ANTHROPOGÉNIE GÉNÉRALE
PREMIÈRE PARTIE - LES BASES
Chapitre 5 - LES INDEX
TABLE DES MATIÈRES
Chapitre 5 - LES INDEX
Les langues romanes distinguent judicieusement les indices, que nous venons de considérer, et les index, auxquels nous passons à présent.
5A. Index vs indice. Les indices indexés
Les index sont ces gestes par lesquels le corps dressé, transversalisant et manipulateur d'Homo, avec son cerveau neutralisant, a développé peu à peu le pouvoir de pointer des cibles, de marquer des débuts et des fins, de tracer des directions, de déterminer des angles, de mimer des vitesses, de mimer et déclencher des mouvances, donc de danser, de cerner des formes et des collections, d'additionner ou soustraire des collections entre elles, de distribuer des consécutions. On doit voir que les index et les indices fonctionnent en sens opposé. Les indices vont des choses à celui qui les considère ; c'est ce que signale la terminaison objectale latine "-icium" dans indicium, dont vient indice. Au contraire, les index vont du spécimen pointeur, traceur ou collecteur aux choses ; ce que signale la terminaison subjectale latine "-ex", dans index, dont vient notre index. La langue anglaise n'a pas gardé cette opposition. Elle utilise "index" au singulier, et "indices" au pluriel pour couvrir à la fois les indices et les index. Cette fusion ou confusion a l'intérêt de trahir le lien étroit des deux termes. Mais, dans le cadre de l'anthropogénie, il est indispensable de partir de la distinction latine, qui marque un pas anthropogénique décisif. En effet, à mesure que les indices rencontrés par Homo transversalisant, substitutif, complémentatif, comparatif, furent pointés et tracés par des index, la technique se mit définitivement en route et elle initia même la science, en une physique, qui est l'indexation des indexables, et en une mathématique, qui est la théorie générale des indexations. Il faut donc mesurer d'abord à quel point le corps d'Homo, dont nous avons vu qu'il est techno-indicialisant, est multiplement indexateur. La rencontre des indices et des index au départ d'Homo n'est pas une simple confluence de deux séries hétérogènes, comme cela arrive souvent dans l'Evolution. Il s'agit de l'émergence d'un véritable couple. Les indices, allant des objets à leur manipulateur, appellent des index ; inversement, les index partant du manipulateur transforment tout ce qu'ils pointent en indices. Ce couple va déterminer les pouvoirs et les limites de la technique et de la logique hominiennes. Homo surgissant dans l'Univers est indissolublement indicialisant et indexateur, voire indexateur et indicialisant. C'est probablement son fonctionnement le plus original, ou en tout cas basal. Ainsi, abordant plus loin les dialectes <10D,16,17>, l'anthropogénie constatera que leurs éléments et leurs pratiques sont d'ordinaire, sous des dehors profonds et compliqués, parfois pompeux, simplement des index, des indices, des index-indices mis en faisceaux. Beaucoup des éléments des images, des musiques, des écritures, de la mathématique et de la logique aussi. Un environnement devient hominien, se transversalise, dans la mesure où il consiste en indices indexés ou indexables, et en index diversement indicialisants. Il y suffit alors de quelques indices pour que se lèvent des index. Il suffit de quelques index pour que s'ouvre un champ d'indices.
5B. Les propositions corporelles à l'indexation
5B1. Bras, mains, doigts, pieds indexateurs
Le fait que le bras du primate redressé puisse s'étendre et se déplacer linéairement en toutes directions, et même se caler osseusement à l'épaule en une direction stable, a invité Homo à définir des orientations globales ou précises. Plus exactes encore, les mains d'Homo, surtout quand elles s'étendent, se raidissent et se calent à plat, proposent d'innombrable index de pointages, de délimitations, de traçages, de convections, de décisions. Le pouce hominien est très détaché et très innervé, et le doigt qui le jouxte et fait élan sur lui en ouverture d'angle, le doigt index, même s'il n'est pas le doigt le plus long, joue à cet égard un rôle prévalent. Il est appelé en allemand "Zeige-finger", doigt pointeur-traceur, et en français "index" tout court, tant sa phalange, sa phalangine, sa phalangette, quand elles se dressent, en contraste avec les quatre autres doigts qui se dépriment autour, sont par excellence l'organe des indexations insistantes. A quoi les poignets et la fixation mobile des phalanges sur le métacarpe ajoutent les indexations de rotation. Du reste, des indexations sont proposées souvent par les deux bras, les deux mains, les deux doigts index d'Homo. Et ces deux sont capables de marquer le commencement et la fin d'un segment de façon simultanée. De marquer aussi un angle. Ou les temps et le tempo d'une consécution. Comme encore de transporter des grandeurs sur d'autres, en une application (mapping, fonction) qui engendre la mesure. Enfin, en s'entre-mirant, de provoquer des symétries directes, retournées, bilatérales. Car il y a quatre ou cinq manières de faire se correspondre deux mains : les deux de face, les deux de dos, une de face et une de dos, les deux en divers décalages ou croisements, etc. De plus, ces jeux de miroir peuvent intervenir entre les faces des mains et les faces des objets qui ainsi s'indexent et s'indicialisent mutuellement. En sus, les deux mains planes forment aisément, en se jouxtant à l'horizontale, tantôt une coupe unique, tantôt deux plateaux de balance susceptibles de recevoir des collections de petits objets, manipules (manus, plere, remplir), comme des grains et des cailloux, de les présenter à autrui ou à soi-même, de les comparer quant à leur qualité ou à leur nombre. Les mains du corps d'autrui peuvent servir à cet usage aussi bien que celles du corps propre, et la chaîne des indexations, courant de corps en corps, assure plus que tout le "cum" de la collaboration et du compagnonnage. Les doigts des deux mains ont des commandes distales si indépendantes qu'ils sont d'une certaine manière dix index, capables de s'appliquer à dix objets, mais aussi de se toucher l'un l'autre en des applications biunivoques, un à un, un à deux, un à trois, deux à deux, trois à deux, cinq à cinq, etc. Le mot "digit", qui veut dire "chiffre" en anglais, ramène judicieusement les "chiffres" aux "doigts" (lat. digitus). Somme toute, ses dix doigts-index-chiffres, qu'un jour il écrira 0 1 2 3 4 5 6 7 8 9, fournissent à Homo un boulier compteur-indexateur à la fois sensoriel, moteur, objectal, multiplement segmentarisable et substituable. Les systèmes décimaux, à base 10, illustrent bien la puissance du corps hominien indexateur. Mais les systèmes vigésimaux, à base 20, le font aussi. Les 2 x 5 doigts des pieds s'ajoutant aux 2 x 5 doigts des mains, en un total de 20 doigts, restèrent perçus longtemps comme un ensemble privilégié dans les contes populaires. Outre que, pour certaines estimations, la base 20 est parfois plus parlante que la base 10, le primate bipède n'oublie pas entièrement le primate quadrupède dont il dérive. Du reste, depuis que le gros orteil, au lieu de s'écarter des autres orteils comme chez les singes, s'est aligné sur eux et a remplacé l'orteil médian comme point d'appui de la marche et du shot, les pieds hominiens sont devenus à leur tour des moyens de pointement indexateur. La transformation fut sans doute consommée chez Homo erectus après s'être préparée chez Homo habilis, s'il est correct d'attribuer à ce dernier, encore assez arboricole, le fossile d'un pied à orteil médian dominant avec un gros orteil aligné <PP.90>.
5B2. Tête, regard, voix indexateurs
A côté des bras et des doigts, la tête d'Homo devint elle aussi, au haut de son cou gracile et mobile, capable d'index efficaces, pour pointer des cibles, tracer des directions et des mouvements, marquer des consécutions, des collections, des complémentarités, tantôt s'abaissant vers l'avant, tantôt relevant un menton saillant qu'on ne trouve chez aucun autre primate actuel, tantôt mimant des mouvements entiers dans les trois dimensions, et cela à des vitesses différentes. Selon le grec "neF-ô" et le latin "nu-o", pencher la tête en avant marqua l'assentiment. C'était le geste le plus important de Zeus-Jupiter. Hocher souverainement la tête (caput, chef) de haut en bas, ou de gauche à droite, aura grandement confirmé Homo comme animal distanciateur. La tête indexatrice se résuma dans les yeux indexateurs à mesure que s'effaçait l'arcade sourcilière proéminente et que se sélectionna un blanc de l'oeil, inconnu de l'animalité antérieure, et qui rend capable de "darder". Le dard totalise l'indexation, comme nous le vérifierons à l'occasion des mathématiques et du rôle qu'y joue la flèche et le trait-point <19 et Complément 11>. Il comprend en effet trois parties : un point de départ, un point d'arrivée, une hampe ou trait intermédiaire traçant la direction, parfois la force. L'action de darder, avec ses corrélats de lancé, de traçage, de cerne, d'ordonnancement, de convection, fit de la vue hominienne le regard, où se résume le visage, lequel résume parfois le geste du corps entier <3E>. C'est de darder qui donna au regard son caractère réduplicatif et thématisateur (garder, re-). On se souviendra que le regard hominien, gardien, est "preneur" de point de vue, angularisant et processionnel <1C1b>. Aux indexations du regard on ajoutera celles de la voix, à laquelle les joues et les lèvres différenciées, dans la face en redressement, permirent de pointer des orientations horizontales, tandis que ses sons puis ses tons <15A> désignaient des directions verticales par leur hauteur, et des forces à remarquer ou à produire par leur intensité.
5B3. Démarche indexatrice
La marche bipède achève dignement cette liste des indexations, tant elle aura été d'emblée indexatrice par sa cadence franche et contrôlée, par ses directions, par le point (punctum, spot) de ses départs, de ses arrivées, de ses arrêts, et assurément par ses "tendances vers" (ad-gressions). Chez les philosophes péripatéticiens, avec son allée, son allure, son allant, ses distances externes et internes, son rythme en tous ses aspects, elle ne fut pas seulement une occasion de la pensée, mais une partie importante de son exercice. C'est par ses indexations autant que par ses distanciations que la marche est démarche.
5B4. Le référentiel transversal et orthogonal
Assurément, pour que cette extraordinaire panoplie d'index proposée par le corps d'Homo s'épanouisse, il a fallu qu'elle soit saillante et prégnante à partir d'un référentiel ferme. Ce qui est le cas, puisque, comme nous l'avons remarqué d'emblée, le corps redressé et orthogonalisant d'Homo distribue un plan transversal, conforté par la latéralisation gauche-droite, et par rapport auquel s'orthogonalisent deux autres plans. Tous les index précités travaillent par rapport à la norme de ces trois plans dits "normaux", normatifs entre eux <1A2-3>. Eveillé par le corps intensément indexateur d'Homo, le *woruld en retour produisit indiciellement des index. Une branche sur le chemin fut perçue flèche indicatrice ou signe de piste. La baguette magique, comme plus tard celle du chef d'orchestre, fut à la fois indice et index.
5C. Les modalités de l'indexation
5C1. L'indexation comme fixation et segmentarisation sémiotique : le pointage
Le point et le centre renvoient l'un à l'autre. Le point vient de punctum, de pungere, piquer comme le fait une abeille. Le centre vient de centrum (kentrum), du grec kentron, de kenteïn, qui a le même sens que pungere. Dans les deux cas, le pointement est visé dans son action, sa réception, sa sensation les plus déterminées, la piqûre. La piqûre la plus frappante pour les anciens était celle de l'abeille. Le pointage est l'opération techno-sémiotique exemplaire pour Homo segmentarisant. Il opère la première distribution de l'environnement en segments sous deux formes : (a) comme entre-deux-segments, (b) comme fin (terme, limite) de segment. Quand les limites d'un ensemble lui appartiennent, l'ensemble est dit fermé ; si elles ne lui appartiennent pas, il est dit ouvert. Et c'est un pointage qui détermine ce qui sera si important dans les histoires : le pays, pagus, de pangere, ficher un dard, mais aussi ficher un pieu. Etymologiquement, le pays est la portion du *woruld où Homo dressé et tranversalisant a fiché un pieu central pour en faire son lieu. L'étude des gestes du nouveau-né montre que tendre le poing pour pointer un objet, ce que le primate ne fait jamais, intervient très tôt dans l'existence hominienne.
5C2. Les index comme cinématique : la direction et la vitesse
La direction d'une indexation ne s'épuise pas dans la visée d'un point. Elle peut marquer et aussi mimer de loin un véritable trajet (jacere, trans), rectiligne, courbe, méandrique. La droite et la courbe, dans leur tracé immédiat ou lointain, ne supposent pas le même type de tension et de calage. Ce sont des expériences kinesthétiques distinctes. Le traçage indexateur peut encore avoir, et donc mimer, des vitesses différentes, différenciées, différenciables (ferre, dis, duo, mettre en bifurcation). Le bras et la main, avec ou sans baguette amplificatrice, sont si subtils dans leur tempo qu'ils seront un jour capables de régler les mouvements dispersés d'un orchestre symphonique.
5C3. L'indexation comme dynamique : la charge et la décharge (purification des index)
Les index ne sont pourtant pas seulement affaire de cinématique, de mouvements. Ils mettent souvent en oeuvre une force. Déjà pour ceux qui les émettent, s'y étendent, y expriment (premere, ex, pousser dehors) leur énergie (ergein, in, agir en dedans). Ensuite pour ceux qui les perçoivent, s'il est vrai que les cerveaux hominiens infèrent les forces dont procède un mouvement, et celles qu'il va déclencher ; en d'autres mots, y saisissent des mouvances <2B1>. La charge d'un index (carricare, véhiculer) agit alors doublement : positivement par la vectorialité de son énergie, négativement par la neutralisation ou l'annulation de ce qui n'irait pas dans son sens. Et, à cette occasion, elle exploite le caractère de tout système nerveux récepteur, et sans doute aussi moteur : de renforcer les crêtes, de neutraliser les pentes, de créer ainsi des bassins d'attraction <2A2b>. D'où les deux pratiques majeures de l'index chez Homo. Celle où il utilise à plein sa charge convectrice, exaltant sa puissance plus que sa précision, chez le chef de guerre ou d'orchestre, le politicien, le prédicateur. Celle, au contraire, où c'est la précision plus que la puissance qui est visée, comme dans la mathématique ou la physique, où les indexations vont autant que possible se purifier de leur charge, pour ne garder que leur vectorialité pure. Le cas de la flèche mathématique <Complément 11> indique bien les limites de cette pureté, puisqu'elle est parfaitement définie, sans pourtant être axiomatisable dans l'expression "une quantité tend vers une autre" ; sans doute parce qu'en ce cas il n'y a pas moyen d'effacer absolument la charge (la tension) inhérente à la tendance. Tout index comme tout pas implique une agression. Cependant, si celle-ci s'initie dans l'agressivité rostrale-caudale de l'animalité antérieure, elle s'achève dans l'ad-gredi (marcher-vers) transversalisant et frontalisant d'Homo <1A2>. C'est pourquoi et dans cette mesure que l'index peut être déchargé, purifié, par exemple dans la mathématique et la logique <19-20>.
5C4. L'indexation comme basculement. Le oui et le non : le jugement
Avec le moindre écart une indexation montre ou ne montre pas. Inclut ou exclut. Exclut dans la mesure où elle inclut. Bref, elle est oppositive et exclusive par nature. Disant oui ou non. Oui donc non. Ça ou non-ça. Ici ou là. Agir ou pas agir. Moyennant la rythmique du geste et de la voix, elle peut même préciser : presque ça, presque pas ça ; plutôt ici, plutôt là. C'est elle surtout qui, portant sur des indices, fait qu'Homo segmentarisateur et transversalisant suscite des choses-performances-en-situation-dans-la-circonstance-sur-un-horizon <1B3>. Symptomatiquement, la négation du verbe en français exploite les deux index majeurs, le point et le pas : "il n'y en a point (punctum)", "il n'y en a pas (passum)". En d'autres mots, l'index, avant même de mathématiser, ouvre le champ de la logique, c'est-à-dire de la négation, de l'exclusion, de l'affirmation, du choix et de l'interrogation, avec leurs inférences réciproques. Le calcul logique, comme le calcul mathématique, est bien d'abord un calcul des indexations, ou des "indications" selon le vocabulaire de Spencer-Brown. On remarquera que la même racine latine jus a donné jugement, juge, justice, juste (midi juste). La Justice tient en ses mains la balance, le plus indexateur des ustensibles : non/oui, mal/bien, laid/beau, exact/inexact. Le mot allemand pour jugement, Urteil, indique aussi le partage (teilen) qu'est tout jugement, de logique et de droit, et présente ce partage comme fondamental, radical, premier (Ur-).
5D. La sémiotique de l'index
Les index sont des signes, c'est-à-dire des segments qui thématisent d'autres segments, en s'épuisant dans cette thématisation <4A>. Appliquons ceci exactement. Dans les indexations, les segments thématiseurs sont des bras, des doigts, des têtes, des regards, des sons-tons, des pas ; les segments thématisés sont des segments pointés, et qui n'ont d'autre détermination que d'être pointés ; le lien qui unit ces deux sortes de segments est la direction du segment pointeur ; et ce dernier s'épuise dans cette thématisation directionnelle. En effet, s'il m'arrive d'indexer un segment en le touchant et même en le poussant quelque peu (comme il advient dans certaines démonstrations de Descartes), ce n'est pas cette action physique qui importe, comme ce serait le cas s'il s'agissait d'un geste technique. Tendre le bras, ou le doigt, ou le regard dans une direction dit peut-être à un collaborateur de faire telle ou telle chose, mais de soi, en tant que signe, ne fait rien. Les index sont donc bien des signes. Reste à voir qu'ils contrastent avec les indices. Et, en effet, allant du sujet qui indexe à l'objet indexé, l'index est un signe intentionnel, au sens primitif de tendu dans-vers (tendere, in), à l'inverse de l'indice qui va de l'objet indiciel au sujet indicialisant. C'est aussi un signe vide. Assurément, il est "plein" de son indexation, de sa charge indexatrice, mais cette charge, même si elle est puissamment convective, pointe ses objets sans leur imputer de déterminations internes. Le vide de l'index fait même le vide de l'espace, qui est l'ensemble de toutes les indexations simultanées, et qu'on ne confondra pas avec l'étendue (l'extension, tendere, ex-) et avec la spatialité, qui sont plus concrètes. Et le même vide de l'index fait aussi le "vide" du temps, qui est l'ensemble des indexations consécutives, qu'on ne confondra pas avec la durée et la temporalité, également concrètes <29B2>. Néanmoins, quoique intentionnel et vide, l'index est assez motivé. C'est vrai qu'il admet l'arbitraire : dans certains pays, on dit "oui" en balançant la tête de gauche à droite, et "non" d'avant en arrière ; et ce qui signifie "éloignez-vous" à tel endroit signifie "approchez-vous" ailleurs ; quelle était la portée exacte du gaghals (gegen-hals, mit zurückgebogenem Kopf) du vieux nordique ? Mais cet arbitraire est limité, et deux spécimens hominiens arrivent d'ordinaire à s'entendre sur des opérations techniques rien que par gestes, c'est-à-dire par quelques indices et beaucoup d'index partagés. Pour signifier qu'un profil d'objet va dans telle direction, pourquoi faire un geste dans la direction opposée, même si de soi cela n'est pas exclu. De même pourquoi désigner le plus grand par un geste plus petit, et inversement ? Et quel spécimen hominien doute de la direction d'une flèche physique et figurée ? Les index sont moins motivés que les indices, mais très motivé quand-même. La motivation entre index et indexé se confirme de la proximité entre l'index (signe extérieur) et l'indexation (concept, synodie neuronique) qu'il exprime. En particulier, entre le signe mathématique (index) et le concept mathématique qu'il réalise (indexation) il y a presque équivalence, ou équipollence <19C>. Mais cette proximité fait aussi le pouvoir des gestes d'autorité. Indices et index contrastent fortement sur ce point. Dans l'indicialité, comme il s'agit d'un transfert de déterminations internes, fatalement floues, il se glisse entre l'indice (signe matériel) et l'indicialité (que véhicule le signe) toutes sortes d'erreurs, exagérations, atténuations, dérives possibles. Par contre, l'index étant un signe vide, entre lui et l'indexation qu'il réalise il y a peu ou pas de dérive. Et il est d'ordinaire d'autant plus contraignant que, comme c'est le cas en mathématiques, on fait tout pour qu'il n'y ait pas de dérives possibles. Revenons alors sur la notion de charge implicite ou explicite de l'index. Ce n'est pas une charge mécanique ; physiquement, elle ne remue rien directement, même si un général furieux ou trop éloquent lacère sa carte d'état-major en traçant le futur trajet de ses troupes ; dans l'indexation comme telle, cet aspect est non pertinent, mis entre parenthèses. Mais c'est souvent une charge sémiotique dans son résultat, du moins quand le doigt indexateur déclenche des actions et ne s'en tient pas au pur constat. Et c'est parfois aussi une charge sémiotique dans sa source, s'il est vrai que l'intensité de l'effort physique de l'indexeur va de pair avec l'importance de l'effet sémiotique qu'il veut produire. Nous suspectons qu'au matin de Salamine les bras, le regard, la voix, la démarche de Thémistocle pointèrent les vaisseaux perses avec une rare en-ergeïa physique et physiologique, et que ses marins en furent convoyés. Les fresques de Wandjina man en Australie montrent depuis 50 mA que les bras étendus portent aussi l'exergie chamanique.
5E. De la technique et des indices aux index
C'est le moment de se demander selon quelles voies anthropogéniques a pu se mettre en place ce signe qu'est l'index, lequel, comme l'indice, suppose la pratique d'une distanciation autre que la distance technique. Deux voies découlent de ce qui précède. (a) La voie technique. - Dans la collaboration technicienne, il dut être fréquent que le bras, la main, la tête, le regard, la voix dirigée, la démarche d'un ouvrier se mettent à pointer, à orienter, à cerner, à répartir assez la panoplie et le protocole pour que l'oeil ou l'oreille d'un collaborateur en suivant cette main, ce regard, cette voix aboutissent à une "chose" (cause), ou plus précisément à une chose-performance-en-situation-dans-la-circonstance-sur-un-horizon <1B3>, et les perçoive comme des équivalents d'un geste effecteur, mais parfois aussi comme thématisés purement, donc non seulement à distance, mais en distanciation. Le geste technique plein devenait le signe vide de l'index. (b) La voie indicielle. - Autour d'un indice, il dut être fréquent de doubler le lien entre l'indiciant et l'indicié par un mime. Ce lien, causal ou simili-causal, put avec le temps se simplifier au point de tenir en quelques localisations à distance, et même en distanciation, sans déterminations particulières. Au sens le plus strict, la technique, l'indice et l'index s'appellent. Les index fouettent la technique et l'indicialité, et l'on doit même se demander si celles-ci auraient pu se développer, voire se maintenir, sans l'aide des indexations. Inversement, la complexité indéfinie des clivages techniques et indiciels entraîne la complexification des index, lesquels appellent alors (a) la mathématique comme théorie générale des indexations et pratique absolue des index ; (b) la logique comme théorie particulière de la négation-exclusion, de l'affirmation, de l'interrogation ; (c) la physique comme applicabilité d'index de plus en plus purifiés aux (événements) indexables de plus en plus purifiés, dans l'observation et l'expérimentation.
5F. Les index et la macrodigitalité
La considération du cerveau nous avait conduits à distinguer les deux modes de représentation neuronique : la représentation analogique et la représentation macrodigitale, dont les propriétés divergentes sont exploitées par les "analog computers", les "digital computers", les "hybrid computers" <2A2e>. Les indices, sans exclure la macrodigitalité, illustrent plutôt la fécondité de l'analogie dans ses métaphores et ses métonymies. Les index, sans exclure l'analogie, illustrent plutôt celle de la macrodigitalité. Ils appartiennent à l'analogie, en ce qu'ils miment, quoique de façon un peu arbitraire, les indexations qu'ils réalisent. Ils analogisent même entre eux, puisqu'ils peuvent s'entre-mimer en mimant à distance les mêmes directions, angulations, extrémités, vitesses, forces sous-jacentes, valeurs cardinales et ordinales, les mêmes valeurs (x, y, z) connues et inconnues, les mêmes affirmations, négations-exclusions ou questions, etc. Ce qui est le départ de la mathématique, et fait pressentir le rôle majeur qu'y jouent la figure tracée et l'écriture. Mais ils font surtout merveille dans la macrodigitalité. Car, dans toute panoplie, il leur suffit de pointer un nombre suffisant d'objets non-cherchés pour que se dégage l'objet cherché. Nous aurons l'occasion de voir que la sémantique du langage parlé, et des caractères écrits, et même celle des images les plus ressemblantes repose pour une bonne part sur de pareilles oppositions exclusives : cela c'est partiellement "cela", analogiquement ; mais aussi "pas cela", "ni non plus cela", et ainsi de suite, macrodigitalement. Comme dans la figure et l'écriture aussi.
5G. Les index et la société
L'apport des index dans les actions techniques, pacifiques ou guerrières, se double de leur apport social, s'il est vrai qu'ils forment l'essentiel des langages, gestuels puis parlés, donc aussi de la collaboration, de l'éducation, de la sexualité, des instances, de la clientèle, bref de la rencontre en général <3>.
5G1. Index et langage : le langage des gestes. Les cadrages
Le langage gestuel, quitte à être moins rapide en certaines occasions, peut suppléer presque complètement le langage parlé, et il est même plus efficace que lui dans la transmission du savoir technique, qui se fait essentiellement par gestes mimétiques et indexateurs. Encore aujourd'hui, l'apprenti apprend davantage en suivant les segments substituables et coaptables ainsi que les indices indexés par son maître qu'à la lecture de textes descriptifs même soigneusement rédigés. Il est rare qu'une fiche technique se suffise sans "joindre le geste à la parole". Les études récentes vérifient que la mise en place du langage par geste est synchrone avec celle du langage parlé. Ce qui suggère que le phénomène fondamental dans les deux cas est le développement de l'association et de la neutralisation conceptualisantes dont sont capables les synodies neuroniques d'Homo, lesquelles selon les opportunités s'expriment langagièrement ou gestuellement. Dans ce sens, une anthropogénie ne peut qu'être attentive au fait que les autistes se débrouillent mieux avec le langage des gestes, par exemple avec l'American Sign Language, qu'avec le langage parlé. L'existence d'une écriture, comme la chinoise, indépendante de langues particulières, confirme ce tableau. Or, le langage par gestes consiste essentiellement en index et indexations, avec seulement quelques mimes détaillés, eux-mêmes fortement indexés ou indexants. Et l'on se remarquera que, dans le langage parlé aussi, les concepts les plus prestigieux, non seulement mathématico-logiques mais aussi philosophiques, sont principalement des faisceaux d'index confortés d'indices : "sublimation", "intériorité", "transcendance", "immanence", "pondération", "équilibre", "évidence", "désir", "espérance", etc. Sauf cas extrêmes, le contenu idéologique d'une Droite et d'une Gauche politiques se réduit d'ordinaire pour l'essentiel à se sentir plus "à gauche" (at odds) ou plus "à droite" (straight). Du reste, les index ont un rôle dans toute transmission d'information (comprise comme mise en forme) dans la mesure où ils sont le plus économique et le plus décisif instrument de cadrage, et que, pour Homo, transversalisant, orthogonalisant et globalisant, il n'y a pas de transmission techno-sémiotique sans un certain cadrage, qu'il s'agisse de découper du gibier, d'élaborer un repas, de décider d'une implantation d'habitat, d'écrire un texte, de faire une photographie. Un cadre est à la fois un index et un référentiel d'indexation. Ainsi de la page rectangulaire où prennent place nos textes, rectangulaires.
5G2. Index et élection positive ou pouvoir : tranchant, charge et indéfinité
La charge interne des index implique et explique leur caractère impératif, exclusif, comminatoire (minari, menacer, cum). Ils excluent, opposent, imposent, intiment, interdisent. Il suffit d'un rien de brusquerie pour que la main qui prélève "l'un" mette violemment "l'autre" hors jeu. Une fois indexé, le constat vire à l'ordre, à l'obligation (ob-ligare, lier frontalement), à l'imposition (im-ponere, placer en pesant sur), à l'exclusion. L'évolution sémantique du mot latin interdictio montre bien ce genre de basculement. Au départ, il signifiait dire-entre (dicere inter) marquant l'injonction, et régissant donc "ut + subjonctif". Mais toute injonction (jungere, in) est si souvent une mise en garde (ut ne, ne + subjonctif), ou une mise à l'écart (a + ablatif) qu'inter-dire (dire entre) a fini par signifier défendre. Entre le "rejeté" et le "pris", les index et indexations ont ainsi inventé, plus que constaté, le mal et le bien, le faux et le vrai, le laid et le beau, en des couples où le pôle négatif a précédé sans doute chaque fois le pôle affirmatif. Pour Homo logicien, avant toute démonstration, p est équivalent à non-non-p. Et si c'est le out-group qui définit le we-group (in-group) plutôt que l'inverse, les index y sont pour beaucoup. C'est encore eux qui font que le pouvoir hominien n'est pas simplement le leadership animal continué : il leur doit l'indéfinité qui le rend insaisissable. Par opposition aux indices, signes pleins, les index du commandement, signes vides, même s'ils déclenchent des tâches fort précises, paraissent procéder d'une source infinie et aller vers des buts infinis. C'est ce qu'illustre à Taragone cette statue d'Auguste avançant vers la mer simplement un bras, une main, un doigt, un regard ferme, qui suffirent à gouverner l'empire, sans doute en en clivant les flux, comme un gouvernail fait des flots. Répétons que le mouvement de tête d'avant en arrière, la "neFsis", exprimait à lui seul le pouvoir suprême de Zeus-Jupiter. Le français dit d'un chef qu'il est ivre de pouvoir ; le pouvoir est enivrant dans la mesure où les index en quoi il tient sont chargés ; certains se nourrissent du pouvoir physiquement autant que sémiotiquement. Il y a une parenté étroite entre les index et les armes. Le bras tendu braqué d'Homo s'est d'abord terminé à un silex massif, puis à un silex lame, puis à une lance, une épée, un revolver, sorte de doigt indexateur survolté. Les armes vraies ou feintes combinent si bien la motricité caudale-rostrale de l'animalité avec la transversalité de l'indexation qu'elles ont dû fasciner les spécimens hominiens depuis toujours dès l'enfance, du moins chez les mâles, thématisant la saillance <3C1>. Elles font le pouvoir par leurs forces, mais autant par l'indexation qui les brandit et qu'elles sont. La mise en scène du peloton d'exécution fait qu'il ne manque pas sa cible, mais surtout qu'il pointe le mal vs le bien, le faux vs le vrai, le laid vs le beau, le out-group vs le in-group (we-group). Des indexations ont déclenché autant et plus de guerres que les intérêts, et elles les ont entretenues plus longtemps encore. L'indexalité culmine dans la fascination et l'hypnose, où l'hypnotiseur, par des orientations de voix, par des fixations lumineuses, par des rythmes simples convecteurs, crée chez l'hypnotisé une gravitation de l'attention qui l'emporte sur toute évasion possible <2B9>. Les projecteurs braqués par la cinéaste-photographe Leni Riefenstahl sur Hitler à Nürnberg l'indexaient et en retour le transformaient en un gigantesque index hypnotisant et hypnotisé. Sa parole à lui, et les cris qui y répondaient n'avaient plus qu'à suivre les convections déjà tracées par les index des lumières. Les grandes révélations tiendront souvent en (jets de) lumière et en (éclats de) voix, ces deux véhicules des indexations majeures.
5G3. Index et élection négative : le bouc émissaire
Nous venons de voir que la charge indexatrice est autant négative-exclusive que positive. Trois enfants trouvent un oiseau mort ; à ce moment un quatrième survient ; ils le connaissent moins bien qu'ils ne se connaissent entre eux ; ils sont trois, il est un ; mais peut-être surtout, à cause de la configuration du terrain, ils viennent du haut, et lui du bas. Tout est joué. Les bras qui signalent (indexent) qu'il arrive (du bas) sont aussi trois bras qui l'accusent (du haut), le braquent. Du coup, l'oiseau n'est pas mort de mort naturelle, il a été tué. Tué par celui qui advient. Le lieu ici est aussi accusateur que l'accident et que les rapports humains, comme le comprendront tous les metteurs en scène. Elargissons cet exemple d'aujourd'hui aux situations d'Homo natif, et supposons dans un groupe hominien le dépérissement de plantes ou de gibier, la diffusion et la répétition de maladies, une destruction de biens. En d'autres mots, que se crée dans le groupe un état d'instabilité accompagné d'une charge diffuse maléfique. Et qu'apparaissent quelques indices troublants. Dans une plante. Dans un animal. Dans un membre du groupe. Surtout si c'est dans un lieu ou un moment déjà prédestinés. Alors, il suffit d'une indexation vaguante ou fixe, précise ou floue, volontaire ou aléatoire allant vers ce foyer indiciel pour que, par convection et intercérébralité <2B9>, la charge entière immanente au groupe se précipite sur ce point-trait et thématise les choses éparses (causae) en accusation (causare, ad). En français, "montrer quelqu'un du doigt" c'est le "mettre en cause". Comme l'étymologie le dit bien, l'accusation (causare, ad) tient en des transferts de causalité. Et elle se transformera bientôt en culpabilité au sens primitif de bronchement, de faux pas (non encore de faute intériorisée), puisque le faux pas (passus) est l'erreur type chez Homo, marcheur rythmé <1A5>. Sous la charge de l'indexation, l'indexé subit le geste indexateur "à charge", comme plus tard il subira les témoins "à charge". Cela va plus loin, le "quelque un" ainsi chargé attire les autres "quelques uns", il les fascine au sens propre ; indexé, il devient index. Et, pour autant, le faux pas va comporter son remède. Car toute la charge sociale étant ainsi accumulée dans un index mauvais, il suffit sans doute de détruire celui-ci, de le démettre, soumettre, émettre, pour que tout ce dont il est l'indice soit démis, soumis, émis en même temps. Il va de soi que le bouc émissaire peut être aussi bien un peuple entier (le Juif pour l'Allemand, le Palestinien pour le Juif, le Juif pour le Palestinien). Et que n'importe qui, voire n'importe quelle chose (cause), peut devenir bouc émissaire (scape goat). Tout spécimen hominien et tout groupe hominien proposent assez d'indices déplaisants ou inquiétants, et ils sont assez volontairement ou involontairement indexateurs et indexables, pour accumuler une charge et pour constituer, en cas d'urgence, des dérivateurs (émissaires) par simple indexation devenue indicielle. Le couple du chef et du bouc émissaire, tous deux fruits de l'indexation, illustre comment l'indexateur et l'indexé se retournent l'un dans l'autre, et comment ils sont à la fois attirant et repoussant dans une circularité invincible. L'ambiguïté de l'amour qui se retourne en haine et de la haine qui se retourne en amour est dans une tragédie de Racine un phénomène très subtil. Mais elle est également une des expériences les plus archaïques et les plus frustes d'Homo indicialisant et indexateur <11L2-3>.
5G4. Index et violence. Le viol
Les groupes hominiens sont souvent violents. C'est qu'ils défendent leurs valeurs, leurs saillances et leurs prégnances, qui ne s'activent-passivent bien qu'en contraste avec les valeurs autres, étrangères, celles du out-group permettant au in-group de s'articuler. Si un groupe hominien est si facilement unanime et focalisable, c'est qu'il suffit que quelqu'un ou quelque chose y fasse index, avec la charge de toute indexation, pour que s'y créent une convection et une gravitation plus ou moins rythmiques. Tantôt pointant une cible vertigineuse. Tantôt propageant des éclats dispersés. Mais toujours dans des adhésions à un oui/non qui portent autant sur le basculement même que sur les termes opposés. Le viol d'un objet ou d'un membre valorisé de l'autre groupe est une des modalités basales de la violence indexatrice par sa force, mais aussi par ses implications de rupture. En anglais, to violate fait doublet avec to infringe, transgress, interrupt, disturb, break.
5G5. Index et commerce : présents, présentations et marchandises
Un des index les plus puissants est celui qu'Homo réalise quand il fait de ses deux mains planes une coupe unique pour présenter une chose, donc la rendre présente, la faire être-devant (prae-esse), ou encore l'offrir, la porter en travers de la rencontre (ob-ferre). Il peut aussi employer ses deux mains comme deux plateaux de balance, comparateurs. Dans ces deux situations se crée une marchandise au sens large (merx, élément d'échange), soit que l'objet de la main-plateau droite se compare à celui de la main-plateau gauche, soit que l'objet dans la coupe des deux mains d'un spécimen se compare à l'objet dans la coupe des deux mains d'un autre. Le commerce (merx, cum) au sens plein est un échange de marchandises au sens large (merx, cum). Selon l'usage français, il s'étend alors des marchandises au sens étroit, c'est-à-dire des objets et prestations évaluables en monnaie, aux pensées et aux sentiments, aux rôles et aux grades, aux relations sexuelles ("avoir commerce avec") ; l'anglais connaît la même extension sémantique. Dans le marchandage primitif s'échangent non seulement des objets mais des prestiges, où à la double prise s'adjoint un double don (Mauss), impliquant le donneur autant que le donné ; Boas et Mauss ont assurément exagéré la prodigalité du potlatch des Indiens d'Amérique, imaginant qu'à chaque don de l'un répondait un don plus grand de l'autre, jusqu'à la ruine d'un des deux, mais cette pratique, dont Barnett, Drucker et Heizer ont montré maintenant le caractère fonctionnel et non destructeur, reste emblématique de ce que l'échange prestigieux déborde le simple troc. La marchandise au sens étroit, qui donne lieu à des trocs et des achats strictement évaluables, est une conception économique dérivée, propre à nos sociétés très industrialisées, mais aujourd'hui encore, le marchandage demeure un soupèsement d'objets et de rôles, et il est fréquent que des Africains distinguent acheter et payer, où "payer" désigne l'acte d'échanger des biens contre de l'argent, comme dans un supermarché, qui ne propose que des marchandises au sens étroit, tandis que "acheter" vise un échange beaucoup plus large, impliquant des avances, des refus, des accords de valeurs, d'intérêts, de désirs. De quoi on rapprochera les grades. Les "sociétés de grades" de la Polynésie, le "cursus honorum" des Romains, les "crachats" des braves de Napoléon, les "degrés" d'initiation des francs-maçons, le "standing" de l'habitat contemporain sont autant d'index qui situent les spécimens hominiens dans une distribution sociale qu'ils perçoivent souvent comme naturelle <25B2c>, par conversion des index en indices. On précisera que la notion de grade est plus large que celle de hiérarchie, qui implique une subordination, laquelle dans les sociétés premières n'intervenait pas structurellement, mais seulement occasionnellement, pour quelques efficacités ponctuelles, dans la chasse, le combat, la décision coutumière, la chefferie.
5G6. Index et collaboration. De la communauté à la société. Le socius
Ce qui précède suffit à faire entendre ce que les index apportèrent à l'articulation des groupes hominiens dans leur *woruld (world, Welt) <1B>. Ce fut à la fois la précision et la saisie en distanciation, car ils sont plus distanciateurs que les indices, dont la prolifération finit toujours par submerger celui qui les manie. Ils stimulèrent la négation-exclusion, l'affirmation, l'interrogation. Et, à mesure qu'Homo se latéralisait, ils renforcèrent les couples : accentué/inaccentué ; temps fort/temps faible ; temps battu (thesis)/temps levé (arsis). Plus précisément, ils établirent l'opposition des pôles marqué/non-marqué <3B>, où le non-marqué fut ce qui va de soi (ainsi le masculin et le singulier en français), le marqué ce qui demande une détermination particulière (ainsi le féminin et le pluriel en français). De la sorte, le *woruld se distribua selon des marquages : droite/gauche, singulier/pluriel, masculin/féminin, adulte/vieillard, adulte/jeune, haut/bas, etc., par quoi s'accentuèrent les clivages pré-indiciels et post-indiciels de la technique <4C2>. La langue française fait une distinction entre la communauté et la société. La communauté définit les conséquences groupales qui résultent des charges communes (munus, cum) d'Homo traversalisant, et une anthropogénie la découvre en même temps que le *woruld. La société, elle, suppose non seulement la technique mais le signe. Il lui faut le champ des indices et celui des index, avec leur conséquence de commerce, de pouvoir, de faux pas. Le socius, terme thématisé par Janet autour de 1900, désigne alors le spécimen hominien dans la mesure où il fonctionne dans le champ technique et sémiotique. L'allemand fait la même distinction entre Gemeinschaft et Gesellschaft, en insistant, souvent avec nostalgie, sur le règne des affects, violents ou lissés, dans la première.
5H. Les indices-index
Nous avons rencontré chemin faisant de multiples exemples de l'excitation des index par les indices, des indices par les index. Dans certains cas, cette excitation réciproque frôle la coïncidence.
5H1. Les index indicialisants. La numérologie
Ainsi, les nombres, et surtout les chiffres qui les écrivent, ont toujours exercé sur Homo une fascination facile à comprendre. Ils sont une affaire de cailloux et de doigts. Le calculus latin est un petit calx, c'est-à-dire une petite pierre servant au jeu, donc apte au calcul ; et le digitus latin a donné à la fois le doigt et le digit, c'est-à-dire le chiffre anglais. Indexer des doigts les uns par les autres, ou des cailloux les uns à côté des autres, ou encore indexer des doigts par des cailloux et réciproquement, c'est faire un mapping, une application (plicare, ad) d'un ensemble sur un autre, c'est calculer, jouer à indexer des petits "calces", découvrir les fonctions qui les unissent, ou plutôt qu'ils comportent dès qu'on les actionne. Or, ces indexations et applications ne sont pas indépendantes, elles se renvoient entre elles en formant des suites et des séries. Ainsi, le calcul semble dévoiler, et même trahir (tradere, tirer dehors) un ordre secret, caché, et à ce compte les index, signes vides, deviennent alors des indices, signes pleins. Sachant le penchant d'Homo à confondre dans la magie la thématisation sémiotique et la thématisation technique <4D>, comment ne pas croire que les nombres et leurs chiffres, ces signes particulièrement abrégés, avoisinent le mystère, qu'ils pourraient même le révéler, qu'en entrant en eux et en s'y mouvant astucieusement on peut changer ou du moins saisir l'ordre du monde ? Homo est numérologue depuis l'Egypte, depuis le néolithique, et peut-être depuis les "blasons" des images paléolithiques. Aujourd'hui encore, certains chasseurs de têtes, en quête de personnel performant pour une entreprise, exploitent ou du moins font mine d'exploiter la numérologie, sinon comme diagnostic, du moins comme procédé d'activation de l'interview.
5H2. Les indices indexants. L'astrologie
Le phallos grec ou le lingam indien, qui désignent le pénis hominien en érection ou surrection, et du coup la résurrection des morts et du printemps, doivent leur prestige (stringere, prae, lier devant) à leur qualité à la fois d'indices de la copulation féconde, et d'index pointeurs, analogisants et macrodigitalisants. De même, le bâton, apparenté au phallos-lingam, devint le sceptre, indice de la force du guerrier (comme frappe) et de la sagesse du vieux (comme appui), sans laisser d'être index du commandement en particulier et du pouvoir en général. Le sceptre a traversé toute l'histoire hominienne comme le plus serré des index-indices et indices-index. Le signe de piste est exemplaire. A une bifurcation (Scheideweg), voici une branche à même le sol tournée vers l'un de deux chemins qui s'ouvrent. A-t-elle été déposée avec intention, et serait-elle donc un index ? Ou bien est-elle tombée là sans intention, et ne serait-elle qu'un indice ? Est-elle un signe matérialisé dans une matière, la branche, ou une matière, une branche, qui fait signe ? Nous savons déjà que l'indice est magique en glissant de la thématisation sémiotique à la thématisation technique <4D> ; il faut ajouter qu'il peut se retourner en index, pointant-traçant le *woruld, ainsi engrossé (prégnant) d'une nouvelle couche paranoïaque <4F>. Les basculements entre indexation et indicialité peuvent s'agrandir à l'échelle cosmique lorsqu'une montagne devient l'indice d'une poussée tectonique et de son érosion séculaire sous le vent et la pluie (weathering, Wetterung) en même temps que l'index de quelque chose de transcendant : ciel ou pouvoir céleste. Les Japonais n'ont toujours pas fini de déchiffrer les indices indexants et les index indicialisants du Mont Fuji. L'astrologie fait culminer les collusions entre indexation, indicialité et magie. (a) Les astres sont des indexateurs que privilégie leur constance. (b) Ils sont assez périodiques pour avoir donné lieu à des nombres, donc à des numérologies ordinales et cardinales. (c) Ils sont assez immobiles pour créer des figures et rencontres, porteuses d'indicialités métaphoriques et métonymiques, suggérant des liens et noeuds de l'Univers : points isolés des Arabes (Aldébaran, Altaïr), ou constellations des Grecs et des Australiens aborigènes (Ourses grande et petite). (d) L'appartenance est la voie la plus large de l'indicialité <4B2>, et les astres sont l'appartenance ultime puisqu'ils se meuvent jusqu'à ou depuis la dernière enveloppe du *woruld. (e) Les choses-performances hominiennes sont en-situation-dans-la-circonstance-sur-un-horizon, et les astres sont la réification patente de l'horizon <1B3>, et de la présence-absence <8A> qui s'y active et passive exemplairement. Comment alors ces trajectoires et rencontres macrocosmiques, ces appartenances ultimes n'influenceraient-elles pas, pour Homo indexateur et indicialisant, les trajectoires et rencontres microcosmiques qu'il croit être lui-même, dès lors qu'il ramène l'Univers à un *woruld ? La soif d'indicialité et d'indexation d'Homo astrologue est si grande qu'elle survit aux évolutions des signes où elle se prend. La précession des équinoxes sur 26.000 ans fait que les constellations avancent d'un douzième de cadran sur leur correspondant zodiacal tous les 2.000 ans environ. Néanmoins, malgré le décalage actuel du Bélier et des autres signes du zodiaque, les spécimens hominiens "béliers" sont depuis deux mille ans restés "béliers". Et ils le seront sans doute dans deux mille ans encore, quand les constellations zodiacales auront pourtant sauté de deux crans sur leur cadran.
5H3. Les chevauchements constants de l'index et de l'indice
Ce sont ces glissements entre l'indice et l'index qui expliquent peut-être que les locuteurs anglais, par ailleurs si solides logiciens, n'aient gardé qu'un seul mot, index (pl. indices), pour désigner les deux ; en poussant la confusion jusqu'à employer indicia dans le sens d'index sur les envois postaux. En effet, selon une certaine vue des choses, le *woruld non seulement "fait signe techniquement" dans les objets techniques, ou "contient des signes" dans les indices non intentionnels, mais presque "fait signe sémiotiquement" au sens de sembler indexer certaines choses. Tel fut le destin-parti fondamental du transcendantalisme américain d'Emerson et de Walt Whitman, sur lequel enchaîne Ch.S.Peirce, qui voulait que la nature fût si indicielle-indexante qu'elle montrait Dieu : "As to God, open your eyes, and you see Him". Le Royaume-Uni fut par excellence le pays des châteaux hantés, et qu'est-ce que les fantômes sinon des indices se doublant d'index, et des index se doublant d'indices ? Par contre, ce sont les Romains qui devaient élaborer la distinction des indices et des index, indicia/indices, puisque c'est eux qui les premiers virent à quel point la politique était, à l'échelle d'un empire couvrant la Méditerranée, l'art de jouer, latéralement et jusque très loin, avec quelques indicialités et quelques indexations à la fois souples, vagues, extraordinairement adaptables. Mais eux-mêmes ont souligné leur lien en les faisant dériver tous deux non seulement de la même racine *deik (montrer), qui est aussi celle du grec deik-nu-naï (montrer), mais encore de dicare-indicare, qui désigne la déclaration élective pacifique (dicare, vouer, consacrer) ou accusatrice (indicare, accuser), en contraste avec dicere-indicere, qui désigne la déclaration objectale simple (dicere) ou solennelle (indicere). Homo s'est souvent demandé si chez lui l'expérience précédait la conceptualisation, ou la conceptualisation l'expérience <2B2>. La prise en compte des indexations permet de voir que la question est peut-être mal posée, tant les index, surtout quand ils s'appliquent à un champ d'indices (les "choses" du *woruld indicialisées par la segmentarisation technique), enfantent à la fois des expériences et des conceptualisations, le flou et le précis, le singulier et le général, le chargé (impur, concret) et le déchargé (pur, abstrait). Et signalent comment le vague de la notion (de noscere, verbe inchoatif) constamment précède et introduit l'idée (eidos, figure détachée) et le concept (conceptus, capere cum, pris en système).
SITUATION 5 Il y aurait à construire une logique des indices indexés et des indexations indicielles, c'est-à-dire de toutes les rencontres possibles de l'indicialité et de l'indexation. Cette logique serait compliquée mais, semble-t-il, jouable. Il est remarquable qu'Homo ne l'ait guère ou pas entreprise. Elle l'aurait dispensé de beaucoup de psychologies, de sociologies, d'épistémologies et d'ontologies insignifiantes ou gratuites. Et de quelques logiques mal situées aussi. Car rien ne détermine plus impérieusement les possibilités et les limites cognitives et pratiques des spécimens hominiens. Quant à la théorie des indexations pures (déchargées), elle est faite par les mathématiques, qui sont la théorie générale des indexations pures et la pratique absolue des index purs. C'est le cas aussi des logiques, dans la mesure où elles se formalisent. Ceci sera développé aux chapitres 19 et 20, où il faudra signaler la proximité entre indicialités, indexations et invariants de la perception.
Henri Van Lier |