Au Poët-Sigillat, entre l'Alpe et la Méditerranée, dans les Pré-Alpes du Sud, où les chemins de mules traversent les chevauchements du Barrémo-Bédoulien, du Hauterivier et de l'Oxfordien, hantés par les deux cents millions d'années des Ammonites du Secondaire, à la machine à écrire de l'étage près d'une fenêtre d'où en été la nuit on regarde, par-dessus le Mont Ventoux, entre Scorpion et Sagittaire, vers le centre de notre Galaxie avec son trou noir, et plus haut à gauche la Nébuleuse d'Andromède que le peintre Micheline Lo observe à l'œil nu. Le lit est ainsi disposé qu'on s'y étend dans l'axe de la Galaxie. Hubert Reeves passa sous cette fenêtre pour aller visiter les étonnantes arcatures mozarabes centripètes du chœur de l'église de Sainte-Jalle du XIe siècle en contrebas. Anthropogéniste, il se plaisait à mesurer l'un par l'autre les milliards d'années des astres, dans le ciel miraculeusement pur de l'Observatoire de Haute-Provence, et les humbles millénaires de nos constructions humaines.
En raison de certaines élémentarités propres à tous
les vivants, et aussi de quelques cohérences et incohérences fondamentales propres
à Homo, l'anthropogénie est tellement systématique, ou du moins systémique, que
celui qui s'y engage n'a guère l'occasion de la regarder du dehors. Et donc de s'interrompre
pour s'interroger sur ses limites et ses ouvertures. Faisons-le un moment, en n'étant
qu'indicatifs, sous peine d'avoir à reparcourir le système entier. Et pour
laisser au lecteur la liberté de pratiquer lui-même cette voie à sa guise.
Post-scriptum doit être pris au sens strict. Il s'agit
bien de quelque chose d'écrit après, et qui ne fait pas partie du texte même.
Et donc ne l'engage pas.
1
L'ANTHROPOGÉNIE COMME DISCIPLINE
Le mot « discipline » est celui qu'emploie Stephen
Jay Gould quand il se situe par rapport à Darwin dans les deux mille pages de sa
Structure of Evolution Theory, de 2002, traduite en français en 2006, sous le titre de Structure
de la Théorie de l'Evolution,
et où, dans sa course contre la mort proche, il tente un ultime inventaire de sa
démarche. En effet, l'Evolutionnisme darwinien n'est pas une science, comme l'est
la biologie. Ni une spécialité, comme le sont la neurologie ou la
gastro-entérologie. Il a quelque chose d'une philosophie, en ce qu'il va
jusqu'aux questions ultimes du quoi-comment-pourquoi, mais seulement dans un
domaine, qui est celui des Vivants.
Mais l'Evolutionnisme est certainement une discipline, c'est-à-dire une certaine manière de
regarder, d'envisager, d'aborder ce que l'on rencontre, à la fois en attention
flottante et en ébauche de système. C'est d'abord, quand il s'agit du Vivant, une
façon de remarquer non pas les simples analogies, mais les homologies ; donc, chez le Cheval, de ne pas considérer
ce qui va du genou au sol comme un avant-bras, mais comme un doigt, dont l'ongle
est le sabot, comme l'avait fait Cuvier pour fonder l'anatomie comparée. Mais Darwin devait être encore plus
regardant que Cuvier. Pour son évolutionnisme, les homologies elles-mêmes sont à
considérer non pas comme des modèles stables, à la façon d'Aristote, pour qui
les espèces étaient éternelles, mais comme des moments métastables d'un devenir
biologique, technique, sémiotique, répondant à deux exigences principales. (a) Qu'il
y ait chez les vivants, des variations incessantes, multiples, tantôt en acte, tantôt en
puissance. (b) Que ces variations soient constamment soumises à sélections, tantôt par des facteurs externes, comme la
dérive des continents, des climats et des ressources, tantôt par des facteurs
internes, comme les compatibilités anatomiques et physiologiques disponibles des
organismes et des groupes qui naissent des variations. Ainsi, Darwin étudia la
sélection sexuelle comme étant la plus palpable pour la détermination des
espèces.
Depuis, 1980, Gould et son équipe ont précisé que ces
variations et compatibilités du Vivant ont lieu non pas de façon plutôt continue,
donnant lieu à des orthogenèses (l'orthogenèse du Cheval fut un morceau de bravoure dans
les années 1940), ni non plus par bondissements purement erratiques, mais en une
suite d'équilibres ponctués, dont les unités comprennent parfois des régions, des
continents, ou encore la Planète entière dans les cinq grandes extinctions des
Vivants qui ont déjà eu lieu, avant l'actuelle sixième. On pourrait croire
alors que l'Anthropogénie, qui prend consistance avec les années gouldiennes,
autour de 1980, n'a plus qu'à ajouter aux équilibres ponctués biologiques pris
en compte par les biologistes, les équilibres ponctués techniques et
sémiotiques propres à Homo, le primate anguleux.
Mais, du coup, l'Anthropogénie suppose un nominalisme encore
plus sévère que celui de l'évolutionnisme biologique. Darwin pouvait encore
parler de « pattes », d' « ailes », de
« bec » quand il observait les variations des « pinsons »
des Galapagos. Gould déjà doit se montrer plus prudent quand il décrit les
extinctions et explosions d'espèces, de genres, de familles, d'ordres, mais
aussi de classes et d'embranchements, et alors s'en tenir, plutôt qu'à des noms
d'organes, trop « fixistes », à des termes de fonctions comme « moyens
de gonflement, moteurs de mouvement, de reptation, de vol, de marche, de
reproduction ». L'Anthropogénie, ayant en sus affaire à des variations et
sélections techniques, et plus tard sémiotiques, franchement volatiles, doit souvent
se monter plus prudente et plus générale encore que les gouldiens.
En effet, comment oserait-elle parler naïvement de « mémoire »,
d' « intelligence », de « volonté »,
d'« art », de « religion », d'« amour », alors que ces
mots n'ont jamais convenu qu'à des circonstances historiques très limitées, par
exemple celles du MONDE 2, où du reste les termes avaient un sens plus idéal
que défini : « l'amour est un je ne sais quoi » (Corneille),
« O charmes de l'amour, qui a pu vous peindre ? » (Benjamin Constant).
De même pour « intelligence » : Jean est intelligent, Pierre ne
l'est pas, osait-on dire. Mais notre imagerie cérébrale et déjà nos explorations
neurone par neurone remontant aux années I970 invitent plutôt à parler de milliards
d'intelligences locales et transitoires, connexions, déconnexions,
reconnexions, clivages, variant d'un cerveau à l'autre, mais aussi dans chaque
cerveau variant à chaque instant. Et qu'est-ce que la « volonté », s'il
est vrai que la boulè grecque
et la voluntas latine
ont pour objet des buts (censés « bons » puisqu'ils sont voulus),
tandis que le Wille germanique
(celui des Niebelungen, de Luther, de Wagner et de Hitler), est ontologiquement indifférent
aux accomplissements, se contentant de manifester un Wille zur Macht.
Cette labilité des organes et des fonctions commande le
statut des définitions dans l'Anthropogénie. En Physique, en Chimie, en Mathématique,
on peut faire des tables de définitions très utiles. Celle que Hawking a jointe
à A brief History of Time non
seulement éclaire quelques notions fondamentales de physique peu familières au non
spécialiste, comme celle de singularité (« Singularity, a point in space-time at which the
space-time curvature becomes infinite »), mais encore, du seul fait que
tel mot y ait été retenu plutôt que d'autres, montre son importance dans le propos
général de Hawking, qui est de se passer autant que possible des « singularités »
que comportent les trous noirs et le Big Bang. De même, les dictionnaires de Chimie,
comme celui de Cambridge, donne souvent à celle-ci un caractère synthétique
qu'elle n'a guère autrement ; et cela paradoxalement en raison de
rapprochements fortuits ou d'échos à distance de l'ordre alphabétique.
Or, la discipline anthropogénique, parce qu'elle est encore
plus évolutive que celle du biologiste, rend impossible des tables des facultés
hominiennes, parce qu'il faudrait pour chacune de ces dernières rappeler l'Anthropogénie
entière. La seule vue anthropogénique survolante est alors de produire des
anthropogénies resserrées, succinctes. C'est ici Le tour de l'homme en
quatre-vingt thèses, Around
Homo in Eighty Theses. Et aussi
ce qu'on a visé par une table systématique, qui reprend dans l'ordre tous les titres
de chapitres, ainsi que par une table alphabétique, où, un peu comme dans les dictionnaires
de Chimie, les hasards de l'alphabet créent des écarts proches et des proximités
à distance.
Travail du MONDE 3, l'anthropogénie doit alors
beaucoup aux écritures informatiques du MONDE 3. Si le texte informatique,
plutôt déroulé que feuilleté, ne favorise plus les définitions stables par
comparaison immédiate, comme l'avait fait au premier siècle de notre ère le
codex méditerranéen quand il succéda au byblos, innovant ainsi la systématique
à la Plotin, il invite à jouer commodément avec des caractères et des corps d'imprimerie
variés, lesquels permettent, tout en sauvant les continuités narratives exigées
par des propos évolutionnistes, de suggérer quelque chose des « équilibres
ponctués » gouldiens. Les colonnes de navigation achèvent ce nouveau
type de systématicité : réticulaire.
2
L'INTERDISCIPLINARITE AVEC L'HISTOIRE
Etant donné l'évolutionnisme darwinien, ou plus
exactement eldredgien-gouldien, de l'Anthropogénie, l'histoire est pour elle la
plus nécessaire des sciences humaines. L'histoire dans les deux sens : au sens
strict, celle des époques
dont rendent compte des documents écrits ; au sens large, celle d'avant les écritures des empires
primaires, qui n'a pour recours que des peintures, des sculptures, des aménagements
au sol, des systèmes écologiques, comme pour le néolithique, le paléolithique, les
temps d'Homo Erectus, Habilis, Tumaï, Orrorin, etc.
Entre 1900 et 1960, des philosophes de l'Histoire, surtout
germaniques et italiens, ont cherché à déterminer la part de vérité des études historiques.
Il y eut ceux qui ne faisaient confiance qu'à une histoire purement factuelle, celle
des dates, des impôts, des titulatures, des victoires et des défaites, et, à
l'autre extrême, ceux pour qui les événements étaient les apparitions, plus ou
moins nécessaires, de principes a priori, dans la ligne des thèses, antithèses
et synthèses de Hegel, ou des luttes de classes de Marx et Engels. Entre ces limites,
les positions intermédiaires n'étaient pas plus rassurantes.
En effet, les faiblesses de l'historien sautent aux
yeux. D'abord, quelles sont les frontières d'un événement, si même événement il
y a ? Puis, un événement étant délimité, l'historien ne peut prendre en
compte que quatre ou cinq de ces facteurs, alors qu'il y en a cent, ou des
myriades, dont les plus essentiels sont souvent insoupçonnés. D'autre part, les
vues historiques sont les plus idéologiques qui soient ; le consensus qui
fait qu'il y a un peuple dépend largement de l'histoire qu'il s'imagine, et
depuis toujours l'historien a été là d'abord pour assurer ce consensus. Michelet
fait une histoire « de » France exaltante, parce qu'il a foi « en »
la France, qu'il se sent être non seulement un Français mais la France même, comme Hitler se sentait
être et fut reconnu comme « la voix du peuple allemand ». Après une
guerre, il faut d'ordinaire cinquante ou cent ans pour que les enfants des combattants
admettent que l'ennemi de leurs pères n'a pas commis toutes les atrocités qui
lui ont précisément donné son statut d'ennemi. Sans compter les événements qui
sont des paravents pour d'autres : l'escarmouche de Marignan gonflée jusqu'à
la Guerre de Janequin pour
faire oublier la vraie défaite que fut Pavie. Le « Platon me parle
encore » de Merleau-Ponty » résume les perplexités de l'historien. Que
veut dire là : « Platon », « me », « parle »
et « encore » ?
Mais à ce compte, comment une Anthropogénie, dont
l'évolutionnisme radical requiert sans cesse l'histoire, peut-elle espérer tenir
debout ? A moins que l'historicité qui lui importe soit d‘un autre ordre. Et qu'en
effet, dans les populations hominiennes qu'elle considère, elle ait moins à
retenir leurs événements que leurs destins-partis d'existence, lesquels tiennent en choix
concernant : une topologie générale et différentielle, une cybernétique, une logico-sémiotique, une présentivité. Détaillons un peu. (A) En topologie
générale, des
penchants dans les couples : proche/lointain, continu/discontinu, entourant/entouré,
fermé/ouvert, chemin/barrage, etc. Et, en topologie différentielle, des penchants pour l'une des « singularités »
des sept catastrophes élémentaires : le pli, la fronce-faille, la queue
d'aronde, le papillon, les trois ombilics hyperbolique, elliptique, parabolique.
(B) En cybernétique,
des penchants pour le feedforward ou le feedback, pour l'ajustement ou le jeu (easing)
des pièces. (C) En logico-sémiotique, des penchants pour l'adjectivation, la substantivation,
l'adverbialisation, la gérondisation, le syntactisme, le paratactisme. (D)
Enfin, quant à la présentivité, les accents mis sur les fonctionnements, ou plutôt sur
les présences-absences dans la distinction anthropogénique universelle primordiale :
fonctionnements / présence-apparitionnalité.
Or, ces quatre caractères-là sont souvent accessibles,
percevables, expérimentables dans les documents écrits de l'histoire au sens
strict, et même déjà dans les documents archéologiques de l'histoire au sens
large. En voici quelques exemples souvent rencontrés dans l'Anthropogénie. (a) Le passage de la simple ligne d'échine
des animaux paléolithiques
(Lascaux) au cadrage néolithique,
d'abord au sol, puis au mur (Çatal Hüyük). (b) L'adoption ou l'exclusion de la
roue dans l'Amérinde, en raison du penchant pour la compacité topologique du sang
épais formateur (quiq). (c) Les implications ontologiques et épistémologiques
des écritures selon qu'elles sont idéographiques (chinoises) ou phonétiques
(sumériennes). (d) Les implications du passage du byblos (déroulable) au codex
(feuilletable), au premier siècle de notre ère. (e) Les conséquences existentielles
de la scription manuelle et de la scription imprimée. (f) Les « modes de vie »
dérivant du remplacement du cadran solaire et du sablier par les horloges à
échappement. (g) La frontalité autarcique grecque contrastant avec l'intimité-latéralité
romano-stoïcienne-chrétienne-néoplatonicienne. (h) Les oppositions entre le tekmèrion
grec (démonstratif) et l'indicium
romain (probabiliste). (i)
La priorité du convexe en Grèce et du concave en Chine (Lao Tseu). (j) Le conflit
des trois esthétiques méditerranéennes : numérique de Sem (hébraïque), pulsatoire
de Cham (africaine), harmonique de Japhet (grecque). (k) Les disjonctions
inclusives (chinoises, « wu »), exclusives (grecques) ou de guingois (talmudiques).
(l) L'articulation duale (mazdéenne, manichéenne) vs l'articulation indéfiniment
subarticulatoire (indienne). (m) Le passage des machines abstraites, distinguant
leurs fonctions, aux machines concrètes, réalisant leurs fonctions en overlapping
(Simondon). (n) De la Nature
comme « vis-à-vis » d'Homo à la « Réalité médiane » technique/nature
des machines concrètes (Simondon). (o) Le passage des individus achevés stables
ou instables aux rencontres temporaires et locales d'individuations « métastables »
(Simondon). Etc.
On conviendra sans doute que l'histoire des
destins-partis d'existence
est tout autrement assurée que l'histoire événementielle, et qu'une Anthropogénie
peut y prendre fond. En même temps qu'elle apporte en retour à l'histoire
événementielle des dimensions insoupçonnées, et peut la fonder. De quoi voici
deux exemples, l'un très général, l'autre plus particulier.
A) Wittgenstein, comme bien d'autres, remarque que des
artistes de pratiques différentes (un écrivain, un peintre, un musicien), mais
d'un même moment historique, sont plus semblables entre eux que des artistes de
même pratique, mais d'époques différentes. Ainsi, Descartes matériellement et mentalement
contemporain du peintre Georges de La Tour. Vermeer, peintre, exact contemporain
mental de Spinoza. Bach de Leibniz. Mozart de Diderot. Beethoven de Hegel et de
Lamarck. Le physicien Max Planck du dessinateur-sémioticien Marcel Duchamp, et de
l'inventeur de la bande dessinée Mc Cay. L'historien anthropogéniste ne s'en
étonnera pas, s'il est vrai qu'une génération partage normalement des choix topologiques,
cybernétiques, logico-sémiotiques et présentifs semblables, voire identiques. Bergson
avait observé combien les philosophes qui s'opposent le plus rudement, comme
les rationalistes et les empiristes du XVIIIe siècle, présentent au fond les
pôles contraires d'un même parti fondamental. Kant disait : partagent les mêmes
« sommeils dogmatiques ».
B) Choisissons maintenant un cas particulier assez
riche pour mesurer un peu finement les enjeux, et supposons un historien qui
projetterait de faire une Histoire de la sexualité au Moyen Age. S'il est trivial, il invoquera les tabous
de « la morale judéo-chrétienne » et de « l'Eglise », avec
les quelques citations d'usage qui accompagnent ce topique. S'il est plus ou
moins anthropogéniste, les choses se compliquent fort. Mais peut-être aussi
s'éclairent d'autant.
Il commencera alors par se souvenir de la volonté de
la Grèce, qui a initié le MONDE 2 depuis – 750, celui du continu distant,
de ne voir partout que des touts composés de parties intégrantes, et donc des formes se détachant adéquatement
sur leurs fonds, moyennant l'axiome du tiers-exclu. (a) Du coup, chaque forme grecque a une
certaine autarcie, une aFt-arkeïa dont l'étymologie réclame une suffisance (arkeïa) mais
par soi et pour soi (aFtos).
(b) Suit encore une théorie du désir comme manque (Platon). (c) L'exigence aussi
que toute opération, selon l'artisan rationnel inauguré par la Grèce, ait pour
fin une production, et pas une simple satisfaction (Aristote). (d) En
géométrie, c'est le privilège de la bonne distance, de la vue du tHeatron, celle de la skènè, la scène, où le spectateur saisit les
choses synchroniquement, comme fait le Logos, la raison-langage. (e) L'objet parfait
est le triangle pointe en haut du Parthenon (pénien). (f) En topologie
différentielle, la faille concave (vulvaire) est suspecte, au profit des corps
convexes mâles, chantés par Pindare dans ses Olympiques. (g) La logique réclame l'axiome du tiers
exclu, et jamais l'axiome de la disjonction inclusive chinoise (wu), même si le
discours quotidien utilise sans cesse cette dernière. (h) S'ensuit une certaine
fascination de l'homosexualité masculine jusque chez Socrate parlant
d'Alcibiade.
Or, tout dans ce programme est incompatible avec l'accouplement
et avec l'orgasme. Le premier établit une équivalence du
convexe et du concave, et embrouille les corps au point d'être le contraire du
tiers exclu ; le second déroute le détachement rationnel des formes sur le
fond ; dans le coït, l'intimité physique et mentale heurte la frontalité
grecque et la totalisation scénique de la tHeoria et du tHeatron ; la satisfaction pure étant jugée
insuffisante, il faut que la sexualité se justifie par une fin, laquelle sera générative dans une civilisation des espèces
éternelles (Aristote). Le malaise du MONDE 2 à l'égard du sexuel se confirme de
son malaise à l'égard de l'amitié, laquelle, bien que recommandée en pratique, est pourtant
une menace théorique pour l'aFt-arkeïa, autarcie, à moins d'admettre, comme le veut Aristote,
visiblement embarrassé à cette occasion, que le « moi » grec soit par
lui-même assez vaste pour être à la fois le Même et l'Autre, en sorte que l'ami
ne lui apporte rien d'extérieur (nouvel avantage théorique de
l'homosexualité).
On le voit, pour la discipline anthropogénique, le malaise
de l'Occident à l'égard de la sexualité ne commence nullement avec la
« morale judéo-chrétienne » du premier siècle de notre ère, mais bien
avec la Grèce dès son stade pré- et protohellénique. Ce malaise perdurera
jusqu'à la fin du MONDE 2, comme en témoigne, dans sa correspondance avec
Jacques Rivière, le trouble violent de l'Occidental Paul Valéry venant de faire
une expérience sexuelle « positive », et même théoriquement
troublante, deux millénaires et demi plus tard.
Cependant, pour l'historien qui a pris pour thème la
sexualité médiévale, et qui a quelques vues anthropogéniques, ce malaise sexuel
et amical du MONDE 2 se complique encore avec le premier siècle de notre ère,
lequel invente l'intériorité et la tendresse virgiliennes-latines-stoïciennes-chrétiennes, dont les formulations philosophiques seront
fournies par le néo-platonisme de Plotin (+ 250 AD), dominant tout le premier millénaire, et même régnant
jusqu'à Dante (1300). La « persona » latino-chrétienne, qui dans la
latinité classique désignait seulement le masque et l'acteur, prit rapidement une
telle consistance qu'à Nicée, en 325, Athanase conçoit le Principe créateur comme
étant un amour de deux personnes, le Père et le Fils, en une interpersonnalité
si intense qu'elle est elle-même une personne, le Pneuma (grec et déjà mazdéen),
l'Esprit, à son tour divin. Cette audace vertigineuse de trois « personnes »
en un seul être se confirma après qu'en 1250 Thomas d'Aquin en lève la
contradiction en distinguant l'unité divine comme substance et la pluralité des personnes divines comme relations, jusqu'à la Dialectique des thèses/antithèses/synthèses, à la fois logiques et ontologiques, de
Hegel et d'Engels, chez qui la Pensée-Substance, initiale et finale, est bien
une en trois moments.
Comment s'étonner alors que les Pères de l'Eglise d'Orient,
pénétrés de néoplatonisme, aient fait de l'accouplement orgastique l'image sacramentelle
(le « sacrement » gréco-chrétien a en propre d'être ontologique et
substantialiste) de l'union de Dieu, de l'Eglise et du fidèle, en une
symbolique encore très vivace chez les Orthodoxes d'aujourd'hui (Evdokimov). Les
Pères de l'Eglise d'Occident, depuis Ambroise de Milan, ont eu connaissance de cette
vue : « omne masculinum adaperiens vulvam sacrum domini vocabitur ».
Et quand l'Africain Augustin, discipline d'Ambroise, et dont l'enfant s'appelle
Adeodatus, se demande « qu'est-ce que j'aime quand j'aime
Dieu ? », il exclut, - mais avec quelle complaisance descriptive ! - les
« membra acceptabilia carnis amplexibus », cependant qu'il attribue à
son « interioris hominis mei », « ubi haeret (là où il y a adhérence) »,
« quemdam amplexum » « quod non divellit satietas ». Rien ne
s'opposait à cette vue dans les textes évangéliques qu'il commentait quotidiennement
à Hippone ; et nous savons, depuis la découverte de l'Evangile de Philippe dans les années I940, que c'est par le
sacrement du baiser sur la bouche de l'Adôn et de Marie Madeleine que, vers +
200 AD, un Evangile gnostique comprenait le « dans le Royaume il n'y a plus ni homme ni
femme » des Evangiles canoniques. Nouvelle version de l'Autre comme Moi, de Moi comme l'Autre,
exigée par l'amitié selon
Aristote. Une tradition musulmane relate que, vers + 620, Muhammad reçut et conçut
certains versets du Coran « sous la couverture avec Aïcha ».
Au Moyen Age, ces croisement symboliques de la chair
et de l'Esprit propres au « méditerranéisme » (concept d'Ungaretti et
Verdenelli à propos de Dante) feront dire à la servante de Montaillou
village occitant (Leroi-Ladurie)
que ses relations avec son curé n'étaient pas coupables, puisqu'elles n'étaient
pas vénales (le « pornos » grec) ; c'était seulement dans la
ville voisine, que le « bon ordre » exigeait plus de formalités.
La synthèse charnelle ontologique et épistémologique inhérente au christianisme
primitif se continuera jusqu'au « gozar » infini de l'Epoux et de l'Epouse
dans la Nuit obscure de
Jean de la Croix. Et c'est encore au coït orgastique que le très sacramentel substantialiste
Bossuet, pourtant peu mystique lui, recourt dans ses Méditations sur
l'Evangile pour
indiquer, à la barbe de Tartuffe, l'union proprement ontologique de l'Eucharistie :
« Dans le transport de l'amour humain qui ne sait qu'on se mange, qu'on se
dévore, qu'on voudrait s'incorporer de toutes manières et, comme disait ce
poète (Lucrèce, De natura rerum) enlever avec les dents ce qu'on aime pour s'y unir, pour le posséder,
pour s'en nourrir, pour en vivre…. ». Vers 1900, Claudel, de la même
famille substantialiste que Bossuet, a fait remarquer que les nus les plus ontologiquement
sexuels de l'histoire humaine avaient été peints par Titien, achetés par
Charles-Quint et admirés par Philippe II en pleine Contre-Réforme. Les années
1600 furent ce moment de conception de l'opéra qui, dans les collèges des
Jésuites de l'époque, fit s'élever des cris paraorgastiques de Saints avant des
cris proprement orgastiques d'Amants. A ses examens d'entrée en
psychosociologie, Bateson demandait à ses étudiants de dire ce qu'ils mettaient
derrière le mot « sacrement ».
Du reste, l'historien anthropogéniste de la sexualité
médiévale ne pensera guère à « l'Eglise » (surtout sans distinction
de celle d'Orient et d'Occident), ni à la « morale judéo-chrétienne »,
quand il rencontrera le topique récurrent du « corps féminin comme corne (sac)
d'immondices », mis en vers par un troubadour du « fin amour »,
dont le psychanalyste Lacan faisait encore grand cas en 1970. La répulsion du
MONDE 2 à l'égard du concave et de la fente lui suffiront largement. Et la
justification de l'expérience sexuelle par les nécessités de « l'accroissement
du nombre des élus » lui semblera aller de soi, puisqu'il sait que pour
Aristote il n'y a de bonheur (eF-daïmonia) que dans des actions productives, et jamais dans des
satisfactions pures, et moins encore dans des expériences de présence pure.
L'utile ira de pair avec le MONDE 2 jusqu'à l'utilitarisme de Bentham. Les
pudeurs et impudeurs victoriennes du temps de Flaubert découlent de l'utilitarisme
technicien bourgeois.
Elles ne sont pas de la même ontologie que les pudeurs rituelles juives
orthodoxes, ni chrétiennes, au même moment.
Enfin, s'il est vrai que le futur éclaire souvent le
passé, serait-ce par contraste, l'historien anthropogéniste éclairera peut-être
encore les paradoxes de « la sexualité médiévale du MONDE 2 » par un autre
paradoxe pointant aujourd'hui dans la sexualité du MONDE 3. (a) D'une part, rien
n'est plus étranger à l'expérience sexuelle orgastique, dont la caresse vise à neutraliser
les fonctionnements au profit de la présence-absence, que l'omnitechnicité du
MONDE 3, où Homo s'habitue à fonctionnaliser tout, et donc à médicaliser le
sexuel. (b) D'autre part, les
savoirs récents qui ont pour conséquence que la Planète et l'Espèce fassent
désormais question créent entre les congénères hominiens menacés une fraternité
d'espèce dont on peut
croire qu'elle valorise les accomplissements sexuels comme consolation intercérébrale
ultime.
Tant de tensions paradoxales sont alors l'occasion,
pour une Anthropogénie, de remarquer, en passant, le faible impact des théories
sur les pratiques. Les théories antisexuelles de Platon et d'Aristote n'ont pas empêché
les Grecs de se reproduire, et aussi de jouir laïquement ou mystiquement d'expériences
pour lesquelles leurs philosophies n'avaient pourtant pas de mots. Et l'anthropogéniste
en profitera pour signaler qu'en Grèce les mêmes contradictions se sont retrouvées
quand il s'agissait de l'art. Dans son Ion, Platon propose de chasser de la République les
poètes pour « irrationalité ». Et Aristote ne retient des tragédies
grecques que leur « purgation rituelle », quasiment médicinale (Ross,
Aristotle, 1923). C'était
théoriquement incongru. Cependant, en pratique, les Grecs furent les plus puissants
thématisateurs et compatibilisateurs d'effets de champ perceptivo-moteurs et
logico-sémiotiques picturaux, sculpturaux, architecturaux, théâtraux, ce qui
est bien l'objet propre de l'art. Enfin, l'aFt-arkeïa aristotélicienne ne barra jamais la route à
l'amitié chantée
par Epicure. Et certains Athéniens, même très attentifs disciples d'Aristote, eurent
sans doute de vrais amis « autarciques » et pourtant vraiment « différents »
d'eux.
En voilà assez, on l'espère, pour illustrer brièvement
les échanges interdisciplinaires entre historicité anthropogénique et historicité triviale. Mais ces échanges sont si importants que la
présente Anthropogénie devait
en fournir quelques exemples développés. C'est, sur le site : www.anthropogenie.com,
une Histoire langagière de la littérature française, faisant entendre, en trente documents
sonores, les destins-partis d'existence de cinquante écrivains, en ce qu'on a
parfois appelé une « phylogenèse de l'intelligence française ». C'est
aussi une Histoire photographique de la photographie, sur les mêmes partis topologiques,
cybernétiques, logico-sémiotiques et présentifs d'une cinquantaine de photographes.
En espérant que le lecteur puisse faire alors lui-même, avec des remarques passim
sur le même site, une Histoire picturale de la peinture, une Histoire architecturale de
l'architecture, une Histoire
musicale de la musique, aussi
essentielles. Voire une Histoire essentielle de la danse, laquelle, étant la thématisation du geste
et du pas, demeure l'exercice artistique le plus spécifique d'Homo, ce primate
anguleux.
Nous reviendrons un instant plus loin sur la
spécificité de l'historicité anthropogénique. Plutôt gradualiste (darwinisme orthodoxe), ou plutôt ponctualiste
(darwinisme
gouldien-eldredgien) ? Ou les deux à la fois. Le nez de Cléopâtre et la
face du monde, pour la vue gradualiste. Le mazdéisme illustrant la stase des philosophies,
pour le ponctualisme. En tout cas, Stephen Jay Gould estime qu'en instaurant la
paléobiologie, Eldredge
et lui ont donné son autonomie à la Macroévolution, laquelle dans l'équilibre
ponctué n'apparaît plus comme une simple extrapolation de la Micorévolution,
comme chez Darwin, mais bien comme une discipline autonome. De même, dans une anthropogénie, la macrohistoire n'est plus une simple extrapolation de la micro-histoire. Son attention originale aux topologie,
cybernétique, locico-sémiotique et présentivité lui donne des référentiels
propres et efficacement heuristiques.
3
L'INTERDISCIPLINARITE AVEC LES SCIENCES HUMAINES
On fait souvent commencer les sciences humaines, dont
l'Anthropogénie se
présente comme le fondement manquant, avec la Psychologie expérimentale de Wundt,
autour de 1880. C'est en effet le moment où la Physique, la Chimie et la
Biologie ont atteint une consistance telle qu'elles se disent parfois achevées,
et qu'Homo a pu croire que leurs méthodes allaient faire merveille en
s'appliquant aussi à ses facultés spécifiques, comme « l'intelligence »,
« la volonté », « la mémoire », « les émotions »,
« les sentiments », « la famille », « les guildes »,
les « patries », les « arts », les « mathématiques, etc. Le
moment était d'autant plus favorable que justement les « sciences exactes »
allaient ouvrir leur « crise des fondements », c'est-à-dire s'interroger sur l'unicité ou
la disparité des géométries (Klein, Poincaré), sur l'Un ou sur le Multiple comme
source des nombres (Dedekind), sur la fiabilité de l'induction (Dorolle), sur l'idée
d'expérimentation vs l'expérience (Mach), sur la notion de « théorie
physique » (Meyerson), sur les limites des axiomatiques (Gödel), etc.
Donc, quel meilleur temps pour mettre en route une Sémiotique
(Peirce), une Linguistique
(Saussure), une Sociologie
(Durkheim), une Psychologie
expérimentale (Dewey,
Watson), une Phénoménologie transcendantale (Husserl) et existentielle (Heidegger), une Psychanalyse (Freud), une Psychologie génétique invitant à une Pédagogie expérimentale (Piaget) ? Les vues évolutionnistes de
Darwin, où Homo apparaissait comme une espèce parmi les autres espèces, seulement
plus haut dans la hiérarchie de la complexité selon Spencer, constituaient le nouvel
horizon. Pour les Anciens, l'historicité et la géographicité des hommes étaient
des accidents de l'essence humaine ; maintenant, elles la constituaient.
3A. Les nouveaux
paradigmes
Ce fut d'abord fracassant. En 1890, James Frazer
publiait le premier
des douze volumes de The Golden Bough (le Rameau d'or) qu'il acheva en 1915, et ramassa en un volume en 1922, avec un succès à
la fois scientifique et populaire qui influença la littérature anglaise de toute
la première moitié du XXe siècle. Les totems et les tabous étaient
partout, s'expliquant par les ressources de la métaphore (similarité) et de la
métonymie (contiguïté) ; c'était pressentir Homo comme primate indicialisant et
indexateur. Ses contemporains désignèrent James Frazer comme un anthropologue
social, mais lui-même parla
d'anthropologie mentale,
projet de phylogenèse épistémologique et ontologique d'Homo qui annonce par plusieurs
traits l'Anthropogénie.
Bientôt, Malinowki doubla cette anthropologie de cabinet par
une anthropologie de terrain collectée à travers les îles du Pacifique,
montrant les cohérences fonctionnelles des cultures autour de ce que l'Anthropogénie
appellera leurs
destins-partis d'existences. On se rendit compte de l'importance culturelle des
caractéristiques physiques selon les races, et en 1885 Topinard publiait un premier manuel d'Anthropologie
physique notant les
disparités anatomiques et physiologiques des hommes et des femmes qu'un ouvrage
collectif du CNRS français de 1986 appellera les « sous-espèces » ou
« grandes races » de sapiens sapiens. Ayant pris connaissance du potlatch
des Amérindiens, Mauss
se rendit compte que
les systèmes d'échange, dont l'Economie depuis Adam Smith voulait faire la théorie, ne
répondaient nullement au départ à des trocs exacts, et moins encore aux optimisations
de profits supposées par la Théorie de l'équilibre général de Walras, mais au
contraire à des maximations du don comme affirmation du chef, et de chacun. Ce
fut l'Essai sur le Don de
1925, relayé par le concept de « dépense » chez Georges Bataille,
depuis 1950.
Des linguistes inspirés firent bientôt les mêmes découvertes, qui déroutaient
ou déboutaient le rationalisme occidental. Ainsi, quant au temps, Worf étudiant
la langue des Hopi aperçut l'originalité du destin-parti d'existence amérindien
sans futur, ni dans les emplois du verbe, ni dans la perception pratique de
l'existence, et où tout présent était un passé ancestral continué. Quant à l'espace,
dans les mêmes années, Leenhardt s'aperçevait en Nouvelle-Calédonie que nos corps
n'étaient pas fatalement des ensembles fermés, limités par leur peau, mais des
ensembles sémiotiquement ouverts où les organes d'un même « Je »
renvoyaient à des endroits différents de l'environnement, avec des inversions
du proche et du lointain. Les langages n'étaient donc pas des systèmes de communications,
ayant avantage à être fixes, c'étaient des actes, des Speech Acts, dira Searle (I969), constituant d'instant
en instant, presque de mot en mot, de nouveaux mondes, ou du moins de nouvelles
appropriations du monde, dont Wittgenstein, au lendemain de son très systémique
Tractatus logico-philosophicus de 1927, avait exploré les ressources inépuisables dans ce qui était
devenu ses Philosophische Untersuchungen posthumes de 1951.
L'essence humaine des anthropologies classiques vira
également à l'Anthropogénie quand, depuis I900, la sociologie statistique de Durkeim commença à prendre conscience de
la notion de populations humaines, y distinguant des centres en stase et des marges en
innovation. Ce qui expliquait par exemple, dans les partis politiques, la
stabilité des nombres d'adhérents convaincus pourtant, en démocratie, de leur liberté
d'opinion. Et surtout permettait des corrélations entre domaines séparés, comme
quand une élévation du taux des suicides pressentait une guerre, ou, disent
les Durkeimiens d'aujourd'hui, quand la diminution de la fécondité des femmes
musulmanes trahit peut-être un affadissement ou une réorganisation de la foi
musulmane. Ainsi, chacun était une collection de singularités, mais aussi une
appartenance à de grands nombres.
Mais l'ébranlement le plus violent et durable des
sciences humaines eut lieu quand, en I902, Golgi fit de premières photos de neurones, et qu'en I906 Ramón y Cajal obtint un
prix Nobel pour avoir photographié des connexions et des clivages neuroniques. Insuffisant
donc de vouloir comprendre les facultés d'Homo par introspections et par discours !
On ne pouvait rien comprendre à Homo sans avoir visité nos soutènements
nerveux. A moins de se contenter de mesurer des couples stimuli/réactions, comme
le voulurent bientôt le behaviorisme de Dewey, et le Gestaltiste de Köhler. L'âme
humaine avait perdu son unité, et sa fameuse fine pointe de l'esprit.
Dans les années 1960, la connaissance des trajets
neuroniques avait fait de tels progrès que Hebel résolut de tirer au clair le
système perceptif le plus évident, le système visuel qui, quand un chat ou nous-mêmes voyons
courir une souris, doit saisir des formes, des mouvements, voire des couleurs (teinte,
luminosité, saturation). Or, à sa stupéfaction, il s'aperçut que, pour chacune
de ces fonctions, intervenaient des suites nerveuses séparées, lesquelles, même
après leur passage de ganglions en ganglions, continuaient de travailler
distinctement sans qu'il y ait jamais une mother cell, qui totaliserait ces informations pour en
faire cet objet perceptif unitaire qu'est « une souris grise courant sur le sol », laquelle
alors déclenche un geste
moteur (je la chasse de mon balai). Le système nerveux était des relais plutôt
que des lieux, ou même de vraies aires. C'était l'occasion de se rappeler qu'il
est muet sur lui-même ; que dans la perception-motricité il n'y a jamais
que des percepta et mota,
sans perception des moyens de la perception ; sans quoi du reste ils ne seraient
pas perçus. Les phénoménologues avaient déjà dit que nous ne saisissons pas de « cogito »
cartésien, mais seulement des « cogitata », dont le
« cogito » n'est qu'une présupposition collatérale.
Enfin, dans les années 1970, les psychologues ne
purent plus ignoré qu'à côté des systèmes nerveux animaux et hominiens, il y
avait des computers analogiques ou digitaux (ordinateurs) ou hybriques (à la fois analogiques et digitaux), qui
faisaient des opérations semblables. Ils commençaient même à savoir que, dans
notre cerveau (un computeur hybride ?), l'hémisphère droit, le moins remanié évolutivement, continue
de travailler de façon plutôt analogique, tandis que, dans l'hémisphère gauche, surtout depuis les grands signes, s'étaient
progressivement groupées des fonction plus digitalisantes ; ainsi, pour l'aire de Broca (émettrice)
et l'aire de Wernicke (réceptrice) du langage, mais aussi pour certains aspects
différenciateurs (oppositifs) de la musique et du dessin. Au M.I.T., David
Marr se demanda quelles
opérations devrait faire un computer (analogique, digital, hybride ?) pour
« voir » une bouteille prendre une certaine unité et se détacher
comme un objet sur une table. Se dégagea à cette occasion un des principes
fondamentaux du travail nerveux : de faire saillir ce qui saille déjà, jusqu'à
la connexion ; de
gommer encore ce qui saille moins, jusqu'au clivage.
Le « système » et sa « structure »,
chers à Vitruve, cessèrent d'être préalables aux actes de constructions, au
profit des notions de modules et de réseau, adaptés aux variations et sélections darwiniennes
(puis eldredgiennes-gouldiennes). En accord avec les Speech Acts de Searle, la linguistique expérimentale
s'intéressa à la
construction modulaire du langage chez le nourrisson, et à sa déconstruction
modulaire chez le sénile. Le premier copyright de The emergence of Language est de 1972. Nos IRM suivent maintenant les
activations et désactivations des Neurones de la lecture, selon le titre d'un ouvrage récent.
Mais revenons à la psychologie du Moi, qui a hanté le
MONDE 2, friand de Caractères, depuis ceux de Théophraste, disciple d'Aristote,
jusqu'à ceux de La Bruyère, et même Kretschmer. Sous l'effet de tout ce qui
précède, la Caractérologie de Le Senne, dans les années I950, fut la dernière, remplacée par l'analyse
factorielle. Il ne
s'agissait plus, cette fois, de distinguer des sages et des fols ; des
intelligents et des stupides ; des flegmatiques et des sanguins ; des
pycniques, des leptosomes et des athlétiques ; ou encore des maniaco-dépressifs,
des schizophrènes, des paranoïaques parmi les psychotiques, et des hystériques
et des obsessionnels parmi les névrotiques. Dans un monde planétarisé, vers
1960, on décida de définir des « symptômes » strictement identiques
et identifiables chez un citadin de New York comme chez un Aborigène
d'Australie. Ces symptômes dégagèrent entre eux des corrélations statistiques conduisant
à y reconnaître des « facteurs », non définissables par essence et accident, mais
assez délimités pour y faire correspondre des « remèdes », sinon
explicatifs, du moins testables, voire expérimentables. C'est ce qui est devenu
le DSM (Diagnose Statistic Manuel), actuellement DSM-IV.
3B. Les
stases de paradigmes (Kuhn)
Nous venons ainsi de rassembler quelques-uns de ces
cas où les sciences humaines ont éclairé l'Anthropogénie, et où l'Anthropogénie les a fondées en retour. Il nous reste à comprendre les stases
de quelques autres de
ces sciences pendant les mêmes années. Chaque fois, l'explication essentielle tient,
semble-t-il, en un mot. Elles ont voulu aborder Homo par les méthodes des
sciences exactes du MONDE 3, mais tout en restant dans les partis
épistémologiques et ontologiques du MONDE 2. C'est dans ce climat que Kuhn
généralisa sa notion
de paradigme, et de
changement de paradigme.
Ainsi, depuis 1900, la psychanalyse de Freud ne quitta jamais les paradigmes
occidentaux, ce qui contribua à son prodigieux succès mondain, et à sa
stérilité herméneutique. Ce fut une théorie du rêve refusant d'y voir la
réparation des bugs neuroniques de la journée, bref une fonction
d'apprentissage, et voulant y trouver, d'une façon hellénistiquement finaliste,
des accomplissements détournés d'une fin ultime, platonicienne ou
aristotélicienne, la libido. Ce fut la génitalité comme justification dernière de la fonction
sexuelle, dans la droite ligne du plaisir utile d'Aristote. Ou encore
l'orientation verticale des deux topiques, jusqu'à une théorie de la sublimation, rappelant la Protreptique de Jamblique. Une sexualité (Sexualitheit)
traitée comme une abstraction (-heit) sans lecture de l'orgasme (trois lignes seulement
pour le dire « gewaltig »), ni même de l'accouplement, dans la
crainte hellénique de tout ce qui compromet l'idéal de touts composés de
parties intégrantes. Une dialectique presque hégélienne de phases buccales,
anales, génitales, ponctuée de complexe « universels » (d'Œdipe, de
Jocaste, etc.). En sorte que, en herméneutique, toute existence, même celle des
artistes les plus novateurs, se réduisit à tout coup à la même litanie :
« Hölderlin ou la question du père », etc. A son honneur, Freud, qui
semble avoir été mis au courant très tôt à Vienne des photos de Golgi et de Ramón
y Cajal, signala dans ses œuvres non publiées, mais aussi dans quelques
passages de celles-ci, que ses « hypothèses » s'effondreraient quand
on en connaîtrait davantage sur le système nerveux.
Autour de I900 également, dans sa création d'une linguistique, Saussure souffrit et même se désespéra de rester enfermé dans
le MONDE 2, considérant toujours la langue comme une manifestation arbitraire d'un
logos non arbitraire, sans voir qu'anthropogéniquement le Langage présupposait
la Technique, dont ses glossèmes n'étaient que les technèmes dont l'opérativité
était mise en suspens. Ainsi, en parfait rationaliste occidental, continua-t-il
à considérer que les langues étaient traductibles les unes dans les autres,
puisque leurs signifiants exprimaient leurs signifiés de façon arbitraires,
donc codables, et que leurs signifiés n'étaient pas les objets du mondes, comme
encore chez son contemporain Peirce, moyennant des idées, mais ces idées mêmes,
ce qui rendait la linguistique indépendante des changements techniques autour
d'elle. Le linguiste avait ainsi l'avantage de pouvoir faire sa science sans
sortir de chez lui. Mais sans être sûr non plus qu'il y avait quelque chose au
dehors.
Une génération plus tard, Jakobson mérite alors une attention particulière sur
la stase du MONDE 2 dans le MONDE 3. En effet, dans sa remarquable théorie des
douze « traits phonématiques », qu'il édifia avec Halle, il avait fort bien vu et signalé que le
langage était une audition (surtout distinctive), comme pour Saussure, mais
aussi qu'il était une émission, à signification existentielle, moyennant ses efforts
et relâches vocales. Il a donc frôlé la définition anthropogénique des langues
comme productions phonosémiques. Cependant, dans son analyse de The Raven, sous le titre général Le son et le
sens, il se contente de
compter des jeux d'assonances et d'allitérations, sans marquer aucunement que
celles-ci portent une topologie, une cybernétique, une logico-sémiotique, une
présentivité, bref un « sujet d'œuvre », réalisation du « destin-parti
d'existence » d'Edgard Allen Poe. Pourquoi ? Jakobson resta fidèle
aux deux doctrines saussuriennes surannées : (a) l'arbitraire du signe et (b) la traductibilité universelle des langues. Induit en erreur peut-être par
le fait qu'en 1950 ces deux présupposés saussuriens du MONDE 2 semblaient confirmés
par les premières machines à traduction. Durant la seconde moitié du XXe
siècle, les linguistiques scolairement enseignées devinrent
« traductionnelles », c'est-à-dire jaugeant leur pertinence à leur
capacité de rendre compte des programmes de machines (James Allen). Tout ce
qu'avait vu Worf, Leenhardt, Wittgenstein, Searle, et ces vrais thématiseurs du
langage que sont les écrivains, Rabelais, Rousseau, Mallarmé (Les mots
anglais, « une
nouvelle science »), Claudel, Valéry, Genet, fut noyé dans des linguistiques
aveugles, sourdes et gourdes.
Chomsky, qui conclut cette persévération des paradigmes du
MONDE 2 dans les années 1950, proposa une Syntaxe cartésienne, continuant la distinction des structures
de surface, locales et transitoires, et des structures de profondeur, censées universelles,
de la Grammaire de Port-Royal, ainsi qu'une sémantique binaire crûment leibnizienne ; dans la Kombinatorik de Leibniz, l'inventaire fermé
des monades, déduites nécessairement de Dieu nécessaire, permettait de situer
tout objet par une suite de bits exclusifs 0/1. Quant au signe, pour les besoins de cette syntaxe et de
cette sémantique, il continua de le comprendre selon le « stans pro
aliquo » médiéval, sans apercevoir sa source technique, laquelle, étant
donné les progrès incessants de la Technique, aurait interdit toute
binarisation définitive. Enfin, redevenu franchement platonicien, Chomsky alla
jusqu'à supposer des « structures innées » du langage. A son honneur,
dans ses Reflections on Language, il finit par récuser tout cela, et se tourna vers la
polémique politique, sans doute de guerre lasse.
L'aveuglement de l'Américain Chomsky est d'autant plus
étrange qu'outre les idées assez saines de Bloomfield sur l'origine du langage, dans les années
1930, il a dû connaître celles de Peirce, contemporain de Saussure autour de 1900. Participant
du transcendantalisme américain d'Emerson, Peirce, créateur d'une sémiotique
générale, ne crut
jamais que le signifiant « CHEVAL » renvoyait à un signifié
<cheval> seulement conceptuel, mais bien à des équidés dans des prairies,
quitte à ce que ceux-ci soient visés à travers le filtre d'une idée de
<chevaléité>. Il y avait alors à se demander si celle-ci était purement
arbitraire (nominalisme médiéval d'Occam), ou découlait de l'ordre essentiel des
choses (réalisme médiéval platonicien et aristotélicien), ou encore d'une distinction
formelle fondée du côté de l'objet, selon la fameuse « distinctio
formalis a parte rei » de Duns Scot, qu'il déclarait partager. Là, le
langage et tous les systèmes de signes n'étaient pas de purs jeux de
différences à la Saussure. Quand il faisait de la linguistique, le linguiste
savait qu'il y avait quelque chose derrière sa porte. Et autre chose que de
purs « référents » sans consistance propre. Pour « CHEVAL », des
chevaux, dont il était sûr du moins qu'ils n'étaient pas des zébres. Pour
Pierre d'Espagne, le signe était le désignant d'un désigné réel. On ne
s'étonnera pas que Peirce ait été le premier à saisir la sémiotique de la
photographie, en y confondant malheureusement les aspects d'indicialité et
d'indexation. En partie à cause de la langue anglaise, en partie par sa volonté
trinitariste de ne vouloir que trois modalités de l'Etre, Firstness,
Secondness, Thirdness.
Il n'y a alors rien à ajouter sur le structuralisme
culturel de Lévi-Strauss, qui fit une lecture des cultures à partir
de la linguistique de Jakobson. N'atteignant pas le sens, il affirma que le
sens appartenait à la « philosophie pour midinettes » qu'était à ses
yeux la phénoménologie. Dans un volume des « Chemins de la création »
(Skira), l'opposition bouche ouverte / bouche fermée entre deux tribus
amérindiennes voisines fut interprétée comme purement distinctive, sans signification
particulière de l'Ouvert et du Fermé comme tels. « Dans la langue, il n'y
a que des différences », disait Saussure ; entre les cultures, il n'y
a aussi que des différences, insista Lévi-Strauss, qui considérait les œuvres
d'art comme des « modèles réduits » des différences retenues par chaque société,
sans prise en compte des rythmiques significatives de leurs effets de champ
perceptivo-moteurs et logico-sémiotiques. Attachement d'autant plus intempestif
au prestige du tiers exclu (binariste, booléen) du MONDE 2 aristotélicien que
les logiciens toposistes ses contemporains commençaient à méditer sous ses yeux
une logique des faisceaux, dévalorisant le tiers exclu.
Mais revenons un instant sur les photos de neurones et
de connexions neuroniques des années 1902-6. On aurait pu croire qu'elles
remettraient tout à plat en une ou deux décennies. Mais Homo, primate
indicilisant et indexateur, a une préférence invincible pour l'à-peu-près, la citation prestigieuse et infondée, les
sorcelleries et magies du verbe et du geste, depuis l'Avesta mazdéen jusqu'à Harry Potter. Dans les sciences physiques, pourtant le champ
privilégié du contrôlable, il a mis près de deux millénaires à accepter les
expérimentations imparables d'Archimède. Combien de temps mettra-t-il à
accepter certaines évidences dans les sciences humaines, où tout se prête aux flottements ?
Ceci explique sans doute les malheurs de la phénoménologie, cette introspection qui, non contente de
parler en général d'émotion, d'imagination, de perception, s'attacha à décrire
différentiellement ce qu'était l'essence de percevoir, d'imaginer, d'être ému, et aussi de
caresser (et non frotter), de se socialiser en jouant au football plutôt qu'aux
cubes (Buytendijk), de subir l'angoisse (sans objet) plutôt que la peur (qui a
un objet), etc. La moisson fut riche. Mais tant les phénoménologues transcendantaux, comme Husserl, que les phénoménologues
existentiels, comme
Sartre, professèrent souvent un tel mépris des sciences exactes que furent
bientôt oubliées leurs observations les plus précieuses, comme la distinction
initiale « fonctionnements / présence » que Sartre eut l'immense
mérite d'entrevoir dans l'Etre et le néant de 1943.
Ceci clarifie l'interdisciplinarité entre
phénoménologie et anthropogénie. Cette dernière ne saurait ne pas
phénoménologiser quand elle décrit chez Homo son corps anguleux, donc
angularisant, orthogonalisant, etc., et aussi panoplique et protocolaire, et encore
indiciel et indexateur. De même que son holosomie. Mais sans oublier la
physique et la biologie, que nous allons rencontrer à l'instant. Elle reste
donc dans la fraternité de Peirce, créateur de la Sémiotique américaine, et
logicien de l'abduction et de l'implication, qui avait passé beaucoup de nuits
blanches, étant jeune, à faire de la phénoménologie épistémologique et
ontologique avec son père mathématicien, avant de gagner sa vie dans un bureau
des mesures.
4
L'INTERDISCIPLINARITE AVEC LA PHYSIQUE
ET LA BIOCHIMIE
Homo n'est pas seulement le primate anguleux au point d'avoir initié la Technique et la Sémiotique.
Ses perceptions et ses motricités continuent toujours, qu'il le formule ou non,
d'appartenir à celles des primates. Avec un système visuel approprié à la canopée, capable de globalisations, focalisations,
distributions, fluences polychromes. Avec un système auditif non pas multiponctuel comme celui du
Cheval, mais établissant de premières proportions et épaisseurs sonores, en
symétries d'échos. Jouissant de récepteurs tactiles non seulement surfaciers, pondéraux,
algésiques, hédoniques, mais conjuguant ces couches en un toucher palpateur, substantialisant,
holosomiquement caressant.
De façon plus primaire, les spécimens hominiens,
jusque dans leurs actions sublimes, continuent de se percevoir et mouvoir comme
appartenant à la classe des mammifères, ces animaux marins et terrestres très intercérébraux
et très empathiques, cherchant constamment des groupements à
la fois cohésifs et hiérarchisés. Et plus « bas » toujours, ils
s'éprouvent toujours comme appartenant à l'embranchement des vertébrés, avec leur instauration d'un espace-temps
polarisé bouche/anus,
ventral/dorsal, gravitationnellement bas/haut (protreptique). Il ne cesse même jamais
d'appartenir au règne végétal, avec des croissances et des émergences dans les
environnements. Enfin, Homo garde, et cultive, parfois vivement comme en
Amérinde, un certain sentiment d'appartenance au règne minéral, avec son weathering. Et, à regarder certains dessins des
Aborigènes d'Australie, il peut s'éprouver très tôt comme un relais dans l'infinité
sidérale.
Ces persévérances d'états et de facultés préhominiens
et protohominiens se sont organisées, dans le MONDE 1A
ascriptural, à travers le totémisme et les tabous. Les empires primaires du
MONDE 1B scriptural y puisèrent la matière de leurs épopées fondatrices. Les
Grec, puis tout l'Occident après eux, se sont alors demandé longuement, si,
dans la construction du fœtus humain les phases minérales, végétales, animales,
rationnelles s'additionnaient, se substituaient,
ou bien se subsumaient.
A mi-course du MONDE 2, vers I250, le scolastique Thomas d'Aquin, qui estimait que
« forma educitur e potentia materiae » (la forme émerge selon les
potentialités de la matière », affirma sans ambages et à plusieurs
reprises que (sauf chez le Christ, Homme-Dieu) les formes fœtales se subsumaient
de manière nettement successive
(primo, deinde, in fine). Et cette vue du doctor communis semble appartenir à un certain « bon
sens » hominien général, puisque c'est encore celle des législations du
MONDE 3 sur l'avortement, toléré pendant les mois des formations
« minérale, végétative, animale », avant qu'intervienne la formation
« rationnelle ».
Bref, tout spécimen hominien se perçoit comme un état-moment
récapitulatif des grands moments d'un Univers dont il lui importe alors de
connaître les mœurs. Ce sont ces mœurs que connaissent le mieux aujourd'hui le Physicien,
le Chimiste, le Biologiste, et dont voici quelques-unes. D'être énergies et différenciations. De comporter des attractions (la Relativité) et des coupures (les Quanta) ; point d'objets
distincts sans quanta, remarquait Schrödinger. De produire des formations par plasticités, mais aussi par (re)séquenciations. De ne réaliser des néguentropies, comme celles que « sont » les vivants (Pierre Curie), que comme des « états
loin de l'équilibre » (Prigogine), lesquels se paient toujours thermodynamiquement
par des augmentations d'entropie ambiante. De créer des formations par les sept
catastrophes (changement
de formes, strepHein, kata) qui découlent d'équations très élémentaires de la
topologie différentielle (Thom). De se contenter de peu de liaisons
chimiques (telles les liaisons
covalentes, ioniques, hydrogènes, hydrophobes des acides aminés, donnant lieu aux
protéines anatomiques et physiologiques, donc à tous les vivants). De construire
par modularité, en
sorte que des organes et des fonctions imprévus sont obtenus à partir de déplacements
de modules précédents, parfois très archaïques (la chymotripsine fait le
leitmotiv de Discovering Enzymes, 1992). De proposer deux types d'adaptations (Waddington)
: l'une antécédente larmarckienne), l'autre subséquente (darwinienne, eldredgienne-gouldienne). De produire, plutôt que des individus
stables ou instables, des
confluences locales et temporaires d'individuations métastables (Simondon). Etc.
Et parmi ces mœurs d'Univers, les plus importantes
pour l'Anthropogénie sont sans doute celles qui concernent l'aléa, dont seuls le physicien et la biochimiste
d'aujourd'hui commencent à deviner la liste que voici. (a) La tukHè grecque, ou rencontre de suites
hétérogènes, quand une tuile tombe sur un passant (Aristote). (b) La fortuna
latine (fors-fortis),
devenue la déesse Fortuna, quand le « peut-être » devient
« un beau jour que ». (c) La chance latine (cadentia, chute imprévisible), qui selon
Démocrite-Epicure-Lucrèce aurait suffi à donner toutes les formes des choses. (d)
Le hasard arabe,
celui des dés, al-zhr, dont les positions possibles de chute sont connues
d'avance, donnant lieu à un strict calcul des probabilités (Pascal) ;
c'est le « hasard statistique » ou « hasard probabiliste » de Eble (1999). (e) La fourchette des
erreurs dans la « théorie des erreurs » (Newton). (f) Les effets de
reséquenciation dont les effets apparaissent nécessaires après coup, mais sont imprévisibles
avant coup, par exemple dans le cas des acides aminés formant des
protéines ; c'est le « hasard évolutionniste » de Eble (1999), sans doute la plus
importante découverte philosophique qu'ait faite Homo.
On aura compris que toutes ces « mœurs » sont
descriptives, non prescriptives. Le mot « éthique » en Grèce et « moralitas »
à Rome étaient à l'origine purement descriptifs (les façons dont agissent un
individu ou un groupe), et ne devinrent normatifs qu'à mesure que s'affirmèrent
l'intériorité stoïcienne-chrétienne-néoplatonicienne,
puis l'honnêteté dans
les exactitudes de la monnaie et de l'économie bourgeoises. Dans un Univers de hasards
évolutionnistes, la seule valeur
d'un système, en effet, est
sa capacité de survie. Qu'il s'agisse de montagnes, de plantes, d'animaux, d'objet et de processus
techniques et sémiotiques, ou de valeurs sociales.
Dans ce vivant à plusieurs étages qu'est le primate
anguleux Homo, - astral, planétaire, végétal, animal, technique, sémiotique,
présentifiant, - le MONDE 2 tenta de ne retenir guère que le sommet (arx
mentis), considérant les spécimens hominiens de haut en bas, tandis que le
MONDE 1, parmi ses tabous et totems, le voyait et sentait de bas en haut. Le
MONDE 3 cherche à ne rien omettre. Et, parmi les interdisciplinarités de
l'Anthropogénie, c'est le moment de remarquer la place de choix qu'occupe l'Ethologie, cette science des mœurs du monde
animal, auquel nous
appartenons, non plus en laboratoire, mais dans son milieu naturel.
Elle fut fondée surtout par Lorenz dans les années
1930. (a) Il fut d'abord frappé par l'imprégnation, cet attachement précoce et définitif
provoqué par la vue d'un premier objet « prégnant » (mot de la
Gestalt), ce qui fut l'occasion de dégager la notion-clé de stimulus
signal, cette réponse
cérébrale complexe impérieuse et innée à un stimulus défini, telles les phases
obligées à travers lesquelles un aigle fond sur sa proie selon son
espèce ; ce qui, par contraste, montre bien l'originalité du signe, naissant de technèmes non innés et par
simple mise en suspens de leur opérativité. (b) Plus tard, les éthologistes
firent encore l'observation éclairante que les grands singes avaient des
pulsions à l'exploration, donc des comportements allostatiques, qui confirmaient l'insuffisance des
modèles homéostatiques ayant cours parfois même pour Homo, ainsi chez Freud.
(c) Sociologiquement, ils remarquèrent que chez certains singes supérieurs
l'accouplement n'était pas pur instinct (montage inné), mais s'acquiert par la vue
de « congénères avertis ». (d) Enfin, vers 1980, Lorentz déclarait
que l'Oie cendrée,
objet central de ses recherches depuis toujours sur l'imprégnation,
« n'existait pas », « qu'il n'y avait que des oies cendrées », toutes avec des
particularités ouvertes à évolution (une affirmation qu'il faut nuancé par
celle de l'équilibre ponctué eldredgien-gouldien des espèces).
En retour, l'Anthropogénie attire l'attention de l'Ethologiste
sur la différence de l'instrument et de l'outil. L'instrument est commun à l'animal et à l'homme, au
moins depuis que la Loutre de mer casse ses œufs avec des galets. L'outil, comme le dit fort bien l'étymologie
latine (usus,
substantif verbal du verbe au mode moyen, uti), suppose que l'instrument soit saisi dans une
panoplie et un protocole, ce qui est le propre d'Homo transversalisant. Malheureusement,
les paléoanthropologues et les éthologistes continuent de confondre souvent l'instrument,
animal, et l'outil, hominien. Si cette distinction avait été aperçue plus clairement
par eux, depuis 1970, depuis que la famille Leakey découvrit de premiers
choppers, puis des bifaces en Afrique de l'Est, l'Anthropogénie, l'Ethologie,
la Paléoanthropologie, voire la Paléobiologie auraient sans doute pu se rendre de
grands services. Il faut dire que trouver des fossiles est un travail si
absorbant qu'il ne laisse guère de temps pour le reste.
Mais, pour l'Anthropogénie, il sortit de cela la
conviction de plus en plus claire qu'Homo ne se présentait nullement à la façon
d'une orthogenèse, comme celle qu'en 1950 encore on prêtait aux Equidés, mais en
multiples taxa et clades si hétérogènes qu'en rigueur on ne pouvait plus les
disposer comme des avances, des méandres, des reculs temporaires, mais bien
comme un buissonnement, où sapiens sapiens d'aujourd'hui est une solution parmi d'autres.
Avec seulement, pour son avenir, les chances particulières que lui donne le
fait d'avoir été le plus anguleux des primates hominidés. Et donc le plus
capable non seulement d'instruments, mais d'outils. Donc de Technique et de
Sémiotique. Pour de nouvelles ouvertures, et de nouveaux clivages.
5
INTERDISCIPLINARITE
AVEC LA MATHEMATIQUE
5A. La
définition anthropogénique des mathématiques
Seule une anthropogénie peut donner de l'ampleur et de
la radicalité de la mathématique une définition adéquate, en se souvenant qu'Homo
est un primate anguleux et transversalisant, et ainsi indicialisant et
indexateur, et qu'alors, en contraste avec les indices toujours fuyants, les index
qu'il produit ont un
statut très original. Bien qu'étant de soi des signes vides, ils peuvent cependant fonctionner comme des
signes pleins, donc
comme des indices,
quand ils signalent l'état physique ou mental de celui qui les émet, par
exemple dans la charge d'un ordre de commencer ou de finir. Mais ils peuvent
aussi, et c'est ce qui nous importe ici, être déchargés et désindicialisés ; auquel cas nous les dirons « purs ».
Les index « purs » jouissent d'une clarté,
d'une comparabilité inaltérable jusqu'à engendrer des formes fixes (de géométrie) et des chiffres fixes (d'arithmétique). D'autre part, ils
fournissent un cas unique d'équipollence entre contenu mental et expression gestuelle,
parlée, écrite. Au point que l'écriture y déborde la parole et le geste ;
« le calcul tensoriel connaît mieux la physique que le physicien »
(Langevin). Aujourd'hui, l'imagerie cérébrale donne presque à voir cette pureté
quand, à l'émission du nombre « 4 », on voit s'allumer des relais
cérébraux différents selon le type de graphie, de phonie, de gestuelle,
cependant que certains relais demeurent strictement stables, ce qu'on peut
attribuer au « 4 » comme tel.
Ainsi, Homo a été très tôt invité à produire, du moins
implicitement, une théorie générale des indexations pures et une pratique
absolue des index purs. Théorie et pratique si générales et si premières que les
Grecs les ont appelées « l'apprentissage » tout court, la mathèse (matHèsis), la mathématique. La définition est bien alors :
« la mathématique est la théorie générale des indexations pures et la
pratique absolue des index purs ». En découlent toutes les propriétés reconnues d'ordinaire
aux mathématiques comme événement culturel : les nécessités, les démonstrabilités,
les magies, les morales qui leur sont rattachées chez Pythagore, les Chinois,
les Indiens, les Amérindiens.
5B. Les
constructions fondamentales de l'Univers
La mathématique ainsi conçue a naturellement procuré à
Homo toutes les mises en forme ontologiques et épistémologiques de son Univers.
Comment en effet, pour lui, indexer un Big Bang sans la topologie générale du proche et du lointain, du continu et du
discontinu, du fermé et de l'ouvert, du chemin et du barrage ? Comment indexer les
corps que sont les galaxies, les étoiles, les planètes et leurs paysages, sans
la topologie différentielle des sept singularités des catastrophes élémentaires : le pli, la fronce,
la queue d'aronde, l'aile de papillon, les trois ombilics hyperbolique,
elliptique, parabolique ? Comment indexer les énergies, les masses et les
vitesses de tous les événements jusqu'à la Relativité (e = mc2), ou jusqu'aux
spins des Quanta, sans géométrie et sans arithmétique ?
Et ce sont encore des mathématiques qui indexent basalement
les formations des êtres vivants. Qu'il s'agisse des géométries des formations
par plasticités,
mais aussi des ordinalités des formations par séquences et
reséquenciations,
quand des suites
d'acides aminés construisent des protéines, quand d'autres suites construisent des
ARN collecteurs, des ARN ribosomiques (servant d'établis), des ARN messagers,
jusqu'à des ADN orchestrateurs généraux qui, à leur tour sont modulables (reséquenciables)
par certaines atteintes
environnementales (famines, lésions), en une certaine hérédité de caractères
acquis.
Enfin, lorsque le Vivant sélectionna la sexualité comme étant le moyen le plus sûr de produire
suffisamment de variations adaptatives, ce furent encore les catastrophes de la
topologie différentielle qui « inventèrent » les organes coaptables, mais
aussi donnèrent lieu par les vertiges inhérents à ceux-ci aux ruts mâles et aux
chaleurs femelles jusqu'à opérer les coaptations nécessaires. (Cf. le
fichier : Topologies et sexualité, dans la section : Sémiotique)
5C. Les mythes
d'origine
Tout ceci éclaire sans doute le rapport entre la
mathématique et les mythes d'origine. Non pas, c'est vrai, dans le MONDE 1A ascriptural,
ni même dans le MONDE 1B scriptural, où l'origine est un Œuf (Grèce orphique)
ou une Grande Mère archétypale (Amérinde). Mais dès le plein départ du MONDE 2.
Dans son Timée, Platon nous
assure que le Cosmos est beau et bon, et que donc son Démiurge, lui aussi beau
et bon, n'a pu le faire qu'en contemplant, dans la panoplie des Idées
éternelles, les polyèdres réguliers, sources de tout objet « normal ».
Et si nous risquions alors un mythe d'origine pour le MONDE
3, évolutionniste ! Pour cela, supposons l'Evolution arrivée au stade des Primates
supérieurs, avec leurs doigts, leur vue, leur ouïe. Quelle ressource resterait-il
à cette Evolution pour instaurer du neuf, comme par exemple la Technique et la
Sémiotique ? A y bien réfléchir, une seule issue : L'angle. Et, en effet, avant Homo il n'y a nulle
part dans notre Univers un seul angle droit, ni même un seul angle quelconque qui
soit un peu soutenu, tendu, décidé, du moins dans des dimensions d'espace et de
temps praticables (pour ne pas faire intervenir les spins de la mécanique
quantique). Par contre, avec des angles soutenus et réglables, dans des dimensions
praticables, tout découle. D'abord la Technique opérative, mais bientôt aussi la Sémiotique, par désopérativité des relations (et des références)
techniques.
En même temps, songeons-y, biologiquement quoi de plus
réalisable que l'angle, quand on a déjà les grands singes avec leurs articulations
inchoativement anguleuses sélectionnées depuis des millions d'années pour prélever
les fruits dans la canopée et y sauter de branche en branche ? Il n'y
a alors qu'à attendre quelques nouveaux millions d'années pour que des variations
et des sélections (gradualistes ou ponctualistes) finissent par installer
anatomiquement et physiologiquement, dans les doigts de mains et de pieds, mais
aussi dans toutes les articulations des membres, des angles de plus en plus réglables,
tenables, oui, des angles obtus, aigus, droits, au point d'inaugurer des « Mondes 1,
2, 3 », à topologies différentes, mais toujours à trois dimensions, les
trois dimensions dites, « normales » (à angle droit) entre elles,
largeur, hauteur, profondeur. La largeur étant la dimension la plus
« anthropogénique », puisque, transversalisante, elle disposera tout
environnement hominien en panoplies et protocoles. Jusqu'à la transversalité
des coordonnées cartésiennes où se disposeront tous les « produits »
galiléens que sont tous les « événements » d'Univers.
5D.
Conceptual Mathematics
Alors, comme il serait satisfaisant pour
l'anthropogéniste de disposer d'une mathématique rendant sensible toutes ces vertus cosmogoniques
mathématiciennes ! Elle existe. C'est la Théorie des Catégories. Et l'anthropogéniste en dispose
aujourd'hui sous forme d'un exercice essentiel, et nullement d'une simple vulgarisation,
dans Conceptual mathematics de Lawvere et Schanuel, aux Buffalo Workshop Press (1972).
Déjà, les deux premières lignes anthropogénisent et
cosmogonisent à souhait : « We all begin gathering mathematical ideas in
early childhood, when we discover that our two hands match » ; voilà pour
les articulations anguleuses du corps d'Homo. Puis : « and later when we learn that other children also have grandmothers, and then that
« uncle » and « cousin » are of this type also » ; voilà pour les séquenciations sociales
d'Homo, mais aussi pour les séquenciations et (re)séquenciations en
général. Du reste, la « preview » qui suit,
Galileo and Multiplication of Objects, n'est pas moins anthropogénique, car on y voit Galilée fonder la
Physique mathématique en cherchant à écrire (dessiner) le vol d'un oiseau, et
s'apercevant alors que, dans la projection qu'il en fait, le produit précède la somme. Si bien que, dans la Théorie des
catégories, l'addition est définie par le renversement des flèches qui
définissent la Multiplication. Des flèches ? Evidemment. Puisque, dans la mathématique,
qui est anthropogéniquement la théorie générale des indexations pures et la pratique
absolue des index purs, tout peut d'abord être dit avec des flèches (cf, le
fichier : La mathématisation de la flèche) dans la section : Phylogenèse). Voici le mathématicien catégoricien devenu
ontologiste : tout « événement du monde » est d'abord un « produit ». Le produit est la définition métaphysique
de l'événement. « Il
s'est produit quelque
chose », disent naïvement le latin et le français.
L'anthropogénie passe même alors de la mathématique à
la logique, quand la théorie des catégories propose une Théorie des
faisceaux, qui sera bien
utile au logicien du MONDE 3 pour exprimer que, dans son « monde », tout
événement appelle sur lui des points de vue multiples, ou infinis, jusqu'à l'irisation.
En particulier, qu'à côté des « logiques fortes », avec l'axiome du
tiers exclu, dont Aristote avait fait le préalable de toute connaissance
scientifique de MONDE 2, le MONDE 3 favorise des « logiques faibles »,
« intuitionnistes », « synthétiques », « sans tiers exclu »,
et donc capables de se mouvoir dans le continu, et d'ainsi, pour revenir à la
mathématique, d'axiomatiser la droite (René Lavendhomme, Basic Concepts of Synthetic
Differential Geometry). Plus
généralement, la mathématique de la Théorie des catégories incite à envisager une logique des topos, dite
Théorie des topos,
celle en vérité que nous pratiquons tous les jours dans le langage courant, lequel
n'a jamais utilisé les algèbres binaires de Boole à tiers exclu, que nos
ordinateurs lui supposent, mais bien les algèbres de Heyting sans tiers exclu,
maniant des topos (René Lavendhomme, Les lieux du sujet, Seuil, 2001).
Dans la Physique, cette logique-là est sœur de la
théorie des « émergences », qui connaît actuellement chez les physiciens un regain
d'attention : « Il n'y a pas de loi physique universelle. Toute loi
physique est un point de vue sur l'Univers ». Feynman déjà insistait sur cela dans
son Cours de physique resté
classique (1963), où il se proposait non d'enseigner la Physique, que les étudiants
triés de Caltech étaient censés savoir d'avance, mais de « susciter des
physiciens », en commençant par insister longuement sur l'arbitraire des
étalons de mesure. C'est aussi ce que, à la génération précédente, Dirac, le découvreur
du positron et de l'anti-matière, avait déjà pointé plus fondamentalement
encore quand, à un compagnon de train qui, regardant par la fenêtre, avait
murmuré : « Tiens voilà des moutons fraîchement tondus », il avait répliqué,
sèchement comme toujours : « Oui, si on les regarde d'ici ». En tout
cas, toutes ces orientations appartiennent bien à l'Univers évolutif, buissonnant,
fait d'équilibres ponctués (Eldredge-Gould), qui anime constamment le MONDE 3
de la discipline anthropogénique.
Après tous ces croisement entre mathématique,
physique, art, érotique, mystique, on ne sera pas tellement étonné que,
quelques semaines avant son atteinte cérébrale fatale, Eilenberg, alors professeur
de mathématiques à Columbia, où pour son salaire il était libre d'enseigner ce
qu'il voulait, ait confié à l'auteur, non sans insistance, que l'année
académique suivante il comptait faire son cours sur la peinture chinoise.
Quelle plus belle occasion, en effet, que Kouo Hi, le peintre le plus essentiel de
l'histoire humaine, pour toucher du doigt que, chez Homo et dans l'Univers dans
toutes leurs dimensions communes, avant la géométrie, il y a la topologie ?
Et que celle-ci est générale avant d'être différentielle ?
5E. L'interdisciplinarité
mathématique comme modèle des autres
L'auteur, qui n'est pas mathématicien, et René
Lavendhomme, mathématicien, se sont fréquentés pendant cinquante-trois ans,
jusqu'à la mort du second, lequel était justement catégoricien et toposiste, ce
qui fit qu'il trouva bon de suivre activement toutes les phases de développement
de l'Anthropogénie. Or, six semaines avant sa mort, René arrêta sa voiture, reprit
une peu de ce souffle que lui fournissait parcimonieusement sa bouteille
d'oxygène, puis détacha : « Dire que pendant dix ans je t'ai entendu dire
que la mathématique est la théorie générale des indexations pures et la
pratique absolue des index purs, (un silence), et je ne comprenais pas. » Ceci montre assez que,
même dans une relation longue, étroite et suivie, l'interdisciplinarité n'est
pas immédiate ni directe. Visiblement, pendant dix ans le mathématicien avait
admis déjà suffisamment la définition de la mathématique par l'anthropogéniste,
qui la répétait chaque fois qu'il l'apercevait dans son auditoire, mais sans cependant
la situer pleinement dans le système, ce qu'il fit seulement quatre ou cinq ans
avant cette surprenante déclaration..
Cela dicte la pratique interdisciplinaire de l'anthropogéniste.
Ses textes qui engagent une spécialité doivent être revus tous par des
spécialistes, qui seuls percevront si quelques chose cloche, par
incompréhension, par excès de généralité, par étroitesse de point de vue. Toute
suspicion, toute gêne franche du spécialiste excluront la proposition, ou alors
seront clairement signalées. Mais il serait très préjuciciable que le simple
suspens du spécialiste empêche d'aller de l'avant. Gould et Eldredge ont dû partager
cette attitude à propos de l'équilibre ponctué pour une Macroévolution qui soit
autre chose qu'une extrapolation de la Microévolution, comme l'avait voulu Darwin.
C'est sans doute dans cet esprit que René Lavendhomme ne dit mot à l'auteur de
son incompréhension qu'après l'avoir dépassée, sans doute depuis longtemps. On
peut avoir admis, et même admis sûrement, sans avoir pleinement compris. C'est
ce qui était arrivé à Poincaré, nous raconte-t-il, quand il mit son pied sur la
marche d'un autobus parisien, et eut l'illumination des fonctions fuchsiennes.
Il les agita grossièrement en prenant place sur son siège, puis les vérifia définitivement,
c'est-à-dire les « écrivit » à loisir dans son bureau le soir. Puisque
faire des mathématiques c'est en fin de compte les écrire. Adéquatement, comme c'est
possible pour de pures indexations.
6
INTERDISCIPLINARITE AVEC LA
FUTUROLOGIE
L'Anthropogénie n'est pas futurologique. Dans la mesure même où, darwinienne et
même gouldienne-eldredgienne, elle voit l'Univers et le Vivant comme radicalement
évolutifs, elle n'envisage aucun moyen de prévoir l'avenir ni à long terme, ni à
moyen terme, ni même à court terme. Les futurologues, quand ils insistent sur
l'épuisement actuel des ressources, sur les fragilités de la Planète et de l'Espèce,
sur les pouvoirs et les risques d'une technique devenue transformationnelle, et
cela tant pour la Matière (dans la nano-ingénierie) que pour le Vivant (dans
les géno-ingénierie), font un travail utile, voire nécessaire pour éclairer les
décideurs politiques et les pédagogues, ou rassurer le citoyen dans ses choix ordinaires.
Mais leurs réflexions, fragiles et fatalement prescriptives et normatives, sont
au delà ou en deçà de l'Anthropogénie.
En 1962, les prévisions alarmistes du Club de Rome et
rassurantes de l'Académie des Sciences de Russie avaient mis la futurologie à
la mode, et l'auteur eut à rendre compte d'un ouvrage du prix Nobel Thompson qui
titrait carrément : The Foreseeable Future. Presque rien de tout cela ne s'est réalisé tel quel.
Ou a même favorisé des catastrophes. Or, au même moment, Le Nouvel Age, s'interdisant toute anticipation, se
contentait de regarder le présent d'alors pour y déceler les objets et
processus décidément neufs, en supposant que, dans une Evolution biologique,
technique et sémiotique, le vraiment neuf a de grandes chances d'appartenir à
des percées novatrices, bien que sous des formes et avec des restrictions imprévues.
Près d'un demi-siècle après, le Nouvel Age, en raison de son caractère descriptif au présent, peut encore être lu sans rire, par
exemple quand il considère que le passage des machines d'énergie aux machines d'information au cours de la seconde Guerre Mondiale a
été une charnière anthropogénique majeure. Sans pour autant la juger bonne ou
mauvaise, et en rappelant qu'une modification de cette ampleur peut donner lieu
à des résultats se révélant un jour incompatibles, et donc autodestructeurs.
L'Anthropogénie, depuis 1980, a radicalisé encore ce parti descriptif
du Nouvel Age, Elle aussi
ne cherche aucunement à voir ou entrevoir l'avenir. Elle s'exerce simplement à remonter
le plus haut possible aux mœurs de l'Univers, aux mœurs du Vivant, aux facultés
spécifiques d'Homo, en particulier à sa faculté singulière de Primate anguleux,
donc angularisant, orthogonalisant, indiciel et indexateur, etc., avec les
possibilisations et les restrictions innovatives et paranoïaques ainsi
impliquées.
Cette problématique prend un nouvel intérêt aujourd'hui,
depuis qu'en tout domaine se posent des questions préjudicielles concernant les
Vivants, et même la Planète, et que la globalisation des médias fait partager ces
questionnements par presque tous. Il n'est pas trop abstrait de se pencher sur le
Gulf Stream de l'Atlantique et sur le courant de Humboldt du Pacifique pour
savoir s'ils s‘enrichissent ou s'appauvrissent en sel, se soutiennent ou
ralentissent. Ni même de percevoir que tout ce qu'on a jusqu'ici appelé « humain »
tient dans un Interglaciaire commencé il y a 13.000 ans.
Situation physique d'autant plus tendue biologiquement
qu'Homo sapiens sapiens est une sous-espèce qui, depuis la disparition des Néandertaliens il y a
25.000 ans environ (par endogamie ? par éclampsie ?), épuise son espèce, et même son genre, limitant ainsi ses capacités adaptatives
naturelles. Ces questions et leurs réponses changent de jour en jour, d'heure
en heure, et des équipes et publications innombrables s'en occupent, essayant
de croiser le plus long terme et le plus court terme, de plus en plus
intriqués. Une anthropogénie n'a pas à s'en mêler.
Elle peut être pourtant non seulement spéculativement
pertinente, mais pratiquement utile, quand elle envisage les facultés initiales
et congénitales dont Homo disposerait devant des situations extrêmes. Et en
raison même de leur extrémité. Primordialement indicialisant et indexateur, le
primate anguleux nourrit de façon presque invincible des vues courtes et
paranoïaques. Mais il est en même temps possibilisateur. Et il n'est donc pas tout
à fait exclu que, sous l'effet de questionnements extrêmement violents, il
montre des aptitudes d'attention et de coopération dont il n'a jamais fait
preuve jusqu'ici, parce que ses folies étaient assez limitées pour que la « Mère
Nature » y remette de l'ordre assez tôt, et qu'il n'ait pas encore eu
besoin de puiser dans ses ultimes ressources, même à l'occasion d'une Peste
noire, et de longues glaciations.
Il y a une trentaine d'années, on demanda à des scientifiques
chevronnés s'ils croyaient qu'existaient, au même moment dans l'Univers, des
civilisations du type de la nôtre. Une réponse fréquente fut que ce n'était pas
exclu, sinon que toute civilisation arrivée à « notre » stade était
sans doute autodestructrice. Homo d'aujourd'hui pourrait être amené bientôt à
vérifier la part de vérité et d'erreur de ce propos intimidant.