AVANT-PROPOS
Si étrange que cela paraisse, il n'y a pas, à notre connaissance, de description systématique du coït comme phénomène humain. A cet égard, la médecine se retranche sagement dans sa compétence. Les anthropologues écrivent de nouveaux Supplément au voyage de Bougainville. Les psychanalystes, en raison de leur point de vue, sont plutôt attentifs à la sexualité infantile et anormale qu'à celle de l'adulte normal. Somme toute, les lumières les plus abondantes nous viennent des philosophes et des littérateurs. Mais ils orientent leurs dévoilements, souvent profonds, selon les besoins de leur système ou de leur œuvre.
Une lacune si considérable doit avoir quelque raison. En nos pays, jusqu'à ces dernières
années, on pouvait invoquer la pudeur. Comme elle sévit peu aujourd'hui, reste
que Freud nous aurait convaincus que l'expérience sexuelle baigne à ce point
dans l'histoire de nos fantasmes qu'il serait vain de vouloir l'élucider sans
refaire le trajet de la psychanalyse, seule méthode en définitive pour
débusquer l'inconscient.
Il nous a semblé pourtant
qu'une autre voie s'ouvrait. Tout en baignant dans le fantasme, la sexualité a
pour noyau, comme nous espérons le montrer, une expérience de perception et
d'action, dont la description appelle une méthode qui n'est pas seulement
psychanalytique, mais rejoint celle que nous avons utilisée, dans Les Arts de
l'espace, à propos de l'œuvre d'art. Cette approche, nous préférons ne pas en
tenter de formulation abstraite, puisque après tout la marche se démontre assez
bien en marchant. Le travail prouvera si elle est féconde ou creuse.
PREMIÈRE PARTIE : LE REPERTOIRE EXPRESSIF
Chapitre 1 - LE TACT SEXUEL GÉNÉRAL
Jacques Hury - Mais vous serez si près de moi que je ne vous verrai
plus.
Paul Claudel, L'Annonce faite à Marie.
En contraste avec presque toutes nos activités, le coït se
développe au plan du tact. Les autres sens, qui y jouent un rôle souvent
indispensable, se limitent à prévenir, à prolonger le tact. Et si parfois ils
le contredisent, c'est encore en soulignant sa primauté, car ils le complètent,
l'équilibrent, sans jamais déployer leur perception pour elle-même. Ils lui
font escorte.
Or le toucher a des propriétés remarquables. Dans
l'architecture du monde par les sens, il nous fournit la distinction la plus
simple et la plus irréfutable du sujet et de l'objet [1].
Dès qu'il s'éveille, il applique une surface contre une autre, il s'oppose; et
sauf peut-être dans le cas des fluides, eau ou air, le sujet tactile ne saurait
se couler dans les choses. Mais cette distinction ne met pas à distance, car
elle porte l'objet et le sujet à la rencontre l'un de l'autre.
Présent à son organe, l'épiderme, le tact attire en quelque
sorte celui qui l'éprouve jusqu'au bord de lui-même, et du plus profond, parce
que d'habitude il s'accompagne d'efforts. En même temps, il s'accroche l'objet,
se le fixe, à quoi échouent le goût et l'odorat, trop fluents. Ainsi est-il par
excellence le sens de l'immédiat, lequel suppose un minimum de médiations - de
discriminations, de constructions - pour être ferme, et donc perceptiblement
immédiat. Cette proximité est même telle que le touchant et le touché solide
s'isolent du monde. Bien que glissant parfois sur des surfaces, la palpation
vise à étreindre son objet et à se refermer avec lui en un système clos. Et
puisque les sensations de poids qui la suivent atteignent comme un tout ce
qu'elles pèsent, elles renforcent cette fermeture. Du reste, le toucher contracte
la durée en même temps que l'espace. Sa faible mémoire échoue dans les suites
prolongées et complexes où réussit l'oreille musicale, et a fortiori dans les
parcours réversibles qui sont le privilège de l'œil. Il existe au présent.
Nulle part la liberté n'est aussi prompte, mais ne renonce tant aux horizons.
Ainsi se dessinent déjà certains traits du coït humain.
Privilégiant le tact, et le tact des solides, il ne confond pas ses
partenaires. Il peut faire participer deux êtres aussi étroitement que
possible, il n'abolit pas leur distinction : il la souligne même, vécue
d'instant en instant dans l'exercice de l'affrontement. Mais en même temps il
obtient l'immédiat ferme, l'espace conclu, le présent saturé.
Cependant tout cela se retrouve dans le toucher le plus
pratique, celui qui explore, construit, transforme le monde de proche en
proche. Lorsqu'il se sexualise, le tact s'oriente de manière à n'être plus
analytique, ni édificateur, ni transformateur, mais à la poursuite d'une pure
présence. Et dans cette direction, son premier pas, non encore sexuel, est la
caresse.
1A. LA CARESSE
C'est sa nature unie et pourrait-on dire étalée qui fait de l'ombre un bonheur.
Roland Barthes, Sur Racine.
La caresse veut se rendre présent le caressé non à la manière
du toucher pratique ou scientifique, par une adjonction de parties les unes aux
autres, mais par une saisie si intense et si diffuse de peu de parties, voire
d'une seule, que les autres y résonnent. Elle maintient la discrimination
tactile, sans quoi elle se perdrait, mais elle s'attache à ouvrir le distinct
et le relatif en un continu sans limite. Elle peut ainsi tout à la fois saisir
la partie de façon stable et, liant, nouant, dénouant - glissant à la torpeur -
l'universaliser, faire qu'elle devienne le tout du caressé, et que le caressé
devienne tout. La rangera-t-on dans l'art, puisqu'en art aussi l'ensemble se
manifeste en chaque fragment? Mais, dans le tableau et la sonate, c'est la
référence lucide qui assure la présence du tout dans le détail. Au contraire,
la caresse s'enlise dans la mèche, la fossette. Quand elle palpe un organisme,
il lui apparaît moins comme structure diversifiée que dans son pouvoir d'être
ici et là le même. Elle fait du détail le tout.
En si bonne voie, le tact montre des vertus nouvelles. Il sait
être englobant et englobé, prenant et pris, et lorsque la nourrice glisse son
bras sous le bras de l'enfant qu'elle apaise, la main qui alternativement
parcourt, contourne et se niche, tantôt extérieure, tantôt intérieure, ne
distingue pas les organes, mais les saisit en coulée. D'où la faveur des
régions où l'on s'immisce : chevelure, attaches des membres et, dans le
coït, la région génitale. D'où aussi l'attirance vers les étreintes plus
larges, qui accroissent l'emmêlement et la torpeur bienfaitrice. Quand la
saisie gagne le corps entier, l'objet stimule, en sus des membres explorateurs,
les portions inertes, et comme celles-ci, quoique moins innervées, sont plus
répandues, les zones actives cessant d'être au centre de la sensation
deviennent franges de passivité, passivées à leur tour.
Mais le tact est encore le plus rythmique de nos sens, et il
offre à la langueur le va-et-vient de temps forts et de temps faibles, de
pressions et de détentes, qui la prennent dans juste assez de répétitions et de
variations pour la faire jouir du sommeil sans y tomber. Il nourrit même son
alternance au rythme le plus profond, presque aussi secret que celui du cœur,
en même temps qu'à une étoffe indéfinie : le souffle. Aussi, quand le
caressé est un être animé, fondu dans la même ambiance diffuse que le
caressant, tous deux participent, en sus de l'échange tactile, à une caresse
englobante, à une caresse mère, cependant que chacun, s'exhalant dans l'autre
et l'inspirant, reçoit et restitue comme un toucher de l'intérieur des corps.
Il n'y a pas de caresse un peu prolongée sans régulations respiratoires, ou
mieux - car l'athlète et le travailleur en pratiquent déjà - sans complaisance
au souffle. C'est pourquoi ce toucher culmine dans le baiser qui monte aux
lèvres. Aussi raffinées mais plus fluides que la main, actives dans
l'effleurement, passives dans l'ouverture, les lèvres, qui offrent le sujet
dans l'intime de sa muqueuse, éprouvent l'air émané des narines et connaissent
le rythme également archaïque de la succion.
En plus du tact, la caresse trouve alors d'autres alliés dans
le sens thermique, qui recueille la chaleur rayonnant de l'objet et le porte
unifié vers nous, - en nous, - et dans l'odorat, qui achève cette continuité
d'échange en nous portant vers lui, en lui. L'odeur, l'odeur tiède, attire au
secret des substances, dit Nogué. Jointe au toucher, elle le soustrait à son
étouffement, à ses « rencontres sans jamais d'attente », elle le
désintéresse, l'ouvre au désir. Va-t-elle alors faire éclater la langueur dans
la tentation du futur, la projeter dans la distance de la vue et de l'ouïe ?
L'odorat réalise le paradoxe baudelairien d'une ouverture privée. Perception de
l'infiniment loin dans le tout près, tendance dans une inspiration,
desserrement qui ne cesse d'être intime, c'est pour la caresse un des complices
les plus adroits et les plus secrets.
Reste à apprivoiser nos sens supérieurs, qui sont serviteurs
moins dociles. Il faut qu'en cette coulée l'ouïe se fascine sur ce qu'il y a de
plus tactile, thermique, olfactif dans les bruits, et, si un langage s'élève,
qu'elle l'entende indistinct, diminutif, phatique [2],
cependant que la vue se compose également un babil, la pénombre, où glissent
les formes en inattention. Mais domptés de la sorte, le visuel et l'auditif,
riches en mémoire, achèvent de fluidifier le distinct et le séparé en les
dilatant dans l'imaginaire. Si la caresse a l'œil mi-clos, si sa parole
gazouille, c'est que la vue et l'ouïe s'y développent moitié dans le perçu,
moitié dans des fantasmes aidant à faire glisser des parties en compénétrations
réciproques, des parties si intenses et si ombreuses qu'elles rayonnent du
tout, comme des touts.
Alors, si le caressé est lui-même chair, et chair humaine, -
molle, tiède, granuleuse, odorante, - voici attentivement, passionnément saisie
une réalité physique, avec sa configuration, sa consistance, son grain, sa
chaleur, ses parfums, mais qui comporte en chacun de ces détails un
affleurement de subjectivité. Inversement, voici appréhendée une subjectivité,
mais tout entière descendue, immergée, distribuée et pourtant rassemblée dans
le plus singulier d'une configuration, d'une consistance, d'un grain, d'une
chaleur, d'un parfum. Loin de l'abstraction du sujet pur (qu'est le corps dans
la vie quotidienne), loin de l'abstraction de l'objet pur (qu'est le corps
visité par le dermatologue), voilà le caressé intégralement concret, présence.
Ce qui suppose justement qu'il soit chair, puisque seule la conscience incarnée,
universelle et séductible, peut ainsi se piéger en un point.
Et c'est en même temps ses membres à lui que le caressant
éprouve maintenant en une unité diffuse tantôt ici tantôt là. Cessant d'être le
simple accès au monde qu'est le corps qui perçoit et construit, ou l'élan
d'approbation au monde qu'est le corps enthousiaste, sa chair ne se vit point
pur sujet; elle ne présente pas davantage l'opacité, la raideur dans la saisie,
l'emprise étrangère au-dedans qui font glisser le corps fatigué ou douloureux
du côté de l'objet. Elle prend pour elle-même un poids, qui n'est pas un
obstacle, mais une liberté d'un autre ordre : lourdeur de ce qui n'est
plus connaissance ou commande, mais croissance, accomplissement levant de soi
et se complaisant à soi. Ni seulement soi, ni devant soi, elle assiste et
consent à soi étant soi.
1B. LA CARESSE SEXUELLE
Le sentiment de perdre pied, de chavirer…
Georges Bataille, L'érotisme.
Ce chapitre fut ouvert avec l'idée de définir le tact sexuel.
Or tout ce que nous avons dit de la caresse n'a rien de spécifiquement sexuel;
jusqu'ici l'amant n'est pas distinct de la nourrice. Serions-nous égarés? Car
la nuance n'est pas facile à saisir. Qui décidera à quel moment la câlinerie
vire à la séduction? Quand le dorlotement succombe à la langueur? Toutes ces
démarches n'exploitent-elles pas les mêmes ressources du tact et de nos autres
sens ?
Sans doute, et c'est pourquoi nous nous sommes attardés à la
caresse en général. Mais les intentions divergent. Chez la nourrice, il y a de
l'abandon et le tact a renoncé à ses fins exploratrices ou constructrices, mais
la présence reste orientée vers autre chose qu'elle-même. Si marginalement que
ce soit, elle poursuit un but : chez le sujet, de consoler, chez l'objet,
d'être consolé, c'est-à-dire de retrouver cette proximité avec les choses et la
vie qui assure à l'existence son terrain nourricier, maternel, et que le
chagrin avait perdue. On voudrait affirmer alors que le contact se sexualise en
devenant sa propre fin, lorsqu'il se complaît en soi, à soi attentif. Mais ce
n'est pas assez dire, car il advient que s'établisse, entre des êtres
parfaitement familiers, un contact dépourvu de but sans passage au sexuel. Pour
un moment, on s'arrête dans la simple présence, sans histoire.
Or tel est bien le mot : le sexuel, lui, est histoire. Du
moins, un devenir saisi comme tel. La caresse y accède lorsqu'elle est
entraînée par son propre mouvement; lorsque sa complaisance à soi la tire
activement et passivement vers une complaisance plus grande, avec un
consentement plus empressé. Toute caresse cherche la coulée; elle se sexualise
en accélérant sa chute, en épousant ses détours et ses retours pour y trouver
de nouveaux enroulements, de nouvelles pesanteurs. La voici emportée par son
rythme, sa montée, sa descente, sa pulsation, la montée de sa pulsation; la
voici vertigineuse, ratifiant incessamment son vertige. Alors que la caresse
simple n'est pas consommatrice, la caresse sexuelle ira, sauf accident, jusqu'à
l'épuisement nerveux de l'orgasme, celui du sujet et, si possible, de l'objet.
Sans détruire comme la manducation, elle consomme, catabolique.
Elle aussi n'arrive point là sans autre aide. Elle altère le
souffle qui, sitôt qu'elle intervient, privilégie une expiration fricative,
quelque peu tremblée, saccadée, confinant au gémissement. L'amant contrarie le
dormeur, qui d'habitude expire plus vite qu'il n'inspire. Il vit une coulée favorisée,
une descente intensifiée, et s'il cesse d'analyser et de construire, ce n'est
pas qu'il s'endort, mais par une sorte d'excès d'attention vertigineuse [3].
Somme toute, caresse et souffle sexuels sont les deux faces d'une même
intention rythmique. Cette respiration constrictive est la caresse dans son
entraînement le plus intime; et cette caresse, à mesure qu'elle s'entraîne, est
prise en charge par la tension de la poitrine et de l'abdomen.
En même temps s'accélère et
s'amplifie la pulsation cardiaque, autre rythme où la vie se bat sa présence,
tandis que la chaleur apportée par la vaso-dilatation en surface tend, sinon à
dépasser l'individualité du corps, du moins à estomper ses limites. La torpeur
rend la proximité forte et vague, obsédante et diffuse.
L'odorat mue à son tour. Simple ouverture dans la caresse
ordinaire, il se souvient maintenant de son passé animal, où l'odeur fugitive
le tenait en haleine, suscitant la poursuite. Il s'éveille même à de nouveaux
objets. Si, avec Nogué [4],
l'on accepte de diviser les odeurs en respiratoires, nutritives, sexuelles, et
si parmi ces dernières on distingue les odeurs florales, ambrosiaques,
capryliques, les florales conviennent à la caresse en général, tandis que les
ambrosiaques, en poignant, les capryliques, en repoussant et contraignant à
l'effort pour les surmonter, accentuent le vertige.
Chemin faisant, la modification respiratoire a sexualisé l'ouïe
en ramenant la parole, déjà exténuée par le babil, à n'être qu'une voix, « ou
plutôt pas exactement une voix, c'est-à-dire pas les sons familiers que
l'oreille est habituée à entendre sortir d'une gorge, moulés sur des mots, sur
un langage articulé, anonyme et préfabriqué, mais la voix (ou si l'on préfère
le langage) à l'état brut, primitif : une plainte... » [5].
L'œil même, dans la mesure où il veille encore, s'enferme dans les signes du
souffle et du flux sanguin altérés.
A ce point, on attendrait l'entrée d'un acteur resté dans
l'ombre : le goût; non la simple discrimination des saveurs, qui confirme
seulement l'odorat et le toucher, mais la sensation de saveur ingérée,
d'ingestion sapide. Ainsi compris, le goût semble accomplir au mieux cette
intention : il isole sa proie et se referme sur elle dans le plus étroit
embrassement; il l'approche de soi de façon transitoire mais jusqu'à
l'assimiler; il est rythmique comme le souffle et se fascine dans le présent de
ses reprises; lui aussi est un sens des substances, qu'il pénètre et incorpore
à la nôtre; il possède même, comme l'odorat, un certain élan, puisque, par la
déglutition, surtout des liquides, il fait alterner les prises et les quêtes.
Il paraît donc servir d'autant mieux la caresse sexuelle qu'on a voulu voir
dans le coït la forme polie d'un cannibalisme qui en serait la visée profonde :
« Dans le transport de l'amour humain, qui ne sait qu'on se mange, qu'on
se dévore, qu'on voudrait s'incorporer de toutes manières, et, comme disait ce
poète, enlever jusqu'avec les dents ce qu'on aime, pour le posséder, pour s'en
nourrir, pour s'y unir, pour en vivre. » [6]
Mais la description de Bossuet est forcée par le désir de
justifier l'eucharistie, et là où on la retrouve, car de nombreux auteurs lui
font écho [7],
elle semble une évocation lyrique ou un reliquat infantile ne soulignant qu'un
côté des choses. En réalité, le goût complet, avec la déglutition, ne fait pas
partie du coït normal, même comme visée. Nous avons vu les autres sens aider le
tact à dépasser sa juxtaposition des parties et son face à face de l'objet et
du sujet, mais sans détruire les termes en présence. Or la gustation est la
sensation où nous faisons l'expérience la plus primitive du corps propre, mais
en abolissant l'objet ingéré. Son égoïsme ne réussirait qu'à faire échouer
l'immédiat et le total poursuivis par le tact sexuel, comme il se voit dans les
régressions où elle prédomine [8].
Ainsi n'intervient-elle normalement que d'une manière allusive
dans le mordillement, la succion, le lèchement, l'échange salivaire, qui en
sont les prodromes, encore proversifs; la morsure ne secourt l'orgasme féminin
que s'il n'est pas résolutoire. Le goût entier, qui déglutit, ne réalise ni ne
figure le paroxysme inavoué du coït, car les paroxysmes sexuels sont des
équilibres. Nous en avons eu une première preuve, tout au long de ce chapitre,
dans le savant dosage des emprunts à l'arsenal des qualités sensibles.
Cependant, l'intention coïtale n'exploite pas les seuls sensibles généraux.
Elle met en œuvre une sensation originale, qu'on peut relier au tact, mais qui
présente des caractères si particuliers qu'on a voulu y reconnaître un sixième
sens.
Chapitre 2 - LE TACT GÉNITAL
Cette sensation que je regarderai
volontiers comme une épilepsie passagère…
Diderot, Sur les femmes.
Sans doute l'être humain possède-t-il de multiples zones
érogènes réparties sur le corps, et celles-ci sont plus actives et plus
nombreuses chez la femme que chez l'homme. Sans doute aussi la sensation
génitale évolue, surtout chez la femme, qui, de plus clitoridienne au début de
l'initiation, devient, à mesure qu'elle s'épanouit, plus vaginienne, voire
utéro-annexielle [9].
Il reste que les régions sont érogènes dans la mesure où elles stimulent ou
orchestrent la sensation génitale, et que celle-ci est assez unifiée, même chez
la femme, pour qu'on puisse parler d'un tact génital, aux caractères singuliers.
Bergson déjà avait relevé son
indigence. Et en effet, il a en propre de ne transporter presque aucune
information. Celui qui mange ou boit distingue des goûts, et est ainsi informé
sur la diversité des aliments; celui qui touche, fût-ce d'une caresse, recueille
une variété de formes, de positions, de températures; a fortiori l'œil et
l'ouïe sont prodigieusement riches de discriminations, et donc de
renseignements. La sensation génitale n'est pas discriminatrice :
lorsqu'on prend soin de ne pas la confondre avec les sensations tactiles qui
s'y mêlent, et qui d'ailleurs sont généralement le signe d'un embarras
physique, elle ne distingue rien, ni en position, ni en forme, ni en chaleur,
elle peut juste se prononcer sur des intensités, et encore très mal. Si on
voulait à tout prix qu'elle connaisse des différences, par exemple du lisse au
rugueux, - mais il s'agit encore d'un événement tactile, et qui ne lui
appartient pas en propre, - ce serait à l'état de traces emportées dans sa
diffusion. Et c'est en réalité sa vertu. Confuse, diffusive, non
informationnelle, la sensation génitale subjugue; et lorsqu'elle se répand dans
l'organisme, elle recouvre de son indistinction les autres, renforçant la
compénétration visée par la caresse. Dès qu'elle entre en jeu, tout semble
comme ses prolongements, comme des médiations qui commentent, élargissent,
soulignent son immédiation. Indistincte et présente, elle contribue à vider le
sujet de lui-même sans l'anéantir.
Sa situation favorise cette tâche,
puisqu'elle a lieu au centre exact du corps, et dans un de nos rares organes de
surface à ne pas se présenter par paire; le héros de Montherlant qui souhaite
cent membres virils fait un contresens sexuel. Sise, écrit Diderot, en des
tissus intestins, aussi éloignée que possible des parties actives, - tête,
mains, pieds, poitrine respirante, - elle attire dans ce qu'Alain appelait la
région de la lymphe, celle des échanges entre la nourriture et le vivant, là où
se trame « cette vie si naïvement inférieure en l'homme » [10],
où la conscience, sans disparaître, est le plus loin de soi, presque perdue en
la nature qui l'alimente et la reprend. Parmi cette zone abdominale, elle
choisit la portion la plus aliénante, une ouverture; cette ouverture est une
muqueuse, c'est-à-dire un affleurement de l'intime de l'organisme. Et comme si
de la sorte le sujet n'était pas encore assez tendu à l'extrême bord de
lui-même, cet orifice termine des tissus érectiles. Qu'on ne songe pas tant à
l'érection pénienne et clitoridienne, cette dernière étant peu marquée, qu'à la
levée de toute la zone génitale, laquelle se vérifie également chez la femme et
chez l'homme. Cette érection au sens large est en rigueur le mouvement génital.
La motricité pelvienne exprime déjà la proversion de l'organisme, du moins si
l'on admet avec Nogué que, l'axe haut-bas étant celui de l'indépendance, l'axe
gauche-droite celui du choix, l'axe arrière-avant est celui du désir [11].
Mais le mouvement pelvien peut poursuivre une conquête; il échoue alors, comme
l'éprouvent, dans la frénésie du choc, les personnages du Château. Les vraies motricité et sensation génitales se portent
aussi loin que possible sans cesser d'être intérieures. Telle est
l'érection, expansion immanente ou, si l'on ose dire, transcendance immanente.
L'activité pelvienne ne la provoque pas mais la prolonge, y trouvant son moment
central et son modèle.
Du reste, l'érection s'accompagne d'écoulements qui confirment
cette intimité jusque dans le passage : sécrétions urétrales chez l'homme,
sécrétions vaginales plus abondantes chez la femme. Car, au contraire des
émissions qui tournent l'organisme vers l'extérieur (le jet urinaire du garçon
semble à Simone de Beauvoir une expérience de transcendance), les profusions
génitales, plus exsudées que jaillies, ne passent pas du sujet au monde. Elles
s'éprouvent comme le sujet même se répandant, comme ses propres organes
liquéfiés. Wilhelm Reich parlait de sensation fondante.
Cependant, ici encore, l'essentiel réside dans la structure
rythmique. Revenons un moment à la bibition. Si le buveur, quand il avale,
annule son plaisir pour en jouir, il le sauve en s'élançant vers une autre
succion; à tel point que l'assoiffé se projette sans cesse en avant, que le
temps moteur pour lui n'est bientôt plus la déglutition mais cette projection
même. Or le tact génital a une structure semblable. Contrairement au
va-et-vient de la caresse, voire de la caresse sexuelle, où les temps faibles
et les temps forts demeurent de simples accents, il connaît une annulation
après l'élan où ce qui est senti et ce qui est désiré se renvoient sans cesse
l'un à l'autre, bien plus, où le désir prend le temps fort, tandis que la
sensation devient satisfaction transitoire et éveil de désir, en quelque sorte
sensation de désir [12].
Ainsi, l'érection génitale s'accompagne d'une sensation à son tour érectile,
projetée et tirant à sa suite, par sa position centrale, tout l'organisme. Du
coup, bien autrement que dans la caresse simple ou sexuelle, la conscience
devient présente en chacune des parties de sa chair, intentionnellement et
mécaniquement orientées vers une seule que toutes désignent et miment, et qui
tire chaque fois davantage l'organisme au-delà. Mais, dans la mesure où le
désir naît du senti, ce rythme, en même temps qu'il projette, retient; il ne va
de l'avant qu'en rentrant dans le corps dont il procède. C'est toujours la même
intention, pour la transcendance, de ne pas échapper à une immanence dont elle
désigne seulement un pôle extrême encore intime.
De ce premier trait du rythme génital en découle un second :
il s'entretient spontanément. Le jeu des réflexes y pourvoit déjà, mais restons
au plan du senti. On a pu dire que tout rythme vécu s'engendrait et
s'alimentait de lui-même : dans la danse primitive, le danseur part d'une
action élémentaire, le balancement, où le geste induit une sensation qui à son
tour induit une reprise du geste, selon la réaction circulaire de Baldwin; et
c'est de ce cercle que surgissent, peut-être par intolérance perceptive à la
répétition, les ruptures et les inventions motrices qui forment le rythme
libre; la vraie danse n'est pas le rythme conjoint à une invention, mais le
seul rythme, circulaire d'abord, puis qui se brise, nourrissant sa brisure à sa
circularité [13].
Or le rythme génital est mieux encore autonome. Enfermé dans la pression et le
coulissage les plus élémentaires, il connaît une grande économie motrice; et
son branle n'est pas seulement rappelé en écho, comme dans la réaction de
Baldwin, son réflexe est désir, en sorte, disions-nous, que c'est moins la
sensation qui y naît du mouvement que le mouvement de la sensation. Les manuels
d'érotique savent que celle-ci est d'autant plus profonde qu'elle se cherche
moins, qu'elle demeure sans urgence, dans la fidélité au senti, en un mot, que
le rythme y est plus vrai, plus originel, c'est-à-dire plus entretenu de soi.
En tout cas, l'autonomie rythmique, en démobilisant la volonté, contribue à
décentrer le sujet, à le porter vers une altérité qui le prend en charge, vers
des rythmes qu'on peut dire viscéraux, archaïques, cosmiques. Mais le sujet ne
s'y perd jamais en un autre qui le relayerait, comme dans le mysticisme. Si
involontaire qu'elle soit, la rythmisation génitale demeure éprouvée dans le
corps et dans la conscience incarnée; elle s'opère dans le cycle du mouvement,
de la sensation et du désir.
Tous ces caractères viennent culminer dans l'orgasme. Par leur
va-et-vient, la sensation et la motricité génitales cherchent une
synchronisation des neurones, dont le tonus sans cesse augmenté finit par
monter vers un climax, avant de craquer en spasmes, en trous d'énergie. On peut
considérer l'orgasme comme le sommet de ce mouvement, en y comprenant la
dernière ascension de la phase tonique et la première descente de la phase
clonique. Ces deux moments participent du sommet, le premier parce que le tonus
y devient assez élevé pour que le désir ne doute plus d'atteindre sa
libération, le second parce que l'énergie déployée dans le clonus est encore
assez considérable pour ne pas percevoir son épuisement. Il est vain de se demander
si l'orgasme est l'instant le plus voluptueux de l'acte sexuel; il en est en
tout cas le temps central, le plus accompli, le plus complet. Avant lui il y a
montée, après lui descente. En lui seul le désir est déjà libération, la
libération reste encore désir. Il réalise le vœu humain d'un désir apaisé sans
cesser d'être.
Pour le reste, on y retrouve la pauvreté de l'information, qui
y confine à l'inconscience [14].
Centralité, viscéralité, érectilité s'y font despotiques. Les profusions y
redoublent et cèdent même la place, chez l'homme, à l'éjaculation du sperme,
forme suprême de la projection de l'organisme. Surtout, la compénétration
rythmique de la sensation par le désir et du désir par la sensation devient si
étroite que le sujet ne se montre plus libre d'y mettre un frein.
N'est-ce pas que l'orgasme fait éclater l'immanence de la
caresse génitale, qu'il débouche sur une transcendance pure, et donc une
passivité pure, en d'autres mots qu'il est extatique, comme le donnent à
croire, avec d'innombrables auteurs, la « petite mort » du langage
populaire et le « fais-moi mourir » de l'héroïne d'Apulée? On peut en
effet qualifier d'extase un état où le sujet se sent projeté à l'extrême limite
de soi tout en restant soi. Mais on comprend plus rigoureusement sous ce terme
que le sujet se décentre au point de se perdre en un autre ou d'exister par un
autre : c'est l'allégation des mystiques. Or, en ce dernier sens,
l'orgasme n'est pas plus extatique que la caresse génitale. Il reste tactile,
avec les qualités de distinction qui s'attachent au tact; il demeure rythmique,
avec l'alternance d'abandon et de reprise propre au rythme. On s'en assure mal
dans l'épreuve même, à cause de sa rapidité et de sa presque inconscience, mais
on le vérifie par ses déboires. Si l'homme est trop maîtrisé, s'il insiste
exagérément sur la rétention indispensable à la tension sexuelle, il souffre
d'éjaculation retardée, mais s'il est trop abandonné, il échoue dans
l'éjaculation précoce. On trouve chez la femme des correspondants de ces deux
échecs. En d'autres mots, si passif qu'il finisse par être, l'orgasme reste une
synthèse de passivité et d'activité [15],
à la fois transcendant et immanent, élan jusqu'au dernier bord de soi, mais en
soi. En ce seul sens nous parlerons de son « extase ».
Ainsi, d'un bout à l'autre de sa carrière, la caresse sexuelle,
puis génitale, ne se déroule pas de manière simplement proversive. Son
va-et-vient l'accomplit dans un équilibre fragile, aventureux, de détente et de
tension, où le physiologiste souligne le jeu serré du réflexe et du feed-back;
où le psychologue observe l'aisance à se mouvoir sur les frontières de la
conscience et de l'inconscience, de la maîtrise et de l'abandon; où le
phénoménologue retrouve le projet de l'immédiat et du total possédés. En somme,
caresse et orgasme sont deux moments ou deux intensités d'une seule expérience.
Ils se distinguent trop dans le temps pour se confondre, comme la dernière
montée et la première descente orgastiques; mais ils se ressemblent assez pour
que la caresse, qui laissée à elle-même serait molle, s'enrichisse de
l'intensité vertigineuse de l'orgasme qu'elle mime et anticipe; pour que
l'orgasme, qui isolé serait fugace, réalise d'avance dans la caresse, sur un
mode plus conscient, varié et temporellement élargi, le mouvement qu'il sera,
souvent trop extrême et rapide pour être vraiment perçu, quand il aura lieu.
CHAPITRE 3 - LE TACT RÉCIPROQUE
A l'encontre du sens un peu
trop alimentaire du goût que l'on ne peut ni ralentir ni retenir, et qui n'est
pas réversible, et qui dépend si goulûment de la plénitude d'une poche, la peau
est un admirable organe étendu, mince et subtil, et le seul qui puisse, pour
ainsi dire, jouir de son organe jumeau : d'autres peaux, d'un grain égal
ou différent, d'une tactilité, d'un dépoli sensible... Le regard seul a cet
immédiat dans la réponse..., mais voir est si différent d'être vu; cependant
que toucher est le même geste qu'être touché…
Victor Ségalen, équipées.
Jusqu'ici, pour simplifier les choses, nous avons considéré le
tact sexuel comme unilatéral, allant d'un sujet vers un objet, quitte à y
reconnaître la plus étroite immédiation. En réalité, c'est un tact réciproque.
Il faut bien dire que dans le coït quelqu'un touche, en étant touché, un autre
qui est touché par lui en le touchant.
Cette caresse jumelle confirme assurément l'intention coïtale.
Chacun trouve l'autre déjà rassemblé, rassemblant, et l'alternance des
stimulations et des réponses noue un rythme plus serré, les temps faibles de
l'un étant comblés par les temps forts de l'autre. L' « extase »
génitale accroît son vertige du vertige qu'elle suscite. Et le sommeil est
mieux approché et mieux évité dans cette séduction mutuelle, jamais achevée.
Mais la réciprocité comble surtout une faille. D'habitude, le
sujet qui perçoit ouvre devant lui un champ auquel il s'expose; même dans
l'embrassement, quand il étreint un objet insensible, il maintient cette
ouverture en face, ce froid qu'illustre René pressant les arbres de Combourg;
de cette manière, la totalisation cherchée par la caresse ne peut aboutir. Mais
si le senti est lui-même sentant, s'il poursuit en sens inverse l'immédiat du
tact, le système se referme. Plus de devant extérieur, mais, par la rencontre,
des sujets protégés de partout. Car l'organisme est fait de telle sorte que
c'est en face que nous nous éprouvons ouverts; notre sensibilité se dirige
d'arrière en avant à partir de la face dorsale, en deçà de laquelle commence
une sorte de zéro d'être et de sensation. Ainsi, dans la saturation frontale
obtenue par le coït, le champ perceptif se clôt, sphère sensible sans dehors,
orientée vers son centre et le réchauffant : la « bête à deux dos »
de Shakespeare abolit les entours. Selon les peuples, des degrés se distingueront
dans cette fermeture, puisque le coït dorsal n'a pas sur ce point les
ressources du coït affronté; mais partout s'obtient une réponse dans la zone
génitale, laquelle, récapitulant les organismes, assure au couple une centrale
et intense conclusion.
évidemment, pour que le cercle se close, il faut que chacun
sente l'autre sentant. Mais ici la sensation adverse se communique au mieux :
anatomiquement, les organes génitaux se coaptent au point que chacun est
l'autre inversé; physiologiquement, les conditions générales de l'orgasme sont
communes aux deux sexes; sensitivement, le synchronisme moteur veut que la
sensation de l'un se vive naissant de la sensation complice. Le cercle clos,
s'opère alors l'immédiation à autrui comme à soi. Une conscience seule n'a
aucun moyen de s'être immédiatement présente; sa proximité, sa naïveté, son
évidence se perdent dès qu'elle s'envisage. Mais j'échappe à la distance et à
l'évanescence du miroir si mon abandon, suscitant l'abandon d'un autre, m'est
révélé et rendu dans le sien.
Telle est la spontanéité où chacun n'a plus à quêter sa vérité
et sa consistance, garanties dans l'acquiescement, toujours concret et vérace [16],
du désir de l'autre. Telle est la communauté où, chacun se tenant d'un
partenaire qui se tient de lui, il n'y a plus des êtres ayant une relation mais
une relation engendrant des êtres. Telle est la plénitude, toutes brèches
colmatées, où la projection, au lieu d'une perte vers le dehors, devient,
réciproquée, une extase interne, une extase de concentration, de recueillement,
totale dans sa suffisance, infinie dans son élan. Telle est aussi l'extrême
aventure, car cette double innocence s'éveille sans cesse suspendue à la
séduction hasardeuse de deux libertés. Dans cette constitution réciproque, il
ne s'agit plus seulement du rythme alterné, des chants amébées de la caresse
visant à conjuguer l'alternance avec la continuité. Nous touchons à la
dialectique où se fabrique, serait-ce transitoirement, de l'être neuf :
l'être en couple.
La fermeture du tact réciproque explique l'isolement du coït,
qui se retrouve chez tous les peuples. Il n'y a guère que la sexualité orgiaque
où la promiscuité ait été recherchée; encore se tempérait-elle souvent de
l'obscurité de la nuit, du lieu souterrain ou ombragé du culte; sinon, même
dans les tribus où l'émoi sexuel, à la façon de certaines espèces animales,
requiert une excitation collective, habituellement dansée [17],
les couples s'égaillent bientôt dans la solitude. Tabou, culpabilité, pudeur?
Ces motifs ont leur poids selon les sociétés et les individus. Mais la réciprocité
tactile reste au fondement. Par son intention d'établir un circuit fermé
arrêtant toute sensation proversive de moi vers autrui par celle réversive
d'autrui vers moi, elle exclut la présence de témoins désengagés. Au plus
tolère-t-elle un tiers coadjuteur dans certaines postures du tantrisme indien
(probablement théoriques), ou complice tactile chez Sade ou dans tel conte de
La Fontaine, voire complice visuel dans quelques performances de Casanova.
Mais, mises à part ces originalités relevant du rituel, de la perversion, de la
fantaisie littéraire ou de la gageure, elle réalise le mieux sa visée dans le
seul à seule, sans distraction d'aucun tiers. Les considérations de tabou, de
culpabilité, de pudeur viennent en sus.
Le tact réciproque trouve sans doute sa réalisation la plus
forte dans ce qu'on pourrait appeler le chiasme des sensations génitales. La
sensation glandaire de l'homme a lieu dans la profondeur du corps féminin,
au-delà de la sensation clitoridienne-vulvaire, et celle de la femme, malgré sa
répercussion ondulatoire en profondeur, trouve son départ et en quelque sorte
son point d'application au clitoris, au-delà de la sensation glandaire de
l'homme. Cette structure croisée porte à l'extrême l'« extase » du
tact génital non devant l'autre, ni contre l'autre, mais conjugué avec lui.
Jointe à la concordance temporelle du rythme, elle marque le dernier
resserrement du couple.
CHAPITRE 4 - LA BIPOLARITÉ
C'est curieux, se dit-elle, que
pour moi il soit un visage avant tout, et que je veuille être un corps pour
lui.
André Pieyre de Mandiargues, Le Lys de mer.
Depuis les grottes préhistoriques il y a une mythologie du
masculin et du féminin [18].
Non seulement nous nous sommes entendus pour reconnaître à l'homme et à la
femme certains caractères opposés, mais nous avons voulu y voir l'expression de
phénomènes plus larges, intéressant l'univers, manifestant sa structure
primordiale. Ainsi a-t-on assimilé le masculin à l'été, au sec, au lumineux, au
solaire, à l'aérien, à l'actif; le féminin à l'hiver, à l'humide, au nocturne,
au lunaire, au terrien, au passif[19].
Ces spéculations, en germe dans l'hermaphrodisme des statues africaines et
polynésiennes ou dans la symbolique indienne du lingam-yoni, ont sans doute
trouvé leur forme la plus achevée dans les conceptions chinoises du yang
masculin et du yin féminin, rendant compte de la formation des cinq éléments,
des points cardinaux, de la terre et du ciel, de la montagne et de la vallée,
des espèces végétales et animales, des rapports sociaux. Agrandi de ces
perspectives, le coït, en croisant l'homme et la femme, serait le lieu d'un
événement cosmique privilégié. Il rassemblerait les principes d'être.
La vérité est moins simple. Si toutes les cultures présentent
pareils jeux d'oppositions, les couples d'opposés varient. Les indigènes de
Port-Darwin assimilent au masculin l'humide et au féminin le sec, parce que,
dans leur climat contrasté, la saison sèche est la bonne (fertilisée), la
saison des pluies la mauvaise (fertilisante), et que les mâles, ne pouvant à la
fois « régir et personnifier » le « bon côté de l'existence »,
se sont identifiés à l'humide pour dominer le sec [20].
En allemand, le soleil est féminin, la lune masculine. Et Margaret Mead a
montré comment la douceur « féminine » et la violence « masculine »
s'inversent lorsqu'on passe, dans une même région de la Nouvelle-Guinée, des
Arapèches aux Mundugumors, et des Mundugumors aux Tchambuli [21].
Or pour notre propos, qui est de dégager une essence, il
importe de déterminer en quoi contrastent les comportements sexuels de l'homme
et de la femme, mais en faisant abstraction des particularités de culture. Y
a-t-il une méthode qui nous permette d'accéder sur ce point au « naturel »,
c'est-à-dire à l'ensemble des possibles d'un être (la culture est déjà un choix)
dont la réalisation ne le mène pas à des contradictions existentielles, à l'« antinaturel »?
On ne saurait procéder par induction; un trait de comportement peut manquer ou
être présent chez un ou plusieurs peuples, voire chez tous, à cause d'une
inversion, c'est-à-dire d'un choix précisément contradictoire. Par ailleurs, il
serait gratuit de postuler, à la manière de Simmel [22],
une sorte d'essence métaphysique, en tout cas de détermination psychologique
formelle des sexes; comment fonder ces couples de contraires, sinon par une vue
de l'esprit? Et nous n'aurions pas plus de chance en invoquant seulement des
structures anatomiques et physiologiques; la phénoménologie nous a prévenus que
les traits bruts ne sont pas un destin; le sujet les assume en des sens opposés;
la petitesse de taille engendre l'humilité ou l'orgueil.
C'est néanmoins du côté des caractères physiques qu'il faut
poursuivre le fondement d'une « nature sexuelle », car il n'est pas
toujours sûr qu'on les interprète à son gré. Supposons en effet : a) qu'ils fassent partie d'un être selon
son espèce et l'inscrivent ainsi dans un groupe considérable; b) qu'ils l'invitent à des préférences à
l'égard des pôles de toute existence, lesquels se distribuent en deux grandes
classes :
sujet sujet-objet
décollement contact
faire laisser-être
dynamisme expansif dynamisme adaptatif
images posturales images
viscérales
discontinuité continuité [23]
Portons en compte, comme y insiste
le structuralisme, que l'homme est un animal classificateur, qu'il tend à
souligner les différences, surtout quand leur confrontation permet de réaliser
à l'échelle sociale l'être humain complet que chacun ne peut accomplir à part
soi. Alors, il y a gros à parier que, malgré les ressources de la liberté, la
plupart choisiront le rôle que leur suggèrent leurs structures physiques; bien
plus, ceux qui décideront de faire autrement n'y parviendront qu'en nourrissant
quelque contradiction profonde, c'est-à-dire en posant le caractère « naturel »
de ce qu'ils contrarient.
Or certains traits physiques qui distinguent les hommes et les
femmes répondent bien à ces conditions. Nous allons essayer de les relever en
montrant à chaque coup l'attitude existentielle et donc sexuelle qu'ils
suggèrent, et qu'ils finissent, grâce à leur convergence au sein de l'individu
et du groupe, par proposer comme « naturel ».
4A. LES ORIGINALITÉS PHYSIOLOGIQUES
Je ne pouvais trouver entre ce
corps et le mien que des ressemblances.
Marguerite Duras, Hiroshima mon amour.
Rappelons brièvement les faits. Le garçon dispose d'une
innervation plus développée des articulations, ce qui, joint à sa puissance
musculaire, lui donne la faculté de déplacements larges et nets, la fille
excellant dans les déplacements réduits et subtils. Nous connaissons mal le
travail des hormones, mais globalement les androgènes développent plus
l'agressivité que les œstrogènes [24].
Ensuite, le corps féminin est plus fluctuant que le masculin : si la femme
résiste mieux à la maladie déclarée (en d'autres mots, si elle se montre plus
homéostatique par rapport aux dérèglements graves), elle est plus sensible aux
petites fluctuations, celles de la température, du sucre et du taux acide-base
du sang[25];
elle subit les atteintes considérables de la menstruation, de la défloration,
de la gestation et de la lactation; du même coup, elle se vit plus traversée,
plus habitée, hantée et soutenue à la fois par la nature, laquelle l'imprègne
d'autant mieux qu'elle lui intime moins des actes que des devenirs secrets,
germinations ou mûrissements. Il y a aussi un sens à dire que l'homme a une
constitution d'attaque, mobilisant rapidement mais pour un temps assez court
des énergies surtout motrices se répandant au-dehors, tandis que la femme a une
constitution de réserve, mobilisant plus lentement des énergies à long terme et
se limitant au corps lui-même, comme il se voit dans la grossesse.
Quant à l'orgasme féminin, il est moins abrupt, plus étalé dans
le temps, comme les zones érogènes féminines le sont dans l'espace. Mais
surtout, alors que l'orgasme masculin, en raison de la rigidité pénienne, reste
relié au système musculo-squelettique, soutenant l'éveil de la conscience,
l'orgasme féminin pleinement abouti, c'est-à-dire utéro-annexiel, suppose dans
sa dernière séquence la relaxation complète des muscles de la vie de relation [26];
c'est pourquoi la femme vit cette phase, sinon dans l'inconscience, du moins
dans une conscience si peu discriminatrice que les renseignements que nous
possédons à ce propos nous viennent des partenaires masculins.
Mettons ensemble ces caractères. On conclura sans doute que,
chacun à leur façon, ils invitent davantage la femme à un dynamisme adaptatif,
au recueillement sur son propre corps, à des rapports fluides avec le milieu,
privilégiant les images viscérales, les attitudes de laisser-être, de continuité,
d'épreuve de soi comme d'un sujet-objet, et même comme d'un sujet encore
nature, tandis que le garçon est stimulé au dynamisme expansif, au faire, au
décollement, à la discontinuité, à l'attitude d'un sujet à distance des choses
et devant le monde, aux images posturales.
4B. LES CONTRASTES DE CONFIGURATION
L'idée d'une similitude qu'une différence rend plus sensible…
Georges Bataille, L'érotisme.
Mais ces originalités physiologiques, malgré leur importunée,
n'ont sans doute pas, sur la distinction des sexes, jetant d'influence que les
facteurs anatomiques. Quoique statiques, ceux-ci sont plus apparents; ils se
prêtent mieux à la comparaison visuelle, la plus nette; ils demeurent dans
l'imagination et fournissent matière aux arts et à la littérature. Il faut
s'attendre à ce qu'ils soient particulièrement éloquents chez l'être humain,
s'il est vrai qu'un animal exhibe un corps d'autant plus expressif que son
index de céphalisation est plus élevé [27].
A ce propos, Buytendijk a soutenu que la femme avait une
apparence plus symétrique, ce qui lui ferait exprimer l'acceptation, le
recueillement : prêtres et orants de toutes les religions adoptent une
certaine frontalité, tandis que les conduites de mise en question se
manifestent par les dissymétries du visage et du corps. Le corps féminin ferait
preuve également de plus de juvénilité, c'est-à-dire de disponibilité aux
possibles, s'alliant bien avec la prédominance de la symétrie [28].
Mais ces traits sont enclins à varier selon les cultures. Tout en reconnaissant
qu'ils éclairent la femme occidentale et s'accordent assez avec les structures
féminines essentielles pour être presque constants, nous ne les compterons pas
parmi les caractères premiers sur lesquels nous voulons prendre appui.
Par contre, il est bien fondamental que la femme ait un corps
plus offert, plus proposé que celui de l'homme : le développement des
mamelles et des hanches comme aussi la constitution adipeuse rendent plus
voyantes ses zones passives, celles qui ne sont pas agissantes comme le visage,
les mains, les muscles. Tandis que le corps masculin devient significatif dans
la mesure où il annonce ou rappelle des actions, celui de la femme se suffit
assez comme présence ou comme paysage. Dans l'art et dans la vie, en sus des
significations qu'il a, il est sens, Goethe eût dit « forme » [29].
Et plus offert, il s'ouvre davantage. Sans doute la matrice
n'est pas le simple terrain de croissance que voulait Aristote, et l'ovule est
aussi actif que le spermatozoïde, mais la femme demeure sexuellement réceptrice
et se vit - est vécue - comme le lieu d'un devenir; son corps s'offre mieux en
accueil, refuge, repos, pour l'enfant et l'amant. Somme toute, il y a deux
modes de l'ouverture. Celle de l'homme, proversive, brisée [30],
se préparant à disposer des objets autour de soi en un monde, dans l'activité
du travail ou du jeu expansif. Celle de la femme, recueillante,
intussusceptrice, consentant à déclore la forme pour la nourrir, pour enrichir
son immanence. La posture coïtale féminine des membres inférieurs est le mode
ultime de cette brisure d'enveloppement, de cette rupture et proposition de soi
pour accueillir en soi. L'anatomie consonne donc à la physiologie lorsqu'elle
invite la femme à se vivre, plus que l'homme, en sujet-objet pour les autres mais
aussi pour soi-même, à se percevoir comme le lieu d'un laisser-être dans le
contact, la continuité, le recueillement sur le devenir Intime, viscéral.
Néanmoins nous omettons ainsi le contraste anatomique essentiel :
la présence ou l'absence de pénis. C'est un phénomène remarquable, fortement
souligné chez l'être humain du fait de la station debout, de la centralité de
l'appareil génital, de l'accentuation pubienne du système pileux, qui signale
le sexe immédiatement après le visage. Des Vénus
préhistoriques au Zeus de Sounion, la
statuaire a commenté cette façon dont notre corps se focalise diversement vers
le triangle génital et désigne un être bipolaire. Il y a là une expérience
plastique et affective complexe dont nous allons devoir sérier les aspects.
4B1. Distinction et diffusion
La haute vague courbe et lisse à gorge peinte de naja.
Saint-John Perse, Amers
Le pénis tirant à lui les gonades est un organe distinct. Par son ressaut, il sépare nettement la zone génitale masculine, le germen, du reste du corps, le soma, mais aussi de la région anale. Cette séparation ne peut que favoriser chez le garçon une saisie discriminée et posturale du corps propre et, à travers lui, de l'environnement objectivé. Elle réussit d'autant mieux que le pénis est l'organe sexuel unique du mâle, centre constant de son développement libidinal depuis la phase phallique, comme l'a vu Freud, de sorte que, quelles que soient les mutations de l'objet et du comportement érotiques,
les expériences viennent s'organiser autour de cet axe communiquant sa
permanence et son unicité à la personne entière.
Le cas de la fille est plus complexe. Non seulement son
clitoris se dissimule, mais sa zone génitale a plusieurs pôles : lèvres
vulvaires, clitoris, vagin, col de l'utérus, de significations sexuelles assez
diverses et que la libido investira à travers des fluctuations d'accents où les
étapes antérieures resteront présentes, empêchant une définitive décision.
D'autre part, l'excitabilité féminine dépasse, plus que celle de l'homme, la
zone génitale. Le vagin est peu distant du rectum, si bien que ses sensations
rayonnent dans l'ensemble de la primitive région cloacale, selon l'enseignement
traditionnel de la psychanalyse; et la matrice réagit à la stimulation des
seins, comme il se voit, après les accouchements, dans ses contractions et sa
réduction accélérée sous l'effet du téter. Or cette multiplicité des zones
érogènes ne peut que favoriser les sentiments de continuité, d'immanence, de
viscéralité déjà reconnus.
Le coït radicalise ces caractères, conduisant la distinction et
la discontinuité péniennes jusqu'à la concentration punctiforme de
l'éjaculation, l'indistinction et la continuité vulvaires jusqu'à la relaxation
quasi complète de la musculature de relation. Les sexes se poussent ainsi à
leur extrême divergence, mais en même temps, par le tact réciproque,
s'agrandissent et s'équilibrent de leur complément. L'homme trouve à s'immerger
dans la paix et la richesse du continu; la femme accède au solide et au
distinct : le pénis intervient en elle comme l'axe à partir duquel sa
réalité se dispose et s'organise, avant lequel elle est surtout fluence et
promesse; d'où l'importance de la rigidité virile, symbole du désir, mais aussi
point d'amarre et d'ancrage. Ce double mouvement rendrait compte d'une conduite
fréquemment observée : qu'à égal degré de fidélité et d'indépendance
sociale, et supposée semblable l'interprétation du coït [31],
le choix féminin du partenaire serait plus exclusif. La femme ouvre l'homme à
la continuité de l'être, des êtres, des femmes dans la femme. Il l'arrête, la
fixe, en lui portant la détermination.
Néanmoins, il ne faudrait pas oublier que la participation de
chacun à l'autre suppose quelque ambiguïté des rôles. La discontinuité
masculine se fluidifie dans la caresse, dans l'abandon au rythme vrai, voire
dans le caractère profusif de l'éjaculation elle-même. Tandis que la femme, à
mesure que l'acte se déroule, favorise en soi une mise en forme génitale à la
fois structurelle et motrice.
4B2. Projection et accueil
L'homme-arbre. Sa racine plonge
dans la femme, sa tête la surplombe. Dedans et au-dessus, englué et détaché.
Jacques de Bourbon Busset, La Nature est un talisman
La sensation glandaire a lieu en avant de l'enveloppe générale
du corps propre, en autrui (tout en restant en soi) ; et cette transcendance se
renforce du fait que la posture des membres inférieurs n'est pas brisée chez
l'homme par sa partenaire; la délimitation d'un soi intact jusque dans la
région viscérale accuse le vis-à-vis, en même temps que la projection vers lui.
Chez la femme, bien qu'également « extatique », la sensation génitale
demeure dans l'enveloppe du corps propre; et cette immanence se confirme par la
rupture posturale des membres inférieurs en l'ouverture la plus aliénante, la
plus éloignée des retours possibles de la conscience délimitatrice et de ses
gestes; au lieu d'être devant l'autre, le corps est jusqu'aux racines envahi
par lui. Ainsi, malgré le chiasme des sensations génitales, l'émotion masculine
s'oriente davantage à partir de soi dans l'autre, la féminine à partir de
l'autre en soi.
En généralisant, on dirait que, dans le coït, l'homme va à
l'en-face qu'est la nature, cette nature qu'il poursuit dans la culture, dont
il a été le moteur, tandis que la femme, plus proche de la nature au principe,
accueille le choc du décollement, initiateur de toute histoire, collective ou
personnelle.
4B3. Délégation et entièreté
II me semblait rapetisser à
mesure qu'il grandissait se nourrissant de moi devenant moi ou plutôt moi
devenant lui…
Claude Simon, La Route des Flandres.
Le pénis est aussi pour le jeune garçon un organe actif et
passif, commandé et s'érigeant spontanément, faisant partie de son corps et
s'en détachant, à la fois lui et un autre, lui sous forme d'un autre [32].
Pour autant l'« autre » est intime au mâle, qui s'habitue, sans
sortir de soi, à avoir rapport-à, prise-sur, et se prépare ainsi à aborder,
sans heurts, un monde d'objets. D'autre part, grâce à cette présence, le garçon
forme à lui seul une sorte de cosmos, sujet et objet, ce qui favorise une
manière confiante d'aborder les réalités extérieures sans s'y perdre. Il est
invité à cette attitude qu'on nomme d'ordinaire l'objectivité, et d'où procède
le monde technique, scientifique, économique, politique.
Par l'absence de pénis, la fille n'a pas un autre soi-même avec
soi. Elle forme moins un système fermé, sujet et objet, et son rapport aux
réalités ambiantes est moins aisément la saisie objective, organisatrice et
fabricatrice. Sans le médium phallique, l'autre, quand elle y accède, lui
apparaît davantage comme le tout autre, auquel elle est exposée, à découvert, à
moins qu'il ne soit le tout intime, le toi=moi de la grossesse [33].
D'où aussi son rapport à elle-même, car il ne suffit pas de due qu'elle est
narcissique; le garçon l'est également. Mais cet autre intime et en réduction
qu'est le pénis favorise la saisie de l'individu dans un double (mi-imaginé,
mi-mondain) soutenant la distance intérieure et la projection de soi parmi les
choses du monde; tandis que la fille est invitée, par l'absence en soi d'un
autre réduit et intime, à porter plus d'attention à la présence immédiate et
globale de son corps. Ses seules images qui n'engagent pas autrui sont, dans
nos cultures, extérieures, comme le substitut génital des fleurs (Hubert Benoit)
ou du sac à main (Françoise Dolto), et plus généralement extérieures et
entières, celles du miroir et de la poupée. Ainsi la présence féminine à soi
s'opère moins dans un autre elle en elle que dans une proximité à soi sans
distance intérieure.
4B4. Inclus et incluant
Ils sont tous enragés pour entrer là d'où ils sont sortis.
James Joyce, Ulysse.
Des conséquences semblables découlent de l'incluant et de
l'inclus. Dans le coït, l'homme est inclus quant à la zone génitale, -
centrale, mais limitée, déléguée, - tout en demeurant assez libre pour être
incluant quant au reste du corps. Inversement, la femme est incluante quant à
la zone génitale et à l'évasement des membres inférieurs, incluse quant au
reste du corps; en d'autres termes, la fonction du pénis (d'être inclus) est
assumée chez elle par le corps complet, la zone génitale exceptée. Nous
retrouvons donc par un autre biais l'opposition des narcissismes : c'est
tout entière que la femme est encline à se saisir comme sujet-objet, tandis que
l'homme reste d'autant mieux sujet devant un monde objectivé qu'il ne
s'abandonne, englobé, qu'en une partie réduite de soi, même si cette dernière,
dans l'« extase » du coït, entraîne l'organisme.
D'autre part, l'inclus et l'incluant se disposent de la façon
la plus nette quand le premier est au centre et le second à la périphérie.
L'inclus est alors nodalement protégé, l'incluant cosmiquement totalisateur,
tandis que les deux zones s'articulent et se distinguent. Tel est bien le cas
chez l'homme, pour qui l'inclusion passive du centre est ressaisie par
l'inclusion active de la périphérie. Mais chez la femme, l'incluant étant
central et l'inclus du corps-pénis périphérique, ils se délimitent moins.
Observons encore la hiérarchie des désirs. Le fait que le
vivant sort d'une enveloppe rend plausible l'affirmation de Ferencsi [34],
que le désir le plus primitif, en tout cas chez les mammifères, serait d'être
inclus, ressaisi dans la poche protectrice, en un retour au sein maternel, où
il faudrait voir moins l'obsession d'un lieu que d'une situation, celle de
l'entouré, du fœtus, centre du monde. Le désir d'être englobant, limite, paroi du
monde, serait, quoique également impérieux, second et selon l'être et selon le
temps. Or le pénis étant la seule zone franchement érogène de l'homme, la
sensation génitale atteint chez lui son paroxysme dans l'être-inclus, senti
comme point de départ. Bref, ses inclusions passive et active suivraient
l'ordre spontané du rapport du vivant au monde, ce qui, joint à leur
distinction, favoriserait à nouveau l'abord des choses. Chez la femme l'être
incluant apparaît au foyer, si bien que les désirs inverseraient leur ordre et
tendraient à fusionner; ce qui nous reconduit à une appréhension plus globale,
privilégiant le sujet-objet, le laisser-être, la continuité, le contact avec la
nature, la viscéralité.
Il ne faudrait pas voir dans la diffusion féminine une carence.
Au contraire, organisée à partir de l'axe du pénis, la femme en rayonne avec
une puissance qui déborde l'homme. Parce que chez lui l'incluant est
périphérique, le mâle clôt; l'incluant étant central chez la femme, par le
reste de son être elle surabonde, fluide, en une expansion qu'il revient à
l'homme de rassembler dans son étreinte. Quant à la précession temporelle, si
le féminin ne remonte pas à l'archétype de la naissance, il se réclame d'une
origine plus lointaine, de l'archétype de la génération, de la Terre-Mère
engendrant, principe, incluante avant d'être incluse. L'incluant n'est pas
seulement le lieu de l'inclus, ni même son accueil, il en accouche et
l'enfante. Dans le coït la femme se vit plus ancienne que son partenaire. Et ce
qui fait son bonheur, c'est que l'ouverture, qui dans l'accouchement la sépare
et dans la masturbation la perd, dans l'orgasme partagé la resserre en même
temps sur la présence pénienne.
4B5. Quasi-instrument et quasi-milieu
Les sillons paternels…
Sophocle, œdipe roi.
Le langage populaire de nos pays comme aussi celui de la
psychanalyse ont accrédité l'idée que la femme est sexuellement passive. Le mot
prête à contresens. Certainement inexact s'il donne à entendre qu'elle n'aurait
pas de motricité sexuelle, comme le souhaitait Montaigne, il trompe encore
quand il veut dire que la motricité féminine est consécutive, qu'elle épouse un
rythme prescrit par un meneur de jeu : bien des coutumes, surtout
orientales ou africaines, où les initiatives manuelles et pelviennes de la
femme sont considérables, contredisent cette vue simpliste, répandue en
Occident. Il demeure que l'activité féminine prend moins la forme d'un membre,
qui brise, déplace ou propulse, que d'un milieu, doué de mise en branle mais
surtout d'amplification, et qui n'est mû avec force que si l'on a trouvé ses
fréquences critiques. Meneur de jeu, l'homme réussit profondément quand, au
lieu d'inventer et d'imposer un rythme, il découvre en l'autre une longueur
d'onde qu'il épouse; et dans les cultures où il incombe à la femme de s'affairer,
ce sont également des résonances qu'elle poursuit en soi.
Il est aussi redoutable de considérer l'homme comme sexuellement
actif. Le pénis pénètre, opère, mais il demeure réceptif en tant qu'il éprouve,
est objet d'excitation; sans cette ambiguïté [35],
il en viendrait à un travail et sortirait de l'intention sexuelle. Du reste,
dans les deux sexes, la cellule rythmique de la sensation génitale combine
l'élan, actif, et la réception, passive. On parlera donc au plus d'une
quasi-instrumentalité pénienne. Mais celle-ci suffit à favoriser, chez un être
capable de projet, son intérêt pour la transformation et l'objectivation du
monde en général, tandis que l'état de quasi-milieu, propre à la femme, incline
aux options inverses.
4B6. Ad-gression et appel
Qu'il est de met en marche vers l'Amante!
Saint-John Perse, Amers.
Le pénis, déjà presque instrument, se donne pour un poignard
chez Pieyre de Mandiargues; peut-être le bras sanglant du guerrier le
symbolise-t-il chez Racine [36];
à en croire De Ghelderode ou Sade, le bourreau et la victime fourniraient le
modèle du couple érotique [37].
Hélène Deutsch semble apporter à ce thème littéraire son autorité de
psychanalyste en attribuant, après Freud, une composante sadique à la sexualité
masculine, masochiste à la féminine [38].
Cependant, si dans les sociétés patriarcales et militaristes
(dont nous sortons à peine), la brutalité a fait le prestige des soudards et la
crainte effarouchée celui des coquettes, il en va autrement ailleurs : le
Mundugumor déchire le pagne de la femme qu'il convoite, mais elle, en retour,
lui casse ses sagaies [39].
Quant à invoquer une agressivité commune aux deux sexes en vertu des fantasmes
de transpercement pénien et de cannibalisme vaginien dont surabondent les
légendes, c'est réduire l'intention sexuelle à une de ses phases de
développement.
Et, en effet, il y a entre la cruauté et le coït un lien
étroit, dont un pathétique exemple est fourni par tous ceux qui restent
incapables d'aimer sans faire souffrir, comme les sadiques, sans se faire
souffrir, comme les masochistes, et cette liaison ne tient pas seulement à une
concomitance fortuite, - à ce que la libido anale se manifeste en même temps
que les premières réussites du plaisir musculaire de préhension et de
destruction, - elle est intrinsèque : libido sexuelle et libido agressive,
dans leur intention initiale, poursuivent chacune l'immédiat et le total. Mais
on renverserait plutôt le rapport. Ce n'est pas l'agressivité qui est la vérité
du coït, mais le coït qui est la vérité de l'agressivité. Tout en étant dans la
même ligne que lui (les assauts de Tancrède et de Clorinde ont l'élan de leurs
caresses), elle demeure plus fruste, plus élémentaire, plus extérieure, elle
suppose moins d'équilibre des contraires. Surtout, elle est habitée de
contradictions que l'accouplement, dans la mesure où il mûrit, ne connaît plus.
Ne poursuit-elle pas l'identité par la consommation, l'immédiat par le choc, le
total par la contracture? Si bien que la sexualité adulte est l'aboutissement
dialectique de l'agressivité, ce en quoi elle se surmonte quand elle a vaincu
ses contradictions internes, et non l'inverse.
Cependant, on ne saurait congédier, sans plus, l'idée d'une
agression pénienne. Si nettement que la personne dépasse les violences
infantiles, si variés que soient les rôles selon les cultures, si grandes les
initiatives féminines dans l'incitation au coït ou dans son déroulement, il
reste sans doute, dans le moment de l'intromission et surtout de l'éjaculation,
cette agressivité au sens étymologique d'ad-gredi,
qui veut que l'homme aille à la femme, tandis qu'elle ne va pas à l'homme, mais
revient à soi à travers son mouvement à lui. Là même, comme dans l'Inde
tantriste, où se propose la posture inversée (viparîta-maithuna) mimant çiva
couché sur le dos, immobile tandis que s'enroulent autour de lui les flammes de
çakti, l'initiative revient au pénis, à son érection qu'on peut solliciter,
qu'on peut se mettre en état de recevoir, mais qu'on ne saurait ni provoquer à
coup sûr ni prendre. La kundalinî, force basale d'essence féminine, s'enroule
en serpent autour du lingam de çiva, elle ne va pas vers lui, mais seulement le
sollicite à monter en soi. Inversement, s'il se dresse stable comme le diamant
(vajra), comme le sceptre, c'est qu'il est l'érigé, le parfait d'un dynamisme
sans cesse accompli, le toujours en arrêt [40].
La protension virile, sans impliquer l'agression et l'effraction animales,
suppose, même immobile, l'ad-gredi,
l'aller-vers, l'aller-dans du mâle éternel.
De ce point de vue encore, le coït met donc l'homme
initialement du côté du devant-l'autre (dans l'autre), de la posture, du
discontinu; la femme du côté du par-l'autre (dans soi), du contact viscéral et
continu avec la nature consciente.
4B7. Convexe et concave
La lourde tapisserie trembla,
et, par-dessus la corde qui la supportait, la tête du python apparut. Il descendit
lentement comme une goutte d'eau qui coule le long d'un mur, rampa entre les
étoffes épandues, puis, la queue collée contre le sol, il se leva tout droit;
et ses yeux, plus brillants que des escarboucles, se dardaient sur Salammbô.
Flaubert, Salammbô.
Enfin, et c'est une conséquence de sa distinction, le pénis se
détache comme une forme, au sens plein d'eidos.
Il partage ce caractère avec d'autres organes, bras, pied, langue, dent,
chevelure, qui souvent le symbolisent dans les rêves et les rites, mais sa
vertu formelle a une prégnance accrue du fait que, sexuel, il contraste avec le
vagin, caractérisé par l'absence de forme. Ainsi tend-il à s'opposer à son
complément comme le plein au vide, l'affirmation à l'appel, le jour à la nuit,
le dehors à l'intime, l'un au multiple, et surtout le convexe au concave. Bien
plus, son érectilité en fait une information plutôt qu'une forme, forme qui
devient, qui naît, qui commence, qui toujours commence, même aboutie, qui est
commencement; et un commencement qui procède de soi, une auto-information,
origine, acte pur. En d'autres termes, il présente les propriétés du phallus.
On peut se demander si le phallus-lingam des religions
primitives, ce symbole d'unité, d'indépendance, de lumière, de vie et de
résurrection, encore très actif dans la Grèce et l'Inde classiques et que l'on
retrouve jusque sur les tombes de la basse antiquité, a été induit des
caractères du pénis concret, ou si au contraire le pénis a reçu ses propriétés
de cet archétype, de cette sorte d'idée platonicienne qu'est le phallus pour
l'être humain. En tout cas, nous retiendrons de l'interprétation empiriste que
le pénis a objectivement les mêmes caractères que le phallus, et de la thèse
platonisante que ces caractères semblent un pôle fondamental de la conscience.
Ainsi, érectile et convexe, le sexe masculin devient le
révélant et le révélé. Au contraire, passé son dehors floral de lèvres et de
plis, le sexe féminin concave et comme inerte, in-forme, ne révèle point et ne
peut être révélé, seulement toujours révélable. Depuis la danse des sept voiles
de Salomé jusqu'au strip-tease contemporain, le dépouillement progressif (l'effeuillement)
semble son attribut essentiel, un dépouillement qui n'a pas pour fin de le
dévoiler, mais d'éprouver que, n'étant pas définitivement dévoilable, il est
abyssal [41].
Face au phallus, représentation par excellence [42],
les symboles qui l'évoquent disent son absence. Objet de préhension ni mentale
ni physique, il n'est même pas objet du tout. Et pour autant il déconcerte la
conscience objective et l'action instrumentale qui toujours appréhendent et
saisissent.
L'Occidental a tiré de tout cela un jugement de valeur. Pour
les Grecs de la grande époque, épris sculpturalement de « forme », de
convexité, d'érectilité surgissante, en d'autres mots de masculinité, le
phallus fut le symbole sexuel unique, le sexe féminin n'existant littéralement
pas, conçu depuis le Timée comme
passivité pure, ce dans quoi quelque chose se passe, mais qui par soi-même
n'est ni être ni acte; le concave et le germinatif sont forclos de l'hellénisme
classique. Ils le seront presque autant du christianisme romain. Les personnes
trinitaires sont toutes masculines, malgré la colombe du Saint-Esprit, et si la
Vierge joue un rôle considérable, c'est encore comme femme convexe, ante, per et post partum inviolata. Saint
Thomas, fidèle à Aristote, pense que « la femme a été faite pour aider
l'homme, mais uniquement en vue de la procréation par le coït, car pour toute
autre chose un homme peut être mieux aidé par un autre homme que par une femme » [43].
Somme toute, si l'Occident donne au féminin un rôle culturel comme ornement de
l'existence, parfois comme prétexte de l'amour courtois, il ne lui trouve pas
de rôle métaphysique positif; pour Weininger [44],
le féminin est exactement le non-être : le creux se confond avec le vide.
Et lorsque Freud et Hélène Deutsch affirment qu'il n'y a qu'une libido,
masculine, orientée vers la possession (fantasmatique) de la mère, et que la
petite fille se tourne vers le père à la suite d'une conversion intervenue
lorsque le clitoris - substitut défaillant du pénis - s'est avéré insuffisant;
surtout, lorsqu'ils donnent à croire que la sexualité de la femme adulte
continue cette conversion à la triade masochiste castration-viol-accouchement,
on doit se demander s'ils proposent une vérité universelle ou s'ils
n'illustrent pas à leur tour l'inaptitude occidentale à penser le concave comme
positif, comme complémentaire du convexe, et non comme un convexe avorté.
Au contraire, le Chinois ne conçoit pas le yang sans le yin;
l'Iranien insère dans le triangle masculin sur sa base, signe d'évolution, le
triangle féminin sur sa pointe, signe d'involution; l'Indien complète la
verticalité du lingam par l'horizontalité du yoni, qui le soutient, et voit ce
dimorphisme remonter jusqu'aux dieux suprêmes : çiva ne va point sans
çakti, Vichnou sans Lakshmi. A cet égard, l'orientation de Karen Horney, de
Mélanie Klein et de Jones semble moins étroitement gréco-romaine quand elle
reconnaît une sexualité vaginienne primaire, d'emblée tournée vers l'homme, et
qui ne deviendrait clitoridienne que dans des moments de difficultés :
lors du complexe d'œdipe face aux menaces fantasmées de la mère; lors de
l'initiation sexuelle, où effectivement la femme est d'ordinaire clitoridienne
avant de devenir vaginienne, puis utéro-annexielle; parfois, lors de la crise
de la ménopause. C'est reconnaître que le pénis (le clitoris) est un recours
d'évidence et d'ancrage, mais accepter en même temps que le révélable, la nuit,
l'appel, le creux, le germinatif sont, comme principes d'existence, aussi
premiers que leurs contraires.
En vérité, il ressort de toutes nos descriptions que, même si
nous avons parfois utilisé le mot, l'intention sexuelle ne vise pas un objet -
notion empruntée au monde de la connaissance et du travail. Elle poursuit
l'immédiat et le total, c'est-à-dire ni l'objet, ni le sujet, ni même leur
addition, mais leur lien. Si elle se différencie en rôles, c'est que
l'immédiation totalisatrice se réalise au mieux selon les possibilités
morphologiques de chacun : d'une manière pénienne dans un corps masculin,
vaginienne dans un corps féminin. Mais alors, si la relation est première, et
seule cherchée, et que les rôles sont distribués par elle, il n'y a,
semble-t-il, aucun privilège existentiel au fait d'être un centre visible, révélé
et révélant, plutôt qu'un centre invisible, jamais révélé, et seulement
toujours révélable. Il n'y a aucune supériorité au fait de s'ériger au-dehors
plutôt que d'aspirer au-dedans. Ce sont deux façons de se vivre centres,
origines et fins. C'est peut-être même, quand on les conjugue, le moyen d'être
un moment, à deux, le centre, l'origine et la fin.
Encore, en parlant de la sorte, craindrions-nous de laisser
croire que l'immédiation conjugue tenon et mortaise par accident, - en raison
d'une morphologie de fait, - alors qu'il s'agit d'une nécessité profonde.
Lorsque nous voulons concevoir une partition de l'unité qui ne la disperse pas
aussitôt en juxtapositions, adhérences ou accrochages, nous rencontrons d'abord
celle du tenon et de la mortaise. Seuls ils restent engagés l'un dans l'autre
jusque dans l'acte qui les distingue. Ils offrent la différenciation minimale
et la complémentarité maximale. C'est cet archétype de toute inhérence et de
toute inclusion que Platon a aperçu dans le mythe de l'Androgyne, et que nous
appellerons - avec une majuscule pour la marquer - la Conjonction. Si le coït a
pour fin l'immédiat et le total, - disons maintenant la Conjonction, - le tenon
n'est pas existentiellement plus premier que la mortaise. Tous deux sont l'unité
même dans sa scission et sa conciliation premières, cosmogoniques.
Ceci se confirme dans la succession des phases orale, anale,
phallique au cours du développement libidinal de l'être humain. Comme Freud l'a
montré, la sexualité se joue autour des orifices à sphincter, - bouche, anus,
organes génitaux, - qui, en même temps qu'ils mettent en communication le
dehors et le dedans, éprouvent et vivent ce passage. Mais la bouche du
nourrisson, perdue dans son règne liquide et ne connaissant comme événements que
la tumescence et la détumescence, ne réussit pas à sortir du pur continu. De
même dans la séparation du bâton fécal d'avec le corps, la phase anale découvre
un discontinu mais non médiatisé lui aussi, presque purement extérieur, thème
de rupture et d'agression, du reste lié à la phase du « non » [45].
Le propre de l'érectilité génitale est alors, dans l'un et l'autre sexe, de
composer ces deux moments dans la synthèse la plus étroite. La mortaise et le
tenon érectiles ne se limitent pas au corps propre, incapable de médiatiser le
dedans et le dehors, ils montrent une tendance de tout l'être vers un autre,
mais un autre dedans, réciproque. En eux le sujet n'est plus ni devant ni à
côté, ni même dans ou autour. Il se fait complémentaire de quelque chose, contraint
de fantasmer, avant soi-même et l'autre, une relation dont il n'est qu'un des
termes, et qui met rigoureusement ces termes en équivalences. L'organe génital
mâle ou femelle renvoie non tant à son complément qu'à la Conjonction.
En somme, Freud a raison de ne voir qu'une libido. Mais elle
n'est pas phallique, comme le voulait sa mentalité d'Occidental, mais, dans les
deux sexes, conjonctive. Point d'attirance d'une configuration mâle par une
configuration femelle, ni l'inverse, ni les deux. Mais l'attirance, chez chacun
selon ses pouvoirs, de l'unité plénifiante où naissent les deux. Il n'y a pas
deux libidos : masculine, féminine. Il n'y a qu'une libido polarisée.
Certes, on n'évacue pas pour autant la question de
l'antériorité libidinale du clitoris (pénis) ou du vagin, et il reste
génétiquement essentiel de savoir à quel moment la fille découvre son organe
génital : dès les premiers mois, selon Mélanie Klein, ou lors des
premières règles, comme le veut Hélène Deutsch. Dans le second cas, la
résolution du complexe d'œdipe a supposé une conversion. Mais y a-t-il pour
autant une conversion continuée à l'âge adulte? Si l'on se débarrasse des préjugés
gréco-romains, la ratification adulte de l'organe féminin n'a plus rien d'une
conversion continuée ni sublimée; c'est une vraie découverte, donnant lieu à
une vraie intégration [46].
Est-il besoin de dire que la valeur phallique du pénis confirme
les traits du masculin et du féminin déjà relevés? Si la femme possède des
caractères du phallus, - les seins, la chevelure (le Sacre de Béjart en fait un
usage flagellant), la motricité du corps entier dès la protrusion de la naissance,
- elle en est dépourvue dans la zone génitale. Et on admettra que la convexité
et l'érectilité de ce foyer, opposées à la concavité et à l'apparente amorphie,
incitent l'homme à se vivre davantage comme un sujet postural, privilégiant le
faire expansif au milieu d'un monde d'objets en discontinuité entre eux et avec
lui, tandis que la femme est invitée à se percevoir davantage comme sujet-objet,
plus viscéral, dans la continuité du laisser-être et de la nature-conscience,
en un dynamisme d'adaptation.
4C. LA PORTÉE DES DIFFÉRENCES
O mon Mésa, tu n'es plus un
homme seulement, mais tu es à moi qui suis une femme.
Et je suis un homme en toi, et tu es une femme avec
moi…
Claudel, Partage de midi.
Nous croyons avoir retenu l'essentiel. Les autres différences
anatomiques et physiologiques, comme la taille et la force musculaire moindres,
ainsi que la maturation plus rapide de la fille, ont perdu beaucoup de leur
signification coïtale dans nos sociétés mécanisées, policées, à scolarité
prolongée; du reste, elles confirmeraient nos descriptions. Et en opposant
continu et discontinu, viscéral et postural, etc., nous avons compris les
différences psychologiques. S'y laissent réduire en effet les rares et légères
inégalités intellectuelles : la supériorité des filles aux tests de
fluence verbale, leur infériorité aux tests d'achievement et, chose plus importante, leur moindre aptitude à
opérer des restructurations mentales du donné [47].
S'y apparente aussi le fait, souligné par l'enquête Kinsey, qu'elles réagissent
moins aux excitants sexuels symboliques et davantage au contact direct, ce qui
se comprend bien si elles sont plus proches de leur corps [48].
Quant aux intérêts, ils divergent si peu que deux personnes de sexe opposé et
de même métier en ont de plus semblables que deux personnes de même sexe et de
métier différent; sauf précisément que les filles s'attachent par prédilection
aux objets personnalisés [49],
ce qui nous ramène à des oppositions existentielles.
On peut donc dire qu'en général, et particulièrement au point
de vue du coït, les différences sont moins affaire de capacités que de styles,
ce que Buytendijk a appelé des modes d'exister. Et ceci importe grandement à
l'intention sexuelle. S'il y avait de franches inégalités de facultés, de vertus
ou d'intérêts, comme les romantiques l'imaginaient, - allant jusqu'à réserver à
la femme l'intelligence et la douceur, à l'homme la volonté et le courage, - il
n'y aurait qu'un tact réciproque défaillant. Pour que celui-ci se conclue en
univers, il importe que chacun soit assuré de la sensation de l'autre. Il faut
donc que les dispositions profondes soient équivalentes, que seuls les styles
diffèrent, et non encore du tout au tout, mais par déplacements d'accents.
Ainsi chacun peut être avec un autre qui est lui selon d'autres insistances, en
une participation si étroite que le déroulement du coït connaîtra d'ordinaire
des changements de rôles prolongés ou fugaces; que chacun ne saura guère s'il
perçoit l'autre à partir de lui, ou-lui à partir de l'autre. Tant il est vrai
qu'au lieu de seulement se compléter, ils s'éprouvent reçus tous deux de la
Conjonction [50].
Chapitre 5 - LA FÉCONDITÉ ET LA FÉCONDATION
Et en moi le profond
dérangement
De la création, comme la Terre
Lorsque l'écume aux lèvres, elle produisait la chose
aride, et que dans un rétrécissement effroyable
Elle faisait sortir sa substance et le repli des monts
comme de la pâte!
Claudel, Partage de midi.
Même lorsqu'une fécondation est impossible ou indésirable, le
coït s'accompagne d'un sentiment de fécondité. Quand en effet éprouvons-nous
cette imminence des possibles qu'est la fécondité? Dans réchauffement de ce qui
cuit, mûrit, surtout si la chaleur est naturelle, insolation ou couvaison; en
présence du fruit qui gonfle, se remplit de son jus, tend sa peau sous la
pression interne; devant les « dures grenades entrouvertes, cédant à
l'excès de leurs grains », la cosse et la capsule répandant leur vol
d'ombelles; dans l'orage en gésine; dans les « très hauts parfums d'humus
et de feuillage »; dans la greffe et la blessante pénétration du soc,
comme en général devant toute ouverture et toute intrusion génératrice
d'échanges; au creux des bercements où le rythme finit par s'engendrer
lui-même; devant la confusion grouillante, pleine d'imprévisibles,
d'agglutinations nouvelles; dans la projection désirante.
Or c'est exactement ce que donne l'acte sexuel : vaso-dilatation
en surface; accélération orageuse du rythme cardiaque en profondeur;
turgescence et tension progressive des tissus érectiles; éclatement rythmique
aboutissant à la profusion de l'orgasme; « très hauts parfums des femmes
mûrissantes »; pénétration blessante et stimulante; autonomie du rythme de
la caresse et projection du tact génital.
Il y avait même imprudence à dire que le coït institue un
univers clos, total, à moins d'entendre par là l'abolition de l'extériorité, et
non la fermeture, ni l'immobilité, ni la perfection parménidienne. La
conclusion du tact réciproque est bien un cercle, mais qui s'intensifie,
s'épanouit en se contractant. Autant que d'un monde clos, il s'agit d'un monde
plein, progressivement plus plein, débordant de la profusion de ses possibles,
avec ceci que ce débordement n'est pas perte au-dehors, mais expansion vers un
dehors qui reste dedans.
L'union charnelle est encore féconde parce qu'elle enfante cet
être neuf : le couple amant, qui n'est pas l'addition des partenaires, ni
même leur rencontre. Les mécaniques de la complémentarité (pour Weininger,
l'homme recherche une femme d'autant plus féminine qu'il est plus masculin;
pour Jung et Szondi, chacun reconnaît dans l'autre la part inconsciente de soi)
ne rendent pas compte de la naissance ni de la vie du couple conjugué. Quand il
croise des individus normaux, capables d'organisations complexes et mobiles,
celui-ci n'est pas une résultante; c'est une entité originale, conviant ses
pôles à des virilité et féminité qu'il reçoit mais aussi qu'il dicte, selon ses
exigences de vivant singulier.
Enfin, expérience secrète, généralement inconsciente mais
réelle, les partenaires sexuels sont quelque peu engendrés l'un par l'autre.
L'abondance des diminutifs dans le langage amoureux ne tient pas seulement à la
caresse, elle exprime aussi cette sorte de naissance recommencée. L'impression
de nourrissage vaginien fréquente chez la femme, celle d'habitation pénienne
d'une matrice fréquente chez l'homme sont, à cet égard, plutôt des symptômes
que des causes. L'union remet l'être humain dans un état d'avant la société,
d'avant la fonction, d'avant l'âge, en un affleurement où la vie n'est pas
encore accaparée ni défendue mais reçue - du couple, et de l'autre dans le
couple - en sa première naïveté.
Et tout cela ne ferait donc qu'accomplir l'intention coïtale
telle que nous l'avons suivie jusqu'ici, si la fécondité au sens large ne
débouchait maintenant sur la fécondité au sens strict, sur la fécondation. On
sait le problème : beaucoup de primitifs l'ont ignorée, ou du moins ont
refoulé son lien avec l'accouplement; nombre de civilisés l'évitent; désirée,
elle ne figure jamais qu'un possible; même probable, elle n'est pas vécue en
tant que telle, car la pénétration de l'ovule par le spermatozoïde nous
échappe. Comme Klages y a insisté, l'appétit de copulation ne comporte pas ce
qu'une mauvaise foi plus ou moins inconsciente a appelé un instinct de
reproduction.
Notons tout de suite que cela vaut mieux, car le coït sinon
deviendrait un travail, rapprochant des chromosomes mâles et femelles pour
combiner des gènes. Or aucun caractère du travail n'est compatible avec
l'intention sexuelle : une activité volontaire contredirait son
laisser-être; des démarches analytiques répugneraient à sa pure présence; la
production d'un objet (en tant que réorganisés, les chromosomes sont encore des
objets) la distrairait du tact réciproque. D'ailleurs, des partenaires non pas
même ouvriers, seulement spectateurs passifs, à supposer que ce fût possible,
compromettraient déjà l'immédiat et le total.
Cependant, il est aussi inexact que la fécondation advienne au
coït comme un simple accident extérieur, comme cette duperie de la nature dont
parlait Schopenhauer, et selon laquelle, tandis qu'ils poursuivent l'union, les
amants mettraient en branle un processus étranger, celui de la perpétuation de
l'espèce. Outre que l'idée d'une duplicité de la nature est déconcertante, il
doit y avoir entre l'intention sexuelle et la fécondation une articulation
secrète mais profonde.
Et en effet le pénis survenant en la femme comme l'axe et
l'autre, elle cherche à l'établir en soi; la fécondation c'est le don pénien à
demeure, l'altérité et la référence en imprégnation : tu es avec moi non
pour un temps mais pour toujours. D'autre part, le coït vécu fémininement en
remontée vers le centre, le sans cesse en deçà, vers le plus initial et le plus
spontané, ne trouve sans doute son point ultime d'introjection spatiale ni dans
un lieu, ni dans une chose, ni dans un acte, mais dans un germe : tu es
avec moi jusqu'à ce foyer plus intime que moi, d'où une vie peut repartir.
L'éjaculation virile, de son côté, obtient une réciprocité dans la germination,
où le recevant devient donnant à son tour. Enfin, identifiant les organismes
dans leurs délégations les plus exquises, - le spermatozoïde et l'ovule, - la
fécondation achève l'unité du couple; et elle perpétue en quelque sorte ce
vivant transitoire, incarné dans l'échange rythmique et séminal, en un vivant
capable de se maintenir.
Or, ainsi comprise, elle
cesse de contredire l'intention sexuelle. Celle-ci ne peut viser de production
analytique et concertée, comme un travail; mais le moment fécondateur a lieu
dans un laisser-être où chacun, loin d'opérer, se contente de poser des
conditions biologiques, aboutissement de la caresse et du tact génital. Les
partenaires ne sauraient être témoins d'une élaboration, sous peine de briser
l'immédiat poursuivi; mais leur production leur échappe au point qu'ils en
apprennent l'événement longtemps après, et la naissance est mystère pour
parents et enfants [51].
L'union immanente et universalisante se détruirait en se terminant à un objet
extérieur limité; mais justement l'engendré n'est ni objet, ni extérieur, ni
limité, c'est un sujet, avec l'intériorité à soi et à autrui, en même temps
qu'à ses générateurs, propre à un sujet; comme tout sujet, il s'égale en
quelque sorte à toutes choses. Bref, la génération est le seul acte qui achève
l'intention coïtale sans la détruire.
Elle joue donc dans le coït un rôle subtil. Elle y donne être à
ce qui menace de rester intention et geste; cependant cet être, comme contenu
vécu, n'est jamais qu'éventuel. Quoique faisant partie de l'intention coïtale,
il ne s'y exige ni réalisé ni même poursuivi; il appartient au sens de l'acte
sans constituer sa fin; il s'y vit comme possible, tout en étant souvent
impossible. C'est la femme qui déclare que jamais les relations sexuelles ne
lui ont paru si fécondes (de fécondité) et même fécondantes (de fécondation)
qu'en temps de grossesse, lorsque toute suite fécondatrice était exclue, mais
que la perception du fruit d'un coït antérieur rendait plus sensible la « possible »
conclusion du coït présent. C'est l'utilisateur de contraceptifs qui remarque
que dans la mesure où il ne craint plus les grossesses, il réintègre dans
l'intention sexuelle la « possible » fécondation.
Chapitre 6 - L'IMAGINAIRE ET LE SYMBOLE
Plus que la volonté, plus que
l'élan vital, l'imagination est la force même de la production psychique.
Psychiquement, nous sommes créés par notre rêverie.
Gaston Bachelard, La Psychanalyse du feu.
La fécondation envisagée comme « possible » vient de
nous faire glisser à l'imaginaire, dont nous avons évité de parler jusqu'ici
pour des raisons de méthode, mais qui fournit une dimension du coït sans
laquelle on ne saurait comprendre pleinement son intention.
Nous n'envisageons pas les cas où un partenaire plus désirable
est substitué en pensée au partenaire réel : simple satisfaction
hallucinatoire comme il en existe dans tous les domaines, et qui, contrastant
avec la vérité de la situation sexuelle, est plus décevante ici qu'ailleurs.
Mais il y a dans l'union charnelle une aura imaginative qui appartient à la
vérité de l'acte, et où des niveaux se distinguent.
6A. LES COMPLÉMENTS
Hanter l'être est d'un mime…
Hanter l'être n'est point leurre.
Et l'Amante n'est point mime.
Saint-John Perse, Amers.
Organes et comportements sexuels signifient plus que ce qu'ils
perçoivent et effectuent. La chose est nette chez certains handicapés souffrant
de déficiences anatomiques et motrices plus ou moins graves. Mais, même pour
l'homme et la femme normaux, la caresse, les inclusions, le rythme ne réalisent
pas toujours entièrement les effets de présence, de conclusion, de réciprocité
cherchés par les partenaires. L'imaginaire alors compense, prolonge ce qui se perçoit
et s'accomplit. Et il y réussit d'autant mieux que l'organisme est un champ
prodigieux d'échos et de similitudes, où ceci peut tenir lieu de cela.
Ces sortes de prothèses sont floues : fantasmes plus
qu'images, elles se taillent dans une rêverie fluide. Mais en même temps elles
ne demeurent pas simplement mentales : projetées par la caresse, elles se
commencent réellement en elle. Et point à la façon d'un mime. Bien que moins
conventionnel que le langage, le mime n'établit qu'un rapport extérieur et volontaire
entre le signifiant et le signifié. La caresse porte et amorce ses compléments
imaginaires dans son être même.
6B. LES EXPANSIONS COSMIQUES
Chacune de ces vagues
l'enfonçait un peu plus sous une montagne merveilleuse qui était légère
quoiqu'elle s'élevât jusqu'au ciel et qui dans la nuit de la chambre était
comme une immensité de blancheur absolue.
André Pieyre de Mandiargues, La Motocyclette.
On ne s'étonnera donc pas que des images non seulement
complètent les perceptions et les gestes du coït, mais prolifèrent à partir
d'eux. C'est le chien de La Route des Flandres : « Alors je
fus dans le fourré haletant courant à quatre pattes comme une bête à travers
les taillis traversant les buissons me déchirant les mains sans même le sentir
toujours courant galopant à quatre pattes j'étais un chien... ». Ou bien
cette confidence : « Je fleurissais dans le pommier. J'avais vu le
jour même, ou la veille, le pommier en fleurs. Simplement la merveille, la
confiance, la profusion. » Ces fantaisies masculines et féminines
concernent le sujet, mais elles se surimpriment aussi au partenaire : « L'Amante
tient l'Amant comme un peuple de rustres, et l'Amant tient l'Amante comme une
mêlée d'astres. » Elles se diffusent dans l'environnement : « Aimez,
ô couples, les vaisseaux; et la mer haute dans les chambres! » et, quoique
surtout visuelles, elles portent parfois jusqu'à l'imagination auditive le
piétinement lointain des chevaux d'Halewijn. En tout cas, les événements y
tiennent plus de place que les objets; si Swann surimprimait à Odette les
lignes de la Primavera, si un autre a vu un jour l'aimée plongée dans l'océan
de chair blonde des Filles de Leucippe, il s'agit ici et là d'un devenir, d'un
flot, d'un battement, où l'imaginaire sort du rythme coïtal, et en même temps
l'entretient.
Ces images sont, comme les premières, imprécises,
fantasmatiques. Elles se dissolvent dans leur mouvement. Leurs racines très
archaïques, même quand elles charrient les souvenirs culturels de Botticelli ou
de Rubens, les universalisent jusqu'à les confondre avec les rythmes essentiels
de l'animal, de la plante. Surtout, comme les prolongements, elles s'incarnent,
et pour autant se dérobent dans l'instant où elles naissent : le corps de
l'Amante est le pommier en fleurs; dans le passage allégué de Claude
Simon, la langue du chien et l'organe qu'elle symbolise alternent comme les
deux faces d'une réalité unique en une course absorbante, vertigineuse, sorte
de mouvement sans mouvement à force d'être régulière (comme les sabots des
chevaux affolent les rêves des vierges dans les légendes anciennes), la bête se
dérobant et émergeant sans cesse, devenue le fourré, le bois, le monde, tout le
halètement du monde. Ainsi les corps affrontés compriment littéralement entre
eux, jusqu'à l'évanescence/ces spectacles fugitifs dont ils agrandissent leurs
jeux. Rien donc là de définissable ni de circonstancié. Mais sans doute le coït
est-il toujours effleuré, principalement au seuil de l'orgasme, par des franges
d'imaginaire qui ne sont plus exactement des compléments mais irradient de
ceux-ci et contribuent en retour à les nourrir.
Au vrai, si l'union charnelle n'est pas le sommeil ni le rêve,
elle hante leurs confins. Et il y a longtemps que les états parahypniques
rendent compte non seulement du sentiment océanien d'Amiel et de Rousseau, mais
encore de toutes les sortes de visions [52].
Avec plus d'exactitude : l'activité onirique de l'adulte est liée à cette
phase du sommeil qu'on appelle sommeil paradoxal, et c'est durant cette phase
que se manifestent chez le nourrisson les premières érections et les premiers
sourires [53].
Si l'on veut bien admettre avec Freud que le sourire marque une complaisance
indéfinie et libidinale de l'organisme à soi et au monde, la liaison, chez le
nourrisson, du sommeil paradoxal, de l'érection et du sourire propose sans
doute une préparation de ce qui deviendra, quand l'érection quittera le sommeil
pour une conscience frôlée de sommeil, l'infinité imaginaire du coït. Les
accointances des états parahypniques avec le désendormissement et l'endormissement,
et de ceux-ci avec le sommeil paradoxal, invitent à risquer le passage.
6C. L'IMAGE DU DÉSIR
L'homme est une création du
désir, non pas une création du besoin.
Gaston Bachelard, La Psychanalyse du feu.
Les images coïtales dont nous venons de parler font suite aux
perceptions et aux gestes sexuels ; elles en comblent les lacunes, elles
émanent de leur foyer. Il y en a une, faut-il ajouter, qui est principe
elle-même et, loin de suivre l'accouplement, le précède, précède même son
désir, forme la nuée vague où le désir germe.
Comme Merleau-Ponty y insiste dans son analyse de Schn., chez
l'être humain les excitants ne suffisent pas à soutenir un comportement sexuel
global, signifiant pour le sujet [54].
Bien plus, sauf stimulation directe électrique ou chimique des centres nerveux,
il semble qu'aucune présentation ou représentation, aucune mise en branle
locale ou générale n'est assurée de susciter l'érection si elle fonctionne
seulement à l'intérieur du schéma excitant-réaction. Il y faut de cela, mais
aussi que, sollicité en réponse à l'objet, s'ajoute un autre facteur : la
conscience, et ses vertus d'expansion, d'anticipation, d'ouverture de possibles [55].
Bien entendu, elle n'intervient pas ici avec sa netteté
conceptuelle, ou volontaire, ou tout simplement perceptive. C'est du dedans,
fluide et empâtée, qu'elle accompagne la motion organique, l'invite, la
soutient, la nourrit de son infinité, dans un consentement requérant, un effort
abandonné. Pour que le comportement copulateur soit possible, il faut que les
mécanismes de l'érotisation et de l'érection soient en place, mais que de plus
la conscience, s'abandonnant à eux, les ratifie, voire les prévienne. Cessant
de s'abandonner, elle détruit la réaction en cours, et sans sa connivence
préalable, sans son élection involontaire parce qu'elle trahit sa spontanéité
la plus profonde, ces réactions ne sauraient même s'engager.
On reconnaît l'émotion selon Sartre, puisque la conscience
désirante est en état de « réflexion complice » [56].
Mais on reconnaît aussi, au principe, l'imagination, débordant du perçu, du
pensé, du voulu. Il y a une image dans le désir. Il y a même une image
spécifique du désir, aux caractères singuliers. Quand je cueille un fruit, je
reste dans le senti et le moteur, et si je convoque l'imaginaire, c'est par un
recours stratégique où des images déterminées viennent aider mes membres à
préciser leurs mouvements : l'objet, ma main, l'acte de prise sont dispos;
et ce sont des images également déterminées qui se forment quand l'imagination
créatrice découpe des fantaisies dans l'étoffe de la mémoire.
Il n'en va pas de même du projet coïtal. Pour lui, l'organe
sexuel mâle n'existe pas encore : il devient en même temps que le désir,
soutenu par lui d'instant en instant, aussitôt défaillant s'il défaille;
l'opération n'est pas mieux définie : ni de prise, ni de projection, ni
d'intrusion, ni même de mise en contact, mais de contact. Et le fait que la
femme possède, comme les mythes l'affirment, une bouche sexuelle, ne lui donne
pas non plus d'organe préalable, d'instrument, car cette bouche n'en est pas
une; à son tour, elle n'existe que dans le désir, qui seul l'ouvre (comme en
témoigne le spasme du vaginisme), qui seul fait éclore ses ondes de tension; et
elle n'opère pas davantage, n'ayant ni à prendre, ni à absorber, ni à se mettre
en contact, mais à nouveau à être en contact, contact. Ainsi il y a, dans le
désir, une image à la fois nécessaire et sans contour tracé. Sachons la
reconnaître : c'est l'image de la Conjonction. De soi, celle-ci ne propose
ni des organes, ni des objets, ni des opérations sur des objets. Bien plutôt, -
à partir, certes, de conditions physiques, - elle suscite les organes qui la
réalisent, les montant et disposant sans cesse.
Pourtant, il va de soi que cette image n'habite personne à
l'état pur. Elle est trop générale pour ne pas à tout instant se préciser :
selon les circonstances particulières de tel désir, selon le désir fondamental
d'un individu, qui est un peu dans son ordre ce qu'est le projet fondamental
chez Sartre (à la fois prescrit et choisi par tout le cours de l'existence), et
qui fait que tel homme est séduit par telle catégorie de femmes, et
inversement. Mais même alors elle ne se contracte pas en organes, immanents
mais trop statiques, ni en gestes, ouverts mais trop fonctionnels, mais
seulement dans des gestes qui, se lovant, s'arrêtant, accèdent à l'immanence,
comme des organes ; dans des organes qui, par leurs inflexions de lignes, de
couleurs, de parfums, deviennent des propositions et des refus, des relations,
comme des gestes. Ce n'est jamais le ventre ou le sein qu'imaginé le désir,
mais l'inflexion (visuelle, tactile, olfactive) d'un ventre ou d'un sein, - et
tout autant d'une joue, d'un cou, d'une paupière, - et dans cette inflexion
(conjonctive) celle générale d'un être, son taux d'ouverture et de réticence,
c'est-à-dire son espace-temps, l'espace-temps qui, s'accouplant au mien,
donnera corps à la Conjonction.
Mais alors, tout comme les prolongements et les expansions
cosmiques qui lui font cortège, l'image du désir n'est pas tant image que
fantasme, s'il est vrai que les images sont des contenus, ou des
relations apparentes, tandis que les fantasmes sont des relations
secrètes, matrice de toutes relations. Les fantasmes expriment le rapport
initial du corps conscient au monde [57],
et du corps conscient à l'intérieur de soi, et l'histoire de l'individu est
pour l'essentiel leur histoire. Ils sont, au plus profond de chacun, le lien,
la familiarité, le premier nœud du sens; à tel point qu'on en parle souvent au
singulier, tant ils communient, tant ils sont la communion. L'image du désir,
l'image de la Conjonction, n'est pas seulement un fantasme, c'est le fantasme
par excellence. Et puisque toute expérience spirituelle consiste sans doute à
libérer le fantasmatique derrière et sous l'image [58],
le sujet sexuel occupe une place primordiale, sinon à la fin, du moins au
principe de la vie de l'esprit. On voudrait ajouter alors - comme pour les
compléments et les expansions cosmiques - que le fantasme de la Conjonction se
vise, mais aussi se réalise dans le coït. Mais ceci, qui engage la portée
symbolique de la copulation, voire la nature du symbole en général, nous paraît
devoir être précisé dans un dernier effort.
6D. LE SYMBOLE INITIAL
Oh ! maintenant, tout de
suite, ce présent, le seul présent, présent par-dessus tout. Il n'y a pas
d'autre présent que toi, présent, et le présent est ton prophète.
Hemingway, Pour qui sonne le glas.
Pour plus de clarté, arrêtons-nous un moment à l'art. Un
tableau abouti a le privilège, lorsque le rencontre un spectateur préparé, de
s'offrir à lui comme un champ perceptif où les rapports s'infinitisent. Au lieu
du signe univoque d'une chose ou d'un autre signe, au lieu même d'un signe
polysémique où la main est en même temps fleur, la fleur chevelure et la
chevelure onde, voici qu'indépendamment de tout sujet représenté, les lignes,
les couleurs, les matières sont dans un tel ordre assemblées qu'elles
déterminent un champ spatio-temporel aux relations inépuisables, où le regard,
en même temps qu'à cet endroit, est assuré d'être partout, où chaque portion
est grosse de toutes les autres, non dans une apaisante harmonie, mais en vertu
d'une activation interne. Ainsi, le tableau est un fragment du monde à lui seul
un monde. Il tient lieu du monde et en même temps le dévoile, le rend présent
dans des structures qui sont universelles, puisque seule leur proximité des
racines de la perception peut pareillement les ouvrir les unes aux autres, les
impliquer les unes dans les autres. Saisie indifférenciée? Absolu d'une « nuit
où toutes les vaches sont noires »? Non, car cette intégration-ouverture
s'opère chaque fois sous un angle original, qui fait d'une œuvre, et de l'œuvre
entier d'un maître, une structure singulière, un « sujet pictural » :
diffusion victorieuse chez Rubens, bord à bord de l'être et du néant chez
Rembrandt, genèse géologique chez Cézanne, minéralisation de la lumière chez
Vermeer.
Remarquons que cette expérience ne requiert pas centralement
l'imaginaire, elle s'enracine au niveau de la perception, du réel. Le rapport
de la ligne, de la couleur, de la matière n'est pas d'abord le signe de quelque
chose d'autre, c'est la relation immédiatrice et totalisatrice elle-même, et
donc ce qu'il y a à voir. Dans cette présence perceptive du distant,
dans cette intimité perceptive de chaque point de l'espace à tous, l'imaginaire
ne travaille que comme un halo et parfois comme une attente. Nous voudrions
appeler symboles pleins[59] le tableau, la sonate, le poème, le corps du danseur, où l'espace et
le temps perçus deviennent totaux et immédiats, en sorte que le signifiant y
est identique au signifié, puisque, par essence, il se fait épreuve du tout.
Or le couple amant est un exemple du symbole ainsi entendu.
Intensification extrême et fusion extrême, l'orgasme, à mesure qu'il
s'approche, réalise le paradoxe d'être, perceptivement, une coulée infinie
jointe à une montée infinie. De plus, comme le tableau par le « sujet
pictural », il maintient une plénitude différenciée, individualisée
jusqu'à son climax par la caresse, toujours singulière. Et l'imaginaire s'y
limite également à entourer la perception, à la façon de prothèses
occasionnelles dans les compléments, d'une résonance dans les expansions
cosmiques, d'une attente - du reste sans cesse renouvelée - dans l'image du
désir. Celle-ci, tout en étant indispensable, nous l'avons vu, à l'érection et
à l'orgasme, s'y réalise vraiment; elle ne saurait même naître ni se soutenir
si nos structures nerveuses ne contenaient l'événement réel de l'orgasme comme
possible.
Mais il faut aller jusqu'à faire du coït le symbole primordial.
Nos autres symbolisations plénières, celles de l'art et du mysticisme, se
nourrissent aussi du fantasme de la Conjonction, et elles se réalisent
également à travers une expérience perceptive et motrice qui met sans doute en
cause les mécanismes fondamentaux de l'orgasme : un maître lucide, Georges
Mathieu, le déclare pour sa création picturale [60],
et l'extase mystique trahit son substrat nerveux dans ses images expressives,
ses états parahypniques, ses accidents physiques, telles les pollutions. Mais,
assurément, l'acte sexuel poursuit la Conjonction et l'orgasme de la manière la
plus directe et la plus franche. Par là, il offre le modèle et le terrain de
nos autres expériences d'absolu, dont il ne compromet pas d'ailleurs
l'originalité.
Entre le concret relatif de la vie pratique et l'absolu
abstrait de la philosophie et de la science, l'homme a faim d'un absolu
concret. Pareille épreuve d'une infinité et d'une immédiation perceptives,
l'art la poursuit dans un objet, le mysticisme dans le sujet (le Deus
interior intima meo d'Augustin), la sexualité dans l'accouplement à un
autre sujet. Et ceci oppose les démarches. L'abandon, nécessaire à toute
expérience d'absolu, l'art ne le recherche que pour obtenir une possession plus
grande : il cultive une passive activation. Au contraire, le
mystique, voulant tout entier se recevoir, poursuit un abandon définitif et
d'une manière elle-même passive, infuse : il cherche une passive
passivation. Le sujet sexuel, ici encore, figure la démarche initiale,
celle qu'on trouve dès les menées libidinales du nourrisson : l'active
passivation, qui pratique la passivité sans les arrière-pensées
dominatrices de l'artiste, et qui la cherche naïvement (à l'inverse du mystique
attendant la grâce) par l'action même, dans la caresse porteuse d'orgasme.
Chapitre 7 - LE RETOUR DU BALANCIER
Survivance, ô sagesse! (…) Au
loin la course d'une dernière vague, haussant plus haut l'offrande de son mors
(…)
La main qui règne sur ma hanche régit la face d'un
empire, et la bonté d'aimer s'étend à toutes ses provinces. La paix des eaux
soit avec nous! et l'ouverture au loin entre neiges et sables, d'un grand
royaume littoral qui baigne aux vagues ses bêtes blanches.
Saint-John Perse, Amers.
Le coït n'est pas un acte divin. Il a des limites qui, sous
peine de ruiner son intention, ne sauraient l'atteindre dans sa montée; mais
elles le touchent dans son après, elles lui donnent un après.
Pour l'homme, l'éjaculation mue le désir en non-désir, voire en
menace de douleur, avec une rapidité qui varie selon les individus, mais
implique arrêt et retournement : l'attention extrême le cède à
l'inattention, parfois au sommeil; la caresse se dénoue; le corps émerge de la
pénombre tactile et se redistribue en parties. Quant à la femme, lorsqu'il
précède celui de l'homme, son orgasme marque seulement un reflux repris
aussitôt dans des gradations qui, pour ne pas retrouver d'ordinaire le premier
paroxysme, n'en sont pas moins réentraînées par cette montée vertigineuse vers plus
de sensation, trait distinctif de la caresse sexuelle; il se vit même comme
une préparation ultime de l'orgasme masculin, qu'il déclenche par la motilité
vaginale et utéro-annexielle; ses regains sont donc une expérience neuve,
l'ascension vers sa conclusion pleinement résolutoire : la réception du
sperme. C'est aussi par cette intention intussusceptrice que, lorsqu'il
s'obtient après l'éjaculation, il doit la suivre de près, pour se vivre encore
montant vers elle. Sinon, la femme consommant son orgasme dans celui de
l'homme, se détache dès lors que l'homme le fait. Sa rupture est seulement
moins nette, et son corps retourne moins vite à des fonctions distribuées,
selon sa convenance avec le continu.
A cette première faille s'en ajoute une seconde, car on
n'éconduit pas si facilement la duperie de la nature dont parlait Schopenhauer.
La fécondation « possible » nous est apparue comme l'accomplissement
ultime de la visée coïtale. Mais il y a quelque chose de négatif dans le tiers
survenant. En même temps que l'unité du couple, il est un autre, il
prend même la relève, par quoi ses parents ne sont plus la dernière génération
et font un pas vers la mort [61].
On a été tenté de voit en ces failles, un échec. En réalité,
elles marquent que, par-delà ses bornes, le coït s'achève dans le mouvement de
l'existence. Nous ne sortirons pas de lui en considérant où il va et d'où il
vient.
7A. LES CYCLES DE L'INDIVIDU
7A1. La résurgence du désir
Comme l'a voulu la nature, à la nouveauté du plaisir l'habitude ajoutait pour Psyché une douceur de plus.
Apulée L'Ane d'or.
Ce qui touche à l'entretien de la vie se caractérise par un perpétuel recommencement, une prise et une restitution alternées : ainsi de la nutrition. Il y a dans ce retour un côté pénible de labeur, de pain gagné
à la sueur du front. Mais en même temps, comme Hannah Arendt l'a marqué [62],
la régularité de l'appétit succédant à la satiété, de la satiété succédant à l'appétit, possède quelque chose de rassurant, de sommeilleux. Elle a l'évidence d'une nécessité vitale, l'aisance d'une habitude. Elle garantit pour aujourd'hui et pour demain les deux conditions du bonheur, le désir renaissant
et la prévision stimulante de sa satisfaction, tous deux non pas fruits
artificiels et fiévreux de la culture, mais épanouis pour ainsi dire de nature,
comme les fleurs poussent, se fanent et poussent encore. Elle baigne l'individu
dans le sentiment d'appartenir à des métabolismes larges et fondamentaux,
engageant la terre entière.
Certes, la génitalité n'est pas la nutrition. Le coït ne nous
est pas indispensable comme le boire et le manger. Il n'assure point de
recharge d'énergie; au contraire, il en dépense jusqu'à l'épuisement nerveux de
l'orgasme. Son abstention n'entraîne aucune dégradation des tissus, à la
manière de la déshydratation ou de l'hypoglycémie, et Voltaire a trop vite dit
que la continence châtrait le moine [63].
La pulsion sexuelle est donc à cet égard sur le même pied que la pulsion à
l'exploration, commandée non par des carences mortifères mais par un appétit de
plus-être. Cependant, comme celle-ci, elle correspond à des conditions
physiologiques et ne résulte pas tout entière de l'apprentissage; c'est ce que
les psychologues appellent un besoin primaire. De plus, sa satisfaction n'est
facultative qu'en droit, car elle détermine souvent des tensions si importantes
(telle l'insomnie grave) que le coït est sa seule libération économe. Il y a
donc un sens à affirmer que le désir - dont le besoin est le « sérieux »,
comme les troubles physiologiques sont le « sérieux » de l'émotion
chez Sartre - connaît un flux et un reflux, une marée quotidienne ou plus
lente, l'alternance du jour et de la nuit.
Pour autant le coït s'inscrit dans les rythmes vitaux, il
participe du labeur, et la vieille langue l'appelle parfois la besogne. Mais en
même temps l'habitude, la prévision et l'obéissance lui assurent le repos, la
sécurité cosmique qui s'attachent à toute fonction vitale. Le lit et la table
sont bibliques, réguliers et grands. Ainsi, le reflux consécutif à l'orgasme
anticipe, dans son retrait, le flux qui l'entraînera de nouveau.
7A2. L'alternance du désir et du travail
Qui donc en toi toujours
s'aliène, avec le jour?
Saint-John Perse, Amers.
De plus, il y a entre le coït et le travail une liaison profonde,
ils se nourrissent mutuellement.
Le travail donne à l'être humain un monde et une société où il
se réfléchit et se projette, mais en même temps il le disperse, suscite en lui
toutes espèces de tensions. D'où un besoin de recueillement, d'immédiat, de
total. L'art est sur ce chemin, mais avec un effort, celui de la lucidité
prométhéenne qui ne quitte jamais l'artiste ni le spectateur. La vision
mystique suit une route parallèle, mais, en s'orientant vers quelque
Transcendance, jusque dans le bouddhisme, elle suppose une ascèse, où
l'individu se distend. L'expérience coïtale est pure immanence, sans possession
ni don, intégrant l'individu dans un tout auquel il s'abandonne pour s'en
recevoir au fur et à mesure. Si le sexe a partie liée avec la tombée de la
nuit, la lumière indécise du matin, celle des « sagaies de midi »,
c'est qu'il poursuit la continuité de la caresse, le vertige du désir, les
états parahypniques, mais également l'opposé du travail, le contraire où
celui-ci trouve le fondement de paix et d'immédiation sans quoi ses médiations
perdraient leur lien.
En retour, l'acte sexuel exige de s'articuler sur l'œuvre. Son
immédiat a besoin de toutes les médiations, de toutes les déterminations qu'il
nie, sous peine d'être une inconscience, au lieu d'une conscience dont la
richesse s'infinitise. Tel y est le rôle de la caresse, toujours singulière;
telle est, avant la caresse, préparant et soutenant sa singularité, l'activité
journalière des individus, transformateurs du monde. Déjà le néo-platonisme et
les théologies négatives savaient que l'Un est d'autant plus intense que le
multiple qu'il dépasse est plus différencié.
Bref, l'existence apparaît soutenue par une large respiration
dont le travail et le coït figurent les moments extrêmes et complémentaires.
Intégré à cette alternance, le désir, dans le temps qu'il s'évanouit, sait
qu'il ne meurt pas, qu'il va non seulement se réparer, mais, en engageant un
mouvement contraire au sien, positivement s'enrichir [64].
7A3. La réminiscence du désir
Des formes se sont attachées à
nous, obscurément, comme les détours du jardin où nous avons joué dans notre
enfance : nous les connaissions moins par nos yeux que par notre corps, et
c'est le soir qu'elles vivaient plus prodigieusement en nous. Elles y vivent
encore, silencieusement, et remontent un jour à la surface, oubliées et
transfigurées, avec cette lourde présence des choses de la nuit.
Jean Bazaine, Notes sur la peinture d'aujourd'hui.
Enfin, au dernier chapitre du Temps retrouvé, Proust a
décrit la réminiscence. Dans certains états de disponibilité intérieure, un
geste ressuscite soudain, avec tous ses harmoniques, une sensation éprouvée
autrefois lors d'un geste semblable : le faux pas dans la cour des
Guermantes fait resurgir Saint-Marc, non son image, mais justement son
impression, son fantasme, une qualité de joie qui y fut vécue. Ces
réminiscences ont pour propriétés remarquables de conjoindre l'imaginaire, qui
ne saurait porter sur le présent, et la réalité, toujours présente; mais aussi,
en dépaysant présent et passé l'un dans l'autre, de distiller un moment
d'éternité, de durée échappant au temps, à ses étroitesses et à ses urgences.
Or, le renouvellement du coït ressemble à cette expérience
proustienne. S'il ranime les coïts antérieurs, ce n'est ni mémoire mécanique,
ni remémoration d'événements, ni reviviscence volontaire de sensations :
il est trop pauvre d'information pour qu'il y ait de lui d'amples souvenirs, ni
beaucoup d'images, et c'est pourquoi, plus que par pudeur, on en a peu et mal
parlé dans la littérature. Mais il excelle à la réminiscence, à sa propre
réminiscence. Ses séquences sont assez obligées pour que le geste d'aujourd'hui
risque d'y recouper le geste d'hier. Et son vide informationnel joue alors un
double rôle : il ouvre l'épreuve actuelle, disponible, au passé; il donne
à l'épreuve passée cette solubilité par quoi elle revit dans le présent, diffuse,
tangentielle, mais profonde et intérieure, immédiate, comme un parfum et une
inflexion qu'elle est. Car d'avance la perception sexuelle est maintenant et
autrefois; d'avance, au lieu de « tout Combray et ses environs », il
n'y reste que cette essence infinie par quoi Combray valait bien qu'on allât à
la recherche du temps perdu. Sa répétition renforce la compénétration, déjà si
vive en son présent, du réel et du fantasmatique.
7B. LE CYCLE DES GÉNÉRATIONS
Non doncques sans juste et
équitable cause, je rends grâces à Dieu, mon conservateur, de ce qu'il m'a
donné povoir veoir mon antiquité chanue refleurir en ta jeunesse; car quand par
le plaisir de luy, qui tout régist et modère, mon âme laissera cette habitation
humaine, je ne me réputeray totallement mourir, ains passer d'un lieu en
aultre, attendu que, en toy et par toy, je demeure en mon image visible en ce
monde, vivant, voyant et conversant entre gens de honneur et mes amys, comme je
souloys.
Rabelais, Pantagruel, ch. VIII.
L'engendrement éventuel d'un tiers, cette seconde faille du
coït, a-t-il les mêmes bienfaits? Emmanuel Lévinas [65]
a soutenu avec profondeur que la génération était le seul cas où la
conscience humaine, toujours murée en soi ou perdue en l'autre, se retrouve
vraiment dans un autre : le fils est le père différent; que des étrangers
aient parfois des affinités plus grandes que le père et le fils, peu importe;
même concurrencée par les hasards du croisement des gènes, la génération
propose une expérience trop peu décrite jusqu'ici : celle où l'autre n'est
pas rencontré comme un autre moi en général (ce qui fut souvent médité) mais
comme un autre moi singulier regardant le monde avec quelque chose de mes yeux.
Ou quelque chose des yeux de l'aimé. Par là le tiers engendré apporte une
expérience de participation « transcendante » qui s'alimente à la
participation immanente du coït, et qui assurément la favorise en retour.
L'aimé est plus proche par cette altérité (proche) engendrée avec lui.
D'ailleurs, il y a dans le vivant, en sus d'un instinct de
conservation, un instinct de relève, parce que vivre suppose une tension :
c'est maintenir, contre l'entropie du milieu, une négentropie, une
improbabilité fatigante. D'où en chacun, à côté de la pulsion victorieuse,
érectile et copulative, de diffusion de sa vie, une autre pulsion,
également érectile et copulative, et peut-être victorieuse, de diffusion de la
vie : legs à d'autres vivants de défendre l'improbable dans l'univers.
De ce point de vue aussi, le tiers survenant apporte aux amants de lointaines
et cosmiques résonances. On pourrait même croire, avec Bataille, qu'il est seul
à vraiment leur faire entendre - en sourdine - que leur abandon, comme en nos
autres expériences de l'esprit, est tellement la vie parce qu'il est la suprême
confiance en la mort.
7C. LE PROCESSUS GÉNITOFUGE
Le lendemain, de nouveau
investie, elle demeurait couchée autour de ce plaisir si singulier qu'elle
éprouvait au centre de son corps, elle rentrait dans l'absolu près de la terre,
du lac et des arbres... Tout s'appuyait mieux, se prolongeait, se ramifiait, et
enfin il se produisait un état panique de tout ce qui existe, un état qui était
vraiment l'état de Dieu.
Pierre Jean Jouve, Paulina 1880,
Pourtant, c'est certain, la reprise du coït dans les cycles de
l'individu et de l'espèce n'arriverait pas à sauver entièrement de l'angoisse
le reflux coïtal, si celui-ci ne conservait quelque chose du flux et de la
crête dont il revient.
Après la chute de l'orgasme, il n'y a plus de comportement
dicté par l'acte et que nous puissions considérer comme « naturel » :
selon les circonstances et les intentions, les amants tenteront, comme Hugo, de
nouvelles épreuves; ils réaborderont, avec les héros d'Hemingway, les tâches
quotidiennes; plus fréquemment, à en croire L'Ane d'or, ils glisseront
au sommeil; selon leur caractère, ils suivront ou ne suivront pas le conseil de
La Nouvelle Héloïse, de ménager des transitions entre la présence
intensive et la séparation vraie, repassant, à rebours, du tact génital à la
caresse sexuelle, et de celle-ci à la caresse simple, avant de retrouver les
gestes du technicien ou l'immobilité du dormeur. Cependant une constante se
retrouve, que Ferencsi a appelée le processus génitofuge.
De même que dans sa partie ascendante le coït concentre la
sensation dans la zone génitale, inversement les heures qui le suivent donnent
lieu à un mouvement centrifuge, où le contact, exaspéré au centre de
l'organisme, se répand maintenant dans le reste du corps, et commande ses
relations avec l'entourage. Non que le sujet devienne capable de performances
meilleures, dans un test d'attention ou d'exécution par exemple; mais la
fluidité acquise à l'intérieur de lui-même et vis-à-vis du partenaire, sa
participation aussi, s'étendent à ses rapports aux choses et aux vivants, en
une intimité accrue avec l'existence. Ce sentiment varie selon les individus;
il est beaucoup plus net chez la femme que chez l'homme, vu la continuité
féminine; il est d'autant plus intense que le coït a été plus réussi; mais les
témoignages qui l'attestent sont si nombreux et si divers qu'il doit être
compté parmi les structures « naturelles » que nous avons étudiées.
L'orgasme, loin d'être une explosion où une charge accumulée se disperserait
aux quatre vents, est un nœud qui se desserre pour répandre au loin ses
liaisons. Non contente de s'articuler sur le travail, l'union charnelle
l'accompagne, le pénètre, le dilate. Pure présence, elle ne modifie ni le
savoir ni la perception des êtres, mais justement leur présence. Et elle trouve
là un prolongement qui la soustrait au statut d'événement exceptionnel, quelque
peu illusoire comme toute exception.
En tout cas, une chose se dégage de ces remarques sur le retour
du balancier : on ne peut décrire le coït comme une opération isolée,
déployant tout son sens dans ses limites de temps et de lieu. Son commencement
et sa fin sont mal définis, et il respire dans la réalité beaucoup plus large
qu'est la vie sexuelle, voire l'existence entière d'un individu. Plutôt qu'un
événement, c'est une suite d'épreuves se reprenant, faisant percevoir leur
influence tant dans leurs intervalles que dans leurs paroxysmes, et parfois
plus significatives en réminiscence, dans l'aura de présence anticipée de leur
réminiscence, que dans leur effectuation.
DEUXIÈME PARTIE - LES INTERPRÉTATIONS
Chapitre 8 - LES PERVERSIONS
La nature, plus bizarre que les
moralistes ne nous la dépeignent, s'échappe à tout instant des digues que la
politique de ceux-ci voudrait lui prescrire (...) Grande quand elle peuple la
terre et d'Antonins et de Titus; affreuse quand elle y vomit des Andronics et
des Nérons; mais toujours sublime, toujours majestueuse, toujours digne de nos
études, de nos pinceaux et de notre respectueuse admiration, parce que ses
desseins nous sont inconnus, qu'esclaves de ses caprices et de ses besoins, ce
n'est jamais sur ce qu'ils nous font éprouver que nous devons régler nos
sentiments pour elle, mais sur sa grandeur, sur son énergie, quels que puissent
en être les résultats.
Sade, Idée sur le roman.
Dans cet ouvrage consacré à la description de l'acte sexuel
normal, nous pourrions passer sous silence la perversion. Nous serions d'autant
plus enclin à le faire qu'elle ouvre un dédale qui s'est ramifié à mesure qu'on
l'explorait. La psychanalyse de Freud y a pris comme fil d'Ariane la confusion
de la libido sexuelle et de la libido agressive, pour le sado-masochisme; les
fixations au père ou à la mère, pour l'homosexualité; l'attribution ou la
non-attribution du phallus à la mère, pour le fétichisme et l'exhibitionnisme.
La psychanalyse existentielle de Sartre a voulu reprendre les choses de plus
haut en expliquant le choix pervers par la difficulté de notre statut de sujets
voués à être reconnus par d'autres sujets tout en les reconnaissant :
ainsi le sado-masochiste prétendrait être reconnu sans reconnaître en retour,
ce qui le conduirait à transformer en objet soit l'autre dans le sadisme, soit
lui-même dans le masochisme (quitte à demeurer le sujet témoin qui sait qu'il a
monté la scène); et certains homosexuels se perdraient dans les jeux de l'être
et du paraître pour des raisons semblables [66].
Enfin, la psychanalyse structuraliste et linguistique de Jacques Lacan
poursuit, depuis plusieurs années, une refonte de la question. Dans cette
ligne, Gilles Deleuze voit le sadisme et le masochisme non plus comme deux
moments d'une perversion unique, mais comme deux mondes distincts : le
premier, niant la mère et le moi et gonflant le père et le surmoi, n'a pas
besoin de convaincre l'interlocuteur, il prétend à la démonstration pure dans
la réitération obscène; le second, au contraire, déniant le père et le surmoi
et surévaluant la mère et le moi, a besoin de l'autre et cultive la persuasion,
le contrat, le suspens, la réfrigération de l'objet dans une idéalisation « suprasensuelle » [67].
Ces considérations, pour importantes qu'elles soient, ne sont
pas dans notre propos, qui est, répétons-le, de nous en tenir au coït, et au
coït normal. Cependant il existe peut-être une approche limitée des perversions
qui éclaire par contraste le coït normal : en les envisageant simplement
dans la façon dont elles troublent l'économie des composantes sexuelles
décrites en notre première partie. Le coït en effet nous est apparu comme un
acte cohérent, organisé autour d'une intention qui lie ses démarches et ses
fantasmes, leur donne une sorte de nécessité. Or les perversions excluent un de
ces éléments. La littérature naïve y voit d'ordinaire l'excès d'une composante du
sexuel et elle les interprète comme le signe d'une hypersexualité, marquant en
bien des cas l'individu supérieur : le sadique et le voyeur pousseraient
jusqu'à la destruction la volonté de pénétrer; le masochiste et
l'exhibitionniste s'abandonneraient jusqu'au martyre; l'homosexuel conduirait
jusqu'au paradoxe l'identification; le fétichiste pratiquerait un symbolisme
exacerbé. Mais cette vue flatteuse attribue à l'intention coïtale des conduites
qui tantôt la nient, tantôt en sont des phases de développement. Rien n'est
plus opposé à l'immédiation que le regard du voyeur; rien ne contredit mieux
l'identification que l'identité narcissique de l'homosexuel; l'obsession
fétichiste détruit le symbole; et si la libido a rencontré dans sa genèse
l'agression active du sadique et passive du masochiste, elle ne devient
elle-même qu'en en émergeant.
Ainsi, la perversion est une carence, et une carence
génératrice de contradiction. Loin de privilégier un aspect du coït, elle en
manque un, et ce manque, en raison de la logique de l'acte, l'oblige aux
hypertrophies connues; bien plus, comme les composantes sexuelles ne se
substituent guère, leur remplacement ne fait que renforcer le désordre. Le
pervers obtient le contraire de ce qu'il poursuit, et c'est même, Sartre l'a
bien dit, parce qu'il est contradictoire - non parce qu'il est immoral - qu'il
est pervers.
8A. LES PERVERSIONS RÉALISÉES
Je voulais qu'il m'aimât et
naturellement il l'a fait avec cette candeur qui doit n'être jointe qu'à la
perversité pour qu'il m'aime.
Jean Genet, Notre-Dame-des-Fleurs.
A cet égard, la perversion la plus radicale est le fétichisme.
En substituant au partenaire sexuel la bottine ou le colifichet, le fétichiste
gauchit la perception symbolique au sens où nous l'avons entendue. Celle-ci est
une saisie où le sujet et le partenaire fluidifient tout objet dans la
Conjonction, faisant coïncider le signifiant et le signifié, le geste et le
fantasme. Or, dans la montée et la fusion plénifiante de l'orgasme, le
fétichiste introduit un objet délimité : le fétiche; et cet objet est pour
lui signe d'autre chose, d'autre chose de refoulé, mais qui a encore le statut
d'objet. Car si la concavité du sexe maternel a été refusée un jour par
l'enfant, et barrée et compensée par le fétiche, c'est précisément qu'elle n'a
pas (plus) été saisie dans sa réalité conjonctive. Dès lors, poursuivant une
relation immédiatrice et totalisatrice avec un objet, le fétichiste ne peut
qu'être fasciné, - ce que le sujet du coït normal n'est jamais. Il connaît
l'absence ou l'absorption, non la partie en train de devenir le tout, comme en
la caresse aboutie [68].
Et il ne lui reste alors qu'à se crisper davantage sur l'objet, selon la
contradiction perverse.
Le voyeur, lui, et son homologue passif, l'exhibitionniste, ne
substituent pas d'objet au partenaire, mais tous deux veulent échapper, ou sont
incapables d'accéder, au tact sexuel, qu'ils tentent de suppléer par la vue.
Tandis que, dans la sexualité normale, le regard occupe une place modeste,
comme promesse du toucher, il assume maintenant tous les rôles. Mais cette
tactilisation de l'œil, qui réussit dans le coït véritable, échoue lorsqu'elle
n'est plus portée par l'exercice vivant du tact. Somme toute, la contradiction
coïtale du voyeur et de l'exhibitionniste est de poursuivre une fusion
(transanalytique) par le plus analytique et le plus fascinable de nos sens. Et
leur seul remède est de devenir plus visuellement attentifs, pénétrants,
appliqués, bref plus analytiques encore et plus fascinés, - s'éloignant du but [69].
Le sadique ne refuse pas le tact, mais il veut échapper, ou est
incapable d'accéder, au tact réciproque. Au lieu de s'immerger dans son
organisme, il se met pour ainsi dire derrière son propre tact, sans quoi il
serait touché autant que touchant; sa peau, sa main surtout, de conscience incarnée
et coextensive à son organe, va se faire instrument, moyen en sa possession et
agissant sur l'autre, sans réciprocité. Il voudra seulement manipuler l'autre.
Et comment faire que cette manipulation procure un immédiat aussi intime que le
tact réciproque, sinon en la muant en un examen fouillé, en une exploration
d'ingénieur opérant sur l'objet des effractions et des constrictions qui le
fouettent, le piquent, le pincent, l'étranglent (jusqu'au souffle qu'il faut
contraindre, régler par le lacet). Mais cette crampe, analytique et
fascinatrice comme celle du voyeur, s'éloigne de la compénétration à mesure
qu'elle la poursuit. Quant au masochiste, son dessein échoue dans la
manipulation et la souffrance subies cette fois. Il veut être touché sans
toucher, avec le même insuccès [70].
Nous faisons un nouveau pas avec l'homosexualité, qui accepte
le tact réciproque, mais n'accède pas à sa structure bipolaire. C'est du moins
le cas du sodomite et du pédéraste à rôle masculin, de la lesbienne à rôle
féminin. Ceux-ci cherchent à obtenir par le tact un système de conscience
fermé, mais dans un corps semblable au leur; ils ne sauraient s'ouvrir à ce
toucher qui revient à soi par un toucher complémentaire. Ils demeurent effrayés
et attirés - bref, à nouveau fascinés - par l'autre sexe, comme aussi par tout
ce qui évoque ses modes d'exister, mais ne les souffrent que dans un individu
pareil. Perversion il y a, parce que le tact sexuel ne réalise la Conjonction
qu'en s'incarnant en des pôles, en des organes coaptés. Son immédiat suppose le
médiat de l'altérité.
Cependant, les homosexuels comptent des hommes à rôle féminin,
des femmes à rôle masculin. Ils sont plus déroutants que le sodomite actif ou
la lesbienne passive parce qu'ils changent à proprement parler de sexe et
figurent donc les vrais invertis. Sont-ils pervers pour autant? Il n'y a refus
chez eux ni du tact, ni du tact réciproque, ni même de la complémentarité,
puisqu'ils nous montrent un homme s'ouvrant si bien à la perspective féminine, et
une femme à la masculine, qu'ils assument chacun l'autre rôle. Mais l'intention
du sujet sexuel, ce n'est pas d'être masculin ou féminin, c'est, nous l'avons
assez vu, d'incarner la Conjonction. Voilà pourquoi, dans la pratique concrète
du tact réciproque, un être anatomiquement masculin en cherche un autre
anatomiquement féminin, et, pour s'unir à lui, assume un rôle plus initiateur
face à un autre plus réceptif. La perversion de l'inverti ne tient pas à ce
qu'il permute les rôles : nombre de femmes assument dans le coït
hétérosexuel un comportement plus masculin, et d'hommes, plus féminin,
transitoirement ou habituellement, sans compromettre l'intention fondamentale.
Ce n'est pas non plus que son jeu soit anatomiquement difficile et presque
impossible, car les compléments imaginaires permettent à la visée coïtale de se
réaliser à travers de graves déficiences organiques. Son gauchissement est de
se choisir une « nature » préalable à l'épreuve vécue, de ne pas se
laisser donner son rôle dans l'acte et par l'acte, brisant ainsi sa naïveté,
son immanence [71],
et réintroduisant quelque chose de l'objet et de sa fascination. En d'autres
mots, ce qui n'est qu'accents, décidés par le couple dans le présent du tact
réciproque, devient, par l'importance exclusive que le sodomite passif ou la
lesbienne active y accordent, de véritables rôles, où l'expression de la
suprême confiance développe contradictoirement les duplicités du paraître
décrites par Proust.
Une question pourtant. Nous venons de voir que l'absence d'une
composante essentielle du coït - désobjectivation, tact, tact réciproque, tact
complémentaire - correspond aux quatre perversions dites majeures. Alors,
pourquoi celles-ci ne sont-elles pas plus nombreuses? Pourquoi, quand manque la
fécondation « possible » (lorsque le refus de la conception porte non
seulement sur cet acte-ci, mais sur toute activité sexuelle et par principe),
voire quand manque le partenaire (dans la masturbation) ne compte-t-on pas de
perversions nouvelles ?
Au vrai, le refus de la fécondation « possible »
atteint la surabondance du coït, non son foyer, puisqu'il tronque moins son
symbolisme perceptif que sa dimension imaginaire : l'éventuel. Ainsi, même
préalable et définitif, on l'estime plus déficient que perverti.
Quant aux manœuvres masturbatoires, on comprend leur portée en
les opposant au fétichisme. Dans ce dernier, le partenaire, ou plus exactement
l'« objet » sexuel auquel il se réduit, est voilé par un substitut :
la démarche du fétichiste est objectale, contractée, non conjonctive, comme
celle de tous les pervers (du voyeur, du sadique, ou encore de l'homosexuel
hypnotisé par des ressemblances et des différences organiques). Au contraire, à
moins qu'il ne soit d'avance atteint d'une perversion quelconque, le sujet de
la masturbation n'exclut pas le partenaire, il s'en passe. Il tente alors et
réussit quelque peu, par le secours d'une main devenue vaginienne chez l'homme,
pénienne chez la femme, de réaliser dans la bipartition de son propre corps ce
couple qu'une circonstance l'empêche de réaliser autrement. La main ou
éventuellement un objet extérieur (surtout chez la femme) n'y joue pas le rôle
d'un substitut fétichiste qui voilerait l'autre, mais d'un moyen de la présence
de l'autre. C'est pourquoi la masturbation n'échoue pas entièrement à réaliser
la perception symbolique ni le fantasme conjonctif, elle est seulement obligée
de mobiliser des hallucinations plus ou moins réussies qui complètent sa
solitude. Précisons qu'elle n'imagine pas alors un partenaire, - ce qui serait
le cas si la sexualité humaine poursuivait un objet, - mais elle projette
précisément un couple, elle fantasme un couple (pas toujours d'individus
identifiables) où le sujet intervient comme un des pôles, où il s'agrandit, se
plénifie aux dimensions de la Conjonction.
Sans doute le sujet de la masturbation échoue en partie parce
qu'il tente l'aventure impossible pour une conscience de s'être à soi-même
immédiatement présente sans la médiation de la présence abandonnée d'autrui.
Mais si son entreprise échoue à la fin, elle n'est pas contradictoire dans son
départ ni dans son développement. Ne rencontrant qu'un autre et soi-même
presque entièrement fantasmes, le sujet peut y projeter des relations
fétichistes, voyeuristes, exhibitionnistes, sadiques, masochistes,
homosexuelles, mais aussi les relations hétérosexuelles les plus normales.
L'auto-érotisme n'est qu'une de ses possibilités, contrairement à l'usage de la
langue qui confond astucieusement les termes. Ne rencontrant aucun frein à son
rêve éveillé, la masturbation, partie avec des lacunes très graves, peut soit
s'enfoncer en elles, soit les compenser, échappant ainsi à la contradiction par
quoi se définit le comportement pervers.
Bien entendu, les sexes montrent, sur ce chapitre des
perversions et des carences, des différences que l'on peut dire « naturelles ».
Dans la perspective de Gilles Deleuze, le masochisme est masculin en principe,
et l'on parle volontiers de « la » bourreau. L'homosexualité féminine
forme des couples plus stables et rencontre plus de clémence que la masculine,
sans doute parce que l'enlisement dans le continu est moins préjudiciable que
la schize. De même, si la masturbation est plus rare ou en tout cas plus
incomplète chez la fille que chez le garçon, cela tient à des raisons obvies :
la multiplicité de ses zones érogènes et son caractère pénien global font que
la femme est déçue par un comportement qui ne l'atteint pas tout entière; sa
proximité plus grande à son corps, et par conséquent son moindre attrait pour
les excitants symboliques, infirme à ses yeux une conduite trop imaginaire;
l'absence de pénis l'amène à chercher hors de son organisme la médiation
indispensable à l'immédiation coïtale : d'où le recours assurément
décevant à des instruments extérieurs (gaudemichi), à moins qu'en fin de
grossesse la présence de l'enfant les supplée; surtout, le processus sexuel
transforme le corps de la femme en un milieu récepteur qui, s'il ne reçoit rien
ni n'entoure rien, éprouve péniblement son vide : dans la même situation,
le sujet masculin, quoique frustré, obtient au moins le résultat concret de
l'éjaculation. Mais, comme toujours dans les oppositions de sexes, il n'y a là
qu'accents sur des carences et des pouvoirs communs.
8B. LES PERVERSIONS IMAGINÉES
II ne sera peut-être pas inutile de considérer brièvement pour
finir les cas où un comportement copulateur normal s'accompagne d'éléments
pervertis mais imaginaires. Certains en effet imaginent, au cours du coït, des
histoires plus ou moins circonstanciées à relents masochistes, exhibitionnistes,
fétichistes, qui leur sont indispensables pour obtenir l'orgasme.
Leur source se trouve dans des refoulements, régressions,
immaturations de toutes sortes : c'est la femme qui ne supporterait pas
d'être forcée, parce que son intelligence et sa sensibilité adultes se sont
ouvertes à une conception émancipée de la femme comme être humain; qui ne
désire pas l'être, même en son fond; mais qui pourtant dans le fait de
l'imaginer trouve le seul moyen de compenser par exemple un passage incomplet
du stade sadique-anal au stade génital l'empêchant d'éprouver l'ouverture
autrement que comme effraction. Ces affabulations, qui ne sont efficaces
qu'involontaires, à peine favorisées, sont déclenchées par la confiance ainsi
que par le relâchement de la conscience vigile parallèles à la montée de
l'orgasme et procurant un état de moindre censure, comparable à celui du rêve.
Seulement, le rêve connaît une libération de l'inconscient
profonde mais impersonnelle (« on » ou « ça » y parlent) et
mentale, tandis que la conscience du coït opère des libérations moins profondes
mais plus personnelles, et elle incarne ce qu'elle vit. Ainsi les imaginations
coïtales perverses aident d'ordinaire à une évolution qui, avec le temps, les
désaffecte, ou plus exactement change leur nature : d'images contraintes
elles se transforment progressivement en fantasmes libérés. D'ailleurs, elles
ne creusent pas entre les partenaires de fossé infranchissable. Initiations à
l'abandon complet, et réalisées dans un comportement qui les rectifie, ce sont
des éloignements qui rapprochent, à l'inverse de la perversion, où les
approches éloignent.
* * *
Du point de vue culturel, on ne juge
plus trop vite de la perversion. Elle a rendu contradictoire la sexualité
d'individus, sinon de civilisations entières, et à travers le sexe
compromettait les existences. Mais elle a porté de hauts faits là où sa
singularité s'est changée en instrument de création littéraire, artistique,
philosophique, religieuse. L'homosexualité fut chez les Grecs le reflet et le moteur
d'une vision héroïque de l'être humain, et, réfugiée dans l'esprit, elle anima
cet autre moment majeur que fut la philosophie rationaliste occidentale.
Cependant la perversion semble féconde dans la mesure où elle
se transpose, donne son énergie et sa perspicacité à des activités qui miment
sa visée sur un autre plan. Chez Gide, elle se ressasse dans l'œuvre-journal,
tandis que chez les créateurs poétiques, comme Proust, ou philosophiques, comme
Sade, elle fournit un point de départ, l'occasion d'une lucidité ou d'une
fantaisie qui la débordent infiniment.
Chapitre 9 - LES NIVEAUX
Nous avons tracé une typologie de la sexualité pervertie en
supprimant tour à tour chacune des composantes du coït. N'obtiendrait-on pas
une autre typologie, celle de la sexualité normale, en leur donnant tour à tour
l'accent? N'y aurait-il pas des espèces coïtales qui privilégient le tact
sexuel général, ou le tact génital, ou le tact réciproque, ou la fécondité, ou
encore l'imaginaire? En vérité, la question sonne faux. Percevoir et réaliser
la Conjonction par l'orgasme est un équilibre où les accentuations ne sauraient
être que fugaces, et encore elles-mêmes au service de la plénitude.
Mais l'étude du reflux sexuel, le retour du balancier, nous a
montré que le coït ne se limite pas à soi, qu'il s'inscrit dans le mouvement
global de l'existence. Il doit donc, tout en restant complet, en ressentir les
niveaux.
9A. LES INTENTIONS INSTRUMENTALES
9A1. L'intention reproductrice
Qui non uxorem nisi prolis tangit amore…
Saint Pierre Damien, épigrammes.
A un moment de l'évolution animale, la vie a introduit la
reproduction par conjonction de deux cellules appartenant à des organismes
différents, ce qui eut pour effet, la sélection aidant, de maintenir ou
d'améliorer l'adaptation des espèces. Dans cette perspective, l'accouplement
est la mise en présence d'un spermatozoïde et d'un ovule. Le désir et le
plaisir qui l'accompagnent jouent le rôle d'une récompense renforçante.
Cette vue biologique se retrouve chez des philosophes comme
Aristote, saint Augustin et saint Thomas d'Aquin, qui en ont tiré une morale
dont il faut dire quelques mots parce qu'elle éclaire la perspective. Tout
acte, suppose-t-on, a une fin régulatrice, ici la reproduction; la volupté se
réduit à l'appât, de soi insignifiant, bon lorsque l'acte l'est aussi; le désir
doit se borner à l'appétit de l'acte bon, reproducteur. Ceci implique que « ces
organes soient mus avec autant de sérénité que les autres » [72],
et accomplissent exactement leur rôle d'instruments. L'idéal serait de se
reproduire en élevant sa pensée ailleurs, comme on spiritualise un repas par
des mots d'esprit ou une audition musicale.
Ces propos du bon sens se heurtent, on le sait, à des
difficultés. Il n'est pas certain que la volupté soit un facteur insignifiant :
de même que, selon Portmann, la forme animale a une valeur de « représentation »,
le plaisir animal - songeons aux vagissements du chat - déborde la finalité
pragmatique. Et il est inexact que la sexualité humaine, ni celle de certains
animaux supérieurs, soit absolument liée à la reproduction. A mesure qu'on
s'élève dans les espèces, la conduite coïtale devient plus indépendante de la
fonction reproductrice. Si la rate n'attire le rat que pendant les quelques
heures de l'œstrus, déjà chez le rhésus se manifeste un appétit hors des
périodes fécondes; le chimpanzé montre un rut constant, il préfère parfois une
femelle attrayante non fécondable à une autre en œstrus moins attirante, il
connaît la masturbation, voire des pratiques homosexuelles par fellation entre
mâles [73].
Chez l'être humain, l'indépendance est encore plus marquée, du moins si les
études de Catherine Davis, de Terman, de C. van Emde, Boas et autres ont raison
de conclure à une excitation maximum chez la femme dans la période qui suit et
précède immédiatement les règles, c'est-à-dire au moment du plus grand besoin
psychologique (avant et après l'abstention) mais de moindre et souvent nulle
fécondité.
Et, quoi qu'il en soit de cet argument phylogénétique, une
sexualité exclusivement orientée vers la reproduction est impossible. Les
processus d'érection, d'éjaculation, d'ouverture vaginale ne sont pas seulement
affaire d'intégrité physique et d'excitants bruts; ils supposent que le sujet
soit en situation sexuelle, c'est-à-dire recherche ce vertige, ce déni de la
simple effectuation, cette ivresse de l'immédiat que veut éliminer, en tout cas
rendre secondaires, la conception reproductrice. Saint Thomas en convient à sa
manière quand, après avoir déclaré la sexualité bonne en principe, il la juge
impure dans le fait, les sujets ne sachant raison garder [74].
Il impute la chose à une faiblesse de la nature déchue. C'est l'essence du
sexuel.
On se demandera dès lors pourquoi nous ne rangeons pas ce
dessein dans les perversions, puisqu'il s'avoue contradictoire. Mais sa
contradiction touche plus l'esprit que le geste. Il est si irréalisable en
pratique que ceux qui le poursuivent doivent, bon gré mal gré, céder à la
logique coïtale; et du coup l'acte lui-même, sauf perversion adventice (parce
que le sujet est déjà voyeur, fétichiste, etc.) n'est plus perverti.
Aussi bien, l'interprétation purement reproductrice fut
exceptionnelle. On ne la rencontre guère que dans le monde occidental, dont
elle a traduit le rationalisme et le biologisme chez Aristote, le rationalisme
et l'ascétisme chez saint Augustin ou saint Thomas. Impossible en pratique,
elle a fait du sexuel une réalité coupable. Elle en a fait également une
réalité obscure, plaçant le sujet entre une expérience vécue dont il ne pouvait
s'empêcher de pressentir la grandeur, et une théorie qui ravalait cette
expérience au concomitant insignifiant, voire bestial, d'une nécessité
biologique. Même le sentiment de fécondité fut subordonné à la matérielle
fécondation.
Dépendant, cette vue de l'esprit ne fut pas sans incidences
culturelles favorables, et par ses lacunes elle a paradoxalement contribué à
maintenir la famille européenne jusqu'à hier. Max Weber a écrit un livre
admirable sur les rapports entre le protestantisme et l'esprit du capitalisme.
On pourrait en écrire un autre sur les liens qui unissent la sexualité
reproductrice et le même capitalisme, le biologisme positiviste, le
rationalisme juridique, l'ascétisme de la productivité, lesquels ont fait, avec
ses grandeurs et ses tares, l'esprit de l'Occident.
9A2. L'intention hygiéniste
Oh! mon ami, il est deux
supplices de cette terre que je ne te souhaite pas de connaître : le
manque d'eau et le manque de femmes.
Maupassant, Marroca.
On peut voir aussi comment l'union sexuelle est utile non plus
à l'espèce, mais à l'organisme, en comptabilisant les avantages et les
inconvénients qu'elle lui apporte.
Le coït est catabolique, il entraîne une fatigue dans les deux
sexes, bien que moindre chez la femme, sans doute parce que l'orage cérébral
qui accompagne l'orgasme prend chez elle une forme plus modulée. Mais, en même
temps, le coït contribue à la conservation et à l'épanouissement de l'individu.
En sus des pulsions sexuelles, il liquide les tensions du travail et de la vie
sociale; il rend le corps à sa spontanéité végétative; il concilie avec
l'environnement par le processus génitofuge. Si la médecine psychomatique
souligne que nos contractures proviennent souvent de nos angoisses, Wilhelm
Reich a eu le mérite de rétorquer que nos angoisses viennent souvent de nos
contractures.
Voyant ainsi dans le coït un moyen de la détente physique, la
conception hygiéniste est instrumentale comme la conception reproductrice. On
ne s'étonnera donc pas qu'elle ait compté les mêmes promoteurs, presque tous
Occidentaux, biologistes, rationalistes, scientistes, économistes,
utilitaristes : c'est le « il vaut mieux se marier que brûler »
paulinien, l'« allégement de la concupiscence » des scolastiques, le « comme
on boit un verre d'eau » de certains marxistes des débuts. Elle offre
aussi à peu près les mêmes difficultés. Elle n'est pas pervertie, n'excluant
rien au départ et se contentant de privilégier le côté de détente de l'acte
sexuel; elle ne se heurte même pas à des impossibilités de fait puisqu'elle
épouse assez l'abandon copulateur. Cependant, lorsqu'elle réduit le coït à un
instrument neutre et dépourvu de portée intrinsèque, lorsqu'elle le justifie
par autre chose que par lui, elle compromet autant son essence : d'être
une expérience au présent, saturée de la richesse de l'immédiat.
Et, tout compte fait, elle a moins à promettre que la
conception reproductrice, qui se justifiait par des raisons sociales
impressionnantes : la famille, la perpétuation du nom ou, comme disait
saint Thomas, la multiplication du nombre des élus. Elle ne propose, en regard,
qu'une libération de tension ou, au mieux, le bien-être qui la suit. N'est-ce
pas beaucoup? Non, car la mise est trop forte. Réduit à un exercice de
relaxation, l'acte sexuel laisse le sentiment déprimant que les moyens valent mieux
que les fins. A moins qu'on ne l'édulcore pour le proportionner à son résultat.
Mais alors nous glissons vers la contradiction interne, car on minimise mal ce
qui, pour simplement avoir lieu, suppose l'intense. Sans être pervertie, la
sexualité hygiéniste donne prise à une dialectique qui la conduit souvent,
comme on le vérifie, à la perversion, ou bien encore, témoin Wilhelm Reich, à
des dépassements hédonistes ou cosmiques.
9B. L'INTENTION HÉDONISTE
La plus douce, la plus
importante et la plus générale des jouissances.
Diderot, Supplément au voyage de Bougainville.
On a médit du plaisir. Grâce à lui il y a un repos dans le
temps, quelque chose se suffit, vaut par soi-même, sans être perpétuellement
projeté vers un ailleurs. Aristote, qui mettait la béatitude dans la
contemplation, ne s'est jamais résigné à en exclure les nourritures terrestres.
En vérité, le réquisitoire qu'on a dressé contre le plaisir atteint surtout ses
contrefaçons. Il implique une ascèse, et épicure comme Bertrand Russel ont pu
écrire une morale appréciable rien qu'en partant de ses exigences. Mal
contrôlé, il se détruit, inquiet, local, solitaire, et seule échappe vraiment à
ces défauts la jouissance [75] esthétique : non consommatrice, elle ne
s'enlise pas dans l'instant; à travers un organe, l'œil, l'oreille, elle
harmonise l'ensemble de nos facultés; elle vise à se communiquer. En sorte
qu'un plaisir devient lui-même, c'est-à-dire ne se détruit pas, dans la mesure
où il s'esthétise.
La volupté coïtale, violemment consommatrice, n'est pas la
jouissance esthétique, mais elle en a presque tous les traits essentiels. Elle
aussi ne se perd pas dans l'instant : avec des hauts et des bas, elle
monte jusqu'à l'orgasme, le dépasse même, dispose autour des partenaires une
nappe de durée où la contemplation se prend et se creuse. Elle n'affecte pas
une seule de nos facultés mais leur ensemble, les réconciliant dans l'immédiat
du toucher. Elle est de tous les plaisirs le plus communicable, du moins à un
autre être. Et si elle consomme le corps propre et le corps d'autrui dans
une ostensible dépense d'énergie, elle ne détruit cependant ni êtres ni formes,
très différente de la manducation et proche, sur ce point, de la nage, de la
course (voisines, pour Montherlant, de la jouissance d'art). Ce côté d'exercice
invite même à la rapprocher du jeu, dont, avec un brin d'ingéniosité, on
montrerait qu'elle illustre la liberté, la séparation, la règle [76],
dont elle évoque aussi les variétés : combat, hasard, imitation, vertige [77].
Bref, l'hédonisme, en contraste avec la conception
instrumentale, ose arrêter la sexualité à elle-même, lui reconnaître une valeur
intrinsèque, comme expérience d'un présent pur. Et il la comblerait si elle
réussissait à se maintenir dans la neutralité du jeu et de la « jouissance »
esthétique. Mais, en dehors de toute fécondation, le coït comporte une
fécondité et une perception symbolique qui l'insèrent dans le réel; il établit
entre les sujets une humilité, une proximité qui le déboute de cette « ironie »
que Kierkegaard attribuait à la complaisance ludique et esthétisante. Pour
rester hédoniste, il doit, sinon se tronquer, ce qui le rendrait pervers, du
moins amortir son élan avec autant de prudence que lorsqu'il se veut
hygiéniste. Et, vu l'incompatibilité de la réserve et de l'intense, il offre
alors les mêmes dangers de glisser à la perversion.
Pour l'éviter, il lui a fallu des circonstances culturelles
très particulières, une époque tout entière ludique, comme fut le XVIIIe siècle
de Diderot, de Casanova, du Rococo. Mais ce XVIIIe siècle lui-même fut un
moment instable, ne maintenant son équilibre qu'en s'ouvrant, dès Diderot et
Choderlos de Laclos, sur d'autres attitudes : les expériences cosmiques [78]
ou interpersonnelles du romantisme.
9C. LES INTENTIONS COSMIQUES
La conception instrumentale avait l'avantage de maintenir le
coït dans le réel, mais elle lui assignait des fins extrinsèques : la
procréation ou la relaxation. La conception hédoniste lui découvrait une valeur
intrinsèque, mais, en le consignant dans la subjectivité esthétisante et
ludique, elle l'éloignait du réel. Là où nous abordons, le sexuel apparaît en
même temps signifiant par soi et ouvert à l'être, à la réalité la plus vaste et
la plus intime.
9C1. L'intention orgiaque
LA LUXURE : Ma colère vaut la tienne.
Je hurle, je mords. J'ai des sueurs d'agonisant et des aspects de cadavre.
LA MORT : C'est moi qui te rends sérieuse; embrassons-nous !
La Mort ricane, la Luxure rugit. Elles se prennent par
la taille, et chantent ensemble : « Je hâte la dissolution de la
matière. Je facilite l'éparpillement des germes. Tu détruis pour mes renouvellements.
Tu engendres pour mes destructions. Active ma puissance. Féconde ma pourriture. »
Et leur voix, dont les échos se déroulant emplissent
l'horizon, devient tellement forte qu'Antoine en tombe à la renverse.
Flaubert, La Tentation de saint Antoine.
Georges Bataille [79]
a dit l'essentiel sur la sexualité orgiaque. Si chaque vivant est distinct des
autres et de son milieu, la vie dans sa totalité forme un magma continu où les
organismes apparaissent et disparaissent au profit de leur descendance;
engendrer et mourir se confondent, sinon dans l'immédiat, comme chez les
scissipares et le faux-bourdon, du moins à long terme; même chez nos
semblables, la réduction chromosomique des cellules germinales, la résorption
de l'ovule et du spermatozoïde dans une cellule neuve, surtout la violence
motrice du coït, font apparaître ce dernier comme une tentative de fusion. Or,
contrairement à l'animal, qui accepte les continuités de la nature, l'homme
devient homme en édifiant la culture, et en particulier le travail, sauvegarde
et principe des différences; en d'autres mots, il accède à l'humain en
s'imposant des interdits à l'égard des coulées, celle de la mort et celle du
sexe : tu ne tueras point, tu ne connaîtras point ta mère ni ta sœur.
Cependant, sous peine de nous faire perdre l'être, l'interdit doit être
transgressé dans des cérémonies aussi réglées que lui-même : meurtre
rituel dans le sacrifice, viol rituel dans le mariage et la prostitution
religieuse. Le sacré c'est le continu, l'objet de la transgression, redoutable
et fascinant : chair de la victime immolée, chair de la femme également,
quoique différemment, immolée. Et l'érotisme est le mouvement horrifié et
bienheureux vers le sacré sexuel. Il appartient, comme le cannibalisme, à la
sphère de la prodigalité, de la fête, du don, du potlatch, où l'homme
pléthorique, souverain, s'abandonne à l'angoisse de la profusion et de la
confusion vitale, pour la vaincre. L'obscénité, la violence, la convulsion, la
nausée, loin de le contredire, sont les voies par où il aboutit, comme le
sacrifice et la guerre.
On aperçoit quels caractères du coït cette conception mobilise.
Elle souligne son vertige, son glissement vers l'être abdominal, sa liaison au
cycle des générations. Mais Bataille force la note. Il assimile le sexuel à la
mort, alors qu'il reconnaît, au passage, que son plaisir est l'antipode de la
mort. Pour en démontrer l'obscénité sacrée, il invoque son habituel isolement,
qui se justifie assez par le tact réciproque, excluant le tiers. Du reste,
Bataille met en doute le tact réciproque, il le nie même explicitement [80];
sinon lui apparaîtrait que la continuité de dispersion, qu'il souligne, est
ressaisie par la continuité totalisatrice, qu'il passe sous silence. Par ce
refus, son érotisme confine au sadisme, pour lequel il a de particulières
sympathies, et que nous faisions consister plus haut - en voici une preuve
indirecte - dans le déni de la réciprocité du tact.
Ces descriptions demeurent cependant attachantes. Si on estompe
leur dogmatisme, elles éclairent une interprétation du sexe dont l'influence
historique fut immense : celle des orgies primitives, des vâmacârî
tantriques, des bacchanales grecques et des saturnales romaines, de nos messes
noires et sabbats médiévaux, et qui prend une forme exemplaire dans la
prostitution rituelle aux îles Sandwich durant la décomposition des rois morts [81].
Comme Bataille le dit bien, lorsque le christianisme eut transformé l'infini
irrationnel en un infini rationnel et personnel, - c'est-à-dire le continu même
en discontinu, - cette conception donna le jour à la sexualité pécheresse,
celle de Baudelaire (« Moi, je dis : la volupté unique et suprême de
l'amour gît dans la certitude de faire le mal. ») ou de Pierre Jean Jouve.
Accentuant ce qui relie le sexuel aux grands cycles, la conception orgiaque
interrogea l'abîme et l'apprivoisa. Chez Bataille, qui nie le tact réciproque,
elle frôle la perversion. Mais dans les civilisations primitives, où elle n'eut
pas ces raideurs, elle se donna, non sans fécondité spirituelle, le vertige des
flux souterrains.
Il ne faudrait pas la croire entièrement disparue. On retrouve
sa trace littéraire chez Claude Simon comme dans La Motocyclette d'André
Pieyre de Mandiargues. Et elle garde quelque existence triviale, observe
l'auteur de L'érotisme, dans l'obscénité désacralisée de nos
prostitutions vénales et, tout à fait abâtardie, dans la gaudriole.
9C2. L'intention cosmo-vitale
Pour mes dévots, dit çiva, je
vais décrire le geste de l'éclair, qui détruit la Ténèbre du monde et doit être
tenu pour le secret des secrets.
Çiva Sambitâ.
Mais l'univers n'est pas qu'une coulée. Même si l'on estime
qu'avant l'entrée en scène de l'esprit il n'offre pas à proprement parler de
relations, lesquelles ne surgissent qu'avec l'existant humain, il doit receler quelque
chose qui lui permette de porter les structures qui lui seront imposées.
C'est ce que Sartre a nommé les « quasi-relations » de l'en-soi.
L'homme a toujours cherché à rejoindre ce quasi-monde d'avant le monde dans
l'espoir de se comprendre, ou tout simplement de reprendre pied. Mais
l'entreprise semble impossible : le Principe, dès qu'on le nomme, on lui
impose un texte qui n'est déjà plus lui.
L'union sexuelle en fournit une approche néanmoins. Sans
sombrer nécessairement dans la continuité orgiaque, elle tourne le dos à ce
monde-ci, avec ses relations et ses objets, pour s'exercer à une sorte d'ordre
d'avant l'ordre, à l'état sauvage, quasi relationnel. Cet ordre est d'abord son
rythme, à la fois conscient et de plus en plus involontaire, sans information
et pourtant alimenté par un « nombre » si strict que la moindre
défaillance le disgracie, frôlement d'un temps d'avant le temps. C'est ensuite
les inclusions qui, par les chevauchements de l'incluant et de l'inclus et par
la négation du monde extra-dorsal, déconcertent les orientations et
reconduisent à un espace d'avant l'espace. Ainsi presque toutes les grandes
civilisations du passé ont poursuivi dans le coït la Révélation. Nous le dirons
alors cosmo-vital.
Deux voies y sont ouvertes. On peut privilégier sa turbulence,
sa chaleur, et viser à descendre dans l'épaisseur primordiale, maintenant une
organisation - on glisserait sinon à la sexualité orgiaque - mais aussi
élémentaire et naïve que possible, en une possession lourde, terrienne, où le
principe est littéralement en bas, abdominal. Tel semble avoir été le rôle des
inclusions et du rythme sexuels dans l'Afrique agricole. Et que cette frénésie
cultive un « nombre », une structure, est assez confirmé par le
symbolisme cosmologique de la sagesse, de la danse, de la statuaire, de la
musique africaines, épaisses jusqu'à l'étouffement mais en demeurant
articulées. L'expressionnisme nègre fonde une géométrie, d'ailleurs vitale,
pulsatoire.
L'autre démarche est inverse. Au lieu de chaleur, de poids, de
turbulence, elle poursuit la lucidité, la liberté, l'évasion. L'esprit se vide
de tout pour être Tout, Soi plus intime que moi, disponibilité pure, essence
indifférenciée de l'univers. Dès lors on retardera la chute de l'orgasme,
puisque c'est dans sa montée que la conscience, par la combinaison du contrôle
et de la spontanéité végétative, peut prétendre à la vacuité, à l'autonomie, à
l'ubiquité infinies.
Au lieu que le rythme respiratoire soit conduit par la
motricité abdominale, comme dans la danse du ventre africaine, il préside aux
mouvements. Au lieu que les inclusions soient recherchées pour leur proximité
élémentaire, elles se raffinent en des poses multiples et savantes, qui
expriment à la fois l'emprise mentale et la négation des vecteurs spatiaux. Et,
malgré ce rôle accru du cortex, nous restons dans une sexualité cosmo-vitale
sans nous envoler vers une sphère d'idées, puisque le suspens n'intervient qu'à
l'extrême fond de l'envoûtement tactile; le sujet ne se délivre qu'au bord de
l'orgasme et au plus intime des inclusions, presque immergé. On aura reconnu le
programme d'un large courant de l'Inde. Que dans ces exercices il soit question
de forces, de vie, quoique tournées « vers le haut », la danseuse de
tradition Bharat-Nâtyam nous en prévient quand ses membres inférieurs
recherchent un mouvement fondamental, en continuité avec les pulsations de la
Terre-Mère, tandis que l'analyse du visage, des bras, des mains, des doigts,
détache et noue, mime dans ses articulations l'ubiquité de l'essentiel. Les
couples qui s'amalgament de cent manières sur les temples de Konarak et de
Khajurâho veulent participer à l'espace en toutes ses directions, faire de
l'enchevêtrement des membres un foyer où l'espace, s'abolissant, se totalise.
Mais les systèmes théoriques ne laissent pas de doute. Depuis
le IVe ou le VIe siècle, des traités bouddhistes et hindouistes proposent au
mâle humain de frôler l'orgasme tout en retenant la semence, qu'il y parvienne
par son seul contrôle ou par la constriction vaginale d'une partenaire
entraînée. Comme les postures d'accouplement, ces manœuvres peuvent poursuivre
des fins hédonistes ou hygiénistes, art de faire durer le plaisir sans
s'épuiser; mais ce ne sont alors que déviations d'une doctrine plus profonde et
antérieure, aux prétentions cosmologiques. L'objectif du tantrisme est de
contraindre la masculinité et la féminité primordiales, au lieu de demeurer
dans le Temps et la Mort par l'éjaculation et le spasme, à se trans-substantier
et à réaliser, au plan subtil, la conjonction parfaite de l'Esprit et de la
Nature (Matière), de çiva et de çakti, l'Androgyne, l'Un par-delà la dyade. La
visée est mystique comme celle du yoga pur; simplement, le pur yogi porte en
soi son çiva et sa çakti, alors que l'adepte du tantrisme sexuel doit chercher
son complément dans une partenaire. Dans le quatrième âge du monde qui est le
nôtre - l'âge sombre - l'une ou l'autre voie sera conseillée selon les
tempéraments, quitte à reconnaître que celle du sexe, ambiguë, peut aussi bien
renvoyer au Karman que procurer la Délivrance.
La sexualité cosmo-vitale - on en connaît également des
variétés taoïstes (à tendance hygiéniste [83])
et musulmanes (visant à la maîtrise de soi[84])
- n'est pas restée étrangère aux Européens. Ceux-ci, souvent des poètes ou des
artistes, lui donnent cependant un caractère particulier du fait que la Nature
chez eux n'est pas la Maya de l'Inde et garde sa consistance jusque dans le « feu »
de d'Annunzio, et que d'autre part elle demeure trop rationnelle, même chez
Hemingway (« et il sentit la terre bouger et s'évanouir sous eux »),
pour connaître la frénésie torpide de l'Afrique. Mais il ne faut pas forcer les
différences. Le tantrisme bouddhiste, ou Vajrayâna, donne comme idéal de l'union
le quatrième corps de Bouddha, celui où, par-delà le nirvana (la
transcendance), il se réunit à sa çakti et récupère ainsi le samsâra
(l'immanence), devenu roi des deux ordres. Et quand C. G. Jung voit dans la
sexualité une manière pour l'homme d'atteindre la femme qu'il porte en lui, ou
l'inverse, il n'est pas si loin de la conjonction des principes où l'Indien
trouve le chemin du Soi.
9C3. L'intention de l'érôs
Erôs énergumène, Erôs en tant
que source d'extrême énergie… Je vois ce que j'en puis faire. Oui. Notez-moi
donc ce titre sur un papier rosé…
Paul Valéry, Mon Faust.
L'Erôs platonicien est également assoiffé du monde d'avant le monde, mais d'une façon tout occidentale, et il
interrompt le processus beaucoup plus tôt que le tantrisme. Dans le sexuel, il
exploite l'attrait vers l'Autre en retour vers l'Un, il l'attise même, très
particulièrement sous la forme du regard, - Socrate ne se fait pas faute d'en
envelopper Alcibiade ou Charmide, - peut-être fait-il même quelques concessions
à l'emprise du tact, mais dès que celui-ci devient envahissant et va couler
dans le plus de sensation vertigineux de la caresse sexuelle, il
l'interrompt, le jugeant trop lourd, trop terreux, c'est-à-dire trop mêlé
d'inconscient, de passif. Le phallos ne se manifeste purement actif que vu, non
touché.
Le sexe sera donc ici un premier tremplin, un donneur d'élan
qu'il faut, sitôt que possible, frustrer d'objets définis pour qu'il s'affame
du Tout, visant le Tout en une sorte de survol, très haut dans l'espace, très
immobile dans le temps. Mais justement, comme l'élan se refrène dès la sortie
de la phase visuelle, et non à l'extrême de la phase tactile (selon le précepte
tantrique), ces réalités universelles dont on l'oblige à se repaître ne sont
pas des « forces » mais le système des Relations, des Idées en
lesquelles, du regard qui les parcourt, on possède tout d'une manière
dialectique et en même temps coïtale, puisque immédiate et intuitive bien
qu'ascétique. Ainsi l'homosexualité n'est pas un accident de l'érôs. Elle tient
à son intention, orientée vers le discriminé, le lumineux, le visible, le
convexe, l'érectile, le phallique. Quand l'Inde prétendait au lingam, c'était
en s'alimentant des contraires : le sage du Vajrayâna s'évertue à la
dureté adamantine, à la foudre instantanée, principes mâles, mais en libérant
vers le haut et en retenant en soi l'énergie basale, la kundalinî, principe
féminin.
9C4. L'intention créationiste
L'homme connut Eve, sa femme;
elle conçut et enfanta Caïn et elle dit : « J'ai acquis un homme de
par Yahvé. »
Genèse, 4, I.
Il reste une dernière forme de sexualité à intention cosmique.
Les trois précédentes étaient contemplatives en ce qu'elles ne modifiaient pas
vraiment le réel; elles le révélaient plutôt; en Inde, en Afrique, chez Platon,
même la fécondation se contentait de mettre au jour des forces latentes, par la
métempsycose. L'idée la plus originale du monde juif, c'est que Yahvé est
créateur, qu'il y a eu et qu'il y a encore des passages du néant à l'être, de
véritables commencements. L'acte sexuel, où les êtres humains collaborent
sensiblement avec Dieu, où ils sont eux-mêmes quelque peu divins, illustre
cette création continuée, tréfonds du cosmos.
Il crée d'abord l'enfant, compris davantage, à mesure
qu'on avance, comme un être original, sorte d'avènement absolu dans son ordre,
qui deviendra la personne, mal aperçue par les Grecs, dégagée par le
christianisme. L'ancêtre s'abandonne et en même temps se réalise dans la race
qui croît et monte vers une terre et des cieux nouveaux, jusqu'au Messie. Nous
ne retombons pas dans la conception reproductrice, car l'union ne fait pas
figure de simple moyen. C'est une richesse en soi, une « connaissance »
de la femme par l'homme, une chaleur créatrice et régénératrice, qu'ex-prime et
accomplit la fécondation qui en procède. Acte sacré dans ses conséquences mais
déjà dans son événement.
A telle enseigne qu'il crée plus qu'ailleurs, en même
temps que l'enfant, le couple. Celui-ci n'est pas, comme dans la sexualité
reproductrice, indissoluble en vertu de l'éducation des enfants ou d'un sceau
sacramentel, mais par l'acte dans lequel les deux deviennent une seule chair [85].
Pour le Cantique des cantiques, le désir charnel exprime l'union la plus
étroite, celle de Dieu et d'Israël.
La sexualité créationiste, inventée par le peuple juif dont
elle épouse la philosophie, sinon la pratique souvent brutale, ne s'est pas
restreinte à lui. On la retrouve dans le Booz tout hébraïque d'Hugo, où
une fécondation est évoquée par un sentiment devenu immense, cosmique, de fécondité,
comme chez Claudel. Des auteurs récents l'ont même articulée avec la sexualité
cosmo-vitale et l'érotique platonicienne. Ainsi Teilhard de Chardin a conçu une
démarche qui emprunte à Platon l'idée d'en rester au regard, de se défier en
tout cas de la copulation jugée trop submergeante; mais l'élan érotique refréné
ne s'oriente plus uniquement vers le convexe, le masculin, mais aussi vers la
Femme, image des forces obscures de la « sainte matière »; et ces
forces, loin d'être immobiles, comme dans le monde africain et indien, ou
encore chez Platon, sont engagées dans une histoire, une genèse qui les
apparente au créationisme juif. évoquant Berdiaeff [86],
le désir teilhardien ne s'assouvira que dans l'au-delà, plus exactement quand
l'ici-bas aura atteint son point de gloire, dans la fusion et la transparence
universelle des êtres. D'ailleurs, il se médiatise non seulement par la Femme
mais par des femmes singulières [87].
Ce qui nous introduit à une dernière intention.
9D. L'INTENTION INTERPERSONNELLE
Von Mensch zu Mensch, nicht mehr
von Mann zu Weib.
R.-M. Rilke, Lettres, 14 mai 1904.
Nous nous sommes gardés, dans nos descriptions générales, de
donner un visage personnel aux partenaires du coït, même en parlant du tact
réciproque. C'est qu'un très grand nombre de peuples ont conçu des relations
sexuelles normales sans y faire de place définie à la personne. Celle-ci ne
trouve sa consistance qu'avec le christianisme. Encore n'a-t-elle conquis son
dessin achevé que depuis la prise de conscience de la liberté humaine comme
instauration des valeurs. La sexualité interpersonnelle est une invention
récente de l'Occident, pressentie par des individus isolés surtout depuis les
Romantiques, mais qui n'a reçu rang d'institution qu'aujourd'hui.
Il s'en offre deux approches. Partir de l'acte sexuel et voir
comment, par son intention, il vise à inclure jusqu'aux différences de la
personne. Partir de la personne et voir comment elle trouve dans l'acte sexuel
un moyen irremplaçable d'assurer certaines modalités de la rencontre.
La première voie nous est familière. Le coït cherche le total;
celui-ci s'atteint dans le magma orgiaque, dans le rythme universalisé du
corps, dans le survol de l'érotique tantriste ou platonicienne, dans
l'expansion créationiste; mais il se réalise aussi dans l'accès à l'autre
singulier; la personne est un univers, elle récapitule les dimensions du réel,
qui y résonnent, s'y dévoilent; l'approcher est, à tout prendre, une expérience
cosmique : anima est quodammodo omnia. D'autre part, le coït veut
l'immédiat, dont la forme la plus difficile et en même temps la plus radicale
se trouve sans doute dans l'échange des dernières singularités. Et il tend à
une liberté qui peut n'être qu'un jeu, mais aussi une invention véritable,
depuis le plus intime; et où cette invention se creuse-t-elle mieux, sinon dans
un tact réciproque où des sujets se séduisent comme sujets?
En retour, les personnes trouvent dans le sexuel une approche
irremplaçable. Alors que, dans la vie courante, elles se dissimulent
d'ordinaire derrière des rôles, où elles n'investissent qu'une figure
d'elles-mêmes, de personnes devenues personnages, les voici descendues dans leur corps, y affleurant sans
rien par-devers soi, ne gardant que les rôles minimum de l'incluant et de
l'inclus. Sans doute perdent-elles à tant d'ingénuité les vertus du discours et
du contrôle; elles s'exercent à la non-maîtrise, se faisant opaques; mais ce
qu'elles vivent en cet instant, si ténu que ce soit, réduites à un souffle, à
un rythme initial, non seulement elles le disent, le jouent, mais
l'apparaissent, le sont, opaques et évidentes à la fois. Elles n'ignorent pas
la pudeur, puisque la pudeur, Scheler l'a montré, est le commencement de la
personne, mais c'est pour l'immoler dans une sphère d'existence où organes et gestes
accomplissent seulement la proximité [88].
Leur vérité ne peut aller plus loin, ni leur humilité, ni leur humour, cette
perception du relatif (en autrui et en soi) avec le consentement ému qui, le
reconnaissant, le transfigure. Jusqu'au plaisir qui, de repliement, devient
ferveur, abandon, confidence de la dernière libido, celle qui m'échappe tant
elle est archaïque ou présente, et que l'autre me rend dans la sienne. Ainsi le
coït à intention interpersonnelle n'est pas une démarche qu'accompliraient des
personnes auparavant constituées, et qui décideraient de se communiquer en
raison d'on ne sait quel altruisme. C'est leur seule chance d'être un certain
être. D'autres activités manifestent, réalisent, thématisent leur figure
sociale; seul le coït dévoile, propose à la reconnaissance, et par là accomplit
(d'une manière non thématisable) leur singularité ingénue. La création
artistique, la prière mystique n'y parviennent que dans la mesure où elles
relayent son intention.
Ces caractères donnent à la sexualité interpersonnelle un trait
original : sa tendance à la monogamie et à la fidélité. Les autres
attitudes sont polygames et infidèles, comme il va de soi pour l'hygiénisme,
quoi qu'en dise Montesquieu [89],
et pour l'hédonisme : l'hygiène et le plaisir sont assez indifférents à la
permanence du partenaire; le changement et la diversité les protègent même en
maintenant leur légèreté, en neutralisant le sérieux qui les menace. Quant à la conception reproductrice, qui d'ailleurs prône bruyamment la
fidélité et la monogamie, elle les fonde sur le sceau sacramentel ou
l'éducation des enfants, c'est-à-dire sur des raisons extrinsèques au coït,
estimé de soi biologique et indifférent au partenaire. Reste la sexualité
cosmique. Sous sa forme africaine, indienne et platonicienne, celle-ci juge
d'habitude interchangeables les tremplins qui lui donnent l'élan; bien plus,
elle accomplit dans la variété sa vocation à l'universel : ainsi le
tantrisme, au lieu du couple de l'époux et de l'épouse, choisit pour symbole
celui, adultère, de Krishna et Râdhâ, parce que plus dégagé de la tradition
sociale et antimystique, mais aussi parce que seule une relation impersonnelle
lui semble s'élever à l'expérience métaphysique [90].
Et si la sexualité créationiste des Juifs veut être traitée avec plus de
circonspection, ce n'est pas qu'elle n'ait été polygame et infidèle, comme
l'attestent les Patriarches, c'est qu'en plus d'une co-création engendrant
l'enfant, elle s'entendit comme une co-création engendrant le couple, du moins
dans la formule évangélique où elle culmine : « Ils seront une seule
chair. » Mais en ce cas nous sommes au bord d'un âge nouveau, celui
précisément de la sexualité interpersonnelle.
Cette dernière, répétons-le, tend à la monogamie. Dans la
mesure où elle croise des personnes, une rencontre se veut singulière, et en
quelque sorte unique. Un même individu peut engager de multiples amitiés
interpersonnelles, parce qu'il est assez divers pour prélever en soi plusieurs
constellations originales lui permettant d'entretenir avec une pluralité
d'êtres des relations différentes. Ce découpage est exclu ici. En contraste
avec l'amitié, toujours spécialisée, le coït comporte un abandon ultime,
engageant chaque fois l'individu tout entier; il recourt donc aux mêmes expressions,
sinon pour le périphérique, du moins pour ce plus profond et ce plus secret qui
le définit, et ne peut se diversifier radicalement selon les partenaires, comme
l'exigerait une intention sexuelle à la fois polygame et interpersonnelle.
Quand il s'y essaie, voici que, de singulier et immédiat, il se retrouve comme
rôle; ce qu'il était simplement, il se prend à le jouer; présence, il se voit
ailleurs en même temps qu'ici; abandon, il frôle la trahison, cette confusion
de l'être et du non-être. On ne dit pas qu'une sexualité interpersonnelle ne
puisse, s'étant évanouie, faire place à une autre, ni que, dans des
circonstances particulières d'éloignement ou de transition, et mobilisant des
êtres exceptionnellement lumineux, elle ne sache se diviser un temps. Mais les tensions
qu'elle implique alors confirment son orientation exclusive. L'unicité dans le
présent, par la monogamie, s'approfondit dans le temps, par la fidélité. Des
auteurs aussi différents que Denis de Rougemont, Simone de Beauvoir ou
Micheline Sauvage ont présenté la fidélité, qu'ils la blâment ou la louent,
comme un élément extérieur au coït, répugnant même à sa spontanéité, à son élan
passionné. Et c'est vrai de Tristan, qui n'aime pas Yseut mais l'amour; de don
Juan, ce baroque pour qui la chasse vaut mieux que la prise; du héros sartrien,
auquel l'abandon semble enlisement. Mais le coït interpersonnel, réception de
soi et d'autrui dans la reconnaissance mutuelle des personnes abandonnées, est
un acte qui engage d'avance ses retours, non en vertu de similitudes
approximatives, mais parce qu'il est à la fois singulier et total, ne pouvant
que se creuser, identique. Ses récurrences ne sont pas d'autres actes, mais
lui-même continué [91].
Croisant deux personnes, il croise deux histoires, toi et moi
dans notre temporalité, avec demain en même temps qu'aujourd'hui. Si les
personnes étaient immobiles, leur fidélité n'aurait aucun sens, car leur
relation s'épuiserait d'un coup. Si elles étaient une liberté anarchique, sans
lien avec le passé et l'avenir, il en irait de même et pour les mêmes raisons.
Mais, l'existentialisme l'a confirmé, elles sont des libertés qui, à mesure
qu'elles s'inventent, se reconnaissent, dont l'invention, à mesure qu'elle
jaillit, se développe, inaugurant un style, qui est la personne même. Et c'est
pourquoi la rencontre sexuelle interpersonnelle est toujours un début; elle
tend à envahir la durée; ses éventuelles ruptures non seulement l'abolissent
pour l'avenir, mais compromettent d'ordinaire son passé, remontant vers lui
pour le mettre en question : ce qui n'est plus a-t-il été jamais? Pareille
fidélité n'est pas une prétention à l'éternel, à l'immobile nunc; ce
n'est pas un attachement à ce qui fut; ce n'est pas davantage un
engagement (foi jurée plus ou moins juridique) à propos d'un acte à
venir; c'est l'engagement par un acte présent qui, lorsqu'il affronte
des personnes en tant que telles, incite à appréhender le passé, le présent et
l'avenir comme me histoire, en quoi consistent précisément les personnes
et leur lien.
Ainsi, de visée monogame et fidèle, le coït interpersonnel
poursuit de façon intrépide la volonté d'immédiation et de totalisation
spatio-temporelle inhérente au coït en général. L'hygiénisme et l'hédonisme y
parviennent en se limitant à l'ici-maintenant; l'érotique platonicienne en se
tendant vers l'éternité et l'immobilité des Idées; la sexualité cosmo-vitale en
résorbant le temps, l'espace et le sujet dans l'éternel Retour du monde;
l'intention reproductrice et créationiste en anticipant le salut dans la
descendance ou le messie. Très occidentale de propos, la sexualité
interpersonnelle, en vertu même de ce qu'elle engage, entreprend d'unifier
l'espace et le temps sans les détruire; et non seulement ceux des objets,
faciles à coaguler en systèmes, mais des sujets qui sont dans l'univers « le
secret changement ».
Cette conception, née en Occident, s'y développe et envahit les
autres régions acculturées depuis la fin du XIXe siècle, et cela pour des causes qui tiennent toutes à
l'expansion de la mentalité technique. En sapant les mythes, celle-ci a porté
un coup fatal à la sexualité cosmo-vitale, toujours mythique, du moins jusqu'à
hier. Il y a donc là une place vide, que la conception reproductrice,
déconsidérée, ne peut remplir, ni guère non plus les interprétations hygiéniste
et hédoniste, parce qu'elles semblent fragiles, et que d'autre part elles
répondent mal au sérieux qu'une société radicalement technicienne attend du
sexuel. On ne saurait oublier en effet que l'être humain, si adapté qu'il soit
à l'ambiance artificialisée par l'industrie, a cependant besoin, comme vivant,
ne fût-ce que d'un point de l'espace et du temps où il retrouve l'immédiat, le
total, le contact sans quoi le plus vaste édifice culturel n'est qu'un
échafaudage de structures où souffle le vent glacé du non-sens. Et l'unique
point de nature vierge qui reste à l'homme contemporain, et qui suffit sans
doute à lui assurer la chaleur et le lien originaires, c'est le coït, lequel,
en son comble, échappe au structuralisme [92].
Reste donc que l'héritage cosmo-vital soit recueilli par la seule sexualité
assez exigeante : l'interpersonnelle.
Celle-ci est d'ailleurs encouragée de façon positive par la
démythisation, qui, privant l'homme et la femme de leur traditionnelle auréole
masculine ou féminine, les invite à dialoguer de sujet à sujet, et cela de
façon précisément sexuelle. Car les sociétés mythiques croyaient, chacune à sa
façon, à une unanimité du langage et à une objectivité du monde, transmises de
génération en génération par la famille; au contraire, la technique, avec le
développement des communications et des échanges, fait sentir à quiconque qu'il
n'y a que des points de vue, que le langage et le réel sont sans cesse en
invention par l'individu. D'où, pour dépasser la solitude, le penchant à
établir des sociétés minimales, à deux, où avec un autre être au moins
s'établissent une objectivité et un discours commun. Tel est le couple, dont
certains sociologues estiment qu'il a remplacé la famille (fondée sur la
pérennité du mythe), et où la parole, comme invention d'un discours partagé,
est devenue l'essentiel [93].
Deux êtres, aussi complémentaires que possible (car il s'agit
d'édifier une vision du monde), parlent, parlent sans cesse pour construire et
maintenir une raison, puisque la Raison a fait long feu. Ce langage ne prétend
pas tant à l'universel, caduc, qu'à la vérité de l'échange; plus que des
jugements sur les objets, il vise à communiquer les points de vue, les
singularités des sujets. Mais alors, sans oublier la pratique inlassable du
verbe, le couple tend à le transgresser. Il veut, à travers des gestes
irrépressibles, échanger, jusque dans le plus secret des rythmes de sentiment,
de sensation, de souffle, les dernières différences. En d'autres mots, il
cherche à compléter et fonder son dialogue parlé dans une sexualité dont le
thème soit la communication des personnes.
Cependant, le fait que la sexualité interpersonnelle correspond
à notre époque et qu'elle nous est apparue, pour des raisons historiques et
logiques, à la fin d'une dialectique où les attitudes reproductrice,
hygiéniste, hédoniste, cosmo-vitale figurent des thèses et des antithèses
toujours surmontables, ne doit pas la faire prendre pour une conclusion. Elle
aussi a ses points de fragilité. Les rôles du masculin et du féminin s'y définissent
moins facilement qu'ailleurs. Ensuite, s'appuyant sur le plus exquis des
libertés, elle se met à la merci de ce que leur rencontre a de réinventé de
jour en jour et d'heure en heure. Puis, en ses réussites mêmes, elle voile sans
doute quelque peu, à se nourrir des singularités de soi et d'autrui, les
dimensions cosmiques de toute expérience sexuelle aboutie. En sorte
qu'elle-même est travaillée par une dialectique qui la conduit vers des
synthèses mobiles avec les attitudes qu'elle a cru surmonter.