
sont que des foyers d'information et d'énergie particulièrement denses.
Ethiquement, cela fait des individualités percevant autant l'ensemble dont
elles font partie que la contraction qu'elles en constituent. Elargissement
d'"inter", qui primitivement marquait des rapports entre systèmes fermés.
Participation non seulement en prenant part, mais en étant part.
Post. - Dans un
univers configuré par des fluctuations loin de l'équilibre et par des boucles
de complexité croissante, les systèmes ont une véritable histoire avec une
épaisseur de temps, celle de la réalisation de leur probabilité. L'individu,
déjà décentré comme "parmi", l'est encore comme "après", et
"avant". Tandis que la vue classique s'intéressait à l'élémentaire, à
l'origine ; elle n'avait de cesse qu'elle n'ait montré comment l'état B d'un
système était précontenu dans son état A ; bref,
qu'elle n'ait ramené le temps à une quatrième dimension de l'espace : éternalisme où rien de vraiment neuf n’avait jamais lieu,
et où la réversibilité des phénomènes était la mesure de leur vérité.
Méta. - L'éternalisme classique entraînait la correspondance du réel
et du langage, lequel était donc toujours à (même) niveau. La distinction de
niveaux de langage va de pair avec celle de niveaux de complexité du réel : un
langage sur le langage (métalangage) n'est pas du même niveau que celui qui
parle des choses. Force de l'homme qui lui permet de se (re)coder
dans toute nouvelle situation. Limite aussi : un langage ne se saisit qu'en
s'échappant à soi-même, en passant à des niveaux supérieurs indéfiniment. La
distinction des niveaux fait les actions efficaces (technique, grammaire). Leur
confusion fait la pathologie (Bateson). Leur transgression (transversale) fait
les expériences extrêmes, où l'univers ne se manipule, ni ne se démontre, mais
se montre. C'est l'humour. L'art. Le silence. La foi (athée ou non). La
sexualité. Le sourire. Jeu du méta qui, avec inter et post, achève dans le
décentrement la santé actuelle.
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