La linguistique de
l'Anthropogénie n'est pas la linguistique traductionnelle, courant de
Saussure à Chomski, et qui se limite à rassembler des recettes utiles à la
construction de machines à traduction, en usant surtout depuis I948, des
ressources de la Théorie de l'Informatique et de la Cybernétique pour obtenir,
ou du moins faciliter, les traductions rapides requises par la globalisation
des techniques et des populations. L'Anthropogénie exige une linguistique plus essentielle
et plus large, à laquelle se sont exercés depuis longtemps certains philosophes
: Patanjali (« le ‘sanskrit' est compris ‘parfait', parce que le son y
correspond parfaitement au contenu), le Socrate de Platon, Aristote (pour la
syntaxe), Augustin et Wittgenstein (pour l'ontogenèse) ; celle encore
qu'ont exercées pratiquement les littérateurs et poètes, mais aussi les camelots
sur tous les marchés du monde, les commères à tous coins de rue, les conducteurs
de peuples et d'armées sur toutes leurs tribunes. C'est cette linguistique fondamentale
qu'on trouve dans l'Anthropogénie générale au
chapitre 10, Musique et langage massifs, puis dans la même Anthropogénie générale aux chapitres I6, Dialectes quant à leurs éléments, et 17, Dialectes quant à leurs pratiques
Dans la lecture
des chapitres des anthropologies locales qui vont suivre, il faudra toujours
présupposer cette linguistique anthropogénique, laquelle ne croit
nullement à « l'arbitraire du signe » de Saussure. Ni à la traductibilité
universelle adéquate des langues l'une dans l'autre de Jakobson. Ni à la
permutabilité axiomatique de l'Expression et du Contenu de Hjelmslev. Ni à la syntaxe
cartésienne universelle de Chomsky, et moins encore à son innéisme langagier.
Par contre, elle envisage le langage comme une pratique phonosémique réalisant
le destin-parti d'existence des individus et des groupes, c'est-à-dire leurs topologies,
leurs cybernétiques, leurs logico-sémiotiques, leurs présentivités (la
pondération qu'il pratiquent entre fonctionnements et présence-absence).
La phonosémie
n'est pas en ce cas le sens des sons vocaux et instrumentaux que déploie la
musique dans son exploitation insistante des sons, mais le sens
lié à leur caractère oppositif et distinctif, quand ils sont exploités comme ces choix que
sont les phonèmes dans des matrices de traits (douze selon
Jakobson). C'est cette performance phonématique que, dans Language (Cambridge,
I987), David Crystal reconnaît à trois niveaux phylogénétiques. Au départ dans
les idiolectes : le gazouilli et le babil protophonématique que le
nourrison construit à partir des rapports qu'il observe autour de lui entre des
phonèmes de locuteurs avec des actions ou des objets (Augustin, Wittgenstein). Dans
les dialectes, à mesure qu'un idiolecte se stabilise et compatilise avec
ceux du groupe langagier. Dans les langues, lorsque des dialectes, pour
des raisons politiques, se soumettent à des dictionnaires et des grammaires, si
impératifs que leurs locuteurs finissent par les croire naturels.
Pour dire au
lecteur qui pourcourra ci-dessous les Logiques de dix langues indo-européennes
et l'Histoire langagière de la littérature française, qu'il serait
bon qu'il ait à l'esprit une linguistique suffisante, on pourrait donc lui
recommander simplement de prendre connaissance de la « linguistique
anthropogénique ». Mais ce serait tautologique, et en tout cas peu parlant.
Par bonheur, en 1877, Stéphane Mallarmé a produit Les mots anglais et Thèmes
anglais, qui permettent de pointer la linguistique anthropogénique comme
phonosémie mallarméenne. Avec beaucoup d'avantages et peu
d'inconvénients.
Mallarmé est un
auteur connu et fort respecté en matière de langage. Il s'est exprimé abondamment
sur la théorie : Mots et thèmes anglais font trois cents pages serrées
de la Pléiade. Il déclare franchement ce qu'il fait : une « nouvelle
science ». Il voit parfaitement comment les mots donnent lieu à des phonosémies,
des petits blocs de phonèmes ayant un sens sonores suffisants du moins si on
les prend par couples oppositifs (‘haut'/‘bas', ‘ici'/‘là', ‘here'/‘there', ‘jetzt'/‘ da'),
et mieux encore si l'on voit qu'ils s'apparentent en phratries phonosémiques :
ainsi ceux s'initiant par ‘b', voire ‘bl' : ‘blend', ‘block', ‘blow', ‘bluff',
‘bole', comme ‘spl', ‘spr'). Bien plus, dans Thèmes anglais, il souligne
que l'ordre des mots réalise des phonosémies syntaxiques, actualisant
par la diversité du décochement du sens, de véritables ontologies et
épistémologies différentes, par exemple selon que le Déterminant (‘père') se place
avant ou après le Déterminé (maison') : ‘la maison de mon père', comme en
français, ou inversement ‘my father's house', comme en anglais, ou en chinois, et dans la
plupart des autres langues. Son horizon est international ; il part
de deux langues indo-européennes, le français et l'anglais, mais en lorgnant (serait-ce
à travers les emprunts) vers le Chinois, le Japonais, le Turc.
Enfin, Mallarmé manifeste
d'autant mieux la spécificité de sa phonosémie langagière qu'il en mesure la distinction
avec les sons de la musique, en particulier chez Wagner, qui a exploité
à l'extrème les vertus des deux (« Comment croire qu'on puisse faire des
adaptations françaises de mes opéras allemands ! », Journal de
Cosima). D'autre part, il mesure constamment aussi les recouvrements entre
phonosémie et gestes dans ses
chroniques sur la toilette féminine. La dernière mode compte 150 pages
serrées. Un geste dit plus que cent mots, savait le proverbe chinois.
Enfin, à côté de
sa théorie linguistique, Mallarmé a produit des poèmes qui en montrent toutes les
potentialités : Prélude à l'après-midi d'un Faune, mais surtout, et
presque en conclusion de son existence autour de I900, Un coup de dés
Jamais n'abolira le hasard. Ce fut le lieu de faire étalage, en plus
des ressources du langage parlé, de celles de son écriture, où se
dévoile le caractère central de la ponctuation, c'est-à-dire de l'inspiration
et de l'expiration dans la production des pensées, et même comment les
fonctionnements langagiers sont sans cesse accompagnés de débordements (les blancs,
les réorientations, les minuscule et les majuscule) où se trahit la transcendance
irrépressible du taux de présence/absence qui transforme tout comportement
humain en conduite.
Accessoirement, dans
Un coup de dés Jamais n'abolira le hasard, Mallarmé a l'avantage de situer
ses théories et performances linguistiques à l'occasion d'un thème anthropologénique
central, peut-être le plus central : les conceptions de l'événement (venire,
ex) de la chance (cadentia, cadere, tomber, chute). Jusqu'en
I980, même les théories de l'Evolution géologique et biologique avaient toujours,
en fin de compte, reposé sur des continuités ; ainsi, le hasard (arabe
hdzr, dés) était une chance intervenant parmi des possibilités dont on
connaissait au moins virtuellement le nombre et la nature ; les six faces
des dés, dans les « calculs » des probabilités de Pascal et de
Newton. Or, depuis I980, depuis l'Evolution darwinienne précisée par Eldredge-Gould
comme une suite d'équilibrés ponctués, il y a lieu de distinguer, selon
Ebble (I999), une nouvelle chance infiniment plus radicale, la chance évolutionnaire
(evolutionnary chance), versus les chances probabilistes et statistiques
antérieures (statistical chance). Assurément, Mallarmé est bien alors encore
dans la chance statistique, celle du « Hasard », et du
« Nombre », ses mots majusculés ; et ainsi il conclut le MONDE 2,
plutôt qu'il n'inaugure le MONDE 3. Comme le fera encore Borges en I950. Mais
ceci, qui est capital s'il s'agit des vues sur l'Univers et sur le Vivant, n'affecte
pas ou peu la linguistique, qui seule nous concerne ici.
Avouons-le également,
les imprimeries du temps de Mallarmé n'avaient pas les ressources de nos traitements
de texte informatiques, lesquels favorisent justement une « pensée par
équilibres ponctués » quand ils permettent au texte de jouer dans
l'instant avec des corps différents, des grandeurs, des écartemenents
(espacements), et permettant même de créer des colonnes de navigation où les équilibres
ponctués s'étendent à des systèmes entiers. Mais, dans tous ces cas, Mallarmé a
remarqué l'essentiel. Sa « Constellation » au milieu d'un « Naufrage »
(« Excepté peut-être une constellation ») ne prévoit pas les
« équilibres » gouldiens, mais ne les exclut pas non plus, et les
annoncent plutôt.
Et l'actuel
projet d'un WEB 3.0, a search engine with a depth, ne change pas substantiellement
ce qui précède. Au contraire, Tim Berners-Lee, un de ses promoteurs, quand il
dit qu'appeler sémantique ce projet serait présomptueux, et qu'il vaudrait
mieux parler de « Web des données », signale indirectement que seule
une linguistique naturelle, commune, anthropogénique,
« mallarméenne », peut réaliser une sémantique assez innovante pour suivre
les innovations biologiques, techniques, comportementales, suivant l'evolutionary
chance d'Ebble. Grâce à la vertu extraordinaire du langage, la disponibilité indéfinie
de ses phonèmes langagiers, plus recodables que codés.