ANTHROPOGÉNIE GÉNÉRALE
DEUXIÈME PARTIE - LES ACCOMPLISSEMENTS FONDAMENTAUX
Chapitre 17 - LES DIALECTES QUANT À LEUR PRATIQUE
TABLE DES MATIÈRES
Chapitre 17 - LES DIALECTES QUANT À LEUR PRATIQUE
Dans le chapitre précédent, nous avons considéré le langage parlé détaillé dans ses éléments, phonèmes, glossèmes, séquencèmes, phrasés, et très peu dans sa production, c'est-à-dire en tant qu'élaboration et réception concrètes de sentences. Or toute linguistique doit être attentive à cette pragmatique. Et une anthropogénie plus encore.
17A. Le préalable de la segmentarisation technique
Il se confirme alors à quel point, comme nous l'avons déjà remarqué en ouvrant le chapitre 16, le langage parlé n'est pas un événement d'Univers ayant pour fonction de se substituer à quelque chose (stare pro aliquo), ou de représenter quelque chose, du moins dans son usage premier, mais bien, dans un environnement déjà segmentarisé par Homo technicien, de spécifier des choses-performances-en-situation-dans-la-circonstance-sur-un-horizon <1B3>, par prélèvement, déclenchement, distribution, suspens de quelques thèmes <10D2e>, de façon plus ou moins précise ou vague, urgente ou insistante selon les cas. "Lyon! - Lyon ? Marseille!". Le convoyeur de Paris, qui s'assure d'avoir bien compris l'appel du voyageur, "Lyon!", en reprenant "Lyon ?", donne ensuite une réponse complète, également d'un mot : "Marseille!". En long, il aurait pu dire : "Si c'est bien Lyon que vous voulez atteindre, il faut prendre le train de Marseille, lequel passe par Lyon, s'y arrête, et peut donc vous y déposer." Mais pour lui et pour son interrogateur, "Lyon ? Marseille", voire "Marseille!" tout court, suffit, à partir d'une situation (la prise d'un train) dans une circonstance (la Gare de Lyon à Paris), comme leur simple spécification interne. Il n'y a là strictement aucun sous-entendu. Et la proposition longue n'est nullement la proposition "vraie", dont la courte serait une abréviation. Simplement, le voyageur et le convoyeur parlent chacun vraiment ; ils sont en interlocution dans un intergeste. Ajoutons le phrasé et la phonie, la phonosémie, il ne manque rien là au langage parlé, qui en son départ déjà est interlocutif. La parole hominienne réussit si bien d'ordinaire, malgré la simplicité extrême de ses moyens habituels, parce que la situation et les circonstances chez Homo sont techniquement segmentarisées et transversalisées en panoplies et en protocoles, et par là assez adéquatement participées par plusieurs. Autrement dit, la situation hominienne présente des champs d'indices qui ne demandent qu'à être indexés, analogiquement et même macrodigitalement. Dans "Lyon ? Marseille!", la circonstance-situation c'est le quai le long duquel passent des trains, qui sont des mobiles ayant des directions, et ces directions sont balisées, elles comportent des stations, lesquelles portent des noms de lieu. Peut-être même que le moment intervient aussi, et qu'à cette heure-là sur ce quai de Paris, selon le protocole qu'est l'horaire, il n'y a que des trains pour Lyon-Marseille. Encore prenons-nous ainsi l'exemple d'une situation qui demande une décision précise, parmi des effets de champ statiques, cinétiques, dynamiques <7A-C>, et supposant des mots strictement définis : Marseille, Lyon, quai 3, 8 h 47. Or, beaucoup de situations, dans les croyances politiques et religieuses par exemple <27D3>, mais aussi dans les actions et passions techniques, sont des nébuleuses comportant seulement de grandes convections, parmi des effets de champ plus ou moins excités <7D-E>. L'examen des éléments du langage nous a montré que beaucoup de mots ne sont, en grande partie, que des paquets ou des faisceaux d'index <16B1b>. Aussi, lorsqu'un discours (un texte) n'est pas compris de quelqu'un, c'est rarement que les mots y sont inconnus de lui ou trop sublimes, mais bien que la situation, la circonstance, l'horizon lui échappent. Des journaux pour très grand public ne craignent pas d'utiliser un vocabulaire médical exigeant, parce que leurs lecteurs partagent déjà les situations et les référentiels, même si les mots particuliers leur échappent. Le calcul du tolérable est subtil ; "Time Magazine" se vanta longtemps d'introduire volontairement trois mots peu connus par page : assez pour réveiller le lecteur, et lui donner le sentiment qu'il appartient à une élite ; pas trop, pour qu'il ne perde pas le fil, et ne se sente pas exclu de l'élite par laquelle il se rassure ou se glorifie. Lorsqu'un élément nouveau fait irruption dans l'interlocution, il peut être : (a) soit un nouvel item dans un référentiel connu, (b) soit un agrandissement d'un référentiel préalable, (c) soit l'introduction d'un référentiel nouveau. Dans les trois cas, les interlocuteurs ont à imaginer (manier endotropiquement) des choses, performances, situations, circonstances déjà partiellement pratiquées par eux, jusqu'à ce que, par coïncidences, recouvrements, extrapolations, intrapolations se déclenche, et cela exotropiquement ou endotropiquement, une nouvelle configuration situationnelle-circonstancielle qui amorce une compréhension ou sympathie ou empathie instauratrice. Sur fond de l'intercérébralité intense propre à Homo technique et sémiotique <2B9>, chez qui tout circule toujours, par morceaux et par points de vue, entre plusieurs mains, corps et cerveaux à la fois. Possibilisateurs, les interlocuteurs se plaisent fréquemment, dans toutes les cultures, à perturber la cohérence obvie. Entendant "Lyon!" - "Lyon ?", un troisième compère lancera : "Bon appétit!", sachant que cette ville est un phare de la gastronomie. Alors, il y a esprit si le glissement éveille un rapport inaperçu, et humour s'il signale la relativité de tout langage comme tel. Il y a simple jeu de mots si le détour du sens ne conduit qu'à un lien phonétique, "fiente de l'esprit" pour Hugo. Parmi les préalables à la production et à la compréhension d'une proposition du langage parlé, on ajoutera évidemment le discours précédent et parfois la prévision du discours ultérieur, ce qu'on pourrait appeler le codiscours. Dans nos dialectes étatisés devenus des langues à dictionnaire et à grammaire, le langage écrit prévaut tellement sur le langage parlé qu'on a appelé ce codiscours le contexte.
17B. La production du locuteur
Munis de cette vue générale de l'interlocution, tentons maintenant de préciser selon quelles étapes, exotropiques et endotropiques <2A3>, un spécimen hominien crée les spécifications langagières que sont ses énoncés. Nous envisagerons ensuite selon quelles étapes son interlocuteur peut les capter. Prévenons que cet ordre, où la réception suit l'émission, est seulement pédagogique, puisque toute production langagière ne saurait se préciser qu'à travers l'écoute d'un auditeur ou lecteur, lequel du reste est parfois le locuteur lui-même, sorte d'interlocuteur mental.
17B1. Des glossèmes indexateurs aux glossèmes pleins
Supposons d'abord une interlocution qui ait une chose-performance décidée : "Pour ? - Repas". "Sur ? - Table". "Couleur ? - Jaune". "Où ? - Là". Et, à l'autre extrême, ces situations et circonstances si multiples ou complexes qu'elles appellent des expressions comme : "Fichtre!", "Bof!", "Allons-y!", "Vraiment moche!". Ce sont là les éventualités simples, celles qu'on invoque d'ordinaire quand on prétend apprendre le langage à des chimpanzés. Des cas plus révélateurs des pouvoirs du langage sont ceux où l'expression ne se trouve qu'après s'être cherchée, rapidement ou longuement, peu importe. Elle est alors souvent un geste avant d'être une parole ; puis des glossèmes vides, désignant des convections globales ; puis des glossèmes pleins rassemblant des glossèmes vides : "Vous faites une politique économique de centre droit", "Tu as été très sage", "Tu as mal agi", "Tu l'as profondément découragé", "Tu l'as réconforté", "Que c'est laid!", "Que c'est beau!", "C'est bien", "C'est mal". On ne saurait assez dire combien, sauf dans des manipulations précises, fréquentes mais restreintes, l'élocution d'Homo transversalisant et possibilisateur est vague au départ, combien elle procède souvent de sens plus que de significations, et combien ces sens sont protéiformes. En français, le "Je pense" de Descartes, prétendument rationaliste, renvoie tout à la fois à des idées, à des perceptions, à des sensations informationnelles et même non informationnelles, comme la douleur ou la jouissance. On dit fort bien que quelqu'un est "perdu" dans ses pensées. Façon de signaler que, quand il pense, il ne perçoit rien de particulier et se meut dans des champs d'autant plus flous qu'ils sont surtout endotropiques, avec peu de contrôle de l'exotropie. Du reste, penser vient de penso, l'intensif de pendo (peser), lequel reste en rapport avec pendeo (pendre), puisque son premier sens est "laisser pendre les plateaux d'une balance " (Gaffiot). Penser c'est une action-passion entre peser et pendre, soupeser et suspendre. Ce qui revient à se redire qu'Homo se meut toujours d'abord dans un champ d'indices avec seulement quelques indexations majeures : up, upon, down, forward, downward, around, through, etc. Et, du reste, apparently, consistently, supposedly, allegedly, etc. Le français dit couramment que le geste accompagne la parole. Mais presque partout, il la précède, chez le politicien orateur, chez l'artisan s'expliquant à un apprenti, chez le mathématicien parlant topologie, chez le métaphysicien, chez le critique d'art, chez le chef d'orchestre suggérant une nuance ou l'ensemble d'un phrasé. Rappelons-nous que pour le nourrisson la perception du phrasé précède celle du phonème et du glossème <16A>. Les effets de champ perceptivo-moteurs et logico-sémiotiques statiques, cinétiques, dynamiques, excités <7A-E> ne sont donc pas un ultime raffinement du langage, sorte d'accomplissement poétique ou littéraire. Ils lui fournissent au contraire son départ, son enveloppement préalable et intrinsèque, en raison déjà de ce qu'est la chose-performance, mais aussi la situation-dans-la-circonstance-sur-un-horizon, qui consiste en un certain champ global, quasiment fantasmatique, tout traversé et tendu de cet hyperchamp qu'est le fantasme fondamental d'un spécimen ou d'un groupe <7I5>. Du reste, celui qui verrait là quelque pathos devrait être pris au mot, puisque l'état naturel du langage est le pathos, les états refroidis y venant ensuite, comme Homo l'a remarqué au XVIIIe siècle dans le très anthropogénique Essai sur l'origine des langues de Rousseau. C'est l'occasion de revenir sur la distinction entre l'agilité d'esprit (cleverness), l'intelligence (legere, inter) et le génie (générateur et généreux) <2B2>, comme aussi entre la signification et le sens <8F>. L'agilité mentale, et l'à propos, descend tout de suite du sens aux significations, puis saute dans ces dernières de l'une à l'autre. L'intelligence, sitôt descendue aux significations particulières, remonte au sens qui s'anime encore sous elles. Le génie, qui partage presque toujours des caractères avec la bêtise, se tient longtemps dans le sens, tout comme le peintre initiateur se tient longtemps dans ces perceptions et fantasmes que David Marr disait "à 2,5 dimensions" <7I>. La production du langage s'éclaire des patois, des jargons, des idiolectes, si vivaces sans doute parce que d'ordinaire ils se tiennent près des effets de champ et des indexations génératrices qui la portent d'abord ; ils sont généreusement accompagnés de gestes. La mauvaise maîtrise d'une langue, donc d'un dialecte politiquement fixé, peut même être féconde. Les locuteurs français de Belgique, qui suppléent à l'absence du mot propre par des locutions vagues aidées de gestes évasifs, ont donné naissance à ces linguistiques et logiques pratiques que sont les chansons de Brel, les "mystères" de Magritte, le comique métaphysique de Raymond Devos, les aventures logiciennes de Quick et Flupke d'Hergé, la poésie "métatextuelle" de René Lavendhomme.
17B2. Boîtes (modules). Le choix d'un syntagme
Etant passé de glossèmes indexateurs (vides) à des glossèmes relativement définis (pleins), de champs généraux à des thèmes, celui qui s'exprime par le langage a encore à mettre progressivement en syntagme les glossèmes qu'il va finir par énoncer. Il semble alors rencontrer des stades (phases) d'organisation par modules, ou boîtes. Le français, dans la mesure où il est très formaliste, est éclairant à cet égard. Il y a au moins cinq modules dans : "Excusez-moi / pourriez-vous me dire / sur quel quai / il faut prendre le train / pour Lyon ?" L'apprentissage et la pathologie du langage montrent partout ces modules, dont la longueur varie seulement selon les dialectes. En chinois, ils tiennent souvent en des mots isolés plutôt qu'en des membres de phrase, mais même là certains couples sont peu dissociables : "toi bon" pour dire "bonjour" n'est pas un rapport ad libitum de deux modules "toi" et "bon", mais une boîte de salutation. Bref, construire progressivement un énoncé est un assemblage de boîtes plus que de mots. Mais, les boîtes ou modules, en même temps qu'ils remplissent le syntagme, sont eux-mêmes remplis par des contenus ordonnés et ordonnants. Freud raconte l'histoire d'un président qui, au moment de déclarer la séance "ouverte", la déclara "levée" ; la séance s'annonçait houleuse, dit-il, et sans doute le président la souhaitait close avant même qu'elle commence, d'où son lapsus. Cependant, "la séance est ouverte / la séance est levée" forme langagièrement une boîte double, en l'occurence un protocole, où le deuxième terme est présent au locuteur en même temps que le premier, et le président cité par Freud a peut-être simplement énoncé le deuxième terme au lieu du premier équivalemment, d'autant qu'il était ému, donc distrait, et qu'il parlait allemand, langue très anticipative des fins de boîtes, par exemple dans les subordonnées. L'anticipation des fins de boîtes est une économie d'énoncé que produisent les sujets fatigués : "Nous avons fait un beau Carthage" (nous avons fait un beau voyage à Carthage), "Au moins, nous aurons mangé du simon" (nous avons mangé le saumon acheté pour recevoir Simon, lequel n'est pas venu). L'inversion des contenus de boîtes éclaire si lumineusement les processus de la pensée d'Homo, qu'il vaut la peine de détailler un peu le cas d'un lapsus plus compliqué. Lors d'un enregistrement radio, le cerveau d'un locuteur français fut amené à opposer pour la énième fois les systèmes de A et de B, dont il est familier, et dont les termes forment donc pour lui une boîte ; deux noms d'auteurs, A et B, en face de deux postulats, X et Y. Depuis toujours, dans cette boîte ce cerveau formule d'abord "A avec son postulat X", parce que "B avec son postulat Y" est historiquement postérieur. Or, ce jour-là, au moment de se produire, la boîte se met en interférence avec la supposition que le postulat Y serait plus tangible pour certains auditeurs que le postulat X, et pourrait donc être énoncé avant. Ce que le cerveau moteur du locuteur produit aussitôt exotropiquement. Mais cette perturbation de protocole a pour effet qu'intervient endotropiquement l'objection que pareil ordre d'énonciation est contraire à l'histoire, et qu'il vaudrait donc quand même mieux parler d'abord de A. Ce qui induisit dans le cerveau moteur la commande exotropique : "comme dit A". Et voilà le postulat Y faussement attribué à A. La suite fut impitoyable. S'énonça la théorie X et, toujours selon l'effet de boîte, le cerveau moteur ajouta : "comme dit B". L'inversion était consommée. Les phénomènes de mémorations <2A5> dans les semaines qui suivirent sont aussi édifiants. D'abord le locuteur n'a nullement remarqué son inversion, ni pendant, ni au sortir de l'enregistrement, ni la nuit suivante (comme il est fréquent), ni les jours suivants. Ce qui importe donc à la mémoire et à la mémoration c'est la cohérence d'une boîte plus que sa fausseté ou sa vérité. Avec les conséquences éthiques qu'on devine. Cependant, environ un mois après, le locuteur entendit son texte diffusé. Il sursaute, mais nullement durant l'audition du début de la boîte, mais seulement quand elle se referme sur les derniers mots : "comme dit B", confirmant la saillance des fins de boîtes. Un enseignement encore : le matin suivant, au désendormissement, le gaffeur choqué la veille par son erreur et l'ayant digérée cérébralement la nuit selon la fonction normale du rêve, se remémore tout le détail du cafouillis qui s'était produit entre ses circuits endotropiques et exotropiques au cours de l'enregistrement. Enfin, quelques jours plus tard, il interpréta théoriquement ses confusions successives comme la suite d'un "effet de boîte". Ce cas signale plusieurs autres points. (a) La complexité du protocole de profération. (b) Le nombre de ses étapes. (c) Les feedbacks incessants qui interviennent entre elles. (d) La vitesse foudroyante de ces descentes, remontées et redescentes (cette vitesse étonnera moins les familiers des computers). (e) La lenteur des réobjectivations. (f) Le travail mémorant du cerveau comme computer bioélectrochimique, dans les réitérations de performances, ainsi que dans les remémorations de situations et de circonstances. (g) L'explication souvent non psychanalytique des lapsus et pataquès, qui plus d'une fois trahissent simplement le caractère modulaire du travail cérébral langagier, que la moindre fatigue ou inattention perturbe. Que le caractère modulaire soit un caractère général du langage est le résultat majeur de la neuropsychologie du langage, quand, au lieu de gommer ce qui chez les patients déborde des modèles normaux en des approches quantitatives, elle essaye justement de comprendre l'originalité des stratégies cérébrales que dévoilent leurs aberrances en des approches qualitatives. The Cognitive Neuropsychology of Language <LEA,1987> s'ouvre par la déclaration : "<the interior> language-processing system is modular in character ; the term 'modular' is meant to indicate that the system is made up of relatively independent sub-systems". Les modules ou boîtes endotropiques et exotropiques jouent un rôle aussi déterminant et fuyant dans les tectures, les images, les musiques, mais c'est le langage qui en témoigne le plus crûment, en raison de sa quadruple articulation.
17B3. Le moment mental. Idée, concept, notion, Begriff
Il faut encore se poser la question du rôle de l'idée, du concept et de la notion dans le langage. Nous venons de le voir, contrairement à ce qui se passe dans le comportement animal, où entre le stimulus et la réponse il y a des opérations cérébrales relativement automatiques, donc peu endotropiques, ce qui a fait parler de stimuli-signaux ou releasers <4H>, dès qu'il y a conduite hominienne intervient une insistance et même une indépendance des circulations endotropiques du cerveau, propres à la distance technique et à la distanciation sémiotique <4A>. Ecrivons cette couche endotropique *cheval* pour un désignant prononcé /cheval/, dont le désigné concret est ce cheval, un cheval, des chevaux, les chevaux, le cheval (que nous écrirons cheval). On peut en avoir au moins quatre vues. (a) Ou bien /cheval/ renvoie directement au couple cheval et *cheval*. (b) Ou bien /cheval/ renvoie tantôt à cheval, tantôt à *cheval*. (c) Ou bien /cheval/ renvoie à cheval à travers *cheval*. (d) Ou bien /cheval/ fait couple avec *cheval*, et c'est ce couple qui désigne cheval. Il n'y a sans doute pas à choisir entre ces quatre solutions, et il faut voir plutôt qu'elles répondent à des situations langagières différentes, progressives et diversement urgentes. (a) La première est la plus naïve, la plus fréquente, la plus primitive et essentielle. (b) La seconde a pu apparaître très tôt chez Homo, mais marque un premier renfort de la distance technique et de la distanciation inhérente au signe, en particulier langagier. (c) la troisième a supposé le moment d'une attitude franchement philosophique et a régné depuis l'antiquité grecque à travers le Moyen Age jusqu'aux années 1900 chez Peirce, qui définit entre l'Objet et le Signe une Idée, considérée comme un point de vue du Signe sur l'Objet. (d) La quatrième est le parti de Saussure, qui vers 1900 également, voulant permettre à la linguistique ou science du langage d'être autonome, s'est attaché à lui donner un objet indépendant, ce qui supposait que le désignant, avant de renvoyer au désigné traditionnel d'ordinaire exotropique, et donc échappant au linguiste, renvoie à un désigné endotropique, que le linguiste posséderait dans son cerveau. Assurément, il s'agissait là d'une pratique très adulte et très civilisée du langage devenu langue, et adaptée à certaines productions poétiques, philosophiques, grammaticales. Pour soutenir qu'elle était universelle, il fallut donc créer un vocabulaire nouveau, et appeler /cheval/ un signifiant (Sa), *cheval* un signifié, et cheval un référent (dont le nom déjà indiquait l'extériorité au système linguistique). Le caractère artificiel ou local de cette vue est trahi par la résistance des locuteurs. (Vers 1980, parmi des étudiants pourtant avertis des définitions de Saussure, une moitié au moins continuaient de répondre que le "signifié" est cheval, et non pas *cheval*, attendu par l'examinateur ; réinterrogés un an après l'examen, au hasard d'une autre matière que la linguistique, c'était les trois-quarts qui faisaient la même réponse. Peirce aussi eût répondu comme le "mauvais" étudiant.) Sinon, une anthropogénie doit signaler l'intérêt des quatre termes "idée", "concept", "notion", "Begriff", pour désigner *cheval*, c'est-à-dire les circulations cérébrales endotropiques correspondant à cheval quand on prononce /cheval/. Idée, qui renvoie à eidos grec, conduit à faire croire que *cheval* est un contenu mental défini et définissable, et quasiment exemplaire, dans la mouvance de l'exemplarisme et du réalisme platonicien, ou du moins du réalisme aristotélicien ; réalisme veut dire alors, comme dans la Querelle des Universaux, que /cheval/ renvoie dans cheval à quelque chose de stable, clair et distinct ; c'est bien dans ce sens que Peirce, qui se réclame de Duns Scot, entend le terme. Concept, qui dérive de capere-cum latin (prendre ensemble), a le mérite de suggérer que chaque contenu endotropique est fait de synodies neuroniques reliées à d'autres synodies innombrables en un réseau à la fois clivé et commutant. Notion, qui renvoie à noscere, verbe inchoatif, signale ce qu'il y a de génétique, de provisoire, d'expérimental (angl. tentative) dans tout contenu endotropique. Begriff joue de saisir (greifen) et du préfixe intensif et transitif "be-" pour rendre la saisie multilatérale du com-prehendere latin : bedeutet zunächst konkret 'ergreifen, umgreifen' (Kluge).
17C. La réception par l'interlocuteur
La réception du langage est presque aussi problématique que sa production. Au sein d'une interlocution, qui elle-même a lieu, nous venons d'y insister, au sein de choses-performances-en-situation-dans-la-circonstance-sur-un-horizon <1B3>, un auditeur a à reconnaître, parmi un bruit de fond vocal, des bribes de phonèmes, mal définis, et conséquemment, des bribes de glossèmes, lesquels sont d'ordinaire polysémiques, donc difficiles à interpréter ; et cela parfois dans des séquencèmes à conclusions retardées, par exemple en allemand. C'est le challenge d'Homo infans, longtemps récepteur avant d'être producteur de langage. Le travail de compréhension du discours comporte ainsi une activité intense de réinterprétation de l'antérieur par le postérieur, de l'exotropique par l'endotropique et réciproquement, et aussi des quatre couches de phonèmes, de glossèmes, de séquencèmes, de phrasés l'une par l'autre . Et cela dans des fractions de secondes. Les circuits cérébraux font là un travail considérable, et l'auditeur qui a l'oreille dure sait bien qu'au moment où il prononce: "Quoi donc ? Que dites-vous ?", il vient souvent de comprendre rétroactivement l'énoncé entendu. Pour éclairer la nature du langage parlé, les lapsus de réception sont plus fréquents et non moins intéressants que les lapsus d'énonciation.
17D. L'interlocution externe et interne
La circulation de l'émission et de la réception langagière nous reconduit à l'interlocution, laquelle a l'étrangeté d'être à la fois externe et interne. Externe quand il y a un rapport de deux organismes, où l'un parle et l'autre écoute, puis répond. Interne quand il n'y a qu'un organisme, et qu'on "se parle à soi-même", ce qui fait intérieurement une conversation à deux voix, à plusieurs, voire en échos indéfinis. C'est cette conversation intérieure brassant des bouts de tectures, d'images, de musiques, de gestes en construction et mémoration que le français appelle pensée, insistant sur les pesées (pendere) ; l'anglais mind, insistant sur les mémoires et les admonitions (monere) ; l'allemand denken, insistant sur des importances relatives (dünken) ; le latin cogitatio, insistant sur les poussées en sens divers (agitare, intensif de agere) ; le grec noos (noûs), insistant sur la connaissance comme engendrement (*<g>nô, gnoscere, avec écho dans genos). En tout cas, ceci ne favorise guère un modèle communicationnel du langage, lequel suppose un émetteur et un récepteur. Au contraire, le langage courant est une pratique où l'émetteur est déjà en même temps le récepteur, et inversement, et cette propriété est une nouvelle source, avec la quadruple articulation <16E>, de sa puissance, en particulier réflexive. Les mots français interlocution et anglais intercourse montrent bien l'apparentement étymologique du préfixe inter au enteron grec, qui voulait dire intestin, intérieur d'un fruit. Deux cerveaux en interlocution ne font, en quelque sorte, qu'un, dans une vérification externe et interne incessante et quasiment organique. C'est le cas a fortiori du X-même hominien <11K, 30A-L> dans l'interlocution interne de ses innombrables "soi", lesquels comportent parfois un "moi". L'interlocution, comme l'intergeste qui la soutient <11H3>, est l'exploitation la plus large, sinon la plus intense, des ressources de l'intercérébralité propre à tout cerveau <2A8>, et en particulier à celui, techno-sémiotique, d'Homo <2B9>. Que les interlocuteurs aient le sentiment d'être à la fois un et plusieurs entretient le conflit inhérent au langage parlé. "Comment n'a-t-il pas compris ce que je lui disais ?", "Comment n'ai-je pas compris ce que je me disais ?", résonne dans tout cerveau qui parle-écoute, tout haut ou tout bas. Alors qu'il est extrêmement improbable de pouvoir comprendre autrui, et soi-même, chaque fois que le langage s'éloigne du tac au tac de la thématisation de choses-performances types, en situation types, dans des circonstances types, et sur un horizon longuement partagé. En même temps, tout locuteur ne peut que s'étonner de voir à quelle vitesse et avec quelles nuances son interlocuteur capte certaines de ses propositions, avant même qu'elles soient achevées, parfois dès leurs premiers débuts, leurs prodromes. Sans doute, dans le groupe proche, en raison de la communauté d'horizon, de circonstance, de situation, de panoplie et de protocole <1B3>, puisque le langage n'en est qu'une spécification. Et, au delà du groupe proche, chaque fois qu'il s'agit de sens plus que de significations, de communion et de participation plus que de communication. Avec un privilège d'universalité étonnante pour l'humour, souvent sensible à ceux même qui ne possèdent qu'élémentairement le dialecte, étrangers et jeunes enfants, peut-être parce qu'il se nourrit des paradoxes du langage comme langage, dans ses rapports ambigus à la Réalité et au Réel <8E1>. L'interactivité de l'interlocution a été éclairée ces dernières années par des observations de la psychologie expérimentale. Les autistes se débrouillent mieux dans le langage par gestes <The Emergence of Language, SA, (EL), 149>, interactif tout en ne dépendant pas de rapports personnels. Les "pourquoi" réitérés du jeune enfant s'expliqueraient par la volonté de prolonger l'interaction langagière autant que par la curiosité <EL, 137>. Pour la saisie des mots, les enfants jusqu'à quinze ans tirent peu de parti des dictionnaires, non interactifs, alors que dans la même période l'intergeste de l'expérience et l'interlocution leur apprennent 40.000 mots <EL,153>. Un cas résume beaucoup de choses, celui de cet enfant américain empêché de sortir de chez lui par son asthme, ayant accès à la télévision où il voyait et entendait constamment parler des personnages, mais qui, ses parents étant sourds-muets, et donc privé de conversation, progressa depuis l'âge de trois ans dans l'Américan Sign Language, mais n'apprit pas l'anglais <EL,135>. On ajoutera l'expérience banale de ces professeurs qui enseignent le plus efficacement comme langue étrangère leur langue maternelle sans jamais donner de grammaire ni de vocabulaire, simplement en provoquant leurs élèves dans la langue cible sur des sujets qui les concernent, à condition de ne traduire un mot qu'exceptionnellement. Ce dispositif conduit même les apprentis aux plus hautes performances si s'y ajoutent, toujours uniquement dans la langue cible, des lectures paraphrasées d'auteurs excellents, actuels et anciens, allant de la littérature à la physique et à la biologie. Et qu'il en aille de même pour la langue maternelle confirme la nature interactive du langage comme tel. Il semble reconnu aussi qu'un locuteur ne remarque pas qu'il parle, ni qu'il est écouté, et que le bègue est, dans certains cas, quelqu'un qui thématise le fait qu'il parle et qu'il est écouté. La conscience intempestive de la parole est ce que les pédagogues des langues redoutent depuis longtemps sous le nom de surcorrection, source de blocages divers. Si un locuteur français a souvent tendance à ne pas "trouver ses mots", c'est qu'il parle, plus que les locuteurs des autres langues, sous un sur-moi langagier salonnard ou jacobin ; c'est aussi au départ que sa langue, remarquait Jakobson, est la plus intolérante qui soit. Que les linguistes soient généralement des locuteurs et des écrivains médiocres confirme la spontanéité foncière du langage, qui est non pas l'expression d'un monde déjà construit, mais cette construction même. D'où l'insistance de Wittgenstein sur le fait que le langage ne suit pas la logique, ne lui obéit pas, que la logique ne surplombe pas le langage. Pour le grec, elle est justement la langagière, la (technique) langagière, logikè (tekHnè).
17E. La terminologisation et inversement le dialecte intense
Nous avons considéré jusqu'ici le langage parlé vivant dans son élan et son risque de parole. Cependant, il faut remarquer que tout langage, surtout détaillé, est par nature animé d'un double mouvement. L'un par lequel le mot tend à se délimiter en terme. L'autre, inverse, par lequel le terme tend à revenir à la chaleur et aux intensités initiales du mot.
17E1. Le glissement fatal du mot au terme. La terminologie
Nous avons assez vu la profondeur viscérale et l'ampleur spéculative, la charge du mot, qui travaille par phonosémie manieuse <16B2b>. Le mot prolifère en résonances logiques et phoniques souvent inextricables, jusqu'à proposer des sens qui se contredisent entre eux. Dans certains dialectes, il se gonfle d'affixes et suffixes ; là où il n'en a pas, sa nudité ajoute souvent encore à son éclat. Grouillant d'indices qui sont souvent des index, et même des faisceaux d'index <4-5>, le mot est chargé d'effets de champ perceptivo-moteurs et logico-sémiotiques statiques, cinétiques, dynamiques, excités, qui lui confèrent fatalement une aura fantasmatique <7I>. Cependant, le langage, né au sein d'un milieu préalablement segmentarisé par la technique, est segmentarisant comme elle. Il spécifie des choses-performances-en-situation-dans-la-circonstance-sur-un-horizon en y opérant des prélèvements, des déclenchements, des distributions, des suspens <17A>. En même temps que foyer d'émotion et de pouvoir, il a donc aussi un rôle de limite, de borne, de terme. Ce qui l'oblige à réduire, serait-ce pour un temps, sa charge phonique, sa phonosémie manieuse. A ne pas trop se perdre en subtilités grammaticales, existentielles ou coquettes <16F>, qui le distrairaient de son efficacité. Distributif, il est aussi distribué, terme parmi des termes, de proche en proche, en réseau, relais de panoplie et de protocole. En grec, le terma désignait la borne et la cessation. Pour les Romains politiciens et auteurs de cadastre, terminus devint un dieu, Terminus, qui présidait aux bornes, source de toute efficacité. En Chine, les stèles procédèrent de la même saisie des choses que les caractères écrits. Le "terme" est "un nom destitué (ou dénué) de tout autre sens", "pour n'avoir plus que celui auquel on le destine uniquement", par "définition de nom" (vs "définition de chose"), dit Pascal dans son opuscule De l'esprit géométrique, vers 1656, en ce moment, entre Galilée-Descartes et Leibniz-Newton, où Homo a été amené pour la première fois à se poser radicalement la question du rapport entre le mot courant et le mot terminologisé, ou terme. Le passage du mot au terme marcha du même pas que le glissement du dialecte à la langue, c'est-à-dire à un dialecte fixé politiquement, techniquement, moralement, moyennant des grammaires et des lexiques <16intr> ; les remarques de Pascal sont à peine postérieures à la fondation de l'Académie par Richelieu, et contemporaines de la première rédaction du Dictionnaire, comme aussi de la Grammaire et de la Logique de Port-Royal. Les mots une fois rassemblés dans des dictionnaires, suggérés par les codex anciens mais déployés par les royautés centralisatrices du XVIIe siècle, s'y distinguent en des acceptions qui les transforment en termes ; le Merriam-Webster propose même des listes de synonymes avec la nuance univoque supposée de chacun : agree vs concur vs coincide. Malgré ses exemples, qui eux rétablissent quelques flottements, l'article du dictionnaire renforce la terminologisation. Le glissement du mot au terme fut encore accéléré par les besoins de traduction technique dans une industrie devenant internationale, puis planétaire, depuis la première Révolution industrielle de 1800. Et c'est un des traits de la seconde Révolution industrielle, depuis 1950, que se soit mise en place une discipline appelée terminologie, gérée par des terminologues. L'ambition minimale de ces derniers est alors de repérer les ambiguïtés du vocabulaire qui, dans certains domaines de la science, de la technique, des instruments sociaux, créent des confusions ayant des conséquences d'erreur ou de blocage ; ainsi, en bioinformatique, les sens différents que les biologistes, les informaticiens et les statisticiens donnent au terme "identité", "analogie", "homologie", ou encore à "région codante" (quand il s'agit d'exon et d'intron). Et d'essayer alors, avec des spécialistes des domaines concernés de pointer les impasses, de relever les ambiguïtés, de marquer leur portée, de proposer des panoplies verbales et des protocoles d'emploi qui, sinon les résolvent, du moins en allègent les inconvénients. Enfin, de créer les publications qui rendent régulièrement ce genre de service pour un domaine donné. Mais il y a des propos terminologiques plus audacieux, tel celui qui remarque que les mots et les termes ne sont pas les éléments derniers du langage, mais le résultat ou la résultante de phonèmes, de glossèmes, de séquencèmes, de phrasés <16E>, sources dernières ou premières de leur capacité de spécifier (vs représenter) un milieu technique. Et on exploite alors l'avantage qu'il y a à apercevoir les véritables composants langagiers pertinents des dialectes concernés pour les adapter de façon à la fois plus rapide, plus subtile, plus franche. C'est dans cette perspective que Georges Lurquin a conçu et édifié son Elsevier's Dictionary of Greek and Latin Components (1998), qui éclaire l'ensemble du domaine SAE (Standard Average European). Enfin, un propos qu'on pourrait dire maximaliste continue le rêve occidental, depuis le Catalan Ramon Llul et Leibniz, d'une algèbre universelle, où le travail cérébral endotropique (idées, concepts) entre les désignés deviendrait un domaine relativement isolable et distribuable ; ainsi du concept *cheval* entre le désigné cheval et le désignant /cheval/ ; ou, pour parler comme Peirce, de l'idée *cheval* entre l'objet cheval et le signe /cheval/. L'idéal du terminologue serait, en ce cas, de situer clairement et distinctement *cheval*, visé par /cheval/, entre *âne*, *mulet*, *boeuf*, *train*, *tank*, etc. du moins si on oppose linguistique et terminologie, en estimant que la première cadre le mot-terme principalement par son référent, la seconde par son concept-idée. L'approche conceptuelle serait aidée par les affichages, dont on propose pour *canapé* : (1) Un affichage sémantique, déployant sous forme de graphe un genre (siège), une partie (dossier), une fonction (s'asseoir), et dans cette fonction une qualité (confort) et un objet (personne), ce dernier se caractérisant par une quantité (pluriel). (2) Un affichage linéaire, reprenant ces mêmes catégories mais en lignes et colonnes. (3) Un affichage matriciel permettant, toujours à partir de ces catégories, de rapprocher presque instantanément toutes les définitions du système conceptuel déployé, quelle que soit la distance entre deux concepts <Jacques Lerot, in Terminologie et interdisciplinarité, 1997,15>. Cependant, entendant /canapé/, un locuteur français, autant qu'à siège et *siège*, pense à lit et *lit*, et l'étymologiste Dauzat songe même au "kônôpeîon" grec et au "conopeum" latin, lit à moustiquaire, qui faisait que pour Rabelais le canapé était un rideau de lit. L'appel à *dossier* est aussi redoutable, puisque depuis le XVIIe siècle de Monconys, le canapé montre non pas un dossier, mais deux, et encore à chaque bout (ce que continue une illustration du Larousse du XXe siècle) ; du reste, ces dossiers de bout ne sont-ils pas de simples appuis plutôt que des dossiers, puisqu'on n'y appuie presque jamais le dos. Même l'allégation de *pluriel* est trompeuse, vu que le canapé, si on s'y assied moins qu'on ne s'y couche, ne supporte alors qu'une seule personne. Tout ceci carambole de plus belle quand, après cette définition conceptuelle isolée, on tente de situer conceptuellement *canapé* dans la panoplie et le protocole *meuble*, lesquels croisent *canapé*, *sofa*, *divan*, sans compter *chesterfield*, Récamier, etc. C'est dire combien le langage concret résiste à ses conceptualisations, et on comprend que les linguistes conceptualistes, qui cherchent à trouver des traits sémantiques aussi décidés que les traits phonématiques, se réfugient par prédilection dans le domaine de la génération biologique, où ils espèrent que la distinction générateur/engendré, jeune/vieux, homme/femme leur fournira un matériau moins fuyant que les technèmes. Mais même là les dérapages apparaissent dès qu'il s'agit de *père*, vu que la paternité est imputée et non constatée, et différente selon que les locuteurs savent ou ignorent (Canaques de Leenhardt) le rôle d'un *père* dans la génération, puis selon qu'ils établissent tels rapports entre *père* et *oncle maternel*, etc. Terminologisé ou naturel, le langage n'échappe jamais à sa condition de simple spécification intervenant dans une segmentarisation techno-sémiotique qui lui est définitivement préalable.
17E2. Le retour du terme au mot
Du reste, en même temps qu'il se terminologise, tout dialecte connaît un mouvement inverse, où ses locuteurs tantôt s'établissent fortement dans le mot et résistent à sa terminologisation, tantôt remontent du terme au mot, en une expérience de plaisir et de rythme, et aussi de connaissance. Alors, ils exploitent et parfois survoltent tout ce que le mot comme mot comporte de rebondissements sémiques et phoniques, d'effets de champ perceptivo-moteurs et logico-sémiotiques <7A-E> au service de destins-partis d'existence <8H>. Voici le début de l'Ebauche d'un serpent de Valéry. Un /i/ culmine de façon aiguë entre deux /a/ chacun alourdi par un /r/ : "pARmI l'ARbre". Assez pour que s'exprime et se réalise le fil aigu de la négativité d'un pour-soi (i) au sein de la massivité naturelle de l'en-soi (a-a), par la suite phonique (a-i-a), et par la sémie (parmi). Bref, en trois syllabes, l'ontologie de Valéry, préludant à celle de Sartre, et aussitôt confirmée par les syllabes suivantes : "la brIse bErce la vIpEre que je vEtIs", où la tension /a-i/ est remplacée par la tension /è-i/, selon l'équivalence /è=a/ qui traverse toute l'histoire du français. Et la parole intense n'a nullement besoin du vers, la prose lui suffit, comme le montre la phrase de conclusion de Salammbô : "Ainsi / mourut / la fille / d'Hamilcar/ pour avoir touché / au manteau / de Tanit". On y trouve quatre /t/ autour d'un /d/ : Touché, manTeau De TaniT. Les deux /t/ enferment l'écart français maximal a-i (t-a-i-t), révélant la constriction béatifiante qui est le sujet idiolectal et le fantasme fondamental <7I5> de Flaubert (défilé de la hache, descente étouffante dans les conduites de l'aqueduc, fusion avec les minéraux dans la Tentation de saint Antoine). Prenant en tenaille le roman entier, cette conclusion fait écho à la phrase initiale : "C'était à Mégara, faubourg de Carthage, dans le jardin d'Hamilcar", qui étouffe d'emblée le lecteur dans ses huit /a/ et ses cinq /r/. Flaubert estima avoir en main Madame Bovary du moment qu'il eut la finale des phrases de sa dernière page. "Nous avons esté deux excellens arrangeurs de syllabes", dit Malherbe à Racan. Mais nous venons de prendre l'exemple commode et voyant des écrivains. Il importe à une anthropogénie de remarquer que la parole intense anime la conversation chinoise courante en une phonosémie attentive. L'intensité quotidienne du langage japonais a même inquiété un moment l'Académie des Sciences du Japon, qui y voyait un handicap pour l'esprit scientifique. Le New Yorkais qui va à "Li/ttl/e I/ta/ ly" ou qui a lu le slogan électoral "I like Ike", cher à Jakobson, fait des expériences moins fortes mais du même type. Dans La chasse aux papillons de Georges Brassens, la volupté des "ch", "s", "ge" continue celle qui passe dans l'idiolecte de tout charcutier chantant l'éloge de ses saucisses sur un marché de Provence, et qui avait déjà frappé il y a un siècle Norden, qui y avait vu la clé de la prose antique (Die Antieke Kunstprosa). Dans la remontée du terme au mot, il n'y a entre les "crocheteurs du Port-au-Foin", que Malherbe linguiste allait écouter pour savoir ce qu'est le français de son temps, et les poèmes de Malherbe poète qu'une différence de systématicité et de visée ultime.
17F. Les fonctions du dialecte
On ne s'étonnera donc pas que le dialecte ait des fonctions très variées et qui recouvrent presque tout le domaine hominien, s'il est vrai qu'il est ce système de signes qui, en raison de sa quadruple articulation phonématique, glossématique, séquencématique, phrasée est capable d'opérer toutes les thématisations en distanciation, de les repossibiliser en tous sens, jusqu'à parfois se prendre lui-même comme son propre thème. La méthode la plus anthropogénique sera de partir des fonctions qui sont proches du langage massif <10D>, et de continuer par celles qui supposent des états du dialecte de plus en plus détaillés <16A>. Cette approche coïncide assez avec la suite logique qui fait se succéder l'immédiat, le médiat, le réduplicatif, l'instanciel, le structurel, qui seront nos titres de rubriques.
17F1. Impérative-exhortative
Le dialecte s'emploie fréquemment à mouvoir des interlocuteurs, qui appartiennent au groupe "vous" (fonction impérative), ou au groupe "nous" (exhortative), en vue d'un résultat technique ou social plus ou moins urgent. Et cela par des glossèmes et séquencèmes prévus à cette fin, et d'ordinaire accompagnés d'effets de champ perceptivo-moteurs ou logico-sémiotiques qui agissent presque physiquement et physiologiquement sur l'interpellé : "Ouste!", "Dehors!", "Debout!", "Marchons!", "Allons-y!", "Sauve qui peut!". Le dialecte partage largement cette fonction avec le geste comminatoire (minari, monere, avertir, menacer, cum). Et les signes y tiennent du signal et du stimulus-signal autant que du signe <4H>. Certains s'élevant au stimulus-signe : "Présentez! Armes!".
17F2. Lyrique
Par sa phonosémie manieuse, le dialecte peut aussi répandre (pandere, verser, re), épancher (pandere, verser, ex), exprimer (premere, presser, ex) les affects lissés, les émotions violentes, les sentiments du locuteur lui-même. Locuteur d'ordinaire singulier : "Malheur à moi!", "ach! dasz ich Nacht wäre!". Mais parfois pluriel, comme le choeur antique des Perses d'Eschyle : "Malheur à nous!". En ce cas, le régime langagier, urgent, tend à se rapprocher du régime musical, insistant : "O moï! O popoï!, What a pity!", "MagnIficent!", "O temps, suspens ton vol!". Le cri lyrique est souvent devancé et continué par le geste lyrique. Mais les simples signaux et stimuli-signaux de la fonction exhortative ont disparu.
17F3. Présentive, phatique et interpellante
Le dialecte soutient parfois la présence pour elle-même, presque sans thème particulier : "Allô!". A ce propos, Jakobson a parlé de fonction "phatique", pour marquer qu'il est question de parler pour parler (pHanaï, manifester par la parole). Les chuchotements et diminutifs amoureux en sont l'exemple fort. Mais le discours conventionnel ("Quel temps de chien!", "On dirait qu'il va faire beau.") y participe grandement, tant l'information y est presque nulle. Du reste, une part immense des productions langagières d'Homo signifie simplement : "We are still alive" ou "Better together". Le régime langagier urgent se mêle là au régime musical insistant. Et se tient dans la proximité et la chaleur du geste, de l'intergeste <11H3>. Il va de soi que cette fonction connaît deux niveaux suivant les deux cas de la présence <8A>. (1) Tantôt la simple constatation que quelque chose est là. Avec deux degrés selon qu'il s'agit du simple "il y a une table"/"il n'y en a pas", ou du solennel "voilà, voici" qui fait que, chez Shakespeare, deux rois se rencontrant provoquent le "as presence dit present them" de Henry VIII. (2) Tantôt la présentialité, la phénoménalité non descriptible qui accompagne certaines choses-performances "conscientes" <8B>. La fonction présentive ou phatique du langage court donc de l'efficacité fonctionnelle du "pronto!" à la poésie pure de la barque dérivante de La dernière bande de Samuel Beckett.
17F4. Informative (référentielle ou conceptuelle)
Les trois fonctions qui précèdent sont relativement immédiates, très physico-physiologiques, continuant le langage massif ou y retournant. Elles peuvent du reste se combiner : l'interjection "Lo!" en anglais appelle l'attention (fonction impérative) et exprime l'admiration ou la surprise (fonction lyrique, voire présentive). Au contraire, celles qui suivent proposent des médiations de toutes sortes, et leur accomplissement, initié par le langage massif, appelle le dialecte détaillé complet. La fonction informative est induite par la fonction impérative et exhortative, puisque presque toujours les ordres doivent se spécifier. Spécifications descriptives : "La porte grince". "Les chats sont attirés par le poisson". Spécifications narratives : "Le chat a mangé la souris", "John Fitzgerald Kennedy arrivait à l'angle de l'avenue, lorsque...". Nous n'avons plus à insister sur cette fonction, puisque c'est elle principalement qui a suscité la quadruple articulation du langage <16E>, et même la plupart des articulations de sa pratique <17A>, et que nous l'avons donc rencontrée sans cesse à cette occasion. Soulignons tout de même que, selon les urgences ou les désirs, l'information qu'elle véhicule est plus référentielle, visant exotropiquement des phénomènes extérieurs ou internes, ou plus conceptuelle, attentive au travail endotropique du cerveau entre désignants et désignés <17B3>. C'est elle, par exemple, qui produit les énoncés : "Les dinosaures ont disparu il y a longtemps" et "Les intelligences de chacun ne sont peut-être que des modalités de ses mémoires".
17F5. Réverbérante (ou de signifiance)
Cependant, les désignés du dialecte sont si liés l'un à l'autre, et les désignants pleins ou vides <10D2a-b> y embrassent parfois si bien ce qu'ils spécifient que le langage parlé et écrit connaît des états où ses désignants se contentent de renvoyer à d'autres désignants, avec une activation presque purement conceptuelle (endotropique) des désignés, qu'ils soient externes ou internes. Ce tenir-lieu de signifiance plus que de référence, déjà rencontré dans les images, est bien dramatisé par celui qui écoute un conteur ou qui lit un roman la nuit sous le cercle lumineux d'un lampadaire. En ces cas, l'auditeur est au sein (dans les plis) de la parole déployée du narrateur ; le lecteur est au sein (dans les plis) des pages du livre qui tournent. Ainsi le mot "loup" n'a pas la même portée dans : "Il y a un loup derrière la maison", s'inscrivant dans la fonction informative, et "Il y avait une fois un loup. Il rencontra un renard ...", qui s'inscrit dans la fonction réverbérante. Non seulement le désigné "loup" fonctionne différemment dans les deux énoncés, mais son contenu diffère. Pour la fonction informative il importe de savoir si le loup apparu derrière la maison est grand ou petit, s'il appartient à telle ou telle race, donc avec telles ou telles moeurs. Au contraire, le loup de la signifiance du conte est surtout un loup de conte, un loup qui va sans doute fonctionner comme mangeur d'un agneau, lequel aussi est un agneau du conte et de conte. Du reste, dans cette deuxième fonction la phonosémie /loup/ prend une importance qu'elle a beaucoup moins dans la première, et s'oppose aux phonosémies /renard/ et /agneau/. Enfin, dans la fonction réverbérante, "loup" a des désignés divers selon qu'il est loup de conte, loup de fable, loup d'épopée, loup de roman, etc., puisque dans chacun de ces cas sa phonosémie change, changeant du même coup les réverbérations dialectales. Du reste, la fonction réverbérante du dialecte connaît trois sous-fonctions.
17F5a. La rumination Le cas extrême de la rumination est le discours du psychotique freudien, où désignés et désignants renvoient les uns aux autres en la création d'un monde quasiment autarcique, très indépendant des vérifications de l'expérience et de l'interlocution. Selon les cas, ce discours est délirant (de, lira, hors du sillon), et devient alors plus ou moins intolérable pour le milieu, et subrepticement pour son émetteur. Ou bien il garde assez de poids informatif (référentiel et conceptuel) pour être tolérable par le milieu et par l'émetteur, en une sorte de discours psychotique sain, plus ou moins local ou envahissant. Les rêveries pratiquent un passage contrôlé entre le discours réverbérant et le discours informatif, et on qualifie d'ordinaire de rêveur celui chez qui, dès que cessent les urgences et les contrôles de la vie courante, le fonctionnement réverbérant absorbe l'essentiel du travail langagier. Dans les deux occurences, de la psychose (maladive et saine) et de la rêverie, le terme de rumination ne convient pas trop mal, puisque ruminer c'est élaborer ultérieurement quelque chose qui a déjà été ingéré. Et qu'en régime réverbérant les désignés et les désignants ont été souvent informatifs (référentiels et conceptuels) avant que la mémoration <2A5> les transforme en délires ou rêveries.
17F5b. Le dialecte intense stabilisé ("littérature") conforme et extrême Une autre production remarquable de la fonction réverbérante du langage est la parole intense stabilisée, dite habituellement littérature parce que, depuis l'imprimerie, elle s'est généralisée sous forme de lettres et de livres. Le mot est malheureux, puisque les aèdes grecs et les griots noirs montrent une parole intense stabilisée non écrite ; ce qui a conduit à parler de "littérature orale", en une contradiction dans les termes. L'étymologie déjà est dissuasive, puisque en latin litteratura voulait dire seulement : alphabet, grammaire, enfin science et érudition, du temps de Tertullien. Nous parlerons donc de "dialecte intense stabilisé" ("littérature") en en distinguant deux degrés : (1) Le dialecte intense ("littérature") conforme. - La plupart du temps, les productions "littéraires", orales ou écrites, confirment les panoplies, les protocoles, les codes de désignés et de désignants langagiers véhiculaires dans la société à un moment, et ils confortent ainsi l'auditeur-lecteur dans le sentiment qu'il y a une Réalité, donc un Réel apprivoisé en signes, sans intrusions trop sauvages du Réel brut <8E1>. Telles sont les narrations et descriptions courantes, avec leurs surprises, leurs grâces, leurs ironies, leur bon sens, leurs complaisances diverses. Les biographies rentrent dans ce parti ; elles se donnent pour très référentielles, mais biographiquement, c'est-à-dire selon les réverbérations propres à un certain genre littéraire à règles définies. (2) Le dialecte intense ("littérature") extrême. - Souvent aussi les productions "littéraires" se proposent d'ébranler les panoplies, protocoles et codes de désignés et de désignants véhiculaires dans le milieu. Oral ou écrit, le discours langagier déchire alors le confort de la Réalité, qui se troue d'intrusions calculées du Réel. Ces intrusions sémiques, phoniques, séquentielles activent et passivent en particulier les vertiges de la présence, de l'absence, de la présence-absence. Et aussi les structures du langage et du signe, qui apparaissent là pour ce qu'ils sont, des conventions labiles. Pareilles extrémités supposent plus ou moins la création d'un idiolecte assez intense pour déterminer un parti d'existence, c'est-à-dire une topologie, une cybernétique, une logico-sémiotique, une présentivité <8H>, une pondération des huit aspects du rythme <1A5>, avec des effets de champ excités <7A-E>. Ce parti peut être si singulier ou si profond qu'il se propose comme un véritable sujet idiolectal (comme il y a des sujets picturaux, sculpturaux, tecturaux, musicaux, etc.) <11I>, et que le lecteur ou l'auditeur ne saisissent plus guère que lui, le reste leur paraissant anecdotique, "journalistique", disait Proust. Justement Proust, par le contraste de son écriture avant et après sa quarantième année, montre bien l'originalité du sujet idiolectal. Car, entre Jean Santeuil, oeuvre antérieure presque conforme, et A la recherche du temps perdu, oeuvre extrême, ce n'est pas la différence des matières qui intervient, elles sont très semblables, mais bien l'invention de l'idiolecte proustien. Le cas est d'autant plus éclairant que Proust a considéré que l'essentiel s'était joué dans la cadence de la première phrase : "Longtemps, je me suis couché de bonne heure." Mais, somme toute, l'idiolecte tenait presque dans le premier mot : "Longtemps...", qui, ainsi en tête de phrase, déclarait le thème phonosémique de l'oeuvre entière : la durée, la mémoire, leurs élongations, leurs flottements, leurs surimpressions, leurs demi-teintes, leurs involutions syntaxiques, etc. Nous avons déjà donné deux autres exemples d'idiolecte extrême, chez Valéry et Flaubert, à l'occasion de la remontée du terme au mot <17E2>. On aura compris que ce n'est jamais le genre comme tel (tragédie, comédie, roman, etc.) qui décide si une parole intense stabilisée est conforme ou extrême. Une narration policière est conforme chez Agatha Christie et extrême chez Edgard Poe.
17F5c. Le slogan, la propagande et la publicité Un des effets anthropogéniques majeurs de la réverbération langagière est le slogan, dans lequel l'autarcie du langage (sa signifiance) se communique à l'objet désigné et le transforme en une substance plus ou moins suffisante ou nécessaire : "Du beau, Du bon, Dubonnet". Avec aussi parfois un contenu philosophique : "Sôma, Sèma", "Caro putredo", "Traduttore traditore", "Qui se ressemble s'assemble". Voire avec un contenu mystique : "Lâ illahâ, Illâ 'Lah". Le rôle anthropogénique que joue là le positionnement a été envisagé à l'occasion de l'image publicitaire <14J3>.
17F6. Performative
Justement parce qu'il est capable d'un régime réverbérant, le dialecte peut instaurer et stabiliser des institutions, ce qui va beaucoup plus loin que sa simple fonction impérative et exhortative. Les exemples les plus clairs en sont les textes d'une constitution, d'un code civil, d'un traité, d'une déclaration de guerre, d'une nomination à des charges, d'une destitution, d'un divorce. Ou encore les noms communs et les noms propres qui donnent une forme élémentaire, parfois sa forme basale, à un X-même hominien <11K> durant toute sa vie, et dans certaines cultures en font même un individu (in-dividuum, non-divisé), comme dans le MONDE 2 depuis le XVIIe siècle <30H>. C'est encore le cas des argots ou des jargons, qui instituent ou conservent un groupe social. Et, dans l'anthropogénie, le passage de la communauté à la société a largement dépendu de cette fonction du dialecte. Ce qui fascine dans le politicien majeur c'est que son idiolecte est presque constamment performatif. Celui de Bonaparte, d'instant en instant, non seulement fit la paix ou la guerre, mais redistribua les lois et les coutumes de l'Europe. Idiolecte si instaurateur qu'il devint un dialecte assimilé par les proches collaborateurs du potentat au point qu'il n'est pas toujours simple de discerner l'auteur de certains de ses textes. On ne comprend pleinement la force et le goût du pouvoir <5G2> qu'en prenant en compte le dialecte performatif, et ce qu'il apporte de consistance à la fois au gouvernant et au gouverné. Le Coran en reste le cas extrême. Par les réverbérations propres aux phonèmes, aux glossèmes, aux séquencèmes, aux phrasés de l'arabe des années 600, l'Appel, al-Qur'ân, est l'"Ecrit évident", signe parfait de celui qu'est la pensée d'Allah lui-même, le Savant. Un écrit, et pas un livre, car il n'y a littéralement pas moyen d'en sortir, pour le vérifier du dehors, ni même d'y entrer, pour le vérifier du dedans. On y est ou on n'y est pas. L'entendre c'est déjà y être, et y être c'est le percevoir comme définitif et adéquat. Ce que l'appel crié profère est ce qui est, et ce qu'il est. Radicalement tranché (ou retranché). Accomplissement par foudroiement. Pacification des pacifiés, muslimûna. Damnation latae sententiae des Effaceurs. Et où le sage est médusé par le plus populaire.
17F7. Citative et paraphrasale
Une des propriétés les plus remarquables du dialecte est de pouvoir, en raison de sa quadruple articulation <16E>, tantôt revenir sur lui-même de façon littérale ou décalée, tantôt se prendre carrément pour thème de ses thématisations. La structure, la texture et la croissance <7F> du dialecte est telle qu'une sentence peut s'y répéter fidèlement et commodément. C'est la propriété qu'exploite la citation, cette sorte d'énoncé annoncé, où le présent se confirme du passé et préfigure l'avenir. Citer assure le spécimen et le groupe, et fait même qu'il y ait un groupe et des spécimens consistants. Loin de s'user, la citation se conforte de chacune de ses recitations. Les sociétés anciennes ont pensé et presque vécu par proverbes (verbum, pro), citations censées émaner du groupe entier, exprimant et créant une "sagesse des nations". Pour Homo, primate sensible au leadership, l'effet citatif culmine quand à une citation s'ajoute le nom de son auteur, qui la magnifie en révélation ou prophétie (pHanaï pro). Dans "La démocratie suppose la vertu, comme l'a dit Montesquieu", la deuxième partie de la phrase importe plus que la première. L'allégation est le ciment premier des religions, des partis politiques, des sectes. Une intelligentsia est une secte définie d'abord par un lot de citations-allégations suffisamment abstraites. D'ordinaire, la citation est courte et vague ("Ça parle, comme disait Lacan"). Mais elle connaît aussi une forme diffusive, indirecte, souterraine, travaillant en écho, et qui au contraire se nourrit de sa longueur : la paraphrase. Le discours pédagogique, politique, philosophique, théologique est d'ordinaire une paraphrase particulièrement longue et soutenue.
17F8. Interprétative
Tous les éléments du dialecte, ou du moins un grand nombre, peuvent jouer le rôle d'interprétants et d'interprétés les uns des autres. Si, en français, on part de "fleur", on glisse aisément à "floral, florissant, fleurant, odorant, épanoui, périssable, gracieux, cadeau" ; et chacun de ces termes rebondit aussitôt en d'autres : "richesse, renouvellement, saison", - et cela jusqu'au bout du dialecte et du monde. Sans qu'on puisse indiquer un début et une fin de ces flux globalement et localement circulaires. Du reste, le dialecte en tant que spécification d'une chose-performance-en-situation-dans-la-circonstance-sur-un-horizon par simples prélèvements, déclenchements, distributions, suspens est si libre que rien n'empêche d'établir des rapports artificiels mais paraissant naturels, donc indiciels, entre les éléments dialectaux (phonèmes, glossèmes, séquencèmes, phrasés) et les événements du monde. Et donc d'écrire un Sonnet des voyelles (Rimbaud) ou des Richesses à cinq voix (Lavendhomme). Ou de donner des sens aux mots d'après leur nombre de lettres, comme le font les massorètes. On le voit, la traduction n'est que la partie visible d'une interprétation. L'interpres latin est un traducteur, mais aussi un entremetteur, un négociateur, un truchement. Avec tous les commerces (merx, échangeable) féconds et malhonnêtes que cela implique. La fonction interprétative du langage a été fort restreinte dans les dialectes indo-européens sous l'effet des rigueurs syntaxiques, en particulier dans l'aire du MONDE 2, où elle a été entendue comme le passage d'un sens de surface à un sens plus profond ("intentio profundior"), qui court au moins d'Origène et Augustin à la psychanalyse et à la grammaire transformationnelle, laquelle, du moins avant Reflexions on Language, crut dans tout énoncé reconnaître des structures de profondeur déterminables sous des structures de surface. Les hétérogénéités langagières ont été ranimées par le MONDE 3 au point que le terme d'interprétation, lié au fondamentalisme du MONDE 2, y est devenu suspect, par exemple chez Deleuze.
17F9. Métalinguistique et transcendantale. Les métatextes
Dans sa performance la plus spécifique, le dialecte est, en raison de sa quadruple articulation en phonèmes, glossèmes, séquencèmes, phrasés <16E>, un système de signes qui peuvent être pour eux-mêmes à la fois les thématiseurs et les thématisés. C'est, depuis Patanjâli le grammairien, le travail des grammaires d'exploiter cette capacité du langage à décrire le langage. On parle en ce cas de métalangage. Lequel a connu au moins trois avatars majeurs. (1) Durant le XXe siècle occidental, surtout dans sa seconde moitié, le métalangage, en une ultime prétention du MONDE 2, a souvent poursuivi une terminologisation des dialectes, et parfois même une axiomatisation de leurs grammaires (Hjelmslev), avec l'intention, tacite ou avouée, de les rendre traductibles les uns dans les autres. Au point de supposer une grammaire universelle plus ou moins innée (Chomsky, Cartesian Linguistics), ainsi qu'une algèbre universelle de tous les concepts. Le tout aboutissant à un transcendantal langagier achevable. (2) Chez quelques-uns pourtant, surtout dans la première moitié du siècle, le métalangage a conduit à observer combien les catégories apparemment fondamentales et universelles ne l'étaient pas, surtout à l'occasion de la rencontre des dialectes amérindiens par Boas, Sapir, Whorf, et des dialectes océaniens par Leenhardt. Ceci a conduit à l'idée du langage comme d'un transcendantal langagier en construction ouverte, de même que toutes les logiques et mathématiques jusqu'ici produites engendrent un transcendantal en construction ouverte <19D7>. (3) Enfin, il arrive que, au sein même de sa propre langue, un locuteur entende et profère, sous la couche triviale, une autre couche plus générale, par quoi son dialecte s'ouvre à un certain transcendantal langagier, obtenu non par extension cette fois, mais par un décalage particulier interne à la profération elle-même. Il semblerait que, sur la lancée de Patanjâli le grammairien, l'Inde ait touché cette deuxième expérience dans sa théorie et sa pratique des mantras, dans sa distinction entre deux manas, dans son couple rupa (formation) / a-rupa (principe transcendantal de formation), comme Whorf l'a soutenu de façon plausible. Cette transcendantalité de la parole et de l'écriture se retrouve chez tous les grands poètes de façon implicite ou pratique. Et même chez quelques-uns de façon explicite. En Allemagne chez Hölderlin, en Amérique chez E.A. Poe, en France dans la suite Mallarmé, Valéry, Char (dans les entretiens avec Heidegger). Alphes de René Lavendhomme a même poussé ceci jusqu'à un véritable métatexte. Pour quoi il fallait sans doute que le poète soit en même temps mathématicien catégoricien et logicien des topos, ayant développé les rapports entre la géométrie différentielle synthétique et les logiques intuitionnistes ; son texte doit s'entendre à ces multiples niveaux. On ne s'étonnera pas trop que les bulles de la bande dessinée savante (Masse) soient souvent un métatexte comique <14J2>.
17F10. Structurelle normante
Enfin, le dialecte est une structure tellement réverbérante qu'indépendamment de ses performances particulières, il assure des fonctions intellectuelles et sociales du seul fait de sa structure comme structure. Parfois de sa texture comme texture. Peut-être de sa croissance comme croissance. Toujours par certaines structures, textures et croissances <7F>, mais surtout par l'exercice de l'interlocution externe et interne, le dialecte, indépendamment de ce qu'il profère, est normatif, puisque s'y stabilisent des interactions contrôlées de phonèmes, de glossèmes, de séquencèmes, de phrasés. Ces régularités sont si premières, si "logiques" pour le locuteur, elles ont si nativement engendré sa logique qu'il estime que son dialecte va de soi, est naturel, tandis que les dialectes étrangers lui semblent bizarres, tordus, pervers. Beaucoup de locuteurs français, parce qu'ils pratiquent canoniquement le séquencème "épithété + épithète", considèrent le séquencème "épithète + épithété", qui est pourtant le plus général, comme illogique, voire ridicule. Parmi les cliveurs des cerveaux hominiens <2A2b>, le dialecte est, avec le geste, le plus furtif, le plus constant, le plus préjudicatif et catégorique (katêgoreïn, juger), ce qui ne contredit pas qu'il intervient après le cliveur basal et préalable qu'est la segmentarisation technique du milieu, et en phase avec ces cliveurs largement indépendants et fréquemment antérieurs dans le fantasme que sont les images et les musiques. Par la syntaxe et la sémie, mais déjà et peut-être le plus par la phonie. Le seul fait de placer l'accent sur la dernière syllabe du groupe phonétique, comme en français, c'est déjà croire que "le bon sens est la chose du monde la mieux partagée", que "chacun sait ce qu'il pense". Prononcer adéquatement les voyelles multiples et pures du français c'est préjuger que, dans les dialectes germaniques, les sons "tH" et "kH" sont grossiers, voire obscènes, de même que les voyelles impures. Se sentir "dans son assiette" (sedere, ad) et privilégier la "bienséance" (sedere, bene) procède d'une même distribution des glossèmes. La normativité inhérente au langage a été partout un recours des pouvoirs. Chaque fois que ceux-ci se sont étendus et organisés, depuis les empires primaires, ils ont utilisé le dialecte aux fins de discipliner les esprits. Les pouvoirs ont eu partie liée avec la lexicalité, la grammaticalité, l'orthophonie, l'orthographe, la calligraphie. Sous leur emprise, les dialectes devinrent des langues <16 intr>, et les erreurs de langue furent perçues comme des carences intellectuelles, des défaillances de la volonté, des fautes morales plus ou moins intériorisables ; inversement, l'orthographe et l'orthophonie furent des critères d'intelligence. Dans les Etats modernes, la régularisation de la langue a été poussée jusqu'à la terminologie <17E1> par le centralisme étatique, les techniques civiles et militaires supposant un vocabulaire fixe, les morales nationales à prétention universelle, la force du corps des enseignants ; la France a instauré des concours nationaux d'orthographe, dont font état les télévisions, trouvant opportun d'oublier que Proust était inapte à se ponctuer (parce qu'il s'entendait, et ne se voyait pas écrire), que les manuscrits de Pascal montrent plusieurs orthographes pour le même terme, que ceux de Bossuet lient les mots, comme les premiers manuscrits grecs, etc. Dans les pays lexicalisés et grammaticalisés, le mouvement du locuteur est alors double. Confirmer sa propre structure-texture-croissance et son insertion sociale par sa participation à un dialecte commun, canonisé en langue. Se donner par moments assez de restructuration disponible en revenant au dialecte vivant. Soit en poursuivant la création d'un idiolecte déclaré, comme les conteurs et écrivains majeurs (Mallarmé, Claudel, Céline, Genet) ou les hommes politiques instaurateurs (César, Bonaparte). Soit en préservant seulement ses pouvoirs de conceptualisation, s'il est vrai que toute conceptualisation innovatrice engendre un certain idiolecte, même dans les sciences.
17F11. Structurelle généralisatrice, conceptive, idéelle
Ce que le cerveau hominien a de plus original ce sont sans doute ces aires associatives <2B2>, où se neutralisent les spécificités sensori-motrices, et naissent des généralités, qu'on peut appeler concepts, notions, idées, Begriff <17B3>. Ainsi, il est parfois fécond de se tenir cérébralement dans des flottements préalables, où règnent des indexations et convections sans thèmes trop précis. C'est ce remue-ménage endotropique qu'on appelle en français penser, et en anglais to mean (vieux germanique, meinen, avoir à l'esprit, et vieux slave, mêniti, appeler l'attention). Or, nous avons eu l'occasion de remarquer combien, dans la production et la réception du dialecte, le langage se prête structurellement, texturellement, incrémentiellement à des divagations et supputations préénonciatives <17B3>. En d'autres mots, il est enclin à une fonction de généralisation, de conceptualisation, d'idéation, avec quelque illusion d'infinité, dont ont témoigné les philosophes. On a dit qu'Homo "pensait" en se parlant intérieurement, endotropiquement. Il ne faut cependant pas attribuer trop au langage, qui dans la pensée se meut sur ses frontières, où le travail cérébral le déborde souvent. Beaucoup d'inventions techniques majeures ont été proprement plastiques, non langagières, et même pas centralement numériques, comme Simondon y a insisté. Einstein observait la part minime, sinon nulle, du langage dans la construction mentale des espaces et des énergies que faisaient interagir et interpâtir ses réflexions. Les expérimentations récentes confirment que, si les numérations exactes sont très dépendantes du langage (on passe difficilement d'une monnaie à une autre), les estimations numériques globales le sont peu ou pas. Ces rapports contrariés entre le langage et le concept (ou idée) n'étonneront guère si on remarque, comme nous l'avons fait à mainte reprise, que les glossèmes pleins abstraits ('giration, sublimité') sont largement des faisceaux de glossèmes vides (index) ; que ces derniers opèrent par des effets de champ perceptivo-moteurs statiques, cinétiques, dynamiques, excités ; et que même leurs effets de champ logico-sémiotiques sont parfois plus rythmiques ou présentiels que langagiers <7A-E>.
17F12. Structurelle singularisante (Bobinage du X-même)
Les X-mêmes hominiens <11K> sont compliqués et fragiles. Un des rôles du dialecte est d'aider à les établir et maintenir dans l'étendue et la durée. En les "syntaxisant" de ses phonèmes, glossèmes, séquencèmes, phrasés. En leur nommant un monde-proche segmentarisé (*woruld). En leur créant des événements et une histoire phrasée. En exploitant les résonances de la voix parlante et du rythme énonciateur pour les doter d'une profondeur, d'une "âme", d'un "esprit". En leur donnant le moyen, jusqu'à un certain point, de s'autonommer. Autant de dimensions de ce qu'on pourrait appeler une fonction bobinage-embobinage, dans le double sens d'envoûter (mettre sous une voûte) et aussi, après avoir filé un fil, de le faire revenir sur soi, de l'enrouler et dérouler selon les besoins d'un sens. Ce qu'on appelle un "soi" et un "moi" est, pour une large part, le produit et la production du filage et du bobinage dialectaux. Cette fonction de bobinage et embobinage s'étend aux autres, proches et lointains, en tant qu'alter et alius <11L1>. Car elle leur donne consistance par la façon de s'adresser à eux d'une manière qui les établit et les confirme comme des unités constantes. En passant des uns aux autres, des uns autour des autres, le fil dialectal a pour résultat que le lien social n'est pas seulement une relation extérieure (extrinsèque) entre des entités séparées, mais un lien intrinsèque de plusieurs dans un univers de discours. Par quoi, un spécimen hominien qui en rencontre un autre est d'emblée et d'avance en partage avec lui. Il n'y a pas de "nous" sans dialecte. Le langage le plus embobinant, jusque dans son phrasé insistant, est celui, très rythmé, très gestuel, de l'adulte avec le nourrisson. Cependant, procédant par boîtes ou modules <17B2>, le dialecte, en même temps que le X-même comme système global, produit le X-même comme collection de micro-systèmes peu compatibles, parfois hétérogènes. A côté du nom de l'être cher, le dialecte met d'ordinaire "aimer", "sauver", défendre", mais il peut aussi bien, en tant que panoplie de mots, et sans rapport aucun avec la situation, adjoindre "tuer", "haïr", "éliminer", "attaquer". Ainsi, au sein du locuteur parlant, dès que l'attention se relâche, l'amant et l'assassin se côtoient, les propositions les plus monstrueuses se présentent à l'esprit par pur effet langagier, sans qu'on ait à invoquer quelque inconscient refoulé. Une part considérable du non-présentiel, péné-présentiel, para-présentiel, pré-présentiel, contre-présentiel <8B> est le résultat de ces bobinages parcellaires de mots hirsutes, parmi lesquels le "je" se découvre pluriel, ange et démon, charitable et tortionnaire, du moins en paroles, extérieures et surtout intérieures. Ceci est moins vrai du locuteur écrivant, parce que l'écriture est lente et fatalement attentive. Croire alors que le diable est angélique parce qu'il se dit des paroles d'ange, ou que l'ange est diabolique parce qu'il se dit des paroles de diable, a conduit à confondre fréquemment les simples effets de dialecte (se parlant à lui-même comme champ de possibles) avec des possessions démoniaques hier, et aujourd'hui avec les aveux d'un "inconscient" ("ça parle"), censé plus véritable que le "conscient". Nous venons d'envisager une douzaine de fonctions du langage. Nous les avons considérées à la file, apparemment au hasard. Il y a cependant intérêt à remarquer qu'elles se regroupent assez en fonctions immédiatrices (1,2,3), fonctions médiatrices (4,5,6), fonctions réduplicatives (7,8,9), fonctions structurelles (10,11,12). Et d'autres organisations seraient aussi significatives.
17G. L'émergence des dialectes
En conclusion de ces trois chapitres, 10, 16 et 17, sur le langage massif et le dialecte détaillé, nous devons poser la question, anthropogéniquement essentielle, de l'apparition de ce dernier. En prenant soin de distinguer là deux problèmes souvent confondus. (1) Comment le dialecte est-il né à partir des structures, textures, croissances anatomo-physiologiques et techno-sémiotiques d'Homo ? Et quelles sont peut-être, conséquemment, ses limites ? (2) Une fois devenu possible, et ayant surgi en un point ou en plusieurs, comment le dialecte s'est-il propagé et transformé ?
17G1. Le déclencheur des dialectes : l'hypothèse de la révolution phonématique du paléolithique supérieur
L'apparition des images détaillées a déjà posé à l'anthropogénie une question cruciale <14intr> : comment comprendre le contraste entre le temps très long (2,5 MA) durant lequel ont régné au mieux les images massives des bifaces des paléolithiques inférieur et moyen et l'apparition relativement brusque des oeuvres plastiques du paléolithique supérieur, qui en un temps également très court (50 mA) ont conduit à nos hologrammes ou à nos résonances magnétiques nucléaires ? En réponse, nous avons invoqué <14C> la conjugaison des disponibilités anatomiques et physiologiques de sapiens sapiens, de la promiscuité glaciaire, des figurations latentes des fentes et blocs rocheux, du vêtement obligé, de la sépulture, d'une éventuelle évolution musicale, etc. Mais on peut trouver que ces facteurs durent avoir des effets trop lents pour expliquer un saut si rapide et si grand. N'y a-t-il pas eu un domaine où le progrès, tout en ayant été globalement très progressif, voire invisible, a pu cependant parvenir un jour à un certain seuil brutal, susceptible de déclencher une révolution foudroyante ? On peut revenir alors au miracle de l'entrée en scène du ton vocal, c'est-à-dire de ces sons tenus-tendus (tonos, teineïn, tenir, tendre), dont le timbre est suffisamment pur pour que le son fondamental s'y dégage fermement parmi ses partiels (harmoniques, surtons) <15A>. Nous l'avons assez vu, le passage du son (animal) au ton (hominien) fut à l'origine du passage de la musique massive <10C> à la musique détaillée vocale, ou exercice insistant du ton vocal <15>. Et ce fut également la condition du passage du langage massif <10D> au langage détaillé, supposant des phonèmes, lesquels comportent des traits nécessitant une voix capable d'un exercice urgent du ton. Il faut alors articuler deux aspects de ce passage : la longueur de sa préparation et la brusquerie de son accomplissement. D'une part, la mise en place du ton vocal, qu'il soit insistant ou urgent, a exigé des millions d'années d'élaboration anatomique et physiologique <15intr>. D'autre part, à un certain moment, une dernière compatibilisation du système buccal hominien (entre autres, la réorganisation de la relation pharynx-larynx) l'a rendu grossièrement, puis finement possible <15A>. Alors, à totaliser nos trois chapitres 10, 16 et 17, sur les langages détaillés et massifs, on pourrait penser qu'étant donné la nature du langage (la spécification de choses-performances-en-situation-dans-la-circonstance-sur-un-horizon), dès le moment de la capacité de produire des phonèmes, très vite il ne manqua plus rien à Homo, déjà gestuel, segmentarisant, transversalisant, possibilisateur, et aussi indicialisant et indexateur, pour construire en quelques milliers d'années les glossèmes, les séquencèmes, les phrasés détaillés, bref tout le dialecte. L'apprentissage fulgurant du langage et de sa logique par l'enfant durant ses trois premières années semble confirmer, dans l'ontogenèse, cette vue phylogénétique.
17G2. Les étapes des dialectes. Leur caractère d'achèvement
L'anthropogénie souhaiterait alors dater les étapes de l'accession d'Homo au ton, et ainsi à la phonématisation et au langage détaillé tout entier. Au vu des outils et des établissements au sol <13C>, des images rupestres <14A-C>, d'un arc musical et d'une flûte <15D1>, on songe à des dates globalement significatives. Formulons-en quelques-unes sans justification, pour qu'elles gardent la souplesse requise. Autour de 60 mA, l'appareil phonateur d'Homo serait devenu assez capable du ton pour produire un certain nombre de "traits" phonématiques, constituant une panoplie restreinte de vrais phonèmes. Dans un environnement technicisé, même rudimentaire, pareil système ostensible aurait favorisé quelques premiers glossèmes, séquencèmes, phrasés détaillés, systémiques eux aussi. D'où le système diffus que montrent les établissements au sol et le précadre plastique du paléolithique supérieur. L'organisation sociale se serait transformée concomitamment, avec des conséquences qui ont pu (dû) contribuer à la disparition des derniers Néandertaliens, il y a 30 mA. En effet, il n'est pas exclu que des dispositions anatomiques et physiologiques aient rendu ceux-ci capables de langages "massifs" (préalables au ton) suffisants pour édifier le culte des morts qu'on leur reconnaît, mais pas pour passer au langage "détaillé" (supposant le ton) d'un protodialecte, du moins dans un délai assez rapide pour que ne se crée pas bientôt une disparité culturelle profonde et léthale entre eux et Homo sapiens sapiens. Et cela même si des interfécondations biologiques purent continuer, comme certains ne l'excluent pas. Quoi qu'il en soit, le néolithique montre, il y a 10 mA, un cadre strict des images, ignoré du paléolithique supérieur, et signalant le passage d'une systémique à une première systématique (systémique thématisée) implicite. Ce cadre aurait supposé un langage détaillé disposant maintenant d'un système phonématique assez achevé pour être saisi par ses interlocuteurs comme une panoplie et un protocole phoniques clos, justement cadrés et cadrants. Alors, les glossèmes et les séquencèmes formés au moyen de ces phonèmes auraient réussi non seulement à désigner des outils, des ustensiles, des animaux, des espèces-genres, des tactiques simples, mais encore des stratégies. Car ce sont de premières stratégies cosmiques, cosmologiques, qu'implique le schématisme générateur que nous avons rencontré dans les images des poteries néolithiques <14D>. Stratégies aussi des gestions de troupeaux et de récoltes en commerce, que signalent les premiers jetons de comptage <18A>. Stratégies encore de la fabrication virtuose exploitant un nucleus et les chutes de ce nucleus dans le traitement anticipatif de la pierre, dans des protocoles artisanaux maintenant vraiment thématisés. A partir de là les événements ont pu se précipiter plus encore que durant le paléolithique supérieur. En tout cas, autour de 5 mA, les Kasus intrapropositionnels se sont assez complétés pour porter, à Sumer et en Egypte, les premières écritures langagières et les autres sous-cadrages en tous domaines, qui ont donné lieu aux empires primaires du MONDE 1B. Autour de 2,5 mA, les Kasus interpropositionnels seraient devenus assez mûrs pour dégager, de façon générale et universelle, les relations abstraites de temps, de lieu, de cause, de conséquence, de but, de concession (hors-jeu), et engendrer le moment dit "axial" (Jaspers), celui des philosophies principielles de la Chine, de l'Inde, de l'Iran, d'Israël, de la Grèce, de l'Amérinde. En Grèce, ceci aurait même suffi à faire passer le continu proche du MONDE 1 au continu distant du MONDE 2 <12A-B>. L'anthropogénie doit souligner non sans étonnement que, depuis ce dernier seuil, les dialectes n'ont plus connu de transformations essentielles, contrairement à ce qui s'est passé pour les tectures, les images, les musiques. Cette permanence confirme sans doute à quel point, les phonèmes une fois donnés, les glossèmes, les séquencèmes et les phrasés sont donnés eux aussi, possibilisateurs à tel point que rien de fondamental ne peut leur être ajouté, ni dans le langage courant, ni dans sa logique. Du reste, les écritures des dialectes ont connu des mutations structurelles, texturelles, incrémentielles considérables sans altérer notablement les dialectes mêmes. Ressuscité, Platon n'aurait aucune difficulté avec la langue de Sartre, il la trouverait même plus simple que la sienne dans les Lois, alors que Phidias serait désarçonné par la peinture de Picasso, et Pythagore par un orchestre symphonique, et même un quatuor à cordes de Beethoven. C'est pourquoi, on l'aura remarqué, le présent chapitre ne s'est pas articulé selon les MONDES 1, 2, 3, lesquels avaient si puissamment éclairé les tectures, les images, les musiques dans les chapitres précédents. Non que cette fois cette division serait dépourvue de toute pertinence. Les dialectes africains à "classes" sont certainement des modèles du MONDE 1A sans écriture, comme l'égyptien et le sumérien sont des modèles du MONDE 1B avec écriture. Les périodes oratoires, façon Isocrate, Cicéron ou Bossuet, sont de parfaits accomplissements du MONDE 2. La mise en page et en texte de Un coup de dé jamais n'abolira le hasard de Mallarmé, à la veille de 1900, et hier le texte espagnol d'El Otoño del Patriarca de García Márquez se tissent selon des couches cérébrales si multiples et intimes, et justement si fenêtrantres-fenêtrées, polymériques, voire aminoïdes <14J1a>, qu'ils sont une production décisive du MONDE 3. Mais, dans tous ces cas, ce n'est pas la structure phonématique, glossématique, séquencématique, phrasématique du dialecte comme tel qui a changé. L'idiolecte de García Márquez ne comporte aucun élément qui ne soit déjà dans celui de Thucydide, et même de Sappho. Avec sa quadruple articulation, le dialecte, une fois achevé dans la "période axiale", fut un système hominien indéfiniment possibilisateur, mais clos comme système. Moyennant quelque effort, les glossèmes, séquencèmes et phrasés techniques quotidiens peuvent se traduire de l'anglais au canaque et au hopi, et réciproquement. Ce sont leurs équivalents culturels ou existentiels qui, non seulement échappent en partie, mais donnent lieu à contresens locaux et généraux. Avec ceci que les Hopi, non SAE, et Whorf, SAE, savaient qu'ils ne se comprenaient pas très loin, mais savaient aussi que c'était en raison des forces et des limites de tout langage ; et de tout parti d'existence. Ainsi déboutés de la communication sur certains points, ils ne l'étaient pas de la communion, et donc de la participation <8G>, peut-être intensifiées pour autant. Ni de l'humour <17F9,25B7,27E> et de l'éloquence du silence.
17G3. L'éventualité d'une grammaire basale : les créoles et le langage enfantin
Y aurait-il un langage basal d'Homo dont les dialectes institués seraient des versions différentes d'après les cultures ? Chomsky vers 1960 semblait l'avoir pensé. Mais les structures de profondeur qu'il avait en vue s'inscrivent dans un schéma syntaxique aristotélicien 'noun phrase + verb phrase', et sont par là déjà suspectes de se limiter aux dialectes SAE (Standard Average European). Cependant, Bickerton a repris aujourd'hui l'hypothèse d'une basic grammar de façon factuelle à partir de la concordance entre tous les créoles, et de tous les créoles avec le langage des enfants entre deux et quatre ans, observé par Lenneberg, Slobin, etc.<The Emergence of Language, Sc.Am.Readings,1989,p.59>. Cette dernière problématique mérite l'attention d'une anthropogénie. Un pidgin est un langage de contact (contact language, lingua franca) parlé par des travailleurs temporaires immigrés (indentured laborers) pour communiquer avec leurs exploitants et leurs comparses venant de pays divers ; c'est un langage "incomplet", c'est-à-dire sans prépositions, ni verbes auxiliaires, ni équivalents de l'article, sans subordonnées, souvent sans verbe dans les propositions principales. Un créole, par contre, est un dialecte "complet", avec prépositions, verbes auxiliaires, etc., qu'ont élaboré les enfants de ces ouvriers temporaires, et que ne parlent pas leurs parents. Or, chaque créole semble avoir des structures qu'on retrouve dans tous les créoles du monde, - qu'ils se soient développés en milieu français, anglais, japonais, portugais, - et qu'on rencontre aussi dans les langages des enfants de deux à quatre ans. Cette coïncidence pointe vers une basic grammar, dont voici quelques traits fondamentaux. (a) Une distinction ferme est pratiquée entre la référence non-spécifique (a book) et la référence spécifique (the book). (b) Un sujet négatif peut être suivi d'un verbe négatif et même d'un complément négatif (Nobody don't like me, No dog did not bite no cat), ce que ne pratique aucun dialecte "complet" autre que le créole. (c) Des particules réalisent des temps du verbe (passé, présent), des modes du verbe (actuel, possible, irréel), des aspects du verbe (accompli, non accompli). On trouve là une suite obligée : la particule de temps précède la particule de modalité, qui précède la particule d'aspect. Et la sensibilité à l'aspect statif/non-statif du verbe se montre par la vitesse à laquelle les enfants assimilent l'emploi des désinences en -ing dans les créoles anglais. (d) La distinction entre jugements et interrogations se réalise non par une construction spéciale, comme en français l'inversion du sujet et du verbe, mais par des intonations contrastées. Comment expliquer la mise en place de cette basic grammar ? Il suffit peut-être de se rappeler, comme nous l'avons fait tout au long de ces chapitres, qu'un langage ce n'est pas des unités phonosémiques manieuses qui représenteraient des choses-performances, ni même qui y correspondraient. Ce sont des unités phonosémiques manieuses qui seulement spécifient des choses-performances-en-situation-dans-une-circonstance-sur-un-horizon, par prélèvement, déclenchement, distribution, suspens. Les choses, les performances, les situations, les circonstances, l'horizon préexistent naturellement et/ou techniquement et/ou socialement au langage ; bien plus, avant le langage, elles sont déjà structurellement connectées entre elles et au corps hominien par le geste et l'intergeste : les spécimens hominiens du paléolithique inférieur ont manipulé leurs choppers et leurs bifaces, et l'enfant d'aujourd'hui manipule ses blocs et ses poupées bien avant de parler. Le langage n'est pas qu'une sémiotique, c'est une techno-sémiotique. Pour évaluer ses réquisits, il ne faut donc pas considérer le seul cerveau, on doit saisir qu'un dialecte massif ou détaillé naît dans un corps tout entier transversalisant et pointeur. En d'autres mots, si l'on veut à ce sujet interroger le cerveau, on n'oubliera pas que c'est le cerveau d'un organisme transversalisant et pointeur, prévenu et porté par un environnement technique ou en voie de technicisation <2B>. Or, si l'on y réfléchit, pour que des unités phonosémiques manieuses spécifient des choses-performances déjà techniquement situées, il faut relativement peu, du moins si elles émanent d'un corps (un geste) pointeur. (a) Qu'elles distinguent le particulier (ce cheval, le cheval que, le cheval dont) et le spécifique (le cheval en général, tout cheval quelconque), vu qu'Homo latéralisant émerge de l'animalité en déployant un champ d'indices et en les indexant. (b) Qu'elles permettent de nier une chose-performance-en-situation, puisque Homo est l'animal macrodigitalisant, indexant par oui/non, 0/1, ce qui dans un premier temps se fait par une abolition qui, terme après terme, nie la chose, nie la performance, nie la situation (no dog did not bite no cat) ; plus tard seulement l'abolition se contentera de porter sur un terme pour nier la proposition entière. (c) Qu'elles distinguent le présent et le passé, l'actuel, le possible et l'irréel, l'accompli, le non accompli, puisque Homo est l'animal possibilisateur. (d) Qu'elles distinguent l'objet de jugement et l'objet d'interrogation, étant donné qu'Homo est l'animal à cerveau très endotropique, et qui crée donc autant d'éventuels que de réels. Pour cette dernière distinction, l'intonation des unités phonosémiques semble souvent suffire, et même être le plus expressive, alors que dans les trois cas précédents une unité phonosémique manieuse particulière semble requise (nous avons cependant signalé plus haut le cas de cet enfant anglophone qui niait une proposition en la prononçant simplement sur un ton plus élevé). Tout ceci, à première vue, ne semble pas supposer des dispositions fort différentes de celles du cerveau technicien et musicien d'Homo <2B>. Cerveau comportant, en raison de l'interaction des neurones en synodies <2A>, des capacités innées de systématisation sémantique, qui s'annoncent dès les Insectes (abstraction de la couleur chez les abeilles), et que la technique transversalisante a assurément développées. Cerveau jouissant aussi des capacités de reconnaissance auditive oppositive, qu'on rencontre dès les Oiseaux, et qui fut adaptée à la pratique insistante du ton (musique) et surtout à sa pratique urgente (dialecte) quand Homo sélectionna, dans son hémisphère gauche, un centre dit de Wernicke pour la saisie (macrodigitalisante ? <2A2e>) des phonèmes, des glossèmes, des séquencèmes, des phrasés, et un centre dit de Broca pour leur émission (également macrodigitalisante ?). Faut-il alors, en plus de ce hard>>soft inné ou acquis assez général <2A1>, supposer un hard>>soft inné proprement langagier ? Dans les années 1960, l'argument des chomskyens en ce sens fut que le langage était si compliqué qu'on ne pouvait expliquer que par un certain innéisme le fait que l'enfant l'apprenne si vite. Mais, outre que, réfléchissant au langage, ils songeaient un peu trop vite à un langage d'adulte, ou d'après l'adolescence, on a de plus en plus souvent retourné leur argument, et supposé que le langage premier s'apprend si vite justement parce qu'il est très peu préprogrammé, que c'est une construction ab ovo, ou presque, comme semble le confirmer la différence des centres cérébraux excités dans l'acquisition d'un (des) dialecte(s) primaire(s), constructeur(s), et ceux excités lors de l'acquisition des dialectes secondaires, ultérieurs à l'adolescence, supposant règles, et dont la compétence se limite à ce qu'apprend la connaissance des règles. En un mot, le langage enfantin s'apprendrait si bien, et de façon si nativement compétente, parce qu'il ne s'apprend pas, ou peu. Construit par une expérience génuine en interaction génuine, autour de laquelle a tourné toute la réflexion de Wittgenstein <24B1>. Le langage surcorrigé, entendu chez la mère quand elle s'adresse à son nourrisson, étant lui-même une forme intense d'interaction, et de compétence réduplicative. Aux universaux des langages, on joindra ceux qui concernent leurs pôles marqué / non marqué. Comme il convient à Homo différenciateur, dans toutes les langues on constate que des phonèmes, des glossèmes, des séquencèmes sont perçus comme allant de soi (pôles non marqués), tandis que d'autres (pôles marqués) se définissent par rapport à eux ; ainsi, en français les voyelles nasales, le féminin et le pluriel, la séquence verbe-sujet sont des pôles marqués, faisant contraste sur les voyelles orales, le masculin et le singulier, la séquence sujet-verbe. Dans Langage Universals (1966), Greenberg a montré que beaucoup de pôles non marqués (naïfs, naturels) ont une certaine constance à travers les langages, et signalent ainsi des naturalités dans les pratiques langagières, - comme on peut croire qu'il y a certaines naturalités dans les gestes du langage gestuel.
17G4. La propagation des dialectes
A ce qui précède, et qui est essentiel pour l'anthropogénie, on peut raccrocher les questions concernant la diffusion des dialectes, parfois désignées abusivement comme "le problème de l'origine des langues".
17G4a. Un départ unique ou multiple Certains défendent une origine unique du langage détaillé, située entre -50.000 et -30.000, dont témoigneraient de brusques progrès dans l'outillage lithique jusque-là élémentaire. Ce monogénisme langagier est le plus fermement défendu actuellement à Stanford par Ruhlen et Bengtson à partir de regroupements de tous les dialectes du monde en familles ou superfamilles supposées déjà par le XIXe siècle comparatiste pour les dialectes indo-européens ; par Sapir dans le début du XXe pour les dialectes amérindiens d'Amérique du Nord (na-déné) ; par Greenberg dans la seconde moitié du siècle pour l'eurasiatique, etc. Ainsi, le théoricien de la mathématique ne sera pas indifférent à un couple *TIK/*PAL (un/deux) supposé très répandu <19A4>. D'autres, au contraire, postulent des origines plurielles. Les distances spatiales et temporelles entre certains dialectes leur semblent exclure les propagations par contiguïté requises par le monogénisme. Ils trouvent aussi que les ressemblances invoquées par les monogénistes sont peu probantes ; par exemple, elles interviennent souvent entre des mots isolés, lesquels leur paraissent moins distinctifs d'un dialecte que les caractères vocaliques/consonantiques, agglutinants/flectionnels, à verbes-noms/à verbe-et-nom, à verbes ergatifs/à verbes accusatifs, etc. <R.fév98,67>. Les ressemblances, nominales ou autres, entre dialectes d'origines éloignées ou diverses s'expliqueraient plutôt par certaines constantes planétaires des organismes, des pratiques, des environnements hominiens. L'anthropogénie, surtout si elle a reconnu la phonosémie manieuse du langage <16B2b>, sera attentive à cette dernière affirmation. Car, à ses yeux, les deux thèses, même la monogénique, doivent retenir, comme nous venons de le faire à propos de la basic grammar, (a) qu'Homo sapiens sapiens a des structures anatomiques et physiologiques basalement semblables ; (b) qu'il vit dans des environnements dont la typologie est limitée ; (c) que les constructions techniques et sémiotiques suivent donc aussi des voies relativement obligées. Sans ces ornières d'évolution, pas de ressemblances consistantes à partir d'éventuelles sources multiples. Mais pas non plus de ressemblances consistantes à partir d'une éventuelle source unique.
17G4b. Les facteurs majeurs de propagation Comment un dialecte bouge sur place, est adopté, est remplacé, c'est aussi une question importante pour l'anthropogénie. On remarque que, dans des dialectes voisins de même famille, disons ABCDEFGH, les dialectes BCD ou DEF se comprennent, tandis que AD ou plus encore AH ne se comprennent plus. On voit aussi qu'à un moment un dialecte est remplacé plus ou moins vite par un autre. Dans ce dernier cas surtout, de simples contacts ne sont pas des explications suffisantes, puisque des locuteurs italiens, français, turcs actuels peuvent cohabiter longtemps, ils s'emprunteront quelques mots, et même quelques tournures, mais les structures et les partis structurels et existentiels de leurs dialectes-langues ne seront guère affectés. Pour que des transformations et des remplacements aient lieu, il faut qu'intervienne un facteur technique ou social considérable. Dans le cas de la propagation de l'indo-européen, on en a proposé deux principaux. (a) La supériorité de guerriers montés (mounted warriors) parmi des populations pédestres ; c'est la thèse richement documentée depuis plusieurs décennies par Marija Gimbutas, à Los Angeles. (b) La supériorité démographique insinuante des agriculteurs-éleveurs sur les chasseurs-cueilleurs ; c'est la thèse avancée par Renfrew et alii, autour de Stanford et Berkeley. La première thèse suppose une diffusion indo-européenne partant du nord de la Mer Noire, d'ouest en est. La seconde, croit relever une diffusion à partir de l'Anatolie (Çatal Hüyük) à travers la Grèce jusqu'à la Mer du Nord, et rayonnant ensuite vers la Mer Noire à l'est, et vers l'Espagne au sud <EL, 1989, p.46>. Ces deux thèses s'appuient sur des arguments d'archéologie (kurgans, Corded Ware burials), ou de biologie (ADN et groupes sanguins des populations actuelles). Mais elles supposent surtout un questionnement préalable, bien souligné par Renfrew. C'est que rien n'est intelligible pour une anthropogénie si l'on n'a pas déterminé d'abord quel est le phénomène technique ou social assez puissant pour avoir obtenu un résultat aussi considérable qu'un remplacement de dialecte. A cet égard, Renfrew est frappé par le fait, déjà dégagé par d'autres, que l'agriculture-élevage permet de nourrir au kilomètre carré des dizaines d'habitants là où la chasse-cueillette en nourrit un. L'agriculteur-éleveur devrait donc éliminer le chasseur-cueilleur quand il s'introduit dans son aire. Ainsi, en admettant que des agriculteurs-éleveurs tendent à se déplacer progressivement, l'agriculture-élevage pourrait avoir été le phénomène majeur qui a permis la diffusion d'un dialecte, leur dialecte. Or, on considère d'habitude que le Croissant fertile et les plateaux moyens de l'Anatolie, ont été il y a neuf mille ans le berceau de l'agriculture-élevage, dont la diffusion se fit au cours des quatre ou cinq millénaires suivants ; sur ce thème, nous avons des cartes de mieux en mieux fournies et datées pour l'Europe. On concevrait ainsi que les dialectes qui dominent aujourd'hui en Europe, à savoir les dialectes indo-européens, ont été le résultat d'une propagation langagière allant de pair avec la propagation technique des agriculteurs-éleveurs. Renfrew suppose même que, dans la région du Croissant fertile d'il y a cinq ou six mille ans, les différences des langages étaient suffisantes pour avoir donné naissance non seulement aux dialectes indo-européens depuis Çatal Hüyük, mais aussi aux dialectes de l'Egypte et du nord de l'Afrique depuis Jéricho, voire aux dialectes pakistanais et indiens antérieurs au sanskrit à partir d'Ali Kosh. Une anthropogénie n'a pas à décider de la pertinence détaillée de ces vues, qui appartiennent cependant à son horizon.
SITUATION 17 Ce chapitre, sur la pratique du langage, aurait pu venir aussi bien avant le précédent, sur les éléments du langage. Car il faut avoir longuement reconnu combien le langage a été induit par des gestes techniques prélangagiers pour comprendre comment il s'est sélectionné comme une quadruple articulation de phonèmes, de glossèmes, de séquencèmes, de phrasés très économiques, subtils, généralisateurs, diversement transcendantaux. Désignant du même coup les limites et les pouvoirs du dialecte, une fois reconnu son statut de spécification (non de représentation ou de correspondance) de choses-performances-en-situation-dans-la-circonstance-sur-un-horizon par des unités phonosémiques suffisamment manieuses. Avec des conséquences existentielles, pédagogiques, cliniques considérables. Mais l'ordre traditionnel - les éléments d'abord, la pratique ensuite - était plus commode pour l'exposé. |