Les affirmations qui suivent se retrouvent
dans le texte complet des trente chapitres d'Anthropogénie, dont les versions antérieures circulent polycopiées
depuis 1992, et sont accessibles depuis 1998 au site d'accès libre : www.anthropogenie.be. Le présent abrégé ne fait pourtant pas double emploi, car on y dégage
des rapports qui échappent peut-être dans les énoncés développés. Les mêmes
idées montrent ici des implications, des tensions, des oppositions nouvelles.
Et il est plus facile de mettre à jour un texte court qu'un texte long. Ce
travail ne vise donc pas uniquement le lecteur pressé. Il a même appris des
choses à son auteur.
Haeckel a créé le terme d'Anthropogenie, en français anthropogénie
synonyme d'anthropogenèse, en 1874 dans un cadre d'embryologie comparée. La
présente anthropogénie pose une question plus large mais simple : en quoi Homo,
dont la biologie et la paléoanthropologie nous ont montré l'animalité, en
particulier celle d'un mammifère et d'un primate, se singularise parmi les
animaux, et parmi tous les autres états-moments de l'Univers? En tout cas, de
notre Univers proche. Jules Verne a réussi un tour du monde en quatre-vingts
jours. Pourquoi ne pas tenter un tour de l'homme en quatre-vingts thèses? Faire
le tour ne veut pas dire qu'on a tout dit, vu, entendu, touché. Mais seulement
qu'on est revenu à son point de départ. Ou qu'on ne l'a jamais quitté.
La dédicace à Micheline Lo n'est pas qu'une
satisfaction conjugale et privée. Il fallait presque qu'une anthropogénie
résulte de la complicité la plus étroite et constante d'un homme et d'une
femme, d'un théoricien et d'une artiste extrême, qui déclara un jour comme par
inadvertance : je peins le paysage cérébral. A ce nom il faut ajouter
celui de trois collaborateurs de plus d'un demi-siècle, également disparus il y
a peu, et qui ont connu et contrôlé au plus près toutes les étapes d'Anthropogénie jusqu'à hier : le poète et
mathématicien René Lavendhomme de l'Université de Louvain-la-Neuve,
catégoricien et toposiste ; le linguiste et terminologue Georges Lurquin,
fondateur-directeur de la revue « Le langage et l'homme » et du
centre « Informatique et Bible » ; le psychologue expérimental, statisticien et clinicien, Jean-Louis Laroche
de l'Université de Montréal.
Tous les quatre avaient aperçu que
l'anthropogénie n'est pas une philosophie de plus, ni une simple addition aux
sciences humaines, mais une nouvelle discipline.
1 - LES BASES
A. UN CORPS
TECHNIQUE ET SÉMIOTIQUE
1. L'angularité calable. L'orthogonalité. La
stature dressée et assise – Le plus frappant dans le corps d'Homo est sans
doute que ses articulations sont capables d'angles, entre phalangettes,
phalangines, phalanges, puis au poignet, au coude, à l'épaule, enfin au bassin,
au genou, au pied s'appliquant au sol. Il angularise. Ces angles ne sont pas
seulement décidés, mais peuvent être calés durant un temps plus ou moins long,
moyennant des dispositions osseuses et même des perceptions kinesthésiques
angulatrices. Et parmi ces angles, certains sont droits, orthogonaux, ce qui
leur donne une faculté de référence, révolutionnaire dans l'environnement
antérieur. Homo a surgi dans notre Univers proche comme l'animal angulateur,
orthogoniseur. Articulateur de tout ce qu'il saisit. D'autant qu'aux
orthogonalités de la station debout son corps a adjoint celles de la station
assise, démontrant la stabilité pratique mais aussi sémiotique de trois angles
droits majeurs, - bassin, genoux, pieds, - que fixera la chaise tant de
l'artisan que du potentat, civil ou religieux. La chaise de l'évêque, la
cathèdre, a suscité la cathédrale. Les parsecs, par lesquels nous calculons la
distance des étoiles, sont encore des angles.
2. Les mains planes et planifiantes en
symétrie bilatérale. L'application (mapping) – En concordance avec
l'angulation, l'évolution d'Homo a sélectionné des mains planes et qui mettent
en évidence leur symétrie bilatérale. S'appliquant à un environnement, ces
mains ont invité à le malaxer, pétrir, lisser, jusqu'à créer l'évidence
d'objets relativement lisses, d'abord courbes, puis orthogonalement plans. Mais
elles furent portées aussi à s'appliquer l'une à l'autre, l'une sur
l'autre, l'une dans l'autre, et cela
en toutes directions, semblables ou inverses. De quoi engendrer le nombre,
arithmétique, et la figure, géométrique. Bref, de quoi mathématiser toute
forme, inanimée ou vivante. Un ouvrage de mathématique très général, Conceptual Mathematics des catégoriciens
Lawvere and Shanuel, s'ouvre sur cette phrase très anthropogénique : « We all
begin gathering our mathematical ideas in early childhood, when we discover
that our two hands match » ; le verbe « match » anglais, de la racine
*maacen, couvre l'égalité (to equal) et l'accouplement (to mate). Les mêmes
auteurs dégagent plus loin le caractère aussi fondamental de l'application, autre performance des mains
planes et de la symétrie bilatérale, en anglais to map (cartographier). Le mapping comporte le concept de fonction
: y = (f)x, clé de toute mathématique ultérieure. Ou
le regard mathématique comme tel. Et physicien aussi. Le pli de l'application,
pli à pli, est la première des sept catastrophes élémentaires de la topologie
différentielle (Thom), à savoir : le pli, la fronce, la queue d'aronde, l'aile
de papillon, les ombilics elliptique, parabolique, hyperbolique. Les
applications des mains planes mathématisent tout ce qu'Homo aborde, saisit dans tous les sens de ce verbe à
la fois immédiatement tactile et lointainement mental.
3. Le ralentissement du couple continu/discontinu. Geste et
pas, le segment technique. La topologie et le rythme –
Mais cette maîtrise de l'étendue, expérience première de l'espace, eût été
inefficace sans la maîtrise de la durée, expérience première du temps. Et Homo
a sélectionné évolutivement la capacité de ralentir indéfiniment ses
mouvements, leur permettant, en plus de modeler et de moduler, d'ajuster
angulations et planages, jusqu'à concevoir la justesse, et un jour la
justice ; la phalangette et la phalangine du pouce sapiens sapiens furent
sélectionnées selon une proportion invitant à des prises graciles pointues que
ne permettait pas le pouce robuste néandertalien. Continus et ralentis à
volonté, les mouvements des mains devinrent le geste (gerere, dont vient
gestus, n'est pas simplement facere, operari). Et ceux des pieds, le pas.
Le couple du pas et du geste, où les pieds transportent les mains là où elles
sont efficaces, fit la technique.
Déclenchant corrélativement la topologie,
c'est-à-dire la distribution en proche et lointain, continu et discontinu,
englobant et englobé, ouvert et fermé. Mais aussi, très tôt sans doute, la
mesure de la géométrie (mesure de la
terre arpentée), à partir des étalons du pas, du pied, du pouce, de l'empan, de
la coudée, de la brassée. Pendulaire, le pas sera même un étalon qui croise
l'espace et le temps, et sa cadence, sa chute (thesis) et sa levée (arsis)
réglées, fournira un premier métronome, à la façon dont les doigts de la main
furent le premier boulier compteur. Le pas acheva sa fonction anthropogénique
comme matrice du rythme, avec ses
huit recours <30>, commandant en particulier la santé <67> et la vie
d'art <70>. La marche se fit démarche.
4. La substitution et la possibilisation. Le primate
possibilisateur. L'échange et la segmentarisation. Le commerce – Au bout des deux bras dégagés, les mains planes et symétriques peuvent se croiser de façon aisée, claire, récurrente.
Ainsi, un objet A dans la main droite se donne comme pouvant occuper la place d'un objet B dans la main gauche.
L'inverse et le même ne s'excluent pas, ils sont chacun en puissance de
l'autre. Oui, A ou B ou C sont ici
maintenant, mais ils peuvent, ou en
tout cas pourraient, être ailleurs,
ou autres. La substitution manuelle et à un moindre degré la substitution
pédestre ouvrirent les possibles, les possibilités, la possibilisation, le virtuel, qui
est une façon de saisir tout ce qu'on saisit en tant qu'à la fois effectif et
disponible. Déjà angularisant, planant et arpentant, Homo a surgi dans
l'environnement terrestre comme l'animal
possibilisateur. Sa faculté de
substitution acheva de distribuer son environnement en segments, suggérant l'échange exact et l'échange interprétatif.
Elle fera du commerce (merx, échangé, échangeable) l'activité
constante d'Homo, et de l'échangeur neutre (notre monnaie) l'instrument de
ses plus grands projets et de ses plus grandes folies.
5. La transversalisation. La largeur prévalente. L'évidence
et le suspens. Le primate transversalisant et suspensif – En sorte qu'Homo a fini par introduire sur Terre trois plans de
référence orthogonaux l'un à l'autre, et donc trois dimensions décidées.
D'abord le plan de largeur, infini et mince, qu'ont dressé dans l'environnement
terrestre son tronc relativement plat, ses bras qui s'écartent à tous les
intermédiaires des hauteurs diverses, ses jambes qui s'écartent de même, comme
l'ont anthropogéniquement dessiné Léonard de Vinci pour l'homme debout et
Micheline Lo pour la femme parturiente (dos de la couverture). Puis, en
constraste orthogonal, le plan de profondeur, suivant le sol
horizontal, c'est-à-dire cerné par l'horizon. Enfin, perçu antigravitationnel,
un plan de hauteur coupant les deux premiers, orthogonalement encore.
Parmi les trois dimensions, on ne saurait assez marquer la primauté de la largeur ; c'est en elle que nous
sentons et aimons la symétrie, remarquait Pascal géomètre et physicien ;
ajoutons que c'est en elle principalement que se déploie le rythme, clé de
l'ethos d'Homo <66>. Alors que les autres animaux sont radiolaires ou caudaux-rostraux (poussés par leur élan de la queue à la bouche),
Homo est transversalisant, et ainsi frontal-dorsal, frontalisant dans un sens strict, conférant un front non seulement
à lui-même mais aussi à tout ce qui vient en face de lui (in front of). Etalant
son environ, comme un jour il étalera ses cartes géographiques, ses schémas
techniques et ses arbres de Porphyre dans l'évidence. Ou s'arrêtant
dans le suspens. Ainsi la pulsion à l'exploration, déjà présente chez
certains singes supérieurs, va connaître une ouverture qui
progressivement fera couple avec ce suspens. L'attribut qui à propos d'Homo dit
les choses les plus variées et les plus natives est sans doute : primate
transversalisant.
La transversalité subsume tous les
caractères répertoriés dans cette première section. En particulier, l'invention
de la lenteur et du suspens.
B. LE *WORULD
6. Les panoplies et les protocoles. Outils versus
instruments – Possibilisé, virtuel, transversalisé,
ralenti, frontalisé, segmentarisé, l'environ d'Homo se distribue en panoplies pour l'étendue, en protocoles pour la durée. Panoplies et
protocoles s'induisent réciproquement dans la perception, l'imagination et la
mémoire. Dans les deux cas, il s'agit d'ensembles plus ou moins fermés, et dont
les termes se prêtent aux substitutions, aux articulations, au suspens. Ceci
fait la différence entre l'outil et
le simple instrument. Les autres
animaux, depuis les loutres et certains oiseaux, emploient des instruments (la femelle du corbeau plie
le bout d'un fil de fer en crochet), c'est-à-dire des moyens qui complètent
leur corps pour leur permettre des actions autrement impossibles ou difficiles.
Seul Homo a des outils au sens exact
du verbe latin uti, donc des
instruments intervenant dans des protocoles et des panoplies, où la
subtituabilité fait qu'ils renvoient l'un à l'autre, se thématisent
techniquement l'un l'autre, en thématisations
synergiques, lesquelles donneront lieu un jour, dans les signes, à des thématisations pures, c'est-à-dire non
seulement techniques mais sémiotiques <24>. Dire d'Homo qu'il est un primate
panoplique et protocolaire est presque aussi essentiel que de dire
qu'il est un primate transversalisant.
7. Le *woruld. Les segments et l'horizon – Les langues germaniques possèdent un mot, Welt en allemand, world
en anglais, dont la racine, transparente dans le néerlandais wereld, s'écrit souvent *woruld, laquelle vise un milieu en tant
qu'il est approprié par Homo, actuellement ou virtuellement, et se transforme
ainsi en un environnement, un milieu globalisable. Le terme convient bien à une
anthropogénie. Mieux qu'univers, trop
large. Et que cosmos grec ou sa
traduction latine mundus, tous deux
trop étroits, puisqu'ils ne conviennent qu'à l'univers rationnel de l'Occident
classique, cosmétique selon cosmos,
non-immonde selon mundus. C'est donc
*woruld qui désignera ici l'environnement approprié ou appropriable par un corps
géométrisant, arithmétisant, physicien, substitutif, possibilisateur,
transversalisant, ralentissant, suspensif. Le *woruld est à ce compte divisé en
segments, ralentis, échangeables,
commercialisables ; un de ces segments se dit en français chose (causa), et en anglais thing
(néerl. ding, all. Ding), deux mots qui renvoient à des
éléments en jeu, en partage, en palabre, en contestation, en question, par
exemple juridiquement. Et le Welt
allemand est sensible au fait que pareil environnement, panoplique et
protocolaire, n'est cernable que par
et sur un horizon, clôture intrinsèquement ouverte (Heidegger).
C. UN CERVEAU ENDOTROPIQUE
8. Les conséquences cérébrales de la
transversalisation : un cervelet et un néocortex importants. La
foetalisation – Avec un pareil corps, on songe d'abord
à considérer le cervelet, dont la fonction a toujours été de lisser les
mouvements dans l'espace et dans le temps, puisque déjà chez les Poissons la
posture suppose des actions-réactions musculaires agonistes et antagonistes,
avec des feed-back et des feed-forward presque instantanés ; c'est pour
ces équilibrismes que le cervelet est la seule partie d'un cerveau à être
latéralement symétrique et verticalement parallèle. Le cervelet des grands
singes, qui ont à se tenir parfois debout et à sauter de branche en branche,
était déjà remarquable. Pour tirer parti de son angularisation et de sa
transversalisation, moyennant des commandes distales très différenciées (il
jouera du piano), Homo eut cependant à développer les afférences et efférences
entre le cervelet latéral important des primates et son cortex primaire et
prémoteur. Heureusement, le foramen
magnum devenant toujours plus médian en raison de la station debout dégagea
la place pour un gros cervelet. Il en dégagea une autre pour les accroissements
du néocortex appelés par les apprentissages illimités de la possibilisation
<4>. Et du coup il fallait qu'Homo naisse avec un cerveau achevé
seulement au tiers, au lieu des deux-tiers des autres primates. En effet, son
bassin femelle eut à compatibiliser des exigences contraires : assurer la
mise bas d'un animal à cerveau encombrant, mais en même temps ne pas
compromettre la course bipède requise par la distance de fuite d'un animal
dressé, et par là vulnérable. La « foetalisation » ou «
néoténie » cérébrale convenait à cette compatibilité. Et par une de ces
convergences qui ont été un ressort majeur de l'Evolution, elle convenait
également à un primate possibilisateur <4>, chez lequel les
apprentissages post-nataux comptent autant et plus que les automatismes
ancestraux, seuls à se construire dans la vie utérine.
9. Un cerveau modélisable comme un computer biochimique
analogique et digital, c'est-à-dire un computer biochimique hybride.
Perceptions ouvertes et perceptions fixatrices fixées (clivées) – L'adjectif « biochimique » implique
ici que les éléments visés, neurones et synapses, sont capables de génération
et de dépérissement, de modifications physiologiques, de changements de régime
par des neuromédiateurs (neurotransmetteurs et hormones). Ces éléments
s'inhibent et s'activent (souvent par inhibition d'inhibition) à la fois holistiquement , par intégrations lointaines entre eux,
et modulairement moyennant certaines voies fonctionnellement
spécialisées (ainsi les voies « comment », « quoi »,
« couleur », « forme », « mouvement » du cerveau
optique) et aussi certains relais (septum dans l'orgasme,
hippocampe dans la mémoire neuve, tonsilles dans l'évaluation émotive, sites du
temporal gauche dans la foi sacrée, etc). Selon pareil modèle, les populations
de neurones et synapses ont d'abord fonctionné à la façon de computers analogiques, c'est-dire en
mimant des aspects de l'environnement par les contrastes de leurs stimulations
(lumière/ombre, haut/bas, rugueux/poli), ce mimétisme large ou étroit
déclenchant des réponses motrices, des mémorations à court ou long terme, des
émotions orchestrantes. Le cerveau hominien a gardé ce fonctionnement analogique
fondamental dans toutes ses opérations sensori-motrices qui ont à globaliser ou
à nuancer passions et actions assez continûment. Mais l'environnement d'Homo,
étant segmentarisé, substitutif, réparti en panoplies et protocoles, a
sélectionné un autre traitement cérébral, opérant cette fois par des choix
successifs dans des inventaires suffisamment fermés (panoplies, protocoles),
où, une collection ABCD étant donnée, B est ce qui n'est pas A, ni non plus C,
ni non plus D, ce que les computers
digitaux (ordinateurs) élaborent
par une succession de choix oui/non, flip-flop, 0/1. Comme ce fonctionnement
digital, adapté au *woruld panoplique et protocolaire, supposait des
connexions autres que les connexions analogiques, l'Evolution les a
économiquement regroupées dans un des deux hémisphères, le gauche, du moins
pour l'essentiel. Et les dures-mères de boîtes crâniennes d'Homo montrent assez
tôt des particularités dans l'hémisphère gauche, en accord avec le
développement du planum temporale
gauche qui s'observe déjà chez certains grands singes. Néanmoins, l'hémisphère
droit d'Homo fut également concerné par la digitalisation de l'environnement,
serait-ce par les informations digitalisées (oppositives) de l'hémisphère
gauche qui lui parviennent à travers le corps calleux.
Et notre cerveau entier se modélise alors comme un computer biochimique hybride, hybrid
computer, c'est-à-dire combinant les propriétés d'un computer analogique, analog computer, et d'un computeur
digital, digital computer. Etant
donné ce mélange d'analogie et de digitalité, on ne s'étonnera pas qu'Homo, à
côté de ses perceptions ouvertes,
connaisse des perceptions fixatrices
fixées, clivées, « paranoïaques » au sens vulgaire, où le perçu
est fixé, clivé, bloqué par le percevant, qu'il fixe, clive, bloque en retour.
10. La latéralisation hémisphérique. La vectorialisation du
plan transversal – Dire que l'hémisphère droit
travaille spontanément par analogie, tandis que l'hémisphère gauche se
singularise en sus par des digitalisations modélise utilement ce que les
spécialistes ont remarqué jusqu'ici des prestations des deux hémisphères, si
l'on prend soin de se rappeler que, moyennant le chiasme nerveux des vertébrés,
l'hémisphère gauche sensori-moteur contrôle la partie droite du corps, et
l'hémisphère droit sensori-moteur la partie gauche. Ainsi, les voies et relais commandant
le langage, très digitalisant, ont été localisés dans l'hémisphère gauche,
depuis Broca pour l'émission, depuis Wernicke pour la réception, avec un gros
faisceau de coordination entre les deux. Goldstein trouvait l'hémisphère gauche
plus rationnel, stabilisant, dogmatique ; le droit plus souple, nuancé, voire
ergoteur. Les dessins produits par des patients à corps calleux muet ou
sectionné signalent sans ambiguïté un hémisphère gauche (commandant une main
droite) plus oppositif, un droit (commandant une main gauche) plus sensible aux
gradients. On a remarqué que nos indexations strictes se font de la main
droite, et les gestes affectifs, en particulier de désappointement, de la
gauche (la main du « bof ! »). Dans la vision, l'hémisphère
droit analogisant a un champ de surveillance bihémisphérique, tandis que
l'hémisphère gauche digitalisant ne se déborde pas ou peu ; d'où le fait
que l'héminégligence (une lésion hémisphérique provoquant une inattention qui
abolit une moitié du champ visuel sans qu'il y ait pour autant cécité)
n'affecte que le champ visuel gauche, pas le droit (Ramachandran). Si le
langage se contente presque de l'hémisphère gauche, la musique requiert
largement en sus l'hémisphère droit, en particulier pour la perception du
phrasé global, mais aussi des timbres. Dans les coordonnées cartésiennes du
physicien, l'axe horizontal gauche-droite est généralement celui du progrès du
temps archimédien <60>, et l'axe vertical celui des quantifications d'une
variable selon ce progrès ; cela n'est pas arbitraire ; les peintres
savent que le fait de disposer une action de gauche à droite la rend
progressive, et de droite à gauche régressive, voire mortifère (Guernica). La tranche de ses outils
montre qu'Homo est généralement droitier, donc ouvrier digitalisant, depuis ses
origines. En tout cas, une anthropogénie retiendra que l'opposition
fonctionnelle des hémisphères, en renforçant la latéralisation chez Homo,
n'a pu que renforcer la
transversalisation <5> en la vectorialisant,
d'habitude de la gauche (analogisée) à la droite (digitalisée).
11. Le lobe frontal : tactique et stratégie. Le domaine et la
domination vs le territoire animal. Du comportement à la conduite.
L'inconscient physiologique – Un corps frontalisé et
frontalisant, élaborant des panoplies et des protocoles par rapport à trois
plans de référence, où la largeur est primordiale, agit sur ses environs non
seulement par des tactiques fermées, séquenciatrices à court terme, comme celle
des loups chasseurs, mais aussi par des stratégies, séquenciatrices à long
terme, ouvertes, possibilisatrices. Le lobe frontal était prédestiné à
l'organisation de ces stratégies, adjacent qu'il est rostralement aux
afférences et efférences du bandeau cérébral sensori-moteur ; il trouva
son espace d'épanouissement grâce au front redressé, grâce aussi à la réduction
de foyers devenus moins utiles, comme le bulbe olfactif. Ainsi, tactique et
stratégique, Homo compléta l'agressivité
homospécifique (combat de mâles) et la prédation
allospécifique (chasse) de l'animalité antérieure par la domination latéralisante
et suspensive, pour un dominus maître
d'un domaine,
où le territoire animal, amas de
couloirs sensori-moteurs rigidifiés par les stimuli-signaux <25>, se
déploie dorénavant sous l'effet d'un horizon, aussi disponible que conclu. A ce
compte, la plupart des comportements
se transformèrent en conduites
<66>. On n'oubliera pourtant jamais que même les conduites les plus
raffinées d'Homo, comme les gestes de sympathie ou le sourire quand ils sont
spontanés, continuent de reposer sur des coordinations assurées par les noyaux
de la base (subcorticaux), montages archaïques, voire innés (prénataux), et ne
sont réalisées que gauchement quand elles sont commandées de façon volontaire
par le cortex tactique ou stratégique, comme dans un sourire ou un embrassement
de commande. Jusque dans les prestations les plus « humaines » persistera
un inconscient
physiologique, bien plus fondamental que celui du refoulé ou du déni
freudiens, sémiotique.
12. Mémorisation et remémorisation. Mémoire et mémoration. Le
sommeil REM ou paradoxal et le rêve – Appelons mémoire d'un cerveau à
un moment son état biochimique global à ce moment. Et voyons qu'un cerveau
primatal a deux types de mémorisation
et de remémorisation : l'une à court terme (tenant en modifications
covalentes de protéines préexistantes ?), l'autre à long terme (supposant des expressions géniques, des synthèses de
protéines et de nouvelles connexions neuronales ?). Or certaines
perceptions-motricités et certaines imaginations plus fortes ou imprévues
faisant irruption dans ce système y créent des déséquilibres, tantôt féconds
(allostasies), tantôt invalidants (homéostasies perturbées). Ainsi, les
cerveaux des animaux supérieurs ont sélectionné des processus de rééquilibration
interconnective, une sorte de digestion cérébrale, que nous
appellerons mémoration. Le sommeil,
avec ses trois phases majeures (légère, profonde et onirique intense) est un
moment privilégié des mémorations. Sa phase onirique intense, dite REM en anglais parce que les yeux s'y
agitent violemment, est dite paradoxale en français, parce que
s'y combine une inertie motrice extrême du corps entier avec une grande
activité végétative, comme les érections génitales dans les deux sexes, et une
activité cérébrale constructive, les rêves. Chez Homo les phases
REM-paradoxales se multiplièrent et s'allongèrent de la première à la dernière,
pour des raisons qui ressortent de tout ce qui précède, et que voici.
13. Inquiétude perceptivo-motrice et sommeil paradoxal.
Intelligence et génie – En effet, déjà la station debout expose
(ponere, ex) Homo dans son environnement et complique sa vitesse et sa
diversité de fuite. La transversalisation lui ouvre un champ de possibles qui
ne sont pas fatalement sûrs. Ses mouvements précis, ralentissables, ajustables,
frontaux sont très rentables techniquement et stratégiquement, mais en même
temps moins infaillibles que les mouvements rostraux de l'animalité antérieure
déterminés par les stimuli-signaux <25>. Cérébralement, sa digitalité,
abstractive, ne jouit pas des chaleurs de l'analogie, concrète, charnelle.
Ainsi, les perceptions-motricités d'Homo et leurs rémanences imaginaires sont
souvent traumatiques et elles exigent
des mémorations (digestions cérébrales) importantes, impliquant de multiples phases
de sommeil REM-paradoxal. Du reste, en une autre bifurcation fonctionnelle de
l'Evolution <8>, cette phase devint un moment privilégié de collecte, de
position et de solution de problèmes
(ou discrépances neuroniques), donc de compréhension et d'invention. Du coup,
le sommeil d'Homo a favorisé, autant que les homéostasies, les allostasies
déjà présentes chez les singes supérieurs, instruments de l'intelligence, qui pose et résout des
problèmes dans des référentiels préalables, et du génie, qui introduit de nouveaux référentiels, ou du moins déplace
les référentiels antérieurs.
14. *Woruld exotropique et endotropique. Les
imaginations et l'imaginaire. Les dix modes d'existence : affrontement /
isolement ; soumission / bluff ; sérieux / jeu ; exploration /
coquetterie ; rêve / rêverie – Tous les cerveaux d'animaux supérieurs
connaissent deux régimes majeurs : l'un exotropique,
tourné vers les opérations dans le milieu extérieur, l'autre endotropique, fonctionnant plus ou moins
en circuit fermé, comme dans la rêvasserie du lion qui digère. L'exotropie,
pour consommer ou modifier l'environnement, active le circuit
motricité-perception, qui utilise des connexions établies (innées et acquises)
et crée des connexions nouvelles par des apprentissages conditionnels
(pavloviens) ou actifs (essais et erreurs). L'endotropie, outre qu'elle
permet la recharge nerveuse des activités perceptivo-motrices, gère les
connexions exotropiquement acquises pour les compatibiliser avec le système nerveux
existant, qu'elles soient simplement neuves, ou que leur nouveauté ou leur
intensité soient traumatiques <13>. Chez Homo, presque toutes les
opérations mobilisent ces deux régimes cérébraux, mais avec un accent puissant,
inutile dans l'animalité antérieure, sur l'endotropie, en des imaginations assez fortes et cohérentes
pour instituer ce que le français appelle un imaginaire. Renvoyant
tous deux à image, les mots
« imagination » et « imaginaire » sont éclairants en ce
qu'ils signalent ce que l'endotropie comporte d'analogie, mais ils sont trop
oublieux de ce qu'elle implique aussi, chez un animal panoplique et
protocolaire, de digitalité. Maintenant, si l'on convient d'appeler A les
moments exotropiques, et B les moments endotropiques, on doit s'attendre à ce
que tantôt A induise B, tantôt B induise A, tantôt aussi que A induise B qui
réinduit A, etc. Une combinatoire élémentaire de A et de B donne ainsi dix
séquences principales, dont on trouvera le système dans www.anthropogenie.be, au chapitre 6, et dont les couples sont en français :
affrontement et isolement, soumission et bluff, sérieux et jeu, exploration et
coquetterie, rêve et rêverie. Ces attitudes, que les animaux cousins
connaissent assez, puisque les chiens et les éléphants distinguent le sérieux
et le jeu, et que certains singes pratiquent le jeu jusqu'à l'autohandicap,
Homo va non seulement les développer, mais les thématiser et les systématiser
en les faisant alterner de façon réglée et compensatoire, en une combinaison
d'équilibres (homéostasies) et d'ouvertures (allostasies). Ce seront chez lui
de vrais modes d'existence.
15. Des affects aux sentiments – Dès qu'un comportement exige une certaine
durée, il ne peut se contenter du circuit perception-motricité-perception. Il
faut que ce dernier soit entretenu par des circuits secondaires qui le
relancent, le rendent parfois même cumulatif. Ce sont les voies et les relais
des affects, ces coadjuteurs du faire
(facere, ad) : peur, colère, dégoût, surprise, etc. Plus généralement, les
affects de douleur entretiennent la
fuite, l'évitement, certaines défenses, et les affects de plaisir les processus longs que sont la chasse, le combat,
l'accouplement, la nidification, le nourrissage des petits. Le mésencéphale,
qui se charge des affects, est une des parties les plus archaïques des cerveaux
; un rat dont une patte est reliée à des voies et relais cérébraux du plaisir
peut répéter indéfiniment son mouvement déclencheur jusqu'à l'inanition. Homo,
qui lui aussi doit chasser, se nourrir, s'accoupler, éduquer, suppose les mêmes
adjuvents limbiques. Mais, comme ses comportements sont des conduites
possibilisatrices et stratégiques, les affects chez lui deviennent souvent
moins dépendants de l'exotropie, et leur endotropie les rend parfois si stables
qu'ils traversent l'existence entière d'un spécimen. En français, il est
commode de dire qu'en plus d'affects immédiats, d'émotions (movere, ex), les conduites hominiennes entraînent des
affects durables, les sentiments
(-mentum, sentire). Certaines afférences et efférences en feedback et
feedforward entre le lobe frontal stratégique et le cerveau limbique émotionnel
jouent là un rôle essentiel, comme le confirment les lobotomies.
16. L'intercérébralité – Dans les
rapports homospécifiques amicaux ou hostiles, mais aussi dans les rapports
allospécifiques entre prédateur et proie, on a souvent l'impression que deux ou
plusieurs cerveaux ne donnent pas lieu seulement à des additions, mais à des produits,
suscitant des sortes d'états intercérébraux, par
exemple dans une meute de loups qui chassent ou dans une escadrille d'oiseaux
migrateurs. Notre imagerie cérébrale et nos sondes neuroniques ponctuelles
éclairent cette observation. Elles voient en effet, chez les grands singes,
qu'à la seule perception (visuelle, auditive, tactile) d'une performance de A,
il arrive que le cerveau de B réagisse pour la mimer parfois activement, mais
parfois aussi simplement virtuellement, en une sorte d'anticipation cérébrale. Ces paraphases cérébrales virtuelles,
maintenant isolées, jettent de vives lumières sur
l'apprentissage, en tout cas par essais et erreurs ; le tigre a depuis
longtemps intériorisé et compatibilisé les feedback et les feedforward de la
course et du bond de sa mère bien avant sa première chasse. Cette intercérébralité, qu'on nomme parfois
« travail en miroir » des cerveaux, est évidemment centuplée chez
Homo transversalisant, suspensif, échangeur, possibilisant, endotropique, dont
on comprend ainsi comment il participe (partem, capere) non seulement aux actions,
mais encore aux stratégies, aux sentiments, et jusqu'aux endotropies d'autrui (alteri). Cette propriété
cérébrale rend bien compte d'une des propriétés du rythme <30>, qui est
sa convection ; le rythme de
l'un entraîne et module celui de l'autre. Chez Homo, un nombre considérable
d'effets intercérébraux (visuels, auditifs, tactiles) convoquent les huit
propriétés du rythme <30>.
17. La présence, ou la présence-absence, ou
l'autotranslucidité comme aspect de la conscience. Réalité et Réel. La
distinction universelle initiale : fonctionnements (constants,
descriptibles) / présence-absence (intermittente, indescriptible). Cause et
occasion – Enfin, reste à signaler un aspect fuyant
des cerveaux en général. Certains de leurs fonctionnements sont accompagnés par un élément qu'en 1943,
dans l'Etre et le néant, Sartre a
appelé présence ; nous
nommerons ces fonctionnements des fonctionnements
présentiels. Sans que la neurophysiologie soit avancée sur ce point, on
peut suspecter que ce sont des fonctionnements neuronaux
très différenciés et en même temps compacts spatialement ou temporellement, et
ainsi capables de réflexion et parfois de réflexivité au niveau
anatomo-physiologique. La présence
est alors cet aspect de la conscience
(perceptive, volitive, imaginante, souffrante, etc) qui n'est pas son pouvoir cognitif ou volitif ou affectif de
coordination (le con-scire de
l'étymologie), donc d'avoir des objets, des buts, des affects particuliers,
affaire de fonctionnements neuronaux identifiables ; ni même sa capacité
de former un self, réductible sans
doute aussi à des fonctionnements neuronaux identifiables (Damasio) ; mais
son aspect d'autotranslucidité, d'apparitionnalité, de phénoménalité, de présence, de présence-absence,
aspect à la fois immédiat, non particulier, non coordonnable, et pour autant indescriptible ;
c'est même à propos de la présence ainsi comprise que Sartre a recouru à l'idée
de néantisation, brièvement néant (Van Lier, L'Encyclopédie française, vol. XIX, L'existentialisme de J.-P.
Sartre, 1957). L'indescriptibilité de cet aspect explique les hésitations et
infirmités du vocabulaire. Car étymologiquement le terme présence désigne seulement un être-devant
physique (prae-esse) ; et il a fallu deux millénaires d'évolution
(romano-chrétienne) pour aboutir au sens sartrien, avec pour relais majeur
Shakespeare dont le « as presence
did present them » en parlant de deux
rois, ou encore le « present-absent »
à propos de deux amants éloignés, thématisent certainement la présence physique
(le prae-esse de l'étymologie), mais
aussi les autotranslucidités des deux consciences en jeu. Quoi qu'il en soit,
la présence-autotranslucidité est
déjà active dans l'animalité préhumaine, à ce que nous supposons quand nous
caressons notre chien, voire notre tortue. Mais dans le cerveau animal même
supérieur cet aspect est sans doute non-thématisé, tandis que, chez Homo
transversal et par là suspensif <8-16>, il est thématisé et même cultivé
ou du moins pointé dans des
pratiques savantes comme le nir-gana
(sans-objet) en Inde, le dikr étourdissant en Islam, le tch'an en Chine, le satori au Japon ; il l'est même tout à fait populairement (depuis
Homo erectus, voire Homo habilis ?) dans l'usage de substances enivrantes,
ou familièrement dans l'orgasme, avec ses prodromes et rémanences
para-orgastiques (beaucoup de danses-musiques <37,47>). Une anthropogénie
ne saurait ignorer que le primate transversalisant et suspensif est un primate présentif, ou présentifiant, c'est-à-dire thématisant et cultivant ses
autotranslucidités. Et elle aura même profit, comme le permet le français, à
faire une distinction entre la Réalité, où dans le *woruld la
présence est vaguante et non thématisée, et le Réel, où elle est
thématiquement prise en compte. – La
distinction fonctionnements (constants, descriptibles) / présence
(intermittente, indescriptible) est la distinction ontologique et
épistémologique fondamentale, ou initiale. Entre les deux termes, on peut
établir une relation d'occasion (cadere, ob, tomber en
travers, en face, en même temps), mais non de causalité, laquelle
supposerait que la cause et l'effet soient tous deux descriptibles.
D. DES SENS INTÉGRATEURS
18. Une vue focalisante, latéralisante et globalisante – Au sein de la canopée, la vue des singes dut, pendant des centaines de
milliers d'années, permettre des sauts vertigineux de branche en branche, le
repérage de fruits colorés, la reconnaissance de congénères à visage glabre
(pour quoi ils ont des voies et relais cérébraux considérables), et sélectionna
des animaux non seulement polychromates et aux yeux à convergence
stéréoscopique, mais encore aptes à combiner la vision focale de l'épouillage
et la vision périphérique des rapports de dominance. C'était une préparation
admirable à la vue hominienne, ayant à être transversalisante,
continue/discontinue, stratégique, suspensive, avec une aptitude particulière à
la mise en angles et en plans, ainsi qu'à la saisie de l'effet processionnel, où des objets
mobiles ou immobiles sont perçus comme glissant régulièrement les uns derrière
les autres dans la profondeur (l'effet cinématographique par excellence). Du
reste, la capacité de transversaliser,
latéraliser et globaliser un environnement, donc d'en faire un globe et surtout un demi-globe sur le sol horizontal au profit de stratégies durables, paysagistes, exigea une vue saisissant les
longueurs d'ondes autour de 700 nanomètres, les plus énergiques, et donc les
plus équilibrantes, pour un Soleil de 8000° en surface (Weinberg). La
globalisation visuelle d'Homo fut parachevée quand le trou occipital médian de
la station debout permit à un cou gracile de capter deux quarts de sphère, donc
180°, sans bouger le tronc, tandis que le tronc mobile permettait de capter
deux demi-sphères, donc 360°, sans bouger les pieds.
19. Une ouïe proportionnante et en attente d'écho – L'ouïe primatale était également bien préparée à devenir une ouïe
hominienne. Le crâne redressé en améliora la stéréophonie au service d'une
écoute transversalisante, frontalisante et se plaisant à l'écho affectionné par
les mammifères en général. Cette écoute harmonique se désintéressa des extrêmes
trop dispersants, ou trop rostraux, comme ceux des communications sonores
suraiguës des singes saïmiris, et sélectionna les fréquences plus
totalisatrices, celles qui intéressent la technique, voire la musique, donc en
dessous de 20.000 hertz, avec des pointes de sensibilité autour de 2000 hertz,
où auront lieu un jour les productions du musement, du chant et du langage.
Ainsi, les afférences et efférences de notre ouïe (c'est dans ses qualia sonores qu'on remarqua d'abord
les feedbacks sensoriels entre afférences et efférences nerveuses) captèrent de
mieux en mieux les finesses des sons vocaux permis par l'évolution de l'angle
pharynx-larynx en raison de la station debout, ainsi que les bruits de plus en
plus subtils rendus par les frappes que produisaient ou utilisaient les outils
<6>, ancêtres des instruments de musique. Homo, trouvant profit à
l'enveloppement mammalien qu'assurait le massage de son corps entier par le
son, et à l'endotropie perceptive que lui proposait l'affinement de son oreille
moyenne, ne put que renforcer son intérêt pour les différences sonores et même
les écarts et les accords sonores comme tels. Transversalisante comme sa vue,
son ouïe allait devenir globalisante et digitalisatrice à sa manière,
c'est-à-dire tantôt résonante (musicale) <37>, tantôt articulatoire
(langagière) <38>, selon des voies nerveuses qui se jouxtent mais ne se
confondent pas.
20. Un tact caressant, un odorat planeur, un goût substantialiste.
La hiérarchie des sensations. L'holosomie – Le tact, devenu lissé et lissant, avec des
senseurs subtils de surface et de profondeur, kinesthésique et très
proprioceptif, privilégia le continu
(temporel et spatial), ce qui en fit longtemps, pour Homo se défiant des sautes
de ses possibilisations et de ses endotropies, le garant de la réalité, contre les abus du rêve et de
l'imaginaire, hautement discontinus. Mais sa continuité eut également des
conséquences affectives. Déjà les mammifères terrestres et marins avaient
inventé la caresse, cette insistance
tactile qui, avec l'écho, favorise la cohésion du groupe ; et, pour la
poursuite suffisante de l'accouplement, ils avaient rendu la caresse
cérébralement cumulative jusqu'à l'orgasme du mâle. Chez Homo, transversalisant
et muni de mains planes exploratrices en symétrie bilatérale, l'embrassement
raffina la caresse et sélectionna un orgasme bisexuel. Quant à l'odorat et au goût, ces sens chimiques archaïques et bien dotés génétiquement,
leurs facultés discriminatrices devinrent moins urgentes pour des primates que
la vue rendait capables de reconnaître leurs aliments à distance selon la
couleur et la forme. Lorsque l'olfaction et la gustation furent assez
transversalisées, Homo profita de leur flou et de leur compénétrations pour
faire de la première, en rapport direct avec le système limbique, l'occasion
d'une mémoire à la fois diffuse et inébranlable (le parfum vague de la
madeleine de Proust est peu altéré par des expériences ultérieures), et de la
seconde une preuve de la densité obscure des substances (Lavelle), déjà
suggérée par la mastication d'une denture devenant égale. Ainsi, odorat et goût
devinrent des sens privilégiés de la présence physique et métaphysique
(eucharistie), voire de la présence-absence (Valéry) <17>. – Panoplique, Homo devait un jour établir une hiérarchie des sens. Pour un animal saisissant tout, et même le Tout, à partir
d'un horizon <7>, il y eut deux sens dits « supérieurs » : celui des
vibrations atmosphériques, l'audition,
et celui des vibrations électromagnétiques venant des confins de l'Univers, la vision. Les sens archaïques de la
proximité chimique, le goût et l'odorat, et celui de la proximité
physique, le tact, furent
subalternes, à mesure que régnèrent la technique et la sémiotique. Ou déjà dès que le territoire
des mammifères flairé par l'odorat, ou celui des oiseaux saisi par une vue
spécialisée devinrent le domaine
hominien <11>, dominé par la
vue globalisante et l'ouïe proportionnante. Chez Homo, les sens partagent
pourtant un caractère : alors que dans l'animalité antérieure, ils sont
hautement spécialisés et ont des performances pointues, chez lui ils sont
surtout mesurés, et par là mesurants. Médians, et par là médiatisants. Pour
finir, Homo est holosomique, c'est-à-dire disposant de perceptions-motricités
très globales centralement et très différenciées distalement, ce qui n'est sans
doute pas étranger à son désir de présence-absence pure <17>, et l'on
doit donc s'attendre à des particularités de son thalamus, cet ultime noeud
sensori-moteur avant le cortex. Or, une partie médio-rétro-ventrale du thalamus
chez nous est beaucoup plus grosse que chez les autres primates.
E. LA
COMMUNAUTÉ
21. Famille et filiation. Un organisme rhétorique.
Self-évidence. Le vêtement. Le visage – Les
paléoanthropologues s'intéressent à la question de savoir comment Homo a
instauré un système social fondé sur la famille,
où se croisent quotidiennement les mâles et les femelles, à partir des hordes de l'Ancêtre commun d'Homo et du
Chimpanzé (-5mA), si du moins cet ancêtre eut suffisamment les moeurs
conservées par les Chimpanzés actuels, lesquels séparent les groupes mâles
hiérarchisés, défendant les bordures du territoire, et les groupes de femelles
hiérarchisées qui s'occupent des petits, mais aussi, quand leurs tumescences
génitales signalent leurs chaleurs, débordent les bordures territoriales pour
rechercher des accouplements à partenaires multiples, où la filiation n'est pas
identifiable, avec pour bénéfice évolutif de protéger leur descendance contre
les rivalités. Les réponses à cette question, amorcées par les thèses
antérieures sur la panoplie et le protocole, vont se multipler avec les thèses
suivantes sur la rencontre et les signes (en particulier les univers de
discours), et on laissera au lecteur le soin de les percevoir et les
coordonner. Voyons plutôt que l'animalité antérieure n'avait aucune raison
d'étaler ses fonctions, elle avait même avantage à les dissimuler. Les organes
digestifs, respiratoires, sexuels des oiseaux et des mammifères sont peu
apparents ; les ostentations de certains mâles (bois du cerf, queue du
paon) en vue de leur sélection sexuelle (Darwin) n'étaient pas la déclaration
d'organes comme tels. Au contraire, le tronc dressé et transversalisé d'Homo se
propose comme un édifice, panoplies
et protocoles organiques déclarés selon les urgences physiologiques et
anatomiques de bas en haut : reproduction, excrétion, digestion, respiration,
pompe sanguine, le cadrage par quatre membres capables d'angles droits, sous
une tête haute proposant ses activités ingestives, les unes physiques (bouche,
nez), les autres sensorielles (yeux, oreilles). L'axe de l'animalité
antérieure, caudal-rostral, a été remplacé par la frontalité transversalisante,
distinguant, à partir du plan de la largeur, un avant et un arrière, où l'avant
n'est plus seulement la pointe (rostrale) de l'agression et de l'ingestion mais
la face du visage et le ventre de l'intimité ; où l'arrière est l'envers, le
dos, l'inconnu. Sur la rhétorique naturelle d'un corps devenant progressivement
glabre (témoin le gène de la mélanine, -1.200.000?), le vêtement (témoin le pou du vêtement, versus le pou du pubis et le
pou des cheveux, -160.000?) sera une rhétorique rédupliquée, et pas seulement
le recours d'un primate ayant perdu la protection et l'intimité de la fourrure.
Corps et vêtement feront de l'organisme dressé une façade, face insistante, à laquelle correspondra un jour la façade,
en tant qu'opposée à ‘intérieur' et ‘arrières', des tectures grandes (maisons)
et petites (ustensiles) de l'environnement <45>. Ceci sera achevé quand
une trentaine de muscles faciaux auront fait du visage le miroir des intentions, pour des primates dotés d'un
équipement cérébral considérable de reconnaissance des visages <18>.
22. La rencontre. Les vivants et les morts. Le sacré. Le
deuil comme intercérébralité continuée – Ainsi
l'organisme transversalisant et évident d'Homo a introduit dans notre système
solaire la rencontre, où « -contre »
marque l'opposition frontale, « -en- » un mélange d'extériorité et
d'intériorité, « re- » le caractère à la fois réduplicatif et intensif de toute
confrontation. La r-en-contre
est un événement d'univers considérable, où la transversalisation se double de
l'intercérébralité <16>. La démarche d'un organisme transversalisé
holosomique et à cerveau endotropique y croise celle d'un autre organisme
tranversalisé à cerveau endotropique, sur le chemin, dans le travail, lors des
ruts et des chaleurs, en un événement où saillent et se thématisent « le
même » et « l'autre », avec ce que le plan frontal dissimule de
possibilités et possibilisations sous chaque front. La rencontre entre vivants s'est continuée et déplacée
devant le corps mort. Dans la
transversalité du cadavre immobile, les évidences immanentes du mouvement
prennent la fascination transcendante du suspens.
Le sacré, à savoir le lieu et la
durée séparés de la vie courante <69>, s'est sans doute initialement
rehaussé et clôturé à partir de la rencontre de l'ancêtre mort étalé. En sa
« présence », ici au sens physique descriptible de « mise devant »
(esse, præ), l'absence a pu survolter la présence-absence au sens de
l'autotranslucidité indescriptible <17>, et ouvrir le suspens cultivé de la foi sacrée
<72>. Du reste, l'intercérébralité
<16> hominienne est si intriquante qu'elle survit à l'anéantissement d'un
de ses termes. Pendant un temps variable selon les cultures, l'ancêtre survit à
sa vie, et la rencontre endotropisée avec lui déborde temporellement la
rencontre exotropique. La continuation intercérébrale des morts deviendra une
part considérable de la survie des vivants <77>.
23. La complémentarité sexuelle ostensible : le coït affronté
holosomique et l'orgasme femelle. Les âges contrastés et marqués. Le voisin et
la communauté – La rhétorique organique et la
rencontre ont en particulier déclaré chez Homo la différence et la
complémentarité des sexes, où la station debout détache des mamelles saillantes
jusqu'en dehors des périodes de lactation (certains voudraient que ce soit
comme stimulus sexuel à l'occasion du passage du coït dorsal au coït affronté),
et surtout un triangle pubien qui focalise la complémentarité vulvaire/pénien
par sa situation médiane. Le coït ventral, déjà réalisé chez les Bonobos,
devint affronté au sens fort de transversalisé, et, pratiqué ou virtuel, il va
fournir l'archétype de la
complémentarité et de l'implication physiques et logiques, préparées par la
caresse <20> et l'embrassement des mains planes en symétrie bilatérale
<2>. En tout cas, l'orgasme mâle, assez ponctuel, se compléta d'un
orgasme femelle, plus diffus, moyennant la mobilisation de voies et relais
cérébraux quelque peu différents. C'est sans doute que, croisant deux
organismes possibilisateurs, l'achèvement de l'accouplement exigeait une imbrication
et une stimulation cumulative plus constante des deux partenaires. Mais, par
bifurcation sémiotique, cette récompense comportementale a fini par figurer
pour Homo la possibilisation illimitée, la fusion absolue, une implication
réciproque transpatiale et transtemporelle, la présence-absence comme extase,
la conciliation de la vie et de la mort (« petite mort »), et par la
coaptation rythmique l'intercérébralité holosomique exemplaire. Semblablement,
la nudité et l'évidence de la station debout accentuèrent les âges très
contrastés d'un animal foetalisé (néoténique) <9>. La première
enfance, l'enfance, l'adolescence, l'âge adulte, la vieillesse devinrent des âges
marqués. La combination de la
complémentarité coïtale et des âges marqués ne put que contribuer à transformer
la horde primatale des congénères en la communauté des voisins.
C'est celle-ci que nous allons voir maintenant devenir, avec la naissance des
signes, la société des alliés, des socii.
F. LES SIGNES
24. Le signe est un thématiseur pur (vs techniquement
opératoire) – Dès la naissance du *woruld,
c'est-à-dire de l'environnement en tant qu'approprié par Homo <7>, les
éléments panopliques et protocolaires se renvoient (se réfèrent) techniquement
l'un à l'autre : le sabot du sanglier dans la boue renvoie au sanglier
poursuivi, le marteau renvoie au clou sur lequel on frappe, frappera, a
frappé ; le tournevis à la vis ; mais aussi le clou renvoie à la vis, le
marteau au tournevis. Ces thématisations-là sont opératoires, ce ne sont que des
présupposés de réalisations actuelles ou virtuelles ; dans l'urgence de
l'opération, elles ne sont pas aperçues comme thématisations. Cependant, étant
portées par un corps transversalisant, substitutif, suspensif, par des sens
intégrateurs, et surtout par un cerveau très endotropique encore stimulé par la
rencontre <22>, rien n'empêche que, par moments, elles apparaissent,
serait-ce un instant, puis assez constamment, dans leur caractère thématiseur,
indépendamment d'effectuations actuelles ou virtuelles. Elles sont alors des signes ; elles désignent et signifient. Un
signe est un segment du *woruld technicisé qui thématise un autre segment de ce
*woruld en s'épuisant dans (en se contentant d'être) cette thématisation ou ce
renvoi, donc indépendamment des effectuations (actuelles ou virtuelles)
qui s'ensuivent dans l'action technique. Ceci n'exclut pas que des signes,
thématiseurs purs, commandent, provoquent, pointent des actions
techniques ; mais provoquer, appeler, pointer n'est pas opérer au sens
technique. L'intercérébralité
<16>, et en particulier la capacité des cerveaux primataux à mimer
virtuellement un mouvement observé, a joué un rôle
majeur dans le glissement du technique au sémiotique.
25. Signaux, stimuli-signaux, signes. Les indices (pleins) et
les index (vides) –
Ainsi, à côté du monde minéral et végétal, qui ne connaît que des signaux, donc des effets signalant
leurs causes ; à côté du monde animal, qui ne connaît que des stimuli-signaux, donc des signaux qui,
pour le système nerveux où ils s'introduisent, se transforment en excitants
(stimuli) de réactions motrices innées ou apprises, Homo possibilisateur
introduit dans son Univers apprivoisé, dans son *woruld, les signes, segments dont il ne garde que l'aspect thématiseur, en un certain
suspens de l'effectuation, renforçant la transversalisation. Il y a eu alors
deux sortes de signes. (1) Certains
renvoient ‘naturellement' à des actions et objets déterminés : le sabot dans la
boue renvoie au sanglier, ou au chasseur, ou à la chasse, ou à l'idée d'empreinte
; le marteau renvoie au clou, ou au charpentier, ou à l'acte de clouer, ou à
l'assassin qui en a assommé sa victime. Ce sont les indices, signes pleins, gros, engrossés des thèmes qu'ils visent. (2) Mais Homo suscite également des
signes vides. Car le référentiel de la largeur <25> permet à son regard,
à son nez, à son bras, à sa main plane, à ses doigts avec leurs angles calables
et même orthogonaux <1>, de provoquer, en se pointant dans la direction
d'un segment (action ou objet quelconques), une convection <16> qui
détache ce segment-là et le
thématise, sans en être plein ou gros pour autant. Le français nomme index ces signes vides, du nom de
leur meilleur support, le doigt index tendu (que l'allemand explicite comme Zeigefinger),
privilégié parce qu'il se détache sur un pouce opposable jusqu'à l'angle droit
avec lequel il fait les saisies les plus subtiles. La claire distinction des indices (lat. indicium, pl. indicia),
qui vont de l'objet au sujet, et des index
(lat. index, pl. indices), qui vont du sujet à l'objet, aura été un coup de génie
anthropogénique des Romains, puis des langues latines, que ne permet plus guère
l'anglais, qui d'ordinaire recouvre les deux du nom unique d'index, même chez Peirce, dont pour
autant la sémiotique tourne court. Il va de soi qu'anthropogéniquement les
indices et les index se sont confortés les uns les autres ; les indices
les plus pleins appellent des indexations affinées ; les index les plus
intenses, les plus chargés de mouvance <28>, chargent les indices qu'ils
visent. Des affects et des sentiments suivent ces deux renforcements.
Disséminateurs dans le cas des indices. Concentrateurs, séparateurs,
accusateurs, excommunicateurs, dans le cas des index. La circulation
indice/index ne put que renforcer chez Homo, à côté de ses perceptions ouvertes et ouvrantes, des perceptions fixatrices fixées avec leurs violences <9>, dans
ses passions et ses leaderships.
26. Signes analogiques et signes digitaux. Le socius et la
société. De la sémiotique à la convention. Interprétation, superstition,
paranoïa, accusation, toute-puissance. La magie. La torture et le supplice.
L'astrologie – Les indices ont fonctionné
principalement comme des signes analogiques ; la blessure mime
la flèche qui l'a provoquée ; elle en est l'image inversée. Et les index
ont surtout fonctionné comme des signes digitaux, puisque, en plus de
convections thématisantes positives, ils peuvent prélever un thème grâce à des
exclusions progressives des thèmes voisins dans une panoplie ou un protocole fermés :
oui/non, flip/flop, 0/1 ; ainsi ont-ils instauré la négation et l'affirmation,
en même temps que l'association
(et...et), la disjonction (ou...ou),
la causalité (si...alors), le coeur
de la logique pratique et théorique <63-64> ; sans oublier la mathématique
<55>. En bref, le *woruld des ‘choses' (causes) se transversalisa comme
un champ <28> d'indices indexés ; et le *woruld des
« congénères » fit de même : chacun s'y posta comme un « tel quel »
par l'indicialité, et comme un « je » (mon), un « tu » (ton), un « il
» (son) par les indexations permutantes de la collaboration ; au
point que le voisin de la communauté technique devint le socius
de la société sémiotique. Du reste, l'indicialité et l'indexation, très
naturelles au départ, glissèrent à l'institution,
voire la convention, c'est-à-dire
allongèrent et détendirent la distanciation
(entre désignant et désigné) qu'elles comportaient. Par quoi Homo indicialisant
devint superstitieux (préoccupé,
stare, super) et paranoïaque
(interprétateur indéfini, noïeïn, para). Et Homo indexateur se fit accusateur, tranchant le couple
bien/mal, ou potentat : à
Taragone, le bras levé d'Auguste vers la mer suffit à son imperium sur la
Méditerranée. L'animal technicien devint l'animal signé et signant, et du
même coup l'animal magicien, si la magie consiste à
confondre les propriétés de la technique et celles de la sémiotique, au point
que certains signes semblent capables de réaliser leur signification ;
directement : un signe de ‘pluie' ferait pleuvoir ; indirectement : verser
de l'eau par terre induirait un signe ‘pluie', lequel ferait pleuvoir. Et Homo
sémiotique fut aussi l'animal torturant et suppliciel,
si la torture consiste à chercher le
signe (le secret ou l'altérité) dans le corps ennemi ou autre, et le supplice à réinscrire le signe (le code
social) dans le corps ami, quand celui-ci s'en est détourné. L'astrologie consiste à inscrire l'animal
signé dans le champ des indices indexables et indexateurs les plus sublimes,
ceux du ciel étoilé.
G. LES EFFETS DE CHAMP ET LE RYTHME
27. Les effets de champ. Leurs deux genres :
perceptivo-moteurs et logico-sémiotiques – Tout animal
est sollicité simultanément par des attracteurs multiples, qui déterminent dans
son cerveau ce qu'on pourrait appeler (avec la topologie différentielle et déjà
la Gestalt) des bassins d'attraction
(Thom) contigus ou non, dont alors un comportement particulier sort par moments
comme une résultante. Le poulet picore par faim ou par stress les grains d'une
certaine forme immobile ; le chat attrape ou agace des souris mobiles. Dans ces
cas, les attracteurs restent cependant canalisés selon les couloirs des
stimuli-signaux <25>. Par contre, dans le *woruld transversalisé d'Homo,
les attracteurs sont variés et ouverts par la possibilisation, non seulement en
nombres, mais en ordres, croisant le naturel et le technique, l'actuel et le
virtuel, le technique et le sémiotique, l'analogique et le digital, le motivé,
l'institutionnel, le conventionnel. Cela leur confère des instabilités, des
tensions et des distances, mieux des distanciations
de premier degré, de second, de troisième. Si bien qu'on peut décrire l'action
des attracteurs comme des effets de
champ, lesquels sont de deux sortes. Les effets de champ perceptivo-moteurs compatibilisent des
attracteurs visuels, ou sonores, ou tactiles, ou olfactifs-gustatifs. Les
effets de champ logico-sémiotiques compatibilisent des attracteurs catégoriels,
indiciels et indexateurs.
28. Les effets de champ. Leurs quatre modes : fixes, cinétiques,
dynamiques, excités – Encore, dans ces deux sortes, les effets de champ
hominiens montrent au moins quatre modes. Commençons par les perceptivo-moteurs.
(1) Il y en a qu'on pourrait dire fixes, comme ceux qui permettent de
prélever un triangle, un losange, un cercle avec une certaine stabilité,
laquelle est cependant plus disponible que celle du grain attrapé par le
poulet ; pour la vue substitutive d'Homo un carré s'impose, mais peut
donner lieu à deux triangles. (2) Les effets cinétiques permettent à un
archer de viser une proie mobile, moyennant un calcul cérébral moins
infaillible mais plus tactique et stratégique que celui du chat ‘jouant' avec
sa souris. (3) Les effets dynamiques donnent à saisir dans des
mouvements les forces dont ils procèdent, ils captent des mouvances ;
sur ce point, le combat d'un spécimen hominien, très doué à cet égard, et d'un
carnassier, moins doué, n'est pas symétrique. (4) Enfin, Homo connaît des
effets de champ « excités » (Thom), ceux où les attracteurs
sont si multiples ou si hétérogènes, où ils causent des décentrements si
fuyants qu'ils ne permettent pas de résultante déterminable ; non
coordonnables par un calcul de facto, voire par un calcul de
jure, ces effets sont seulement compatibilisables par le
rythme et ses huit recours <30>. Les effets de champ excités n'ont pas
été sélectionnés chez les animaux, où ils seraient plus nuisibles qu'utiles.
Mais Homo transversalisant les éprouve, les pâtit ; bien plus, il les
cultive et en tout cas les thématise, en particulier lorsqu'il vise la
présence-absence-autotranslucidité <17, 70-73>. Quant aux effets de
champ logico-sémiotiques, même si les signes qui les déclenchent ne sont
pas de même sorte que les data de la perception, on peut également en
distinguer quatre, et de mêmes qualifications : statiques, cinétiques,
dynamiques, excités. Là aussi, ces derniers, souvent incoordonnables, sont
compatibilisables par le rythme, avec ses accrocs intégrés.
29. Les effets de champ et les fantasmes. Fantasmes de fascination et
d'ouverture. Les signes absolus – Nous appellerons fantasmes les
thèmes quelconques, physiques ou techno-sémiotiques (« mentaux »),
dès lors qu'ils sont entourés d'effets de champ. Il y a alors autant de
types de fantasmes que d'effets de champ : fantasmes
fixateurs, cinétiques, dynamiques, excités. Et autant de fantasmes que de thèmes
: fantasmes d'actions, de choses, d'outils, de congénères, de signes,
d'indices, d'index, de *woruld, et même des fantasmes de la
présence-absence-autotranslucidité <17>. Il importe grandement à une
anthropogénie de remarquer que tout fantasme peut avoir deux régimes :
compulsionnel et dilatateur. (1) Dans le régime compulsionnel, les
effets de champ déterminent, à partir de leurs attracteurs, une sorte de
vortex ; c'est le cas des fantasmes de fascination, dont les
plus familiers sont ceux qui conduisent à des vols, viols, assassinats
fulgurants, ou à des tortures et supplices insatiables <26> ; ils
canalisent aussi les passions et les coups de force ; ils font que la perception
fixatrice-fixée <9,25> joue un rôle fondamental dans l'existence des
individus (maladies mentales) <67> et des peuples (leaders
charismatiques) <25,72>. (2) Dans le régime dilatateur (par
résonances auréolantes), les effets de champ rendent au contraire leur thème
disponible, poreux, in(dé)fini, complémentaire ; ce
sont les fantasmes d'ouverture. Les quatre sous-espèces d'effets
de champ se prêtent aux deux régimes ; mais, dans l'immense majorité des
cas, ce sont les effets de champ fixes, cinétiques, dynamiques qui portent les
fantasmes de fascination, et les effets de champ excités qui portent les
fantasmes d'ouverture. On notera que la puissance fantasmatique des effets de
champ excités fait les signes absolus (solvere, ab), ces signes à la
fois richement analogiques et facilement digitalisables, tels le swastika
indien, la croix chrétienne, le tàijì et le chi chinois, le kriss malais, le
double triangle israélien du bouclier (magem) de David, le croissant musulman,
le mandala tibétain, etc.
30. Les attracteurs incoordonnables et leur compatibilisation par le
rythme. Les huit recours du rythme – Incoordonnables de facto, sinon
de jure, les effets de champ excités n'ont qu'une seule source
d'entretien et de résolution : le rythme, cette compatibilisation
des incoordonnables par centrations et décentrements successifs et
réciproques. Ce pour quoi le rythme a au moins huit recours, qui
possibilisent les propriétés orthogonalisantes, transversalisantes,
latéralisantes, suspensives, holosomiques du corps hominien. Les voici en un
désordre voulu, tant ils s'entre-conditionnent : 1) l'alternance périodique
et métronomique, 2) l'interstabilité (vs instabilité
vs métastabilité), 3) l'accentuation, 4) le tempo, 5) l'autoengendrement
et le suspens, 6) la convection, 7) l'aller-retour du
strophisme, 8) la distribution par noyaux (Bach), enveloppes
(Mozart), résonances (Beethoven, Schumann), interfaces (Wagner).
Le rythme joue de régularités, mais les décale toujours ; on a parlé de sa
régularité irrégulière. Le nourrisson gesticulant dans son berceau, puis
tentant de compatibiliser bien avant que de coordonner ses quatre membres,
propose la genèse du geste, puis de la danse, enfin de la musique et du
langage. L'animal n'a que faire du rythme parce que la spécialisation de ses
stimuli-signaux <25> n'a que faire d'effets de champ excités. Les effets
de champ et les recours du rythme achèvent l'holosomie d'Homo
<20>.
31. Le(s) plaisir(s), le bonheur et la joie, la jouissance – Homo
rythmique ne se contente pas de parer à ses hétérogénéités et à ses
décentrements. Contrevenant au principe homéostatique (Freud, Ashby), il les
stimule, les excite, les entretient ; et pas seulement pour mieux les résoudre.
Car, en déstabilisant ses habitudes, en jouant avec d'autres points de vue, il
redéploie ses possibilisations, interrompt ses entropies par des néguentropies,
ses homéostasies par des allostasies, multiplie ses pulsions à l'exploration
(déjà importantes chez les primates cousins), déplace ses référentiels, même
celui de la largeur ; le génie ne tient-il pas en la création de
référentiels nouveaux <13>? Le rythme, en même temps qu'un
compatibilisateur d'écarts, en est donc un producteur mesuré. Et, comme toute
conduite prolongée, il doit être soutenu par des affects <15>, ceux du plaisir,
lequel prend souvent en français la forme plurielle plaisirs,
suggérant sa diversification indéfinie. Conjoignant la répétition et la
surprise, le rythme s'étend à presque toutes les activités et passivités
d'Homo, au repas, au repos, au travail, au nursing, il s'exalte dans
l'accouplement holosomique. Quand il s'ouvre de l'émotion au sentiment, on le
dit bonheur et joie, où le corps se dissout presque
dans le signe. A l'inverse, la jouissance se referme du sentiment
à l'émotion, compulsionnellement répétitive, bloquant le signe entre objet et
corps.
31. Le rythme et la thématisation de la
présence-absence-autotranslucidité – Certains fonctionnements peuvent être
assez traversés d'effets de champ excités pour s'annuler presque en tant que
fonctionnements. Soit que le rythme les neutralise, les égalise en suspens.
Soit qu'il les travaille d'écarts et de décentrations internes jusqu'à l'explosion
ou l'implosion. Ce sont des occasions où la
présence-absence-autotranslucidité <17>, d'ordinaire simple
accompagnement inaperçu du travail ou du divertissement, se thématise tantôt de
façon quasi involontaire en une sorte de rapt (grâce gratuite), tantôt au
contraire à travers des conduites tendues ou rusées (yoga). Nous l'avons déjà
dit <17>, une anthropogénie sera alors attentive aux fonctionnements
présentifs exceptionnels, ceux du mystique occidental ou oriental, de
l'artiste, du héros, de l'amoureux passionné, mais elle le sera plus encore aux
fonctionnements présentifs quotidiens, ceux de la drogue, du farniente,
des enivrements, de l'orgasme, avec ses modalités pré-, post-,
para-orgastiques. Enfin, elle remarquera ces deux transcendances du rythme : l'extase
quand la présence-absence s'y manifeste comme le plein, l'horreur
quand elle s'y manifeste comme le vide.
33. Des
choses-performances-EN-situation-DANS-la-circonstance-SUR-un-horizon – Jusqu'ici
l'anthropogénie, ou constitution continue d'Homo comme état-moment d'Univers,
s'est articulée selon deux aspects. Des variations géographiques et biologiques
ont produit depuis six millions d'années, dans des populations de primates
(africains), des caractères qui, en se coordonnant, ont permis qu'émergent et
s'installent, à travers mille bifurcations, des organismes transversalisants,
angularisants, latéralisants, holosomiques, à cerveau endotropique, en
corrélation avec le redressement et la bipèdie. Sous l'action de ces
organismes, certaines portions de la croûte terrestre, celles qui ont favorisé
et sélectionné ce cas biologique, ont été appropriées techniquement et sémiotiquement
en un *woruld <6>. Pouvons-nous déjà typer ce *woruld en quelques
termes-clés? Chose, qui vient du latin ‘causa', signale, comme du reste
‘thing' anglais et ‘Ding' allemand, que les éléments échangeables des panoplies
et protocoles hominiens fonctionnent à la manière d'indices indexables, donc de
thèmes de litige et de jugement (commercial, juridique). Performances,
accolé à ‘choses', suggère que les comportements deviennent alors des
conduites, où le circuit perception-motricité-perception de l'animalité est
possibilisé, thématisé, et les affects élargis en sentiments. Situation,
qui n'est pas uniquement le situs déterminable par des coordonnées
d'espace-temps (Leibniz), indique que toute action hominienne s'ouvre de choix
mais aussi de flottements entretenus. Circonstance comprend la
multiplicité et l'hétérogénéité des attracteurs qui font que toute situation
est travaillée d'effets de champ perceptivo-moteurs et logico-sémiotiques,
souvent excités, parfois au point d'être présentifiants <17,30>. Horizon
<7> précise que tout *woruld est à la fois totalisable et ouvert, et
n'exclut pas qu'en plus de ses réalités descriptibles, il comporte des
présences-absences indescriptibles, par quoi il est thème de désir (de,
sidera), avec ou sans manque, et pas seulement de besoin,
d'ordinaire avec manque. On verra bien que, dans la définition que ramasse
notre titre, les prépositions majusculées EN, DANS, SUR sont aussi importantes
que les substantifs, vu qu'il s'agit de topologie, de cybernétique, de
logico-sémiotique, de présentivité <42>, et du reste qu'il n'y a pas
d'objets sans actions.
H. TECTURES, IMAGES, DANSES-MUSIQUES, LANGAGES MASSIFS
34. Le socle anthropogénique proto-tectural, proto-imagier,
proto-musical, proto-langagier. Massif vs détaillé – Une anthropogénie
prend les choses le plus génétiquement possible. Si bien que, dans tout ce qui
précède, Homo, déjà technicien indiciel et indexateur, n'a pas encore eu besoin
de tectures (architectures), d'images, de musiques, de langages. Nos marionnettistes
savent que quelques indices et surtout pas mal d'index suffisent à dire bien
des choses narratives et descriptives, mais aussi philosophiques, ontologiques,
métaphysiques. En d'autres mots, Homo pré-tectural, pré-imagier, pré-musicien,
pré-langagier, qu'illustrent ontogénétiquement nos nourrissons, a été
phylogéniquement viable en tant qu'Homo habilis, il y a deux millions d'années.
Cependant, il nous reste à voir qu'il n'a fallu qu'un million ou quelques
centaines de milliers d'années de maturation technique, sémiotique, biologique
pour que, sur le socle des indices-indexés <25-26>, soient apparues des
proto-tectures, proto-images, proto-musiques, proto-langages, massifs et
non encore détaillés, qu'on peut sans doute attribuer à Homo
ergaster-erectus depuis un bon million d'années.
35. Les établissements au sol. Les trois logiques des tectures. Le lieu
et le sacré – L'abri bâti, et pas seulement aménagé, devint indispensable
pour un primate qui avait à s'assurer un sommeil avec de multiples et longues phases
REM-paradoxales <13>, mais aussi à conserver sa nourriture, en
particulier comme un carnassier charognard incapable de tuer lui-même des
proies trop puissantes ou rapides, et les attendant de prédateurs plus doués.
D'autre part, comme le montre le site Est-Africain de Melka Kunturé, le lieu du
repos et le lieu du travail cessèrent de coïncider chez un primate explorateur.
Ces circonstances et quelques autres firent que des groupes hominiens
commencèrent à inscrire sur le sol une étendue distribuée, qui
n'était plus la simple collection de couloirs et de cibles du territoire animal
mais un domaine de dominus <11> ; et les productions panopliques
et protocolaires qui constituèrent cette pré-écriture ont été heureusement
qualifiées d' a établissements au
sol. Ce furent les premières tectures destinées à se préciser
plus tard en immeubles (parois, toits) et meubles (sièges, couches). Même
rudimentaires, elles furent un stimulus anthropogénique puissant en raison de
leurs trois logiques, convergentes et divergentes : (a) logique de la construction,
(b) logique des fonctions, surtout du théâtre quotidien
intercérébral <16,40>, (c) logique de l'enveloppement,
ce dernier étant essentiel chez des mammifères ayant passé plusieurs mois
lunaires dans une matrice dont ils gardent un souvenir ineffaçable. Les
établissements au sol n'ont pu que conforter l'idée d'un ailleurs,
de lieux autres, étrangers, étranges, sacrés <72>, ceux des Ancêtres vaguant sur la
terre-mère, ou encore devenant célestes ou souterrains <22>, surtout en
rêve.
36. Le biface, la frontalité et l'image. Le monument et l'idole –
Homo, en raison de sa frontalité possibilisatrice qui le rend à la fois
entreprenant et labile, maître-seigneur de domaines plus vastes et plus
flottants que les territoires animaux <11>, dut chercher des
vis-à-vis holosomiques, des contours proches en miroir, le confortant et le
configurant en même temps que le provoquant. Il a eu besoin de
l'intercérébralité <16> arrêtée d'images, d'échos-similitudes en
face de soi (im-, sem-, similis). Les choppers d'Homo habilis, résultats
de fractures irrégulières, n'apportaient guère de satisfaction à cet égard. Par
contre, les bifaces d'Homo ergaster-erectus n'étaient pas sans rapport
avec la symétrie bilatérale d'un corps transversalisant. De plus, ils
détachaient un contour avec d'autant plus de force qu'ils étaient massifs, non
détaillés en dedans. C'était assez pour les faire hésiter entre une fonction
d'outil <6> et une fonction de signe <24> de plus en plus conventionnel
<24>, et donc pour initier la vie d'art <70>. On peut donc
prendre les bifaces pour archétype de l'image artistique, dont on
remarquera qu'ils activaient, pour Homo artisan debout ou assis, plusieurs
correspondances : entre corps du fabricant et gestes de fabrication ;
entre gestes de fabrication et gestes d'utilisation ; entre corps de soi
et corps du socius ; entre gestes et
choses-performances-EN-situation-DANS-la-circonstance-SUR-un-horizon
<33>. L'image massive proposée par le biface fut un vis-à-vis d'autant plus
créatif que son immobilité transversale introduisait le suspens <5>, en
résonance avec le pays séparé ou autre, sacré, de l'ancêtre mort que
présageaient les établissements au sol <35>. Fixe, fixée, fixante, toute
image vire au monument (monere, rappeler et avertir), à l'idole,
démoniaque ou divine, propice aux perceptions intenses, tant ouvertes que
fixatrices fixées <9,25>.
37. La danse-musique massive. Proportion auditive. Un intensificateur
éminent de la présence-absence-autotranslucidité – Pour Homo
transversalisant et gestuel, la naissance de la danse-musique dut répondre au
même désir de délimitation, de reprise de soi, que l'image. Le son est
fluctuant, il s'échappe toujours, en raison d'harmoniques qui entretiennent un
rapport mathématiquement irrationnel avec leur fondamental, mais, saisi
par l'ouïe proportionnante d'Homo <19>, il peut aussi d'instant en
instant être ressaisi, restabilisé, recentré, en même temps qu'il s'articule,
se construit, dans ses durées et ses intensités ; rien de plus exact et
ouvert, de plus liant (analogique) et oppositif (digitalisant) que le son. Homo
marcheur-danseur rythmique a dû trouver tôt, dans les ondes sonores calibrées
de ses outils <6> et dans celles vocales également calibrées que
commençaient d'émettre sa soufflerie pulmonaire et l'angle nouveau de son
larynx-pharynx suite à la station debout, l'occasion de pratiquer un mélange,
serré dans l'instant, d'autarcie et d'abandon ; expérience éminente
d'endotropie par les retours de l'écho, multiplié dans les grottes, les rives,
les montagnes, ou tout simplement parmi les échos internes du groupe choral
<19>. Et ainsi d'orchestrer les dix modes d'existence qu'il partage avec
l'animalité cousine, mais chez lui thématisés ; le mot arabe maqam
couvre à la fois les modes musicaux et les modes d'existence
<15>. Et, comme nulle part ne se produisent aussi économiquement des
effets de champs perceptivo-moteurs excités et les huit recours holosomiques du
rythme <30>, la danse-musique massive fut vouée aux réalisations éminentes
de la présentivité, c'est-à-dire de la présence-absence thématisée
<17>.
38. Le langage massif. Un premier
thématiseur vocal du *woruld et du geste – Enfin, tandis que la musique est
la pratique du son vocal ou instrumental comme fluctuation ressaisie, le langage s'en tint au son vocal en tant
qu'articulable, par la combinaison de
l'angle larynx-pharynx et de la soufflerie pulmonaire modulable de la station
debout, d'une denture omnivore égale et semi-circulaire, d'une langue capable
de contacts très différenciés avec le palais et le reste de la cavité buccale,
d'une mobilité du voile du palais permettant de contraster les émissions
buccales et nasales. Bref, là où la danse-musique est surtout intense,
le langage,
affaire caractéristique de l'hémisphère gauche <10>, est surtout distributeur,
c'est-à-dire que, dans la voix, il retient d'abord ses oppositions
digitalisables. Et ses panoplies et protocoles de segments vocaux ont une connivence native avec le *woruld, lui
aussi composé de panoplies et protocoles de segments.
Pour thématiser des
choses-performances-EN-situation-DANS-la-circonstance-SUR-un-horizon
<33>, le langage massif (antérieur au ton), que nous
considérons à ce stade, put donc se contenter de corréler suffisamment certains
de ses segments avec certains des segments déjà articulés du *woruld. Rien de
plus anthropogéniquement spontané que le langage massif. Il n'eut même pas à cerner, comme fait l'image. Ni davantage
à rassembler en ouvrant, comme fait
la musique. Il put se contenter d'inter-venir
en thématisant quelques
distributions d'un déjà-distribué, le *woruld technicisé et sémiotisé d'indices
et d'index, précédemment gestualisé.
39. Les signes langagiers massifs pleins et vides. La convention et
l'institution. La spécification langagière – Etant composé de signes, ou
thématiseurs purs, on ne s'étonnera pas que le langage massif ait exploité la
distinction des indices et des index <25> pour s'articuler en signes
pleins (indiciels, analogiques) et signes vides (indexateurs, digitalisants).
(A) Les vocables massifs pleins,
indicialisants, ancêtres de nos verbes d'action-passion, de nos substantifs et
adjectifs, spécifièrent leurs thèmes par quelques mimes vocaux minimaux d'une
qualité ou quantité perçues, ou d'un contraste de qualités-quantités, appuyant
des gestes effecteurs ou mimétiques
déjà fort explicites, et correspondant (respondere, cum) par un ou deux aspects
à la structure, ou à la texture, ou à la topologie, ou à la temporalité
visuelles, tactiles, olfactives, gustatives, sonores des choses-performance <33>. Ce genre de correspondance se décala
et se détendit, donnant lieu à des institutions et conventions de plus en
plus distanciantes entre désignant et désigné, comme il advient à tout signe
analogique, surtout s'il va se digitaliser <26>. (B) Les vocables massifs vides, indexateurs,
thématisèrent leur thème en le pointant vocalement, directement par convection
vocale, ou indirectement par exclusion vocale de ce qui n'est pas lui dans une
panoplie ou un protocole suffisamment fermés, oui/non, 0/1 <9>. A quoi
suffirent, entourées de l'éloquence préalable ou consécutive des gestes,
quelques oppositions sonores et articulatoires, préludant aux couples
vocaliques « i/a » de nos démonstratifs ceci/cela, this/that, ou
consonantiques « m/t/s » de nos possessifs mon/ton/son, mein/dein/sein.
A ces deux sortes de vocables, pleins et vides, convinrent sans doute longtemps
les grognements et cris devenus délimités et modulés d'Homo ergaster-erectus,
voire inchoativement d'Homo habilis, auxquels on demandait seulement d'être
assez soutenus et oppositifs pour faire articulation segmentisante. Le langage
massif ne put que conforter la
classification gestuelle des minéraux, des végétaux et des animaux en espèces et classes. Et c'est même cette prédétermination spécifique gestuelle
qui inviterait à privilégier le verbe spécifier (species, facere) pour dire le type de thématisation qu'opère le
langage en général.
I. LES ŒUVRES ET LE X-MÊME
40. Les œuvres. Œuvres quotidiennes et œuvres extrêmes. La scène du théâtre
quotidien et de ses rôles – Hannah Arendt a anthropogéniquement mis en
valeur une triade grecque : (a)
le ponos-labor,
dont les résultats sont produits et reproduits journellement ou régulièrement
(ainsi la préparation nourricière, le ménage, l'accouplement) ; (b) l'ergon-opus-œuvre, dont les résultats
dépassent la consommation quotidienne, débordent même les saisons et le temps
d'une vie, et manifestent une indépendance du produit à l'égard de l'organisme
périssable qui en est l'auteur et l'utilisateur (ainsi un lit ou un
récipient) ; la traduction de ce concept est difficile en germanique, où work-Werk a même racine que (F)ergon, mais a pris un sens plus
large, se confondant avec le ponos-labor,
par exemple chez Marx ; (c) la praxis, substantif verbal de pratteïn, dont les résultats sont
imprévisibles, même pour le sujet de l'action (ainsi une bataille ou un acte
d'éducation). Cette triade situe bien le rôle anthropogénique de l'œuvre, et de son inauguration par les
tectures, images, danses-musiques, langages massifs <34-39>. La forme
primitive en fut l'outil <6>,
tels les bifaces ou les gourdes des travailleurs mobiles du site de Melka
Kunturé ; et la forme éminente la tombe.
D'autre part, on y distinguera des pratiques quotidiennes et extrêmes. (1) Les œuvres quotidiennes demeurent dans
l'ordre des fonctionnements ordinaires, avec une présence-absence non
thématisée <17>. (2) Les œuvres
extrêmes sont celles qui, grâce à des effets de champ excités <28>,
obtiennent que leurs fonctionnements thématisent la présence-absence à
travers leur tension ou leur suspens ; disons-les présentives, voire présentives-absentives <17,22>.
L'archétype de l'œuvre extrême fut le monument
funéraire, avec la danse-musique autour de lui, qui thématise ultimement la
communion de la communauté-société
dans l'intercérébralité et la présence-absence. En tout cas, extrêmes ou
quotidiennes, les œuvres sont pour un groupe hominien le support de ses rôles
sociaux. Elles instituent la ‘scène', à la fois passive et active, assistante
et suggestive, de son théâtre quotidien
<35>.
41. L'œuvre et le self hominien. Le X-même – Ce qu'on appelle un spécimen vivant ce n'est nullement un individu, un non-divisé, c'est un volume
de contacts entre un milieu intérieur (Claude Bernard) et un milieu extérieur
selon un lot suffisamment compatibilisé d'interfaces (Gilbert Simondon). Parmi
celles-ci, beaucoup ont pour fonction d'assurer la nutrition et la reproduction
de l'organisme dans son environnement ; mais quelques-unes assurent sa
distinction à l'égard des autres, étrangers ou familiers.
C'est son self. Le self hominien est plus
thématisé que celui de ses cousins animaux ; il l'est même assez pour
qu'on croie en identifier les soubassements, parce que certains relais
cérébraux deviennent inactifs quand il s'évanouit, par exemple dans des
expériences « mystiques ». Mais le self hominien est aussi beaucoup
plus vulnérable. Dans le sommeil, ses traumatismes sont réparés par la
mémoration (digestion neuronique) d'importantes phases REM-paradoxales <12>. Et, à l'état de veille, il est aidé par
les œuvres qui le soutiennent de leur
continuité spatiale, de leur résistance temporelle, de leur autarcie relative,
de leur couches d'élaboration concordantes. Le
résultat de tous ces croisements d'unités, de dispersions, de réunifications
est qu'un spécimen hominien peut être dit un X-même, où ‘même' indique la
continuité mémorante domaniale du self
transversalisant <11> ; et ‘x' signale que pareille ‘mêméité'
n'est pourtant qu'une compatibilisation de séries hétérogènes grâce au rythme. ‘X'
majusculé suggère que les ‘x-mêmes' sont partout désignés par des noms propres, signes pleins et vides à
la fois, qui les situent comme des noeuds fuyants d'indicialités et
d'indexations conjecturales <25>.
42. Les destins-partis d'existence comme topologie (pour l'espace),
cybernétique (pour le temps), logico-sémiotique (pour les signes), présentivité
(pour le rapport immanence / transcendance). Les sujets d'œuvre comme
construction d'un destin-parti d'existence – Le X-même a beau être
singulier, on peut cependant lui reconnaître des dimensions, dont nous
retiendrons quatre, qui lui font un destin-parti d'existence, où destin marque les généralités (acquises
ou héritées) et parti les
singularités résultantes. (1) Sa topologie est le rapport que ‘chacun'
établit à l'étendue, avant même la
mesure et la figure, donc comme dosage original de proche/lointain,
continu/discontinu, ouvert/fermé, englobant/englobé, etc (ainsi les orifices
externes-internes du corps, bouche, anus, sexe, ont un rôle nodal dans la
plupart des psychologies d'Homo). (2)
Sa cybernétique couvre les rapports
fondamentaux de ‘chacun' à la durée,
avant même l'étalon de l'heure, et concerne ses dosages de feedback et
feedforward, d'action et rétroaction, de rétroaction positive et négative, de
linéarité et détours, et surtout d'activité et passivité. (3) Sa logico-sémiotique
couvre le rapport de ‘chacun' aux signes,
et en particulier sa prédilection pour les indices ou les index ; pour
l'association, la disjonction, l'implication ; pour la disjonction
inclusive ou exclusive ; pour les effets de champ logiques statiques,
cinétiques, dynamiques, excités. (4)
Sa présentivité concerne le
privilège que ‘chacun' accorde, dans le couple fonctionnements/présence
<17>, tantôt aux fonctionnements,
parfois jusqu'à ignorer la présence-absence (behaviorisme), tantôt au contraire
à la présence-absence, parfois
jusqu'à considérer les fonctionnements comme des apparences (maya, doxa)
<58>. – Le destin-parti d'existence ainsi compris qualifie les groupes
hominiens autant que les X-mêmes. Et il se retrouve dans les œuvres <40> en tant que
celles-ci, indépendamment de leurs messages narratifs ou descriptifs, activent
et passivent elles-aussi des topologies, des cybernétiques, des
logico-sémiotiques, des présentivités, que nous appellerons leur sujet d'œuvre. L'indépendance de
l'œuvre à l'égard de son producteur <40> fait que les destins-partis de
l'œuvre et ceux du X-même qui l'a produite sont loin de se recouvrir exactement.
L'oeuvre fait (partiellement) son producteur
plus qu'elle ne l'exprime. Par là encore, le X-même est plus X que même.
II - LES ACCOMPLISSEMENTS
J. LES MONDES
43. Une suite obligée : continu proche, continu distant, discontinu –
L'apparition d'Homo parmi les Primates est le résultat de suites très
hétérogènes : mouvements des plaques tectoniques terrestres, aventures internes
du Soleil, courants océaniques, éruptions de volcans, épidémies, mutations
géniques, etc. Mais une fois que les spécimens hominiens se stabilisèrent comme
un genre (Homo) couvrant ses espèces (Habilis, Ergaster-Erectus, Sapiens,
Sapiens sapiens (depuis au moins 160.000 ans, à voir des crânes éthiopiens
récemment reconstitués), certaines suites ont pu être obligées. C'est ce que
suggère, dans les destins-partis d'existence <42>, le rôle primordial
qu'y joue la topologie, laquelle active quatre concepts fondamentaux : le
proche, le lointain, le continu, le discontinu. Or, on voit mal comment un
primate transversalisant aurait pu privilégier le discontinu avant le continu,
et le lointain avant le proche. Pour suivre les accomplissements d'Homo, on est
ainsi invité à interroger la succession conceptuelle : (1) continu proche, (2)
continu distant, (3) discontinu. N'y a-t-il pas là trois « mondes», trois
*woruld <7>, du moins depuis qu'Homo est devenu sapiens sapiens,
c'est-à-dire depuis qu'il est passé des tectures, images, danses-musiques,
langages massifs <34-39>, que nous avons comptés dans ses bases,
aux tectures, images, danses-musiques, langages détaillés, que nous
allons considérer maintenant depuis le paléolithique supérieur (-50mA à -12mA)?
44. Les trois MONDES – Et c'est en effet ce que donnent à penser
l'archéologie et l'histoire. Le MONDE 1,
celui du continu proche, est exemplifié
par les civilisations antérieures à l'écriture, et dont on devine encore
aujourd'hui les destins-partis d'existence <42> à travers les traditions
de la Polynésie, de l'Afrique subsaharienne, des Esquimaux ; et aussi, après
l'introduction de l'écriture, à travers les empires primaires de Sumer,
d'Egypte, d'Inde, de Chine, d'Amérinde. Nous distinguerons donc un MONDE 1A,
ascriptural, et un MONDE 1B, scriptural. Puis, autour de -800, le MONDE 2 grec, celui du continu distant, a inauguré sa
surprenante pratique de prélever les formes sur les fonds, et de les traiter
comme des touts intégrés de parties intégrantes, soit dans la « juste
distance » de la scène (skènè) du théâtre,
soit dans celle du cadre de la théorie.
Cette perception totalisatrice a dominé la civilisation occidentale jusqu'en
1850-1950, avec une hésitation durant les invasions barbares, entre +400 et
+1000. Enfin, le MONDE 3, celui du discontinu, est en train de recouvrir
la planète depuis les mêmes années 1850-1950, porté par des techniques et des
médias planétaires enfantés par les sciences archimédiennes <59-61>. Nous
allons examiner d'abord si cette ponctuation anthropogénique en trois moments
se vérifie dans les tectures, les images, les danses-musiques détaillées. Puis,
dans les langages détaillés, lesquels nous mèneront aux écritures, aux
philosophies, aux sciences. D'où le titre de cette partie : les
accomplissements d'Homo.
K. TECTURES, IMAGES ET DANSES-MUSIQUES DÉTAILLÉES
45. Les tectures
détaillées : topoï, cadrage, sous-cadrage, perspective, réticulation,
windows – Dans le MONDE
1A, au temps du Paléolithique
supérieur, depuis -50.000 ans, succédant aux aménagements au sol d'Homo
ergaster-erectus <35>, ceux d'Homo sapiens-sapiens commencèrent à
proposer des organisations topologiques,
inspirées des suggestions coaptatives des anfractuosités des roches
(calcaires). A la Grotte Chauvet et à Lascaux, on voit ces organisations
exploiter les topologies opposables de la salle, de la paroi, du couloir, du
vis-à-vis, du cul-de-sac, au profit d'une systématique existentielle des topoï du proche et du lointain, de
l'entourant et de l'entouré, de l'ouvert et du fermé, dont les significations
détaillées nous échappent, mais qui semblent avoir porté des panoplies et des
protocoles de la Génération, croisant la chasse, l'alimentation, l'accouplement,
la parturition, la mort, le tout sous-tendu par la présence-absence <17>,
en des rituels qui évoquent assez ce que montrait hier encore le chamanisme des
Inuits et des Sibériens. Avec le Néolithique,
ces topologies thématisées acquirent une première régularité géométrique dans les monuments
circulaires de Göblike Tepe (Turquie, -11.000), très avant Stonehenge. Bien
plus, dans le Croissant Fertile, Homo se mit à domestiquer céréales et bêtes,
formant des villages denses, où les murs de l'habitat jusque-là courbes ou
circulaires durent se croiser de la façon la plus économique, donc à angle droit. Ainsi le tecte
néolithique inaugura ce qui reste pour le primate orthogonal et
transversalisant la plus révolutionnaire de ses innovations : le cadre, spécialement rectangulaire. Il suffit alors de
quelques siècles pour que le cadrage des tectures néolithiques
vire au sous-cadrage des Empires
primaires du MONDE 1B. C'est ce
sous-cadrage qui distribua les quartiers quadrangulaires des
« villes » et les arpentages des campagnes à Sumer, en Egypte, en
Inde, en Chine, en Précolombie, en même temps qu'il éveillait les écritures, sous-cadreuses par
excellence. Les tectes devinrent des archi-tectes (arkHeïn, tekteïn)
gouvernant d'immenses projets ; les corporations de maçons inventèrent la
discipline et un début d'horaire. Vers -800, la subarticulation générale fit
que, dans les conditions exigeantes de navigation de la Méditerranée orientale
et chez un peuple pratiquant une langue indo-européenne (donc très syntaxique)
et une écriture phénicienne complétée, le continu
proche du MONDE 1A et 1B, pulsatoire, se transforma dans le continu distant du MONDE 2, abstractif, c'est-à-dire dans le détachement des formes sur les
fonds et la production de touts formés de parties intégrantes,
donnant lieu aux temples de Sicile et d'Athènes, et du coup exaltant la perspective,
ce cadrage totalisateur en profondeur,
qui a dominé l'Occident jusqu'à hier. Enfin, depuis 1930, les tectures se sont
multicadrées dans les discontinuités
du MONDE 3, qui remplaçent les étendues-durées
traditionnelles par un espace-temps fenêtrant-fenêtré et réticulaire,
invitant à une redéfinition des trois logiques de toute tecture, celles de la
construction, de la fonction, de l'enveloppement <35>. Or si la
discontinuité est déjà problématique pour les tectures petites (les ustensiles), à cause des continuités exigées
par l'anatomie et la physiologie d'Homo, elle l'est plus encore pour les tectures grandes (les habitats), à cause
de l'inertie des matériaux, des besoins de contact social physique, et
peut-être surtout de l'espace entourant, embrassant, requis par un mammifère
qui a passé dix mois lunaires dans une matrice. Aussi les réalisations de
tectures et architectures du MONDE 3, en dépit de théories révolutionnaires
comme celles de la Harvard School of Design, restent pour l'instant
relativement archaïques, même chez Calatrava (construction) ou Gehry (fonction
et enveloppement). Pourront-elles un jour s'inspirer des séquenciations dynamiques
(« aminées » <61>) que la biologie montre dans les formations
vivantes, lesquelles aux paradigmes traditionnels des structures et des textures
ajoutent celui des ultrastructures de l'histologie <46,47>? Quelles constructions
prévoir pour des spécimens fenêtrants-fenêtrés et idiosyncrasiques <67>,
qui souvent vivent seuls dans des « villes de l'autre », que tente de
décrire une « psychosociologie des singularités » ?
46. Les images détaillées, tracées (peinture, sculpture, gravure) et
granulaires (photographie, cinéma, télévision) – Nous avons vu Homo
erectus-ergaster invité à concevoir des images
massives par les contours symétriques de ses bifaces <36>. Homo
sapiens sapiens, en même temps qu'il taillait des outils multifaces, ce qui
suppose des gestes et des imaginations en feed-back et feed-forward, se mit à
détailler ses images. Ainsi, au paléolithique
supérieur, on voit apparaître des
images humaines (Australie) et animales (Europe) comportant des parties
internes : jambe, tête, tronc, nez, yeux ; organes de corps
parallèles aux organes d'outils. Anthropogénétiquement, ceci marque l'entrée en
scène de la re-présentation,
c'est-à-dire d'une façon de présenter à nouveau (re-), et de façon différente
(re-), un donné initial, comme les systèmes nerveux des vertébrés le faisaient
depuis des dizaines de millions d'années quand, de relais en relais, ils
réélaborent les stimuli enregistrés par les transductions des organes des sens
pour les adapter au circuit perceptivo-moteur d'un organisme. Et, de même que
les représentations nerveuses peuvent être fort libres (pas
toujours isotopiques), vu la stabilité des actions vitales où elles
interviennent, ainsi les représentations
imagétiques purent être également libres, vu la stabilité des panoplies et
protocoles du *woruld où elles
interviennent : il suffit de quelques détails en un ordre presque quelconque
pour qu'une image d'une chose-performance-EN-situation-DANS-la-circonstance-SUR-un-horizon
<33> soit identifiable comme celle d'une femme, d'un homme, un cheval, un
bison, voire telle espèce de bison. Et, du même coup, commencèrent à proliférer
les effets de champ perceptivo-moteurs
et logico-sémiotiques imagétiques <27>. D'abord parce qu'ils
complètent la représentation, du moins quand ils sont fixateurs, cinétiques ou
dynamiques <28> (c'est souvent l'allure
qui nous permet d'identifier une espèce, voire une sous-espèce des cavernes),
mais aussi parce que, quand ils sont excités <28>, ils éveillent la
présence-autotranslucidité <17> du spectateur. Enfin, les images
détaillées développèrent, plus puissamment que les tectures, les possibilités
du cadrage <45>. Dès le paléolithique supérieur, la ligne
d'échine des animaux peints et le contour losangé de certaines Vénus sculptées
inaugurèrent un protocadre. Du coup, au néolithique,
peut-être sous l'effet des murs à angle droit <45>, les trois têtes de
taureau superposées de Çatal Hüyük déclarèrent un cadre frontal, qui
deviendra pour les siècles à venir le référentiel majeur d'Homo théoricien. La génération
paléolithique devint le schématisme générateur néolithique,
bien illustré par The Goddesses and Gods
of Old Europe de Marija Gimbutas. Si bien que, lors du passage du MONDE 1A au MONDE 1B, les images des empires primaires n'eurent pas de peine à
enfanter le sous-cadrage générateur
impérial. Et, vers -700, avec le MONDE
2, les peintres et sculpteurs grecs puis occidentaux, dans le même esprit
que leurs frères architectes, commençèrent à prélever les formes sur les fonds
et à dresser des touts composés de parties intégrantes <45>, avant
d'explorer toutes les ressources de la perspective
jusqu'à la géométrie projective
linéaire mais aussi colorée et lumineuse de Piero della Francesca (De prospectiva pingendi). En sa fin, cet
objectivisme produisit un coup de théâtre. Avec la photographie, puis la
cinématographie et la magnétoscopie, les images, qui jusque là avaient été tracées,
devinrent granulaires <78>, faites non de traits mais de grains, et
pour autant digitalisables, donc mutables, remontables, incrustables,
imposant ainsi le pluricadrage
fenêtrant-fenêtré (windows) du MONDE
3. Même les images tracées (peintures et sculptures) ont répercuté ce
séisme. Elles ont d'abord produit le pointillisme (granulaire) de
l'impressionnisme, puis le multicadre (windows) du cubisme et de la bande
dessinée (Mac Cay, Little Nemo,
1905), bientôt les dessins quantiques (« trébuchets ») de Marcel Duchamp.
Certaines correspondent maintenant, consciemment ou non, au paradigme des séquenciations
dynamiques des formations vivantes, aminées, au point qu'on pourrait
les dire aminoïdes <61>. Homo plasticien ajoute là à ses concepts
traditionnels de structure et de texture, seuls conçus par sa
perception et son imagination spontanées, celui d'ultrastructure <45,61>.
Décisivement dans les Chemins des
écritures de Micheline Lo de 1997. Déjà inchoativement dans les
« alphabets » de Jasper Johns, dès 1960.
47. La danse-musique détaillée – Sur les origines de la danse-musique, si
fondamentale pour Homo, mammifère endotropique <14> et en quête d'échos
<19, 37>, il est frustrant que nous ne disposions que de traces
lacunaires : quelques instruments réels ou figurés, dont nous ne pouvons
que deviner l'usage. Ainsi une peinture de la grotte des Trois Frères, qui a
suggéré à Chailley le titre de 30.000 ans
de musique, montre un organisme dansant mi-animal mi-humain tenant un arc
musical ( ?), dont la corde unique consonnerait avec le protocadre imagier du paléolithique
supérieur <46>, et dont on pourrait penser qu'il exploitait les retours
sonores du lieu souterrain pour créer des accents de rhombe complétant les voix
rauques et chamaniques du moment. Sinon, l'anthropogénie de la danse-musique,
dès que nous en avons des témoins, s'est montrée parallèle à celle de l'image. (1) Cadrée fortement dans les sociétés
néolithiques, à entendre les percussions qui dominent encore aujourd'hui le MONDE 1A ascriptural, par exemple en
Afrique. (2) Sous-cadrante dans la
musique impériale éthico-politico-cosmique du MONDE 1B scriptural, dont témoignent clairement les théories de la
Chine, mais aussi ces partitions gestuelles que sont les chironomies, mouvements
codés des mains (kHeïr, nomos), des coudes, des jambes d'un chef de choeur,
qu'on trouve sur les fresques égyptiennes, et qui ont persisté en particulier à
travers la liturgie copte. (3) Prélevée
comme forme sur fond (bruit) et
faite de parties intégrant des touts dans le MONDE 2, depuis la gamme du double tétracordre dorien (cette espèce
sonore de la perspective) jusqu'à la mélodie accompagnée orchestrée de l'opéra
occidental. (4) Granulaire dans le
discontinu du MONDE 3 en raison de
ses enregistrements, comme aussi des synthétiseurs et de l'informatique qui
lui permettent de construire digitalement ses hauteurs, ses
intensités et jusqu'à ses timbres. Séquentielle par nature, et ainsi très apte
à mimer non seulement les formes
(Gestalt) mais les formations
(Gestaltung), la musique est devenue la pratique la plus encline à épouser les séquenciations
dynamiques des formations vivantes (aminées) <61>. C'est à ce
titre que les compositions de Steve Reich depuis 1970 pourraient être dites aminoïdes,
plus explicitement même que certaines images <46>. Dans le travail du
cinéaste-musicien Thierry De Mey et de sa soeur chorégraphe Anne De Mey, les structures et textures, où les corps dansants réalisaient traditionnellement des
formes mentales, sont maintenant anticipées par les ultrastructures, où les
formes sont générées par les singularités vitales (aminées <46>) des
organismes, eux-mêmes résultant d'un milieu naturel ou sémiotique archaïque
générateur (Love Sonnets).
L. LANGAGES DÉTAILLÉS
48. L'angularité du larynx-pharynx et le passage du son au ton langagier
vers 50mA – Ce premier survol des
trois « mondes » pose une question cruciale. Pendant deux millions d'années, on
assiste à une relative stagnation technique et culturelle d'Homo à travers ses
stades Habilis, Ergaster-Erectus, Sapiens archaïque, bref ce qu'on appelle les
paléolithiques inférieur et moyen, où furent produits seulement des tectures,
images, danses-musiques et langages massifs.
Et voilà que brusquement, en cinquante mille ans environ, sont apparus non
seulement des tectures, images, danses-musiques diversement détaillées, mais encore des microscopes
électroniques, des navettes spatiales, des centrales atomiques, des
déchiffrages de génomes et de protéomes, des remontées dans le temps à quinze
milliards d'années. Peut-on envisager une innovation anatomique ou
physiologique rendant compte de ce saut foudroyant? On en voit une, sinon
seule, du moins principale : que l'angle larynx-pharynx ainsi qu'une bouche et
une langue plus différenciées, déjà responsables du son vocal articulé du langage massif <38-39>, se soient assez
transformées pour produire enfin, entre 100 mA et 50 mA, des tons, c'est-à-dire des sons tenus, tendus et soutenus (teïneïn), capables de supporter
un langage détaillé.
49. La phonématique et la phonosémie – Les tons sont des unités vocales ou instrumentales où l'on peut
entendre et produire des sous-unités, des traits.
Quand pareilles unités sont vocales et langagières, elles sont appelées
phonèmes depuis 1930. Autour de 1950, dans une des rares découvertes majeures
des sciences humaines, Jakobson et Halle s'avisèrent que les « traits » des
phonèmes sont en nombre réduit, et ils les disposèrent dans une matrice à douze
entrées : (1) vocalique (à formants
très définis) / 0 ; (2) consonantique
(à formants peu définis) / 0 ; (3) compact
/ diffus ; (4) tendu / lâche ; (5) voisé / sourd ; (6) nasal / oral ; (7) discontinu / continu ; (8) strident
/ mat ; (9) bloqué / fluide ; (10) grave / aigu ; (11) bémolisé / 0 ; (12) diésé / 0. Bien plus, Jakobson suspecta que les traits de cette
matrice universelle dérivent des catégories
fondamentales de la Physique : (a) énergie/information, (b)
information directe/information indirecte, (c) tempo. Les phonèmes étaient donc
quelque chose de prévisible, de naturel, et aussi d'existentiel. En effet,
entendre et produire des événements à formants nets ou à formants confus,
buccaux ou nasaux, haut ou bas, etc. doit engendrer et soutenir des topologies,
des cybernétiques, des logico-sémiotiques, des présentivités différentes,
c'est-à-dire des destins-partis d'existence <42>. Les phonèmes sont
phonosémiques, c'est-à-dire distinctifs (entre eux) et significatifs (de
destin-parti) en même temps. Et par conséquent, les glossèmes (générant les
mots), les séquencèmes (générant les phrases et les sentences), les phrasés,
tous composés de phonèmes, sont
phonosémiques également : ce qui
signale une certaine consanguinité du langage
et de la musique, tous deux dérivant
du geste (Augustin, Wittgenstein),
même si les trajets nerveux musicaux (résonants) et langagiers (articulatoires)
sont distincts, quoique voisins. Si bien que les langages détaillés sont
largement motivés, sélectionnés par les dispositions anatomiques de leurs
interlocuteurs autant que par leurs destins-partis d'existence <42>. Et
cela qu'ils soient des « langages naturels » transmis par la
tradition, ou des « jargons » créés par des spécialistes et des
terminologues. Ainsi, les triangles vocalique et consonantique de Jakobson
(a-u-i, k-p-t), à savoir compact/diffus (a-u, k-p), bas/haut (u-i, p-t), et
l'opposition buccal/nasal des labiales (p-m), en accord avec les performances labiales
du nourrisson, ont fourni la base physique et existentielle du couple parental
: Mama-Papa(b,d), et d'autres mots infantiles également redoublés en
écho : kaka, pipi, didi, dada. Nos connaissances accrues sur le cerveau et le
système nerveux confirment que tout langage détaillé s'inscrit dans ces
exigences.
50. Les quatre couches du langage détaillé : phonèmes, glossèmes,
syntaxèmes, phrasé. Variation, sélection, amplification
langagières. Le circuit du mot et du terme – Le langage détaillé
n'est pas plus mystérieux à comprendre que le langage massif, et pour la même
raison fondamentale <39> :
il est fait de segments différenciés
(boîtes, modules) vocaux, et il intervient
(venire, inter), prévenu et soutenu par le geste,
dans un environnement panoplique et protocolaire préalablement fait de segments différenciés, pour seulement
thématiser ou spécifier cet environnement, de façon émotive (Rousseau),
technique, performative, puis de plus en plus théorique. Une fois muni de phonèmes, le langage détaillé a pu
construire avec stabilité et ampleur des glossèmes
pleins (indiciels) et vides (indexateurs), qu'il combina souvent dans ces
unités sémantiques pratiques (monosyllabiques ou plurisyllabiques) que sont les
mots. Pour le reste, entre ces
glossèmes-mots, il lui a suffi de quelques syntaxèmes
(séquenciations protocolaires) assez obvies (le chinois le montre crûment) pour
exprimer, dans un environnement préalablement technicisé et sémiotisé, toutes
les relations langagières et logiques requises : l'association, la disjonction
inclusive et exclusive, la consécution simple, la causalité efficiente, finale,
matérielle, formelle, la thématisation (« en tant que »), la
condition, la concession, toutes les subordinations spatiales et temporelles,
du moins quand elles lui importaient. Enfin, les phonèmes, glossèmes et
syntaxèmes s'installèrent à l'intérieur d'un phrasé, effet de champ <27>, qui est la première couche
langagière, entre résonance musicale et articulation langagière <47>, que
le nourrisson capte dès sa naissance dans son entourage et qu'il s'approprie à
travers le gazouilli et le babil. – Sinon, pour leur EVOLUTION, les dialectes ont suivi les trois principes
de formation de tout phénomène évolutif vivant : variation, sélection,
amplification. La variation y vient de dérives systémiques (phoniques,
sémantiques, syntaxiques), d'influences étrangères, d'urgences et modifications
environnementales. La sélection s'y
opère selon les correspondances des variations aux référents (désignés), et
plus généralement au destin-parti d'existence global <42> des
interlocuteurs. Enfin, selon les urgences, les plaisirs, les modes, l'amplification suscite
l'accentuation de tel trait phonématique, l'extension d'une famille de mots,
l'acceptation ou le rejet de liens avec des langages voisins. En conséquence, tous
les dialectes du monde sont phonosémiquement et existentiellement satisfaisants
au jugement de ceux qui les parlent de façon native ; ils sont même bien faits, sauf exceptions très rares
(« aval », qui sonne haut,
versus « amont », qui sonne
bas ?). Et, à côté de ces évolutions linéaires continues ou par à-coups,
les langages des sociétés de technique avancée montrent un cycle constant entre mots et termes. Les mots, qui sont des unités pratiques assez polysémiques et à grande
charge émotionnelle, ont tendance chez Homo technicien à se préciser en termes, plutôt froids, définis et même
univoques. Inversement, les termes
artificiels et desséchés, quand ils sont utilisés par le locuteur spontané,
tendent à se recharger de la chair et de l'odeur des mots, chez le poète, mais aussi chez le camelot ou la commère.
Naturel ou terminologisé, le langage est phonosémique,
mais dans le mot il l'est par création, dans le terme par adaptation.
51. La spontanéité du
langage. Sa multifonctionalité. Les langages comme idiolectes, dialectes,
langues – Pouvons-nous imaginer des dates d'apparition du langage détaillé?
Quand les phonèmes ? quand les glossèmes? quand les syntaxèmes ? quand le
phrasé? Les glossèmes vides ont-ils suivi ou précédé les glossèmes pleins? En
fait, les quatre couches du langage détaillé s'impliquent de si près que leurs
apparitions durent être en causalité circulaire, variant seulement selon les
urgences et les plaisirs des groupes et de chacun. En tout cas, depuis Sumer et
l'Egypte, donc depuis que nous en avons des attestations écrites, les dialectes
ne semblent pas avoir changé leur système de base, alors que la technique et
les moeurs évoluaient autour d'eux. Cela se comprend aisément s'il est vrai que
la simple pratique des quatre niveaux du langage suffit, dans un milieu préalablement panoplique et
protocolaire, à désigner (thématiser, spécifier) toutes choses et toutes
actions connues et inconnues, le possible et l'impossible, toutes abstractions,
tous fonctionnements et toutes présence(s)-absence(s) <17>, jusqu'à créer
ces métalangages que sont les lexiques et les grammaires. La simplicité
désarmante du dialecte, condition de sa puissance infinie, explique que le
petit d'homme avec un cerveau plastique ne met que trois ou quatre années à
décoder ab ovo les principes du sien
ou des siens (quatre ou cinq dans certaines régions de l'Inde), rien qu'en
observant le rapport objet/action/mot que pratiquent ses parents (Augustin,
Wittgenstein) et en y intervenant. A quatre ans, le jeune locuteur produit déjà
les performances langagières les plus fines : le mensonge, le paradoxe,
l'humour. Bien plus, il perçoit et opère tout cela selon un processus multifonctionnel : (1)
comme informationnel ou référentiel ou interrogatif, (2) comme
impératif-exhortatif-performatif jusqu'à la performation magique, (3) comme
lyrique, (4) comme présentif (le « phatique » de Jakobson), (5) comme
réverbérant (ruminateur, littéraire, publicitaire), (6) comme citatif et
paraphrasal, (7) comme métalinguistique et intertextuel, (8) comme structurel
normant, structurel généralisateur, structurel singularisant (dans le bobinage
du X-même <41>). Assurément, tout ceci n'est évident que si l'on
distingue idiolecte, dialecte et langue fixe, comme le fait judicieusement la Cambridge Encyclopaedia of Language
(1987). Alors, idiolecte désigne le
langage propre à chacun, et qui coïncide en partie avec sa logique pratique
<63>, en partie avec son geste. Mais, comme cet idiolecte, qui de soi se
donne ses propres règles, se développe dans l'intercérébralité <16> d'une
société <26>, il participe d'un dialecte,
où les règles propres se compatibilisent avec celles du groupe. Enfin, pour des
raisons techniques, politiques ou religieuses, un dialecte peut engendrer une langue fixée, généralement écrite,
comme le français ou l'anglais du XVIIe siècle et l'allemand du XIXe, au moyen
de grammaires, de lexiques, d'académies, de scolarités jouant un rôle normatif
et presque moral. Les linguistes ont observé que les langues fixées se tiennent
dans des localisations géographiques
assez tranchées, tandis que les dialectes s'étendent au contraire en un
continuum spatial où les locuteurs B, C, D comprennent A, mais où E, qui
comprend F, G, H, ne comprend plus A. Une anthropogénie portera son attention
première sur les idiolectes et dialectes, phénomènes spontanés et
généraux, avant de considérer, comme une spécialisation, les langues
politiquement stabilisées.
M. ECRITURES. ET MATHÉMATIQUES
52. La proto-écriture des jetons de comptage néolithiques. Ecritures
intenses, comptables, complètes –
Denise Schwandt-Besserat a fait un autre apport majeur à l'anthropogénie en
s'avisant que les mystérieux jetons entassés dans les musées du néolithique
étaient des jetons de comptage. La
nature des échangés (merx) y est
rendue par une image (ovin, bovin), et leur nombre par la géométrie du contour
(cercle, carré, losange) : « voici tel échangeable, et en telle quantité
». Au même moment, les maquettes
d'Azor, croisant également l'analogique et le digital, exprimaient de façon
presque aussi explicite : « voici le schématisme générateur <46> de tel
temple de tel dieu ». Ainsi, les temps néolithiques démontrèrent le lien intime
entre le cadrage quadrangulaire des
grandes tectures <45>, des images <46>, des danses-musiques
<47>, d'un côté, et les proto-écritures et l'arithmétique, de l'autre.
Précédés par ce parallélisme dans le MONDE
1A ascriptural, les empires primaires du MONDE 1B scriptural, devenus sous-cadrant
dans leur tectures <45>, leurs images <46> et leurs danses-musiques
<47>, conçurent rapidement cet autre sous-cadrage
qu'est l'écriture langagière, inscrivant tantôt un dialecte déterminé
(l'égyptien, le sumérien, le sémitique), tantôt le dialecte en général :
les caractères chinois furent entendus par des lecteurs ne parlant pas le
chinois, assurant ainsi l'unité d'un empire polyglotte. Tout comme le langage
massif devint détaillé quand ses syllabes s'articulèrent en traits phonématiques <49>, la
proto-écriture néolithique devint une écriture détaillée quand ses caractères
se composèrent de traits graphiques, très nombreux dans l'écriture égyptienne,
laquelle fut sans lendemain, peu nombreux dans l'écriture cunéiforme
akkado-sumérienne d'où sortiront presque toutes les écritures ultérieures. Une
fois composés de traits, les caractères
purent devenir idéographiques (en Chine), phonétiques syllabiques polysémiques
(à Sumer), idéographiques et phonématiques (en Égypte), alphabétiques
consonantiques et à caractères inégaux et non intenses (chez les Phéniciens,
Araméens, Hébreux anciens), alphabétiques, consonantiques + vocaliques, très
égaux, et par tout cela transparents à la parole et au désigné (en Grèce et à
Rome).
53. La révolution ontologique et épistémologique inhérente aux traits
graphiques. Des cunéi sumériens aux windows – Problématiques tant pour leur
lecteur que pour leur scripteur, les écritures invitèrent Homo à considérer
jusqu'où ce qu'elles transmettent peut être connu, et par là elles suscitèrent
l'épistémologie et l'ontologie. C'est dans leur transversalité, et pas avant,
où Homo néolithique pratiquait le continu proche du MONDE 1A dans l'immédiateté de son geste, de sa voix et de sa
parole, que naîtront les philosophies au sens plein, c'est-à-dire systématiques
<57>. Ainsi, dans le MONDE 1B,
les cunei suméro-akkadiens, dont
chaque syllabe a plusieurs sens, chaque sens plusieurs syllabes, ont favorisé
de premières vues où le nom d'une chose en fournit l'essence en des interprétations
réverbérantes ; vers -1150, les cinquante noms de Marduk dieu suprême
sont sa théologie et sa cosmogonie (Kramer, Bottéro). Les idéogrammes chinois ont porté et suggéré un monde à
disjonction inclusive (wu) et sans tiers-exclu (algèbres de
Heyting), yin-yang, ainsi qu'une atténuation des classes grammaticales,
puisqu'un même caractère peut y être préposition (vers) et verbe (aller).
Autour de -1000, trois écritures
alphabétiques sémitiques, la phénicienne, l'araméenne et l'hébraïque
archaïque, opérèrent une des grandes révolutions de l'anthropogénie en cessant
d'être plastiquement intenses, comme les écritures
antérieures (sumérienne, égyptienne, indienne, chinoise), pour devenir nûment contractuelles,
introduisant une négociation généralisée entre les choses et même avec les
dieux (Tables de la loi et Arche d'Alliance) ; l'écriture hébraïque carrée
de l'ère chrétienne, massorétique ou kabbaliste, en a gardé la vue chiffrée,
chiffrante. Depuis les années -650, l'écriture alphabétique grecque fut si transparente au langage et à ses
désignés qu'elle porta, voire comporta, une ontologie et une épistémologie du
« to on » (étant) comme tel (« è
on »), et même du « to ti èn einaï » (essence), en une logique
du tiers exclu avec ses algèbres de Boole (c'est ceci OU pas-ceci), qui resta
celle du MONDE 2. Aujourd'hui, nos écritures électroniques,
fenêtrantes-fenêtrées (windows), contribuent à rendre réticulaires, et même quantiques
<61>, tout événement, toute vérité, tout sentiment, confirmant ainsi
populairement le MONDE 3. La graphosémie est aussi anthropogénique
que la phonosémie.
54. Les épistémologies et les ontologies inhérentes aux instruments et
supports de l'écrit. L'écran du
computer. L'emprise des moyens de production vs les rapports de production –
Du reste, les instruments graphiques, portant charnellement la pensée qu'ils
véhiculent, déterminent déjà des destins-partis d'existence <42>, selon
qu'ils sont durs ou souples, pointus ou écachés, directs ou indirects,
c'est-à-dire poinçons, pinceaux, calames, plumes d'oie, stylos à bille, claviers
d'ordinateur, souris ; on n'écrit pas un discours de Descartes ni un opéra
de Mozart avec une pointe bic, et moins encore en agitant une souris. On en
dira autant des supports de l'écrit,
qui agissent par leur matière, tantôt magique, tantôt
neutre : carapace de tortue, ostrakon, rocher, papyrus, parchemin,
papier ; et surtout par leur forme, mieux leur topologie.
Ainsi, au premier siècle de notre ère, le remplacement du byblos grec, déroulable, par le codex romain, feuilletable, incita les lecteurs méditerranéens à
comparer instantanément la page 30 d'un volume avec ses pages 83 ou 158, ce qui
incita les juristes d'abord, puis les autres lettrés, à éviter les
contradictions à distance, donc à construire des systèmes non seulement systémiques mais systématiques, comme
Plotin, plutôt que des dialogues sinueux ou d'éloquents monologues, comme
Platon ou l'Aristote exotérique. En même temps, la double page symétrique du
codex avec son pli central vertical favorisa le X-même <41> du MONDE 2 formel, en l'incitant à se
concevoir comme une « anima quodammodo omnia », destinée à devenir le
« Moi » majusculé de Descartes, avant le « Ich bin Ich » de
Fichte. Nos écrans de computer, fenêtrants-fenêtrés, ignorent le pli central et
démultiplient en incrustations le cadre, suscitant des X-mêmes <41> aussi
fenêtrants-fenêtrés qu'eux <67>. – Ces avatars de l'écriture confirment
la constatation générale de l'anthropogénie que, dans la phylogenèse culturelle
d'Homo, les moyens (techniques) de
production, chers à Mumford (Technique
and Civilization, 1936), Simondon (Du
mode d'existence des objets techniques, 1958), Mac Luhan, Understanding media, 1962) et Van Lier (Le nouvel âge, 1962), déterminent les
destins-partis d'existence <42> d'Homo autant, et souvent davantage, que
les rapports (sociaux) de production, chers à Marx (1850).
55. Les mathématiques comme pratique absolue des index purs (déchargés,
désindicialisés), et comme théorie générale des indexations pures (déchargées,
désindicialisées) – Les écritures
sont la source de la mathématique pour deux raisons principales : (a) sur
leurs supports, elles proposent leurs données transversalement, suggérant des
substitutions exactes, qui sont idéalement possibles entre des index (pas des
indices), et plus précisément des index purifiés, c'est-à-dire nettoyés de
toutes indicialités, et déchargés de tout affect ou pulsion ; (b) les
instruments graphiques sont spontanément indexateurs. Plus essentiellement, les
rapports étroits de l'écriture et de la mathématique tiennent à ce que, dans le
cas des index et des indexations, le concept (l'indexation) et ses signes
écrits (les index sur le support) sont
équipollents ; on travaille directement et adéquatement sur l'un en
travaillant sur l'autre. La discipline mathématique est alors si obvie et si
« naturelle » que son anthropogénie a été pour ainsi dire obligée.
Dès le MONDE 1A ascriptural, une proto-arithmétique s'exerce à travers
les jetons de comptage néolithiques. Dans le MONDE 1B scriptural, elle se déclare avec le sous-cadrage arpenteur des Egyptiens et astrologique des Sumériens, dont nous
avons conservé pieusement les soixantaines (minutes, secondes). Mais il fallut
le MONDE 2 avec ses prélèvements de
la forme sur le fond et ses touts intégrés par des parties intégrantes
<44-47> pour qu'on passe de l'arpentage
de la terre et du ciel à la Géométrie,
et que le mathématicien soit invité, après Pythagore, aux exigences de la
démonstration géométrique selon Euclide et Archimède. Cependant, ni les
chiffres grecs (lettres de l'alphabet) ni les chiffres romains ne se prêtaient
à la vitesse et à l'abstraction d'une Algèbre,
laquelle requit la numération par position de l'Inde, avec son zéro et ses
chiffres légers <76>, numération transportée par les Arabes et enfin
adoptée par l'Europe (+1200) quand son substantialisme eut vaincu sa répugnance
pour le zéro. C'est seulement vers 1630, dans le triomphe définitif de la
science archimédienne <60>, que les temps furent venus d'une Géométrie analytique, où l'Algèbre se
figura en Géométrie, et où la Géométrie se calcula et se généralisa en Algèbre
(Descartes). A la suite de quoi l'idée de fonction,
y = ax + b, y = f(x), et l'algorithme leibnizien du calcul infinitésimal suffirent à porter la physique de Newton
jusqu'aux premiers jours du XXe siècle, cependant que demeuraient des
« apories », qui suscitèrent le projet d'une fondation définitive.
C'est de ces apories que, après la généralisation des géométries par les «
groupes de transformation » de Klein (1872), sortirent l'axiomatisation de
l'arithmétique de Peano (1900), la théorie
des ensembles des Bourbaki (1930), la théorie
des catégories d'Eilenberg et Mac Cane (1950). Cette dernière, qui
intéresse particulièrement l'anthropogénie, relie les différents domaines des
mathématiques (ensembles, topologies, groupes, etc.) à travers des «
transformations naturelles » (c'est-à-dire avec peu de conditions restrictives)
où les doubles flèches des foncteurs jouent un rôle décisif (cf. www.anthropogenie.be,
Complément 11, La mathématisation de la
flèche, par René Lavendhomme). L'informatique
du MONDE 3 a introduit des
moyens d'écriture nouveaux, qui contribuent à certaines mathématisations.
Ainsi, dans la Théorie du chaos, le CD-ROM, qui permet de visualiser presque
instantanément l'amont et l'aval d'une équation d'états, consonne avec
l'exposé, et même avec l'invention. L'électronique
de spin, capable de dépasser le binarisme 0/1 et de créer des « objets
quantiques » (Fert), sera plus féconde encore.
56. Mathématique, vérité et cohérence (consistance). L'axiomatisation – L'écriture mathématique a progressivement
déplacé l'idée de vérité occidentale. Dans son introduction, Euclide (-250)
fait des demandes (aïtiaï), par
exemple qu'on lui accorde d'utiliser la règle et le compas, en d'autres mots de
tirer (pointer, indexer) des droites et des cercles. A quoi il ajoute des axiomes (axiomata), dont celui de l'unicité de la parallèle qu'on peut mener
à une droite par un point pris en dehors d'elle. Le mathématicien venait ainsi
de faire un pas décisif : s'expliciter à lui-même ses présupposés. Mais ceci
l'a conduit là où il ne croyait pas aller. Car, si l'axiome euclidien était
déclaré indémontrable, il était encore censé correspondre à un espace
« naturel » ; il restait « vrai » malgré son indémontrabilité
; tel est le double sens du grec axioeïn, dont axioma dérive, et qui est
typique du MONDE 2. Au contraire,
autour de 1900, en une confirmation majeure du MONDE 3, les axiomes furent compris comme des équivalences et
égalités jugées valables parce qu'on
peut en déduire de multiples théorèmes, mais pas évidentes ou naturelles
pour autant ; sans altérer un système, des théorèmes peuvent y devenir axiomes,
et inversement. La vérité-dévoilement
de l'être des étants en Grèce (a-lètheïa, a-privatif, lantHaneïn, être caché) et
la vérité-adéquation entre jugements
et choses à Rome (veritas est adaequatio inter intellectum et rem) étaient
ainsi remplacées par une simple cohérence
ou consistance d'indexations,
laquelle exige seulement que, dans le système découlant des axiomes choisis, on
ne puisse démontrer à la fois une proposition (p) et sa contradictoire (non-p).
Et cela non parce qu'alors le système serait « faux », mais parce
qu'il ne servirait à rien, puisqu'on y démontrerait n'importe quoi.
N. PHILOSOPHIES ET SCIENCES ARCHIMÉDIENNES :
PHYSIQUE, BIOLOGIE, SCIENCES HUMAINES
57. Les philosophies – Les philosophies ont commencé à se formuler vers
-500 en Chine, en Inde, en Iran, en Grèce, voire chez les Olmèques, quand les
langages parlés et écrits parvinrent à leur maturité syntaxique, c'est-à-dire
devinrent capables d'exprimer explicitement toutes les relations fondamentales,
et que les écritures disposèrent ces relations sur des supports transversaux.
Le primate transversalisant, suspensif, holosomique, situant les choses-performances
sur un horizon <33>, trouva là une occasion privilégiée de satisfaire son
aspiration à des justifications embrassantes
(das Umgreifende, Jaspers), c'est-à-dire des Principes premiers et des Fins
ultimes. Pour atteindre ce but, il avait pendant des millénaires exploité les
huit recours du rythme <27 à 30>, ce fut la danse-musique ; les
gestes rituels, ce fut la religion ; des proclamations
transhistoriques à force d'être anhistoriques, ce fut la prophétie ; enfin, il
recourut à des paroles écrites (ou pouvant l'être) visant les principes-fins du
*woruld en dernier ressort, c'est la philosophie. Pour cette dernière,
les indices,
signes pleins chers aux prophètes, étaient trop particuliers, et mieux valait
convoquer des index, signes vides, cependant puissamment chargés et indicialisés,
et non plus déchargés et désindicialisés, comme dans la mathématique
<55>. Un doigt index pointant intensément vers le haut et un autre
pointant vers le bas suffisent, dans l'Ecole
d'Athènes de Raphaël, à opposer le platonisme et l'aristotélisme. Ces
indexations prirent langagièrement des formes d'adverbes et de conjonctions
: « en tant que », « comme tel », «
formaliter », « materialiter » ; ou d'opérateurs
logiques de négation, de position,
d'implication, d'analyse, enfin de dialectique selon une génération de thèse,
antithèse, synthèse. Et elles eurent pour thèmes ce que les Grecs frontalisants
appelèrent idées (*Fîd, voir en
pénétrant, versus tHeïastHaï,
embrasser du regard), et les Latins latéralisants concepts (capere, cum,
prendre ensemble), les deux tenant en substantifs majusculés, qui se prêtaient
souvent à des perceptions fixatrices fixées <67> : l'Un, le Multiple, le
Sublime, le Fini, l'Infini, l'Apriori, l'Aposteriori, la Cause, la Conséquence,
la Fin, le Commencement, le Tout, la Participation, le Sens, le Tao, le Dharma,
le Tad (Cela). Les « superlatifs philosophiques » (Wittgenstein)
engendrèrent parfois de compréhensives organisations de la
Réalité <17>, comme quand Démocrite affirme qu'apercevoir les quantités
sous les qualités peut donner des saisies plus efficaces, telle la continuité
du cône et du cylindre, de la sphère et de l'angle ; ou quand Aristote,
relu par Thom, montre que les transformations des vivants sont supportées par
des stabilités structurelles. Et elles pointèrent parfois pertinemment le Réel
<17>, comme quand Sartre martèle l'aspect de présence (autotranslucidité)
dans la conscience hamiltonienne. Mais l'autarcie extrême de la vie spéculative
<69> a aussi favorisé des discours psychotiques normalisés,
comme quand Descartes déclare qu'il peut feindre qu'il n'a aucun corps, et
qu'il n'y a aucun monde ni aucun lieu où il soit ; quand Platon et Çankara
voient le monde comme une image réfléchie ou une maya (illusoire) ; quand
Leibniz veut que la victoire d'Issus soit incluse dans le sujet
« Alexandre », lui-même une résultante des possibles compossibles
universels, résultant du calcul infinitésimal de l'intelligence divine,
intégrale des intégrales ; quand Kant reconnaît trois idées régulatrices
de la Raison (Vernunft) et obéit à un Impératif catégorique ; quand
Bergson, qui a médité sur l'Un de Plotin, postule une durée
« concrète » échappant à la durée « abstraite » et niant le
caractère modulaire des édifications des cerveaux. Illustrons ces intensités et
ces limites philosophiques par un texte volontairement choisi chez un
philosophe mathématicien poète : « C'est en plein milieu de rien que
surgit comme par décompression la nécessité
/ C'est dans la nécessité que surgit l'improbable
/ C'est de l'improbable que surgit le champ
/ C'est du champ que surgit l'extase
/ C'est de l'extase que surgit le tout / C'est du tout que, comme dans un
soupir, surgit le rien. » (René
Lavendhomme, Alphes, 1997).
58. La panoplie restreinte des
philosophies – Ainsi donc, indexatrices plus
qu'indicielles, et par là flirtant souvent avec les mathématiques depuis
Pythagore, les philosophies ont déployé la panoplie des indexations limites
proposées par le corps transversalisant et orthogonalisant d'Homo. (A) Il y a un principe générateur et formateur vaguant, diffus parmi les êtres
(mana polynésien) ou se singularisant
selon les êtres (les kami japonais). (B)
Il y a deux principes en conversion, l'amont lumineux (yang) et
l'aval obscur (yin) de la Chine ; ou deux principes en opposition, le mal (Ahriman) et le bien (Ahura Mazdâ) de la Perse. (C) Il y a des ordonnateurs et formateurs hiérarchisés élaborant une matière
antérieure : les déesses et dieux, immortels et puissants mais fantasques, et
les héros-artisans, les Hommes, mortels et moins puissants, mais tacticiens et
stratèges (Mésopotamie de -1750) ; ou un
ordonnateur divin triomphant (Mésopotamie de -1150) ; ou un ordonnateur
unique, embrassant, bientôt théocidaire (Aton amarnien de -1360), ou jaloux et
génocidaire : « mange tous les peuples que IHVH, ton Eloïm, te
donne » (Chouraki, Deutéronome
7.16, rédigé vers -620) ; ou un géomètre
mythique (Démiurge platonicien de -400). (D) Il y a un créateur ex
nihilo, lequel non seulement modèle la matière mais la suscite, et cela par
une procession-récession immanente (Plotin +250), ou encore par une décision
libre et transcendante de sa Gloire d'où sont sortis simultanément les intelligibles et les intelligences, se comprenant l'un
l'autre en étant l'autre (intelligens in actu est intelligibile in actu). En
tout cas, entre -100 et +100 autour de la Méditerranée, le Principe-Fin
commença à être de plus en plus souvent considéré comme « humain »,
selon les quatre étages : sôma / psychè / noûs / pneuma, dans une vue
virgilienne-stoïcienne-chrétienne-néoplatonicienne-néohébraïque-gno-stique, à
laquelle fera bientôt écho le motto scolastique : « L'être est un, vrai,
bon, actif ». (E) Il n'y a
jamais eu d'ordonnateur(s), mais seulement le vide et des atomes en
rebonds suivant des fécondités mathématiques (Démocrite) ou bien les bonnes
chances de la Fortune et les accouplements de Vénus (Lucrèce). – Et à ces
indexations philosophiques des FONCTIONNEMENTS de l'Univers s'en ajoutèrent
d'autres visant la PRESENCE <17>. Car, si d'ordinaire celle-ci se
contente d'accompagner silencieusement certains fonctionnements, ou d'être
exaltée dans les conduites présentifiantes des artistes, des amants et des
mystiques <70-73>, elle fut aussi thématisée
philosophiquement, selon deux grandes voies. Dans la première, typique de
l'Orient qui valorise peu les
fonctionnements, elle a été pointée directement comme nir-guna
<sans-objet> (Yoga), nirvana
<sans-souffle> (bouddhisme), tad
<that> (Vedanta), tch'an
(Chine), satori (Japon antique) ; ou
indirectement par le non-ceci des
théologies négatives exploitant le préfixe négatif « a » des
substantifs grecs et sanskrits. Selon une autre voie, typique de l'Occident, si sensible au fonctionnel
qu'il a conçu l'archimédisme <59>, la présence indescriptible fut bannie
(behaviorisme), ou alors visée comme des hyper-fonctionnements. Ceux-ci
furent censés illimités, voire transcendants dans la
divinité : éternité, autarcie, omniscience. Et limités et immanents
dans les créatures participant la divinité : immortalité, liberté, conscience. Ces six mots ont hanté tout le
MONDE 2, jusqu'à son ébranlement depuis 1900, lorsque, à travers les étapes de
la phénoménalité (Husserl), l'étantité de l'être (Heidegger), la
conscience-présence (Sartre), les phénoménologues ont commencé à pointer la
présence-absence, mais en disqualifiant les fonctionnements et leur science,
retardant ainsi une anthropogénie, laquelle doit retenir l'articulation fonctionnements
/ présence comme distinction universelle minimale <17>.
59. La science archimédienne comme physique. Univers et Multivers – Une
fois considérées l'écriture, la mathématique et la philosophie, c'est le moment
de nous arrêter au bain d'Archimède et à son eurêka vers -250. On y voit un système suffisamment isolé (de l'eau dans
une baignoire), et dans ce système la densité d'un liquide (l'eau) et celle
d'un solide (le corps du baigneur), donc deux variants susceptibles d'indexations pures au sens mathématique <55>, deux indexables purs au
sens de la physique. En un mot, pareilles variations permettaient de déterminer
de façon quantitative les états
successifs d'un système supposé isolé. Anthropogéniquement, pour
qu'Archimède ait créé cette modélisation,
il a fallu qu'il y ait été préparé par différents facteurs : le prélèvement
des formes sur le fond propre au MONDE 2 grec ; la vision embrassante du tHeatron et de la tHeôria, dérivés de tHeïastHaï
<57> ; l'affirmation de
Démocrite que les quantités sont plus essentielles que les qualités ; la
théorie de la démonstration géométrique selon Euclide et lui-même. A partir de
quoi la mathématique conditionna la physique, au point que Langevin pourra
déclarer, à l'occasion de la Relativité générale, que « le calcul tensoriel
sait mieux la physique que le physicien ». Et ceci n'a pas changé depuis que
certains cosmologistes voient maintenant notre Univers comme une
solution particulière d'un Multivers (Rees, Weinberg),
moyennant des constantes universelles
qui lui seraient propres (notre vitesse de la lumière, notre charge de
l'électron), lesquelles du reste n'y seraient pas vraiment constantes entre son
commencement et sa fin. La Physique se définit en subordination de la
Mathématique. Elle est la science qui poursuit les indexations
pures (mathématiques) de tous les phénomènes de l'Univers qui peuvent être
traités comme des indexables purs (mathématisables). En ce sens large,
antique (Physis, engendrement
naturel), elle comprend aujourdhui : la physique, la chimie et la
biologie.
60. Le rejet et le triomphe de
l'archimédisme physicien – La démarche archimédienne apportait à Homo
une prodigieuse puissance technique, et pourtant elle a été largement ignorée
par lui depuis -250 jusqu'au XVIIe siècle. C'est vrai qu'il y fallait une
algèbre, laquelle supposait une numération de position bloquée par la
numération grecque et latine <55> ; elle avait également besoin d'un
calcul infinitésimal, frôlé par Archimède mais peut-être exclu par son esprit
grec stéréométrique (Spengler), et qui en tout cas dut attendre la
triade : Pascal-Leibniz-Newton. Mais ceci n'explique pas que
l'archimédisme ait si peu séduit les populations marchandes de la koinè grecque méditerranéenne, de -250 à
+400, puis les débuts de la bourgeoisie cocréatrice d'un Dieu
créateur-ingénieur, de +1050 à +1550. Cette désaffection étrange suppose plutôt
qu'Homo cherche à satisfaire d'abord ses désirs, à quoi réussissent
remarquablement les suppositions incontrôlables de ses philosophies, et que
l'archimédisme déjoue cette consolation. Indexations pures d'indexables purs
dans des référentiels explicités, les énoncés archimédiens sont relatifs,
réfutables, strictement communicables, en une démocratie forcée de la
connaissance, puis de l'action. Modélisateurs, et non exemplaristes, ils ne
prétendent nullement atteindre le fond des choses, mais quantifier des états
successifs de systèmes isolés par supposition. Ils exigent des recherches
ultérieures inlassables, ne tolérant aucune paresse, aucun prestige de
l'à-peu-près ; l'échec d'une idée précise y
devient plus fécond que le succès d'une idée floue. C'est vrai que la vue du
physicien d'aujourd'hui est moins déréalisante que celle du «
pragmatisme » de Mack et Poincaré autour de 1900 ; en effet, les
relations d'incertitudes d'Heisenberg de 1927, si elles lui ont interdit de jamais
espérer voir des bouts de la Nature,
l'assurent néanmoins qu'il y intervient de
façon strictement calculable, serait-ce en la manipulant comme des trains de
probabilités ; et le cross bracing de
ses résultats, qui croisent de façon cohérente les domaines les plus éloignés,
voire hétérogènes, donnent à ses inductions
une consistance dont désespérèrent toutes les
théories antérieures de l'induction. Cependant, les « model
object » et « theoretical model » (Bunge) du physicien restent des modèles,
des schémas et des schématisations seulement plus ou moins pertinents,
symétriques, embrassants, prévisionnels, qui n'ont à se prononcer ni sur des
essences ni sur un sens, et moins
encore le Sens. C'est l'inverse de
tout ce qu'Homo avait toujours attendu de ses maîtres pédagogues, philosophes
ou psychanalystes. Même Kant, anthropologiste qui avait voulu marqué les limites de la perception, de l'entendement et de
la raison d'Homo, avait encore conçu l'humilité humaine comme transcendantale,
donc stable. La gloire et l'humiliation archimédiennes sont au jour le jour,
venant de partout, sans crier gare, à coups d'épingle.
61. La science archimédienne
comme biologie. Les formations aminées fondement du vivant. Des variations
ouvertes et néanmoins liées. Une Evolution tenant en équilibres
ponctués et en goulots évolutifs accentuateurs, et généralisable comme
effets quantiques hiérarchisés. Ultrastructures vs structures vs textures. Les
formations aminoïdes parallèles aux formations aminées – Cependant, la résistance à l'archimédisme fut plus forte encore en
Chimie, et surtout en Biologie. Alors qu'il devint un physicien archimédien
avec Galilée, un peu après 1600, Homo ne devint un chimiste archimédien qu'avec
Lavoisier, un peu avant 1800, et un biochimiste archimédien un siècle plus
tard, avec Büchner et Fischer. Vers 1880, Louis Pasteur estime toujours que les
ferments n'agissent que moyennant un facteur vital irréductible à leurs
propriétés chimiques ; Homo est congénitalement magicien <26>. Il
faudra le XXe siècle entier pour que les scientifiques cessent de définir les
Vivants par la Vie, principe mystérieux animant la matière, et définissent la
Vie comme l'ensemble des propriétés des Vivants, en reconnaissant à leur
fondement vingt acides aminés
(l'azote se procurait dans l'Antiquité près d'un temple d'Amon). Une
anthropogénie ne saurait être assez attentive à ce bouleversement qui confirme
définitivement le MONDE 3. Retenons-en trois aspects. [A] D'abord, les acides aminés réalisent SEPT MODES DE FORMATION (GESTALTUNG) JAMAIS IMAGINÉS. (1) La
séquenciation dynamique. Les acides aminés sont des composés chimiques
ayant une portion commune, comportant
une fonction amine (d'où leur nom) et une fonction acide, deux fonctions qui
leur permettent de s'accrocher en longues chaînes assez solides, et une portion originale (dite « side
chain ») par laquelle ils se distinguent en ampleur, forme, charge
électrique, capacité de liaison, réactivité chimique. A ce compte, parmi les
multiples acides aminés de l'Univers, il y en a vingt dont les longues chaînes reviennent sur elles-mêmes en
formant des pelotes, les protéines, lesquelles sont infiniment
diverses en raison des myriades de séquences
possibles des acides aminés dont elles sont la résultante
d'enroulement dynamique. Ainsi, les protéines méritent leur nom (proteios, de première
importance), que leur donna Berzelius quand il les découvrit dans leur
fonction d'enzymes (zumè, ferment)
dans les années 1840, avant que leurs propriétés clé-serrure ne vaillent le
premier Nobel de chimie à Fisher en 1902. En effet, moyennant des sites de
fixation et d'activation rigoureusement situés, leur variété presque infinie
suffit à porter pour l'essentiel (avec l'aide des phospholipides de confinement
sélectif et des polysaccharides de réserve) l'édifice de tous les vivants
terrestres, quant à leur anatomie, comme protéines de structure, et à leur
physiologie, comme protéines physiologiques, surtout enzymatiques
(accélératrices de réactions). Même le système informatif ADN-ARN se comprend
relativement aux protéines, et pour finir aux acides aminés, puisque sa seule
fonction est d'assurer la réplication des séquences
de ces derniers. Ainsi, le plus original dans les vivants c'est qu'ils
résultent essentiellement non pas d'actions plasticiennes, comme dans les
Genèses imaginaires, mais de séquenciations innovatives. Homo
modeleur transversalisant et angulateur devait s'attendre à tout, sauf à cela. (2) La consécution : digitalité >>
analogie. Auparavant, Homo
technicien transversalisant n'avait jamais envisagé que la consécution :
analogie>>digitalité, comme étant la seule intuitionnable (encore selon
Thom). (3) La consécution : forme
>> fonction >> utilisation, alors que la consécution imaginée
par Homo technicien transversalisant avait été jusqu'à hier : utilisation>>fonction>>forme.
(4) Une hiérarchie d'effets quantiques.
Même devenu darwinien, Homo, dans l'esprit du MONDE 2 toujours vif en 1850,
commença par envisager l'Evolution comme un ensemble d'orthogenèses sans grands
à-coups, avec pour résultat un Progrès élitiste (Spencer). Au contraire, une
juste compréhension des formations aminées suggère des rencontres entre des
séries souvent très hétérogènes, donnant lieu à une Evolution horizontale en un buissonnement
d'« équilibres ponctués » (S.G. Gould), doublée d'une Evolution verticale par « goulots évolutifs
renforçants » (de Duve). Nous couvrirons les deux cas par le terme d'effets quantiques hiérarchisés (micro-,
médio-, macro-quantiques), qu'il s'agisse de la nature inanimée et animée, et
aussi plus tard de la technique et de la sémiotique. (5) Des variations extrêmement ouvertes et cependant liées. Avant
qu'il devienne biochimiste, le primate transversalisant n'avait encore conçu
que des « chances » de trois sortes : (a) des rencontres-chocs non qualifiées (tHukè
de Démocrite), (b) des rencontres
infécondes entre séries hétérogènes (tHukè d'Aristote : la tuile tombant
sur le passant), (c) des tirages
successifs dans une collection fermée, déterminant des éventualités
calculables, al-zahr <le dé>
des Arabes et probabilités de Pascal et de Newton. Or, moyennant leur nombre et
surtout les enroulements dynamiques de leur séquenciation dans leurs chaînes,
les acides aminés produisent des protéines, puis des vivants certes
contingents, imprévisibles, singuliers (non-inscrits dans un dessein général,
et pouvant ne pas avoir lieu), mais en même temps intelligibles, voire
plausibles après coup, étant donné la physique et la chimie de notre Univers. (6) Les vivants comme états-moments
d'Univers. Chaque vivant est alors une coïncidence
unique (cadere, in, cum). Et d'une singularité d'autant plus déroutante,
intense, émerveillante <72>, qu'elle résulte du croisement
spatio-temporel de séries largement hétérogènes, et nullement de la
multiplication purement numérique de modèles spécifiques et génériques, comme
l'impliquaient le dharma de l'Inde,
le yin-yang de la Chine, le cosmos-mundus de l'Occident. (7) Des ultrastructures vs les structures
et les textures. Depuis ses origines, Homo n'avait jamais conçu d'autre formation (Gestaltung, pHusis) que celle
par des structures, mathématisables,
et par des textures, qui échappaient
à la mathématisation. Les formations aminées, via les protéines, produisent des
ultrastructures,
résultant de leurs six originalités précédentes, et dont on peut avoir
l'étonnement direct en feuilletant un quelconque Atlas of Histology and Ultrastructure, ou indirect dans certaines
œuvres artistiques récentes en peinture <46>, en musique <47>, en
littérature <77>, dont nous avons annoncé qu'elles répondaient au nouveau
paradigme des formations aminées
par des formations aminoïdes. [B]
Les acides aminés assurent LA CONTINUITÉ ENTRE L'INANIMÉ ET
L'ANIMÉ. Ils sont composés de cinq éléments parmi les plus répandus dans
l'environnement terrestre : hydrogène, oxygène, azote, carbone, soufre, à
partir desquels leur composition ne requiert que des énergies peu
différenciées, comme ces simples décharges électriques qui ont permis à Stanley
Miller d'en obtenir en laboratoire en 1953. Assurément, nous ne savons pas, et
peut-être ne saurons-nous jamais, selon quelle transition certaines grosses
agrégations protéiniques sont devenues des vivants, c'est-à-dire des agrégats
capables de reproduction, mais nous en savons assez concernant le Vivant en
général pour être sûrs que ce passage, ce bond, est advenu sans deus ex machina, selon des coïncidences entre
des processus biochimiques et des environnements favorables, dans des
équilibres ponctuels successifs, des goulots évolutifs, des complémentarités
renforçantes, etc. [C] Enfin, les
acides aminés fournissent L'EXPLICATION
DE LA VARIATION INCESSANTE DES VIVANTS SUPPOSEE PAR LES COMPATIBILITES
VIVANTES. Il faut rappeler sommairement quelques-unes de ces compatibilités
pour mesurer combien elles sont exigeantes de variations disponibles : (1) Compatibilité moléculaire, vu que le
repliement d'une chaîne d'acides aminés ne donne pas fatalement une protéine,
et que celle-ci est loin d'être féconde à tout coup. (2) Compatibilité anatomique, vu les contraintes mécaniques de la
morphogenèse (Aristote, D'Arcy Thompson, Thom). (3) Compatibilité physiologique, vu les contraintes biochimiques,
requérantes en information (ADN-ARN) et en énergie (ATP). (4) Compatibilité comportementale, vu les
cohérences minimales des comportements groupaux. (5) Compatibilisations techniques et sémiotiques, quand il s'agit des
conduites d'Homo. Darwin déjà avait bien vu que, pour que sa Sélection
naturelle opère, pareil édifice de compatibilités suppose une Variation
biologique extraordinairement multiple et rapide, car quand un élément change,
les autres doivent se compatibiliser avec lui. Or, c'est exactement ce
qu'assurent les enroulements variés que sont les protéines suite aux
conséquences dynamiques des séquences variées des vingt acides aminés. – Tout
cela propose à Homo une Evolution dépourvue d'un Sens global. Mais en même
temps capable d'événements intenses, et conséquemment de sens
(rétrospections-anticipations-résonances) particuliers suffisants,
quand certains fonctionnements sont accompagnés de présence <17>, et donnent lieu à admiration (wondering),
actuelle ou imaginaire, « imaginale », solitaire et plus encore intercérébrale
<16, 72>.
62. Les sciences humaines
d'esprit archimédien. Leurs limites – D'une manière
qui montre assez son statut d'état-moment d'Univers, Homo, dans toutes ses
théories originaires, s'est d'abord considéré comme une chose-performance parmi
des choses-performances <33>. Avec son imagination limitée (Borgès), il
s'est d'abord conçu comme un mélange d'argile et de souffle ; un noeud de
contraires : yin/yang, bien/mal ; un miroir d'idées a priori ; un
intellect-agent abstracteur d'essences ; divers mixtes de l'étagement
sôma-psychè-noûs-pneuma ; une strate dans les émanations et les récessions
de l'Un ; un cocréateur d'un Créateur ; un géant Atlas portant sur ses épaules
le grand Axiome ; un révolté-contre ou un fidèle-à l'Univers etc. En
conséquence, l'archimédisme triomphant du XVIIIe siècle a incité Homo a décrire
aussi archimédiennement que possible ses propres activités, et d'abord la plus
fondamentale chez un primate échangeur <4>, celle aussi qui semblait se
prêter le mieux à la méthode parce qu'elle est bien en chiffres, l'Economie (Bernouilli, Smith, Riccardo,
Marx, Walras, hier Keynes, et aujourd'hui l'« économie
comportementale » de Thaler et la « théorie des prospects » de
Kahneman). A la fin du XIXe siècle, devenu un biologiste florissant, Homo se
mit à se percevoir comme un stade dans l'Evolution darwinienne, et il entreprit
une Psychologie expérimentale, d'abord
behavioriste (Watson, Dewey), puis génétique (Piaget), une Sociologie statistique (Quételet,
Durkheim), une Sémiotique générale
(Peirce), une Linguistique
traductionnelle et terminologique (Saussure, Hjelmslev, Jakobson, Chomski,
Fillmore), même une Phénoménologie
transcendantale (Husserl) et une Ontogenèse
et une Phylogenèse mêlant clinique
et mythe (Freud). – Pourquoi les résultats de tant d'efforts furent-ils si
souvent insignifiants quand ils sont sûrs, et douteux quand ils sont
significatifs, sauf dans les chapitres empruntés directement à la biologie
générale (psychologie sensorielle) et à la physiologie nerveuse (neuroscience)?
Une première réponse anthropogénique est qu'il n'y a guère de consanguinité
entre science de l'homme et méthode archimédienne. Celle-ci établit des
corrélations entre des états-moments sans avoir à connaître la nature de ses
corrélats ; or, quand Homo est l'objet, est-il utile de multiplier les
mesures et les courbes (gaussienne, S et autres) à propos de l'art, des artistes,
de la famille, du bonheur, de l'éducation, de la sexualité, de la mort, si on
ne définit pas préalablement de façon pertinente et puissante ce que sont art,
sexualité, mort, etc., et surtout s'ils sont censés aller de soi. En d'autres
mots, il n'y a pas de sciences humaines fondées sans une anthropogénie,
c'est-à-dire une discipline considérant Homo comme un état-strate-stage
d'Univers, et soulignant sa singularité de primate angularisant,
transversalisant, suspensif, holosomique, donc possibilisateur et rythmique,
fou de présence-autotranslucidité, etc. Mais il y a une explication plus
définie : le manque de compréhension de la vraie nature du langage, du geste, de
la logique pratique, de l'impact de la circonstance (atmosphère),
compréhension qui tient essentiellement dans celle du mot (vs terme)
en particulier quant à sa phonosémie, laquelle suppose une linguitisque
anthropogénique <50>, alors que la linguistique et la logique
universitaires ont été traductionnelles, formalistes, terminologistes. Peut-on avec des termes entreprendre une
enquête sociologique? Et une économie des prospects ? Et une investigation
sur l'art et la culture ? Et sur l'amour ? La religion ? Or, une
linguistique fondamentale,
anthropogénique, phonosémique ne se trouve encore qu'à
l'état de trace, peut-être parce qu'elle jette une lumière trop crue sur les
forces mais aussi les limites d'Homo. Citons quand même : Mallarmé, Les mots anglais, 1877 (sur la
phonosémie des consonnes anglaises, « une nouvelle Science »,
insiste-t-il) ; Whorf, Language,
Thought and Reality, posthume, 1956 (l'épistémologie du langage Hopi) ;
Leenhardt, Do Kamo, 1947 (l'ontologie
du vocabulaire canaque) ; Wittgenstein, Philosophishe
Untersuchungen, 1953 (fondement des « Sprachspiele » du
langage dans le geste et la circonstance préalables) ; Searl, Speech acts, 1969 (la langue veut dire, toute locution comporte une illocution,
au sens d'Austin, c'est-à-dire qu'elle réfère, ordonne, questionne, promet,
affirme, approuve, prévient, excuse, critique, etc.) ; Van Lier, Logiques de dix langues européennes,
1988, et Histoire langagière de la
littérature française, 1990-91 (les dialectes comme topologie,
cybernétique, logico-sémiotique, présentivité, donc destins-partis
d'existence, www.fdlm.org) ; Lavendhomme, Alphes, 2000 (phonosémie poétique des
voyelles françaises, comme pendant à la phonosémie théorique des consonnes
anglaises chez Mallarmé). Shakespeare a été le plus grand des écrivains parce
que son sujet langagier <42,79>
a été de déployer « avec la puissance d'un phénomène naturel et sans aucun
message particulier » (Wittgenstein), les indéfinies ressources du langage naturel et de la logique pratique ; en un théâtre,
parce que seul le théâtre permet de multiplier pareillement les univers de
discours <65>. – Une science humaine a cependant échappé à la vacuité des
autres : l'Anthropologie culturelle. Affrontée aux sociétés
ascripturales néolithiques, elle n'a pu nier certaines racines d'Homo,
contrainte ainsi à une anthropogénie inchoative chez
Morgan, Frazer, Malinowski, Whorf, Leenhardt, Mauss. En contre-épreuve, l'Anthropologie structurale, influencée par la linguistique terminologique de
Jakobson, a seulement souligné la cohérence formelle des cultures, sans prise
en compte de ce qu'elles veulent dire
(en cela dans la même situation que la linguistique structurale en 1980). En
effet, chez Lévi-Strauss, comme chez Freud dont il se réclame, pas un mot des
topologies, des cybernétiques, des logico-sémiotiques, des présentivités, des
effets de champ, donc des destins-partis d'existence <42> des tribus
étudiées. Dans cette panoplie des sciences humaines, l'anthropogénie a la singularité de relever non seulement des
performances propres à Homo (outil, langage, société, mathématiques, projets,
etc.), mais ses propriétés révolutionnaires : orthogonalisation,
transversalité, possibilisation, holosomie, thématisation, présentivité, etc.
On pourrait presque parler de ses facultés, si le mot n'avait des
connotations aristotéliciennes substantialistes.
O. LES LOGIQUES
63. La logique pratique – Pourquoi conclure les accomplissements d'Homo
par la logique ? C'est que celle-ci est à la fois à leur début et à leur
fin. Tout spécimen hominien commence sa vie en édifiant à travers chacune de
ses expériences une logique pratique.
Il lui faut, comme nourrisson gesticulant et criant parmi des
choses-performances-EN-situation-DANS-la-circonstance-SUR-un-horizon <33>
articulées autour de lui par son groupe nourricier, que son cerveau encore très
vierge, que son système sensoriel immature apprennent à manier des attracteurs
multiples, où d'instant en instant il dégagera des bouts d'invariants et
d'axes opératoires locaux, puis plus généraux, comme par exemple
ceux de l'agrégation, de la disjonction (inclusive, exclusive), de la consécution,
de l'échange-équivalence, de l'échange-égalité d'indices indexables <25>.
Cette logique pratique, qui se construit par apprentissages
conditionnels (pavloviens) et surtout par apprentissages actifs (by trials and
errors), et fort peu innée sinon qu'elle utilise des afférences et efférences
nerveuses largement héréditaires, est la condition initiale, et donc aussi la
ressource et la limite de toutes nos logiques ultérieures. Comme le geste et le
langage <38,49>, avec lesquels elle est en causalité circulaire, elle a
des virtualités indéfinies tenant à sa naïveté, sa fraîcheur ; et son
élaboration dure aussi longtemps que l'existence. Cette logique-là « prend
soin de soi », et « ne saurait faillir » (Wittgenstein), entendons
qu'elle n'a pas le recours d'instances supérieures ; aucune théorie ne se
passe de logique pratique, tandis que la logique pratique se passe de théorie.
Comprenant une pragmatique, une sémantique et une syntaxe,
elle est pour chacun l'essentiel, le coeur pascalien de son X-même <41>,
ce par quoi ce dernier est pour finir « la mesure de toutes choses
utilisables » (pantôn kHrèmatôn metron). Sa dénomination comme ‘logique'
(logikè tekHnè), donc comme une technique (-ikos) du langage (logos),
est parlante, puisqu'elle marque le lien inextricable entre Homo logicien et
Homo locuteur idiolectal et dialectal <51>. Mais elle est trompeuse en ce
qu'elle occulte la part de gesticulation et de geste,
comme aussi de panoplies et protocoles techniques,
présupposée par ce lien <38>.
64. Les logiques théoriques ontologiques et épistémologiques – Cependant, dès la Mésopotamie, les scribes du MONDE 1B scriptural se
rendirent compte qu'on ne saurait vraiment comprendre des écrits, et en tout
cas les traduire, sans se poser quelques questions de logique théorique,
du moins au coup par coup. En Inde, les grammairiens logiciens développèrent
intensément cette préoccupation en raison de leur façon de travailler
« disciplique », donc comme un cerveau collectif ruminant les mêmes
textes (sanskrit = parfait) à travers des siècles. Mais il fallut les écritures
complètes, égales et transparentes de la Grèce <53> pour construire une logique
systématique, opportuniste chez les Sophistes, éristique chez Socrate,
déployant mille coquetteries chez Platon, enfin explicitée en système chez
Aristote. La logique syllogistique aristotélicienne devint le
canon intellectuel du MONDE 2. Elle présente quatre traits majeurs
: (a) Le mépris de la pragmatique ; assurément, la
rhétorique existe, comme la politique qu'elle porte, mais sous l'égide d'un
nomos naturel ; (b) Le dédain de la sémantique interprétative :
l'équivocité est à bannir, l'analogie est à manier avec circonspection, seule
l'univocité digitalisable est idéale, ce qui transforme le mot en terme ; (c)
Le privilège de la syntaxe ; par quoi la logique s'apparente
à la mathématique ; (d) La disjonction adéquate ou du tiers
exclu ; « l'étant est, le non-étant n'est pas », avait dit Parménide. A ce
compte, la logique implique une ontologie. Tous les événements du
monde sont les opérations de facultés propres à des substances
(disposables selon l'arbre de Porphyre : minéral, végétal, animal,
raisonnable), et sont donc ou bien « essentiels » ou bien
« accidentels ». Pour l'épistémologie, le syllogisme, quand il
situe un petit terme dans un grand terme par la médiation d'un moyen
terme, est là affaire de compréhension plus que d'extension.
En réalité, la logique ontologisante d'Aristote exprimait l'idéal du citoyen
grec, mais ne correspondait ni à la logique pratique ni au langage naturel.
Cette distance ne s'est pas amenuisée dans les logiques théoriques
archimédiennes.
65. Les logiques théoriques archimédiennes. Des termes aux propositions.
De la compréhension à l'extension – En logique aussi,
Archimède fit cassure en -250. Ce qui lui importait c'était les suites :
si l'état A, alors l'état B ; si non-B, alors non-A ; si B, alors pas
fatalement A, etc. Cette logique-là se moquait des essences, se contentant
d'appliquer des indexations pures à des indexables purs <59> : volumes,
températures, vitesses, etc., donc à des référents définis seulement par le
groupe des mesures qu'on pouvait leur appliquer. En bref, elle était nominaliste
et remplaçait la logique des termes d'Aristote par une logique des
propositions. On aurait pu croire que pareil parti connaîtrait d'autant
plus de succès que, dans les mêmes années -250, les Stoïciens en développaient
un semblable au profit de leur cosmologie et de leur éthique. Mais cela tourna
court. Peut-être que les subtilités syntaxiques et sémantiques des Stoïciens
parurent inutiles dans une logique si proche de la pratique courante :
« s'il fait froid, je me couvre ». Puis, les Romains, grands
politiques, furent plus sensibles à la morale du stoïcisme qu'à son ontologie
et à son épistémologie. Mais surtout, il était normal que la logique
d'Archimède partage le rejet de l'archimédisme en général <61> ; au
Moyen-Age, elle ne se survécut qu'à travers le courant nominaliste, suspect de
sophisme dans la Querelle des Universaux. Il fallut attendre le triomphe
définitif d'Archimède en physique dans les années 1630 <60> pour que
Descartes, sitôt relayé par Pascal, ose déclarer que le syllogisme est inutile
au mathématicien-physicien, lequel, quand il voit que A = B, B = C, C=D, sait
bien que D = A. Du coup, comme il est fréquent dans l'anthropogénie, la
connaissance la plus prestigieuse, alors la physique mathématisée, imposa sa
logique à tous les domaines. Et ce furent en trois siècles la combinatoire de
Leibniz ; les cercles d'Euler, qui suggéraient des logiques de l'extension
autant et plus que de la compréhension <64> ; les paradoxes des
classes de Russell ; l'axiomatisation de la logique des propositions selon
Lukasiewicz ; l'impossibilité selon Tarski de calculer les valeurs de
vérité du langage courant moyennant un métalangage formalisé ; la
formalisation des propositions modales (« il est nécessaire »,
« il est contingent ») et déontiques (« il faut »,
« on peut », « il est interdit ») ; la logique des
indications (indexations) de Spencer-Brown ; la création de logiques
faibles ou intuitionnistes, c'est-à-dire sans axiome du tiers-exclu, et dont on
s'avisa qu'elles permettaient non seulement d'axiomatiser la droite
(Lavendhomme), mais que c'était celles de monsieur tout le monde. A ce train,
depuis 1980, les logiques formalisées ont souvent pris l'allure d'une théorie
des univers de discours, qui sous le nom de théorie des
topos s'inscrit dans le cadre mathématique de la théorie des
catégories <55> moyennant l'adjonction de valeurs de vérité
(le vrai, le faux) ; toposistes et catérogiens coiffent souvent le même
chapeau. – Ce survol suffit à trois
observations anthropogéniques. (1) Le passage des logiques de la
compréhension (aristotéliciennes) aux logiques de l'extension
(archimédiennes) aura été un des sauts les plus abrupts de l'anthropogénie.
Pour Descartes, Spinoza, Leibniz, « compréhensifs », les idées de
Parfait, de Substance, de Nécessaire étaient encore des actes dans une pensée
en acte, et comportaient donc des existences en même temps que des
essences ; d'où leurs « arguments ontologiques ». Nos logiciens,
« extensifs », estiment depuis Kant au lendemain des cercles d'Euler,
que les passages de l'essence à l'existence sont indus. En fait, pour Leibniz
le nécessaire était « ce qui ne peut pas ne pas être », en
compréhension ; c'est pour la plupart de nos logiciens « ce qui appartient
à tous les êtres », en extension. Cela tranche presque deux humanités. (2)
Les axiomatisations d'esprit archimédien couvrent mal les performances
pragmatiques, sémantiques et syntaxiques de la logique pratique <63>.
Wittgenstein est d'autant plus instructif sur ce point que son Tractatus
logico-philosophicus de 1921 montrait les limites des logiques formelles,
et qu'il fallut sa conversion logique de 1929 pour qu'il s'aperçoive de la
préalabilité informalisable des Sprachspiele (jeux de langage)
<62> déployée dans ses Philosophishe Untersuchungen posthumes
(1953). (3) La rigueur exigerait de pratiquer un vocabulaire peu courant.
Il réserverait vérité aux propositions (du reste plus ou moins vraies)
qui portent sur des événements d'expérience commune ; cohérence ou consistance
aux propositions mathématiques, lesquelles concernent des index et des
indexations pures (axiomatisables) ; pertinence et puissance aux
propositions (modélisées) de la science archimédienne ; fécondité
aux propositions des sciences humaines. Selon ce vocabulaire, une anthropogénie
d'esprit archimédien croise, ou du moins situe, des propositions des quatre
sortes.
III - LES ARTICULATIONS SOCIALES
P. L'ETHOS HOMINIEN
66. Du comportement à la conduite. Enseignement et éducation – Tous les animaux ont un ethos ;
c'est même l'objet de l'éthologie, à ce jour la plus pertinente des
disciplines psychologiques archimédiennes. Mais justement l'ethos animal est
canalisé par les couloirs des stimuli-signaux <25>. Il reste fort peu de
stimuli-signaux chez Homo, si même il y en a, vu que ceux-ci sont dissous chez
lui par la transversalisation (distanciante, suspendante), qui au contraire
fait éclore les gestes techniques, thématiseurs effectifs, et les gestes
sémiotiques et les signes, thématiseurs purs <24>. A quoi il
faut ajouter toutes ces expériences où les fonctionnements hominiens pointent
vers la présence-absence (l'autotranslucidité) <17>. C'est tout cela
qu'on veut prendre en compte quand on dit que, chez Homo, les comportements
(com-portare) sont remplacés par des conduites (con-ducere). Or, les conduites
sont beaucoup plus vastes mais aussi plus fragiles et fuyantes que les
comportements. Si bien que l'ethos hominien a la tâche difficile d'assurer la coordination,
ou du moins la compatibilisation, de ces nouvelles puissances et
faiblesses, souvent incoordonnables. Et qui dit compatibilisation des
incoordonnables, dit rythme, avec ses huits aspects <30-32>. A
côté de l'enseignement, qui transmet des savoirs, l'éducation
a la tâche beaucoup plus délicate de transmettre l'ethos d'un groupe, et donc
ses rythmes fondamentaux. Et cela par convections tangentielles, comme il
convient au rythme, plutôt que par paroles, ou même par exemples. L'enseignement
s'ouvre selon la séquence : chose-performance >situation >circonstance
>horizon <33> ; l'éducation suit plutôt
l'ordre inverse : horizon >circonstance >situation
>chose-performance <33>. Moyennant le préfixe actif-passif « Er-» , le mot germanique « Er-ziehung » (ziehen,
tirer), pour « é-ducation » (ducere, ex), est éclairant en ce qu'il
marque que l'éduqué doit s'éduquer lui-même dans l'intercérébralité convective
<16> d'un socius. Avant tout enseignement, l'éducation situe
rythmiquement un spécimen hominien dans le destin-option de sa
société, c'est-à-dire dans sa topologie, sa cybernétique, sa logico-sémiotique,
sa présentivité <42>.
67. L'animal malade et l'animal sain. La maladie anthropogénique. Homo thérapeute.
Les nosographies. Idiosyncrasie ou complexion. Le DSM-IV et le talkshow – Le rythme n'est pas
l'application de règles, mais leur ébranlement en même temps que leur
réinvention. Ainsi, avant même d'être l'animal sain,
thématiquement en santé, Homo est l'animal malade, thématiquement
en maladie, traversant des maladies déshumanisantes mais aussi humanisantes,
alors que d'ordinaire la maladie animale exclut de l'espèce le spécimen
invalidé. De la maladie une anthropogénie retiendra au moins trois aspects. (A)
LES DÉFICIENCES STIMULANT L'HOMINISATION. (a) L'accouchement difficile
de rejetons à gros cerveau chez des mères à canal de naissance non plus
transversal ou oblique comme dans le bassin large des primates archaïques, mais
axial dans le bassin étroit de la course bipède, n'a pu que favoriser les
collaborations des femelles, et même une première science des femelles sages
(sages-femmes). (b) Le nouveau-né
infirme moteur et n'ayant qu'un cerveau développé au tiers
se trouve congénitalement projeté vers des buts pour lui inaccessibles, ce qui favorise ses capacités
cérébrales de projection et d'endotropie ; ses prises manuelles
hésitent entre grasping et indexations. (c) Le reconditionnement
organique de l'adolescence se double, chez un primate techno-sémiotique
et donc responsable, d'une crise de sortie de l'irresponsabilité infantile et
d'entrée dans la responsabilité adulte moyennant un second début,
une initiation (initium) technique et surtout sémiotique, après le
premier début (initium) que fut sa naissance. (d) Dans l'âge
adulte, les pratiques techniques et sémiotiques créent
d'incessantes pertes du rythme, mais aussi les façons les plus inventives de le
rétablir, en particulier par les développements d'œuvres et le théâtre
quotidien <40>. (e) La maladie dernière et le
mystère de l'agonie et du cadavre transversalisé devaient susciter très tôt un culte
des morts, qui fut le paradigme des fêtes et des arts comme commémoration. (f)
Enfin, en général, les diagnostics et les thérapies des maladies
anatomo-physiologiques (« physiques ») et techno-sémiotiques
(« mentales ») ont développé d'autant plus les imaginations,
l'imaginaire, l'imaginal d'Homo <14> qu'un primate indiciel et
indexateur, et par là paranoïaque et hypocondriaque, cherche d'abord l'origine
de ses troubles dans des intentions adverses, celles de dieux, de diables,
d'esprits (ingérés par le chaman pour en chasser d'autres), d'ennemis, de
providence, d'astres menaçants ou bénéfiques selon leurs formes et leurs
nombres (astrologie et numérologie), ou encore celles d'un soi-même comme ça (Es,
id) ou comme inconscient (Unbewusst). Il aura fallu Louis Pasteur
pour qu'Homo accepte d'attribuer ses maladies physiques à des microbes
plutôt qu'à des miasmes (gr. souillures par crime), et les débuts du
MONDE 3 pour qu'il relie certaines de ses maladies mentales à des causes
modestes, comme les rencontres malheureuses entre ses caractéristiques
(congénitales ou acquises) et les aléas de l'existence. – (B) LES MALADIES
MENTALES ET LES ÂGES DE LA VIE. Les âges où elles se déclarent d'ordinaire
jettent quelque lumière sur les maladies mentales, et en retour sur
l'ontogenèse d'Homo. (a) A dix-huit mois, l'absence d'échange des
regards peut signaler l'autisme, confirmé vers trois ans comme
incapacité de contruire des images du corps, la sienne et celle d'autrui (les
« mixed-up brain maps » des autistes semblent concerner surtout
la reconnaissance des visages), du moins à suivre le cas de Tito Mukopadhyay,
cet autiste écrivain indien qui a publié Beyond the Silence. (b)
C'est souvent vers la fin de l'adolescence que les singularités cérébrales de
la schizophrénie, la « psychose » au sens strict anglo-saxon,
se font remarquer par des perturbations de la distanciation (vs la
distance) entre indice et index, analogie et digitalité, désignant et désigné. (c)
C'est vers la trentaine, après un premier tour du *woruld des adultes, que
d'autres particularités cérébrales, qui vont de pair avec la maniaco-dépression,
donnent lieu à deux régimes contraires où les feed-back et feed-forward de
l'échange (commercial, théorique, social) tantôt s'embarrassent en stagnation
tantôt s'emballent, chaque fois de façon arythmique. (d) Et c'est dans
la même trentaine que se confirme souvent la névrose hystérique ou
obsessionnelle, ces tendances à manier les relations sociales (dont les
écritures) comme des impératifs catégoriques, et les relations familiales comme
plombantes ou invasives <27>. – (C) LES IDIOSYNCRASIES. Dans le
cas d'un primate transversalisant, technique, sémiotique, analogique, digital,
indiciel, indexateur, les oppositions comme confus/distinct, confiné/ouvert,
endotropique/exotropique, etc. ne peuvent se résumer globalement par le couple malade/sain,
mais désignent seulement des pôles de fonctionnement cérébraux et corporels
<8-17> entre lesquels alors chaque X-même <41> instaure au
cours de son existence une idiosyncrasie, donc un mélange (*kar, kra,
mélanger) tout à fait singulier (idios), qui se maintient ou échoue dans
la mesure où il est ou n'est pas rythmiquement viable, et donc
techno-sémiotiquement adapté. Ce sont ces mélanges étonnants, que l'anglais
appelle également complexions (plectere, cum), que perçoivent les
psychologues nés, mieux que les psychologues de métier, trop catégoriels, et
que tente néanmoins de classifier aujourd'hui, par symptômes et par cures
transculturellement et factoriellement définis, le travail planétaire du DSM,
projeté dans les années 60 et maintenant DSM-IV. Ce dernier consacre le passage
d'Homo thérapeute au discontinu du MONDE 3, donc à des cures topiques, parfois
rapides, sur fond d'une Evolution des Vivants entendue comme une successions
d'équilibres quantiques <61>, où il serait vain de distinguer des
structures de surfaces et des structures de profondeur, auxquelles on a fini
par renoncer même en linguistique, évidemment chez Wittgenstein et Searle, mais
aussi chez le Chomsky de Reflections on Language. Le paradigme de
l'idiosyncrasie consonne avec la multiplication des talkshows
télévisuels et radiophoniques.
Q. LES PARADES À L'ETHOS
68. Les parades constitutives : les trois infaillibilités (mémorante,
judicative, morale), le statut privilégié du traitable, la naturalisation de la
convention, l'erreur commune, l'escroquerie et l'humour inhérents, la
complication et la complexité gratuites, le sourire, les larmes – Pour parer aux arythmies et aux
déhiscences de son ethos, et surtout à ses maladies techno-sémiotiques
(« mentales »), Homo a développé, bien avant les thérapies
particulières, des conduites basales qu'on retrouve dans toutes les cultures et
dans chacun de ses actes, et qu'on peut appeler ses parades constitutives.
(1) Ce sont d'abord les trois infaillibilités :
mémorante, judicative, morale. La plupart sont vraiment sûrs qu'ils ont
vu cet ennemi ou cet ami agir ainsi à tel moment, et les justices des peuples
font mine de se contenter des témoignages de deux témoins, ou trois, depuis les
empires primaires ; alors que la mémoration <12> fait attendre que
rien n'est plus faillible que la mémoire testimoniale, surtout quand elle se
sent sûre d'elle. Bien plus, même quand il est assez lucide pour douter de sa mémoire
factuelle, le socius met rarement en question sa capacité de juger
du vrai et du faux, et surtout sa conscience morale, qui décide si
autrui et lui-même ont fait bien ou mal. (2) Cette gradation des
infaillibilités met en lumière une autre manœuvre éthique : le statut
privilégié du traitable (Marx). L'infaillibilité la plus grande est
attribuée à la conscience morale, qui est pourtant la plus douteuse, mais semble
traitable, éducable. Et il est presque insoutenable pour une société de
reconnaître que ses erreurs tiennent plus à son aveuglement, d'ordinaire
incurable, qu'à sa méchanceté, qu'on pourrait sermonner. (3) C'est
ensuite la naturalisation de la convention, par laquelle les
institutions sociales se prétendent fondées en nature. Ainsi, le mos
latin, d'abord simple caprice, fut bientôt compris comme usage, puis comme
caractère particulier, avant que la moralitas vire à désigner les bonnes
moeurs, puis des moeurs naturelles, jusqu'à nos morales et moralités
censées fondées en raison. (4) Sur presque toutes les questions
pratiques essentielles, et en particulier politiques, « il faut qu'il y
ait une erreur commune qui fixe les esprits », comme l'a vu
le plus anthropogénique des théoriciens politiques, Pascal. (5) Tout
geste et tout langage s'accompagnent d'une escroquerie et d'un humour
« inhérents », si l'escroquerie inhérente consiste en
d'imperceptibles décalages (ital.
scroccare, décrocher) des gestes et du langage (tels les Sprachspiele de
Wittgenstein) indispensables aux communications journalières où les
circonstances (l'atmosphère) sont plus importantes que les messages qui les
spécifient <39> ; et s'il est vrai que l'humour inhérent
consiste à faire paraître en les taquinant ces décalages inévitables, non sans
attendrissement sur la condition humaine en général (Pickwickian mood).
(6) Chaque société sécrète un taux de complexité et complication
gratuites (byzantinisme) <61>, distrayant des béances du Réel qui
trouent la surface rassurante de la Réalité <17>. Ces préciosités courent
des phonèmes aux glossèmes, aux séquencèmes, au phrasé du langage jusqu'aux
salamalecs de la politesse et de l'académisme. (7) Le sourire met
en œuvre presque toutes les ressources musculaires du visage redressé d'Homo.
Préparé dans la vie utérine, il apparaît dès après la naissance comme
l'accompagnement de la réplétion lactée, mais, chez le primate suspensif, son
suspens signifiera bientôt l'intercérébralité <16> partagée, l'humilité
de l'humour, l'extase du boddhisattva, la résignation lumineuse du mourant. (8)
Les larmes montrent la même conversion d'une ressource physique
(l'humectation des yeux) en ressource sémiotique d'intimidation, de
détente nerveuse, de pacification sociale, sans oublier les émotions
débordantes de la foi conviviale, sociale, sacrée. La tendresse chrétienne de
Bach a suivi note à note les ultimes
inflexions des larmes dans « Erbarme dich, mein Gott, um meiner Zähren
willen » de la Matthäus Passion.
69. Le système des vies. La mondanité comme équilibre des vies – Pour remédier à ses béances, Homo, en plus de ses parades
constitutives d'ordinaire inconscientes et épisodiques, entretient des défenses
explicites et stables, que nos langues appellent des vies (life, Leben).
Il y emploie les six ressources dont dispose un primate
transversalisant et rythmique : le comblement, l'émigration, le survol, le
franchissement, le défi, la dissolution-fusion, dont l'ensemble forme un
système compensé. Ces comportements-conduites forment un équilibre quotidien
et saisonnier. (1) La vie de guerre et de paix comble
les déhiscences hominiennes par le souci (Heidegger), où la paix est la
parenthèse de la guerre, et la guerre la parenthèse de la paix ; c'est ce
qu'on entend d'ordinaire par la vie courante. On se rappellera que la guerre
résulte non de l'agressivité homospécifique ni de la prédation
allospécifique de l'animalité antérieure, mais de la domination
transversalisante ; affaire de domaine et de vue globalisante, plus
que de territoire, olfactif ou à vue spécialisée <11,20>. (2)
La vie de jeu (passe-temps, divertissement, sport) émigre
hors des déhiscences en convenant, dans l'océan de la Réalité et du Réel
<17>, d'aires et de durées définies (Huyzinga) soustraites aux aléas de
la vie courante, et peuplées de conduites à la fois imposées, risquées et
gratuites. (3) La vie spéculative survole les déhiscences,
en assumant (ou subsumant) les événements exotropiques, d'ordinaire trop
turbulents, dans des systèmes endotropiques <8-17>, où les signes
analogiques et digitaux tiennent plus ou moins lieu de leurs référents. (4)
Les vies d'art, d'amour, de foi franchissent les déhiscences en
les rythmant d'effets de champ fixes, cinétiques, dynamiques, excités jusqu'à
la ferveur de l'adhérence <27-32>. (5) La vie comique,
circulant de l'humour à l'ironie ou au grotesque, défie les
déhiscences ; la voix et la respiration d'Homo lui ont fourni la saccade du
rire, à la fois arme et témoin de son échec. (6) La vie mystique et
la vie de fête dissolvent ou fusionnent les
déhiscences. – Et, comme toutes ces solutions divergent, la vie mondaine
les compatibilise temporairement, en obtenant, serait-ce le temps
d'une promenade ou d'un dîner, qu'un militaire s'entretienne avec un savant, un
prêtre avec une coquette, un acteur avec un vrai héros ; ou encore qu'à
l'intérieur de soi chacun concilie le savant, la coquette et le héros qui se
disputent son attention. La mondanité avec sa relance par la mode
est une constante de l'anthropogénie. Dans le MONDE 1A ascriptural, elle anime
la maison des hommes en Polynésie ; dans le MONDE 1B scriptural, la cour
impériale des empires primaires ; dans le MONDE 2, le gymnase de la Grèce,
les bains de Rome, les cafés parisiens, les colloques universitaires ;
dans le MONDE 3, les clubs internet, les médias et les médiatisés.
70. La vie d'art. Une compatibilisation thématisée des incoordonnables.
Art quotidien et extrême. Art compliqué et complexe – Parmi les vies,
trois, celles d'art, d'amour et de foi, vont nous retenir plus longuement en
raison de leur exaltation extrême et soutenue du rythme, ce critère de l'ethos
hominien <66>. Il arrive en effet que des spécimens d'Homo s'exercent à
produire assez régulièrement des « œuvres » (danses, musiques, sculptures,
peintures, paroles, textes, bâtiments) où se réalisent quelque coordination
(harmonie), mais surtout une compatibilisation rythmique des
incoordonnables par des effets de champ perceptivo-moteurs et/ou
logico-sémiotiques excités <28>. Toute performance rythmique est une
compatiblisation spontanée d'incoordonnables, mais l'art en est une compatibilisation
thématisée. La vie d'art a pour fin la production d'œuvres <40>.
Elle produit de l'art quotidien quand les effets de champ excités de ses
œuvres n'ébranlent pas les codes établis, et se contentent de combiner la vivacité
et la surprise de dissonances calculées avec le retour à l'apaisement,
comme font les accords de résolution dans la musique légère. Au contraire, elle
produit de l'art extrême quand, par ses effets de champ excités, elle
cherche le Réel derrière la Réalité <17>, et en particulier pointe et
prélève la présence-autotranslucidité <17> par des fonctionnements tantôt
explosifs tantôt implosifs. On remarquera que la vie d'art exploite deux régimes :
le compliqué et le complexe. En effet, certaines de ses œuvres multiplient des
éléments divers et rares, et cependant aboutissent à des effets de champ
réduits, elles sont compliquées. Alors que d'autres, avec des
moyens simples, déclenchent de puissants effets de champ excités, elles sont complexes
<61>, de cette complexité qui étonnait Beethoven chez Haendel, et le
lecteur français chez Racine ou Duras. Réalisant les rythmisations les plus
complètes et fondamentales, la vie d'art, qu'elle soit musicale-dansée,
plastique ou langagière, a pour thème essentiel de dégager et reproduire les
formations (Gestaltungen) universelles, c'est-à-dire les façons dont
l'Univers est censé former ses événements. Ce furent des structures
et des textures dans les MONDES 1 et 2. Ce commence à être des ultrastructures,
celles des formations aminoïdes <46,47,77>,
dans le MONDE 3, depuis la découverte du rôle essentiel des formations
aminées dans l'édifice du Vivant <61>.
71. La vie d'amour. Le deuil et les immortalités. L'amitié. La haine et
l'indignation –
L'amour ne crée pas d'œuvres comme l'art, mais un intersystème,
une intercérébralité <16>, où le produit des
performances de chacun est supérieur et même d'un
autre ordre que leur addition. Cette intercérébralité dépend du nombre
de ses intervenants, et le couple y est privilégié, parce que le produit
y dispose des ressources rythmiques « excitées » <28> des
coaptations du coït affronté et de l'orgasme, voire, à long terme, de la
fécondité parentale. À cet égard, une anthropogénie prendra soin de distinguer
le sexuel, phénomène cosmique, de l'érotique, du pornographique
et de l'obscène, qui en sont des modalités techno-sémiotiques
épisodiques. Plus élémentairement, on peut croire que le Deux, par ses échos en
tous ordres, en particulier dans le tissage d'univers de discours et dans
l'exaltation réciproque des présences-absences des X-mêmes <65>, favorise
le passage des sens (relatifs) au Sens (absolu) <72>.
L'amour de Dieu est souvent un amour en couple (bhakti). Ce cas rappelle du
reste que les capacités de possibilisation d'Homo sont telles qu'un des deux
termes de l'intercérébralité peut être supposé : c'est l'amour
passion, ou amour imaginaire (celui de Werther, Lacan,
Barthes). L'intercérébralité amoureuse semble être apparue au plus tard dans le
MONDE 1A au temps néolithique, à en juger par les sociétés ascripturales
d'aujourd'hui ; voire dès le paléolithique supérieur, si le langage
détaillé dont témoignent les images des grottes était en mesure de soutenir des
univers de discours ; voire avant, au temps d'Homo
ergaster-erectus, sitôt que certains gestes suffirent à tisser de
premières intercérébralités sémiotiques. En tout cas, il ressort des œuvres
plastiques et des textes des empires primaires du MONDE 1B scriptural
que l'amour y fut thématisé comme un archétype cosmogonique, dont
témoignent la théologie conjugale de l'Egypte amarnienne, le Cantique des
cantiques hébraïque, le « kama-sutra » indien et les « chants de
l'oreiller » chinois et japonais. Il n'y a guère que pour le MONDE 2
que la vie d'amour ait été un problème sinon pratique, du moins théorique. En
effet, une conduite fusionnelle (coït) et défiant la rationalité (orgasme)
était en contradiction avec son prélèvement des formes sur le fond et sa
logique du tiers exclu, et suscita des conflits corps/esprit, élan/raison qui
devinrent thèmes de tragédie et de comédie, et même
d'épistémologie et de métaphysique dans le Banquet de Platon ; le De
bono conjugali d'Augustin et le « omne masculinum adaperiens
vulvam sacrum Domini vocabitur » d'Amboise ne surmontèrent jamais
pleinement cette difficulté. Le MONDE 3 industrialisé reste d'autant
plus concerné par la vie amoureuse que ses techniques contraceptives la
distinguent maintenant de la génération de l'espèce, et que, dans une
ingénierie généralisée, la copulation et l'orgasme sont une ultime expérience
de nature presque pure. – Le rythme n'est pas thématisé dans la vie
d'amour comme il l'est dans la vie d'art, mais il y tient un rôle essentiel, et
ce sont même ses fluctuations, en particulier dans les univers de discours, qui
en annoncent le commencement et la fin. Quant au deuil, il ne résulte
pas seulement de la privation d'un objet-sujet-symbole prévalent, mais d'une
défaillance d'intercérébralité qui crée dans le survivant un creux rythmique
infranchissable. C'est cette défaillance intercérébrale (conjugale, familiale,
clanique, tribale, nationale) qui est à l'origine des idées d'immortalité,
conjointement à la survivance des œuvres et des noms propres. Sinon, une
anthropogénie ne verra pas trop vite une forme atténuée de l'amour dans
l'amitié ; cette dernière a d'autres fonctions, en particulier durant
l'adolescence <67c>, où elle réalise des micro-sociétés et surtout des
univers de discours parcellaires indépendants de la loi commune, non sans
rapport avec les lois du gang. Et elle ne verra pas trop vite non plus
l'inverse de l'amour dans la haine, cette crampe sémiotique de la
perception fixatrice fixée <9,29>, qui est seulement le mode le plus
économique, avec l'indignation, de la position et de l'entretien d'un
self.
72. La vie de foi : conviviale, civique, sacrée. La foi sacrée comme
religion, croyance, suspens admiratif – La
transversalisation hominienne comporte tant de possibilisations et
d'incomplétudes, et en même temps les techniques et les signes postulent tant
de cohérence, que les spécimens d'Homo sont enclins à faire une part immense à
la foi, cette adhésion à des touts stables largement inconnus, seulement
suspectés, en partie fantasmés, selon des fantasmes tantôt d'ouverture tantôt
compulsionnels <29>. (1) Déjà
une foi conviviale est requise dans toute rencontre <22> avec l'autre, alter ou alius, parce que
chacun ne peut jamais que conjecturer ce qui se passe derrière le front
transversalisant et possibilisant <5> de celui qui vient en face, alors
que les autres animaux, même dans leurs jeux, abordent le collaborateur et le
rival homospécifiques et la proie allospécifique selon les couloirs assez fixes
des stimuli-signaux et des rituels au sens de Huxley <25>. (2) Le leader d'un groupe
techno-sémiotique, le chef (caput,
tête), présuppose une foi civique
portant sur sa personne (personnage), s'il est vrai qu'il incarne le rythme
gestuel et parolier du groupe avant tout autre programme formulable. Support
endotropisé des indicialités et surtout des indexations communes, il est
fatalement lointain. Le groupe attend de lui une double clairvoyance
psychologique insaisissable : celle des challenges et des parades de l'ethos
hominien en général <66-73>, celle de la qualité d'adhérence des
adhérents en particulier. (3) Enfin,
une foi sacrée est induite par les
forces inconnues qui mènent le *woruld dans sa totalité. Sa cible est le sacrum, wonder, heilig (osque kaila, temple), simultanément
émerveillant et terrifiant (Rudolf Otto, Das
Heilige, 1917). Dans ce cas, il s'agit moins d'adhérer à des personnes
(acteurs) que de ratifier un cours général et flou des choses, animé (animisme)
plutôt que géré par des instances (dieux, anges, démons, lois générales, Divin),
sur l'horizon de l'indescriptibilité de la présence-absence-autotranslucidité
<17>. Jusqu'à ce jour, la foi sacrée a connu trois grands moments
anthropogéniques, correspondant à nos trois
« mondes » <44> : la religion, la croyance, le suspens
émerveillé. (a) Dans le MONDE 1, la
foi sacrée fut religion selon les deux étymologies de la « religio » latine :
(1) respect scrupuleux (re-ligere) des rites, d'abord
ascripturaux (MONDE 1A), puis scripturaux (MONDE 1B), (2) lien étroit (re-ligare)
des correligionnaires dans une totalité intégralement justifiée ; là, point de
mort accidentelle, ni même de véritable accident. (b) La fois sacrée devint croyance avec le MONDE 2, puisque la Physis (génération
et formation) ou encore le Dieu créateur-ingénieur chrétien sont des principes
assez rationnels pour que se dégagent des dogmes.
L'adhésion à ces dogmes distingue, en conséquence, des croyants et des
incroyants, des hérétiques, des orthodoxes, des schismatiques. (c) La foi sacrée est suspens
admiratif dans le MONDE 3. C'est vrai que pareil suspens paraît très
ancien, mais il a pris un relief particulier depuis que la science
archimédienne, en donnant de tous les fonctionnements actuels et possibles une
description quantifiée, a fait saillir en un contraste vif la présence-autotranslucidité
indescriptible (c'est sans doute pourquoi son concept trouve son nom de présence seulement autour de 1940, chez
Lavelle et Sartre). La foi sacrée ne saurait plus alors avoir pour thème une Cause efficiente ou une Cause finale dépendant
d'un Sens Ultime Préalable, comme
dans le MONDE 2. Elle s'applique à la Tension
de l'horizon (limite et ouverture) du descriptible et de l'indescriptible, ne
pouvant se promettre que des sens
pluriels d'une Evolution tenant en effets quantiques <61> croisant le fonctionnel et le présentiel,
où le salut tient en l'admiration d'admirés saisis singulièrement
dans leur intensité, et universellement
dans leur résonance. La soustraction d'efficience et de finalité ultime
est sans doute quelque chose de peu spontané chez un primate techno-sémiotique,
enclin d'abord à opérer selon des moyens et des fins (ends and means), et dont la première pente est ainsi d'invoquer des
causes premières et des fins dernières. Mais un animal
à la fois descripteur et présentif peut peut-être finir par se
satisfaire de l'adhérence à un Univers où les sens deviennent Sens, du reste
local et transitoire, dans l'intercérébralité (actuelle ou supposée) de ses
X-mêmes <71>. Cette formulation suppose que le couple sens-Sens relève plus de la
satisfaction de l'intercérébralité que de celle de la raison. Ce qui se vérifie
dans le cas du Dieu personnel occidental, qui, avant l'intelligibilité absolue,
procurait une intercérébralité absolue
à son adhérent.
73. Les invocations des vies de foi.
Fidélité (fides) et rythme. Foi sacrée et thème blanc – Dans les trois sortes de la foi (conviviale, civique, sacrée), les
invocations (vocare, in) sont des mélanges de paroles et de danses-musiques
autour de deux grands thèmes, attestés depuis Sumer et l'Egypte. L'échange, où alternent des demandes (prières) et des gratitudes (actions de grâce). L'adhésion, qui s'épanouit en louanges (glorifications) et abandons (extases, enstases). Dans ces
quatre cas, l'invocation comme telle se suffit largement, presque indifférente
à l'invoquant et à l'invoqué ; son intercérébralité, très endotropique,
peut même se dispenser d'un quelconque invoqué existant <16>. C'est vrai
que la foi conviviale de la
salutation « ni hao » (toi bon!) et « kHaïré »
(réjouis-toi) appartient à la Chine et à la Grèce antique ; que la foi civique de « El pueblo unido
jamas sera vencido » est amérindienne ; que la foi sacrée dans la Joie de la IXe
symphonie a supposé le déisme romantique de Schiller jeune et de Beethoven
vieux ; mais l'invocation résultante peut se mettre au service
d'idéologies (thèmes) très opposées. Ainsi, dans la foi sacrée, les Psaumes d'Israël, dont certains énoncent
les violences génocidaires et les extases barbares de groupes tribaux fascinés
par la puissance des empires primaires circonvoisins <76>, ont été
répétés sur toutes les lèvres, guerrières ou pacifiques ; et le pacifisme
intransigeant du Nouveau Testament en tira son chant grégorien à travers les
Coptes. En d'autres mots, Homo semble éprouver un peu partout, comme y ont
insisté les Grecs et les Romains, que les instances
(stare, in) qu'il invoque savent mieux que lui ce qui lui convient en fin de
compte. Puisqu'il ne connaît pas la fin du compte. Et que, sur le bord de
la présence-absence, il n'y a peut-être pas de compte, ni de comptable. – Pour
ce qui est du rythme, les fidèles (faithful) conviviaux, civiques ou sacrés
n'y voient d'ordinaire qu'une conséquence de leur foi, alors qu'il en est le
principe, la fin, la validation (beatitudo non est virtutis proemium, sed ipsa
virtus, Spinoza). Le thème de la foi, nous venons de le voir, est souvent blanc, pure cible d'indexation
<57,58>, et ses noms particuliers, prononçables (DeF, Ell) ou
imprononçables (Yaweh-Adonaï) sont là seulement ou du moins essentiellement
pour pointer, dans une disponibilité rythmique radicale, le caractère
inexprimable du Réel ultime <17>, la tension entre les fonctionnements
descriptibles et la présence-absence indescriptible <72>. Au point qu'il
n'y a guère d'incompatibilité entre prononcer rythmiquement :
« Soleil qui embrasse tous les peuples» d'Akhen-Aton (-1360) ou
« A-OU-M » du Vishnouiste indien, dans le MONDE 1B ; « Zeû
poluônume » (Zeus aux noms multiples) de Cléanthe le stoïcien (-250) ou
« Notre père qui êtes aux cieux » de l'Evangile de Matthieu (+80),
dans le MONDE 2 ; « Univers évolutif
et présentiel, horizon de notre suspens admiratif » (+2000), dans le MONDE 3 ; ou déjà simplement de
battre le tambour dans le MONDE 1A.
S'agissant chaque fois de l'intercérébralité hominienne hypostasiée.
R. LES STABILISATIONS SPATIALES
74. Les ethnies : grandes
races ou sous-espèces, sexes, familles-clans-tribus-peuples, corporations,
confessions, dialectes, cultures-civilisations – A
côté de ces parades plus ou moins solitaires à ses déhiscences, Homo en a
construit de proprement groupales, c'est-à-dire qui exploitent ce qu'il peut y
avoir de configurateur, et ainsi de confortant, dans les communautés et les
sociétés. Les Grecs ont rendu un grand service à l'anthropogénie en désignant d'un
même mot, ethnos (apparenté à ethos, coutume), tous les groupes qui sont
justement assez grands et assez délimités, naturels et culturels à la fois,
pour permettre de collectives rythmisations <66>. Une anthropogénie en
retiendra au moins sept. (1) D'abord les grandes
races, ou sous-espèces, à propos
desquelles l'anthropologie physique n'a pu longtemps relever que des couleurs
de peau ou des formes de pied : la nudité blanche à muqueuses et à
rougeurs constrastantes propose une autre pudeur que la nudité noire ou
cuivrée, et le pied africain sans voûte plantaire, tout en n'étant nullement le
pied plat européen, contribue à favoriser le sentiment que les énergies
cosmiques montent à travers le corps à partir du sol jusqu'à la voix dans la
gorge rauque et le battement du tambour sous les mains danseuses. La même
anthropologie physique, devenue maintenant biochimiste avec le Human Genome
Project, s'intéresse aujourd'hui aux originalités
génétiques de cinq grands groupes : Caucasiens, Sub-Sahariens, Asiatiques,
Polynésiens, Sibériens-Amérindiens. (2)
Les sexes s'articulent sur les contrastes utérin/pénien d'organismes
devenus évidents dans le corps façade du primate transversalisant <22> ;
puis sur les affinités de ces contrastes physiques avec les couples topologiques <43> :
continu/discontinu, englobant/englobé, proche/lointain, ouvert/fermé ; enfin
sur les rôles complémentaires de la
génération (féminine) et de la guerre (masculine) <69>, toutes deux
équivalemment mortelles jusqu'à hier. (3)
Les familles-clans-tribus <21>
règlent directement les échanges matrimoniaux (efficacement étudiés par
l'anthropologie structurale), et ainsi indirectement les rapports commerciaux,
guerriers, sacrés, de manière à assurer un taux
viable de fermeture/ouverture du groupe. (4) Les corporations,
non sans souvenirs du chamanisme, assurent la naturalisation des capacités
techniques <68> en les apparentant à des parties ou à des flux du
*woruld ; le système indien des castes (castus, pur, strictement naturel)
en est l'exemple limite. (5) Les confessions civiques et religieuses,
qui sont ici des ethnies, qu'on ne
confondra pas avec la foi civique et
la foi sacrée <72-73>, qui sont
des vies, expriment en systèmes de
paroles et de rituels un ordre supposé
« originel » du *woruld. (6)
Les dialectes maternels-paternels
(non appris par règles) compatibilisent et même coordonnent les idiolectes <51> et les logiques pratiques <63> de chacun. (7) Les cultures-civilisations
accentuent chacune une des composantes
fondamentales des destins-partis d'existence d'Homo <42>. – Les
ethnies sont sans doute l'occasion pour une anthropogénie de remarquer que la
rapidité avec laquelle les spécimens d'Homo sapiens sapiens peuvent passer de
l'une à l'autre en deux ou trois générations montre assez que les performances
anatomo-physiologiques et techno-sémiotiques (langages, images, musiques,
sciences) d'Homo actuel sont fondées sur des principes physiques et biologiques assez simples et fondamentaux,
et par là paradoxalement en même temps très clivables <9> et
très échangeables.
<4>
75. L'ethnie par excellence : le
peuple – Parmi les sept ethnies qui viennent d'être
relevées, deux requièrent une description plus détaillée : le peuple
<75> et la culture-civilisation <76>. Jusqu'ici, l'ethnie saillante
aura été le peuple, ce plenum (populus) de taille idéale
pour clore et mobiliser un horizon <33>, et donner le sentiment
d'appartenir à un ensemble clos et non étouffant, permettant d'être un
« chacun », un « certain », un « quelqu'un ». Le
peuple, patrie-matrie, est souvent planté (il a des racines) dans un pays
(pagus, pilier central fiché en terre
et déterminant une topologie du proche et du lointain), mais il peut aussi
tenir en des diasporas rattachées à une terre promise ou originelle,
existante ou fantasmatique. Le peuple est assez peuplé pour recueillir les
avantages de l'endogamie (« ne donne pas ta fille à l'étranger »,
Deutéronome) sans pâtir trop des inconvénients de la consanguinité. Fruit
d'ordinaire de hasards géographiques et historiques, il se réclame tantôt
naturalistiquement tantôt institutionnellement d'un principe fondateur, héros
ou héroïne (Chant de Déborah) et
événement miraculeux, avec mille variantes plus ou moins génocidaires entre les
extrêmes du racisme d'élection divine monothéïste (Deutéronome, -620) et du racisme de sélection biologique (Mein Kampf, +1923), les deux réclamant
leur « espace vital ». Ainsi le peuple est la vérification la plus
consistante de la loi sociologique fondamentale : un we-group n'existe que par
contraste avec un out-group ; explicitement ou implicitement, tous les
peuples ont leur fête des pourim (les
deux ‘sorts', nous et les autres), et leur bar
mitzvah (garçon de la loi sacrée), serait-ce le « service
militaire ». Pour autant, qu'il soit singulariste (Japon) ou universaliste
(U.S.A.), triomphaliste (Rome antique) ou persécutionniste (Israël), le peuple
a d'ordinaire tout ce qu'il faut, même avec des appareils d'Etat démocratiques,
pour justifier sa méconnaissance des autres peuples, jugés barbares, voire inhumains.
Du même coup, chaque peuple tend ainsi à se percevoir souverain, décidant de
ses intérêts vitaux en dernier ressort.
En conformité avec la charte de l'ONU de 1948, qui allègue toujours des
« Etats souverains », cette tendance initiée par les empires primaires
du MONDE 1B, et qui depuis 1648 est dite westphalienne, se continue dans le
MONDE 3 malgré la planétarisation du commerce, de la santé, de la recherche,
des voyages et communications, qui dissolvent les frontières (frontes, places
fortes) au-delà, tandis que les
organisations en régions et pôles techniques les dissolvent en deçà. La conscience d'être peuples
comporte de telles perceptions fixatrices fixées <9> qu'Homo s'est
souvent demandé si c'était au peuple de juguler par sa légalité les dérives du
citoyen (Kant, Hegel), ou plutôt au citoyen de racheter, par sa justice
singulière (prophétisme juif), les menées criminelles et génocidaires de son
peuple.
76. L'ethnie pénétrante : la
culture-civilisation. Les neuf civilisations planétaires actuelles comme
destins-partis d'existence – Parmi toutes les ethnies
d'Homo, les civilisations sont les
moins ostensibles, mais les plus pénétrantes. Elles se nourrissent de
destins-partis d'existence <42> qui persistent durant un millénaire, ou
deux, ou trois, et qui engagent tous les aspects de l'activité, de la cuisine à
l'érotique, du dialecte à la foi conviviale, civique, sacrée, de la technique à
la politique, et cela pour des populations débordant les frontières des
nations. Si les civilisations sont si tenaces et si intimement cohérentes,
c'est qu'elles ont leurs racines dans les structures fondamentales d'Homo –
topologie (pour l'espace), cybernétique (pour le temps), logico-sémiotique
(pour les signes), présentivité (pour le rapport : immanence / transcendance)
<42> – dont elles privilégient les quelques accentuations les plus
rentables biologiquement, techniquement, sémiotiquement. Neuf d'entre elles ont
encore aujourd'hui un rayonnement planétaire dans leur relation au MONDE 3, et
une anthropogénie doit tenter de les typer sommairement. (A) LE JAPON insulaire et sismique, avec des sauts climatiques
abrupts, ancestralement au bord de la famine jusqu'à avoir fait du cannibalisme
parental un thème musical et littéraire, a généralisé l'intervalle, nommé ma,
une sorte d'instant d'annulation qui transforme tout processus en une suite
d'intensités violentes, dont l'escrime du samuraï est exemplaire ; sa
familiarité avec le discontinu fit l'adaptation rapide du Japon au MONDE 3. (B) LA CHINE, machine hydraulique immense et
« empire du milieu », favorisant deux principes polaires, yin-yang,
aval/amont, affluences/émissions, obscur/lumineux, féminin/masculin, qu'elle
perçoit en une conversion réciproque où le développement d'un pôle engage déjà
la résurgence de l'autre, a favorisé les disjonctions inclusives (le
« wu » <ou> d'une logique du tiers inclus) en un naturalisme
radical, privilégiant la stratégie confucéenne
sur la tactique, au point de concilier évolution et archaïsme, fonctionnements
triviaux et attention taoïste à la
présence-autotranslucidité, qui a culminé dans le tch‘an et la peinture Song ; vue qui consonne avec
l'écologisme généralisée postulé par le MONDE 3 (jusqu'au contrôle des
naissances comme présupposé de la politique). (C) L'INDE, au sein des luminosités diffuses de sa mousson pullulante, invitée à la subarticulation
infinie des métempsycoses, des géométries symplectiques (monstres), des
accouplements multidirectionnels, des protocoles orgastiques du tantrisme, de
déesses et dieux démultipliés jusqu'à la contradiction de leurs attributs, de
corps relais d'innombrables canaux traversés de flux cosmiques stratifiés, du
son moiré du sitar, du samdhi inépuisable des phonèmes et de la cuisine, des
subtilités vertigineuses de la grammaticalité du sanskrit
(« parfait ») et de son interprétation « disciplique »
séculaire, d'opérateurs arithmétiques faisant virevolter une numération de
position supposant une notation du 0 et de l'infini (11111...), des girations
du swastika et de la roue à godets du samsara
(cette cohue des choses-performances du *woruld) où le salut consiste à déjouer
tant bien que mal les agitations du Multiple jusqu'à retrouver l'Un du nir-guna (sans objet) du yoga, du nir-vana (hors-souffle) du boudhisme, du
sam-a-dhi (rassemblé-intériorisé-état)
du Vedanta ; attention aux idiosyncrasies s'accordant avec les aptitudes
statistiques et informatiques du MONDE 3. (D)
ISRAËL, ensemble de tribus semi-nomades sur un méat côtier
méditerranéen sud-nord entouré d'empires prestigieux (Egypte, Perse,
Hellade, Rome), et pour autant diasporique selon le paradigme de Joseph
conseiller des princes d'Egypte et de Mardochée intendant du roi de Perse,
activant une pervasion plus tactique que stratégique et génératrice de
pogroms, en une identification peuple-race-domaine-langue-religion (Chouraki)
qui exclut le prosélytisme et le remplace par l'échange interprétatif (esthétique arithmétique de Sem vs le
plasticisme de Japhet, talmud, massorétisme, cabbale, prêt à intérêt
<Deut.23.21>, psychanalyse) du TA'AT inversable (tav-heth-tav),
c'est-à-dire le ‘pour' ou ‘contre' du « oeil pour-contre oeil »
d'Hammourabi mais devenu inlassablement ré-interprétant, que favorise une
langue sémitique confortée depuis -1000 par ses écritures contractuelles
<53>, hébraïque archaïque, plus tard hébraïque carrée, droite-gauche très
mémorante. Durant tout le XXe siècle, ce destin-parti a montré des consonances
avec les débuts du MONDE 3 discontinu
(« the best photographers are Jewish », Winogrand), confirmant sa
remarquable capacité de réinterprétation-conversion, dont le climax historique
reste le passage, autour de l'An 1, de la violence génocidaire deutéronomique
d'Esther 2 et de Maccabées 1 et 2
au pacifisme international et radical jusqu'à l'exinanation (exinanivit semetipsum) prêché par Paul l'apôtre et Marc l'évangéliste autour
de la figure abyssale de Jésus de Nazareth, continuant Job et les psaumes
jobiens ; kidush (exigence
morale) où la justice de l'homme rivalise avec celle de Dieu selon les «
freaks » de Diane Arbus et Etty Hillesum à Westerbork (« Dass man soviel
Liebe in sich hat, dass man Gott verzeihen kann »), l'humour yiddish, les Sprachspiele de Wittgenstein, le
cahotement latéral de Charlot, le « slightly out of » des snapshots
de Robert Capa, les chapeaux penchés des Hassidim, dans l'angoisse
inguérissable (freudienne) qu'au commencement est et reste le Tohu-Bohu. (E) L'OCCIDENT autour du mare nostrum de la Méditerrannée, à
climat tempéré et à navigation exigeante mais balisée par des îles lumineuses,
parlant plusieurs langues indo-européennes (très syntaxiques), a introduit le prélèvement
des formes sur le fond et l'intégration de touts par des parties
intégrantes, donc la médiation généralisée de la thèse,
de l'antithèse et de la synthèse, l'écriture égale transparente à l'être
<53>, l'échange égalitaire (A = A versus TA'AT) postulant l'idéal d'une
honnêteté
exacte jusqu'au vote égal des eleFteroï
athéniens, au commerce transparent, au droit et aux traités respectables, aux
équations de la science archimédienne, moyennant une logique du tiers exclu
sous le triangle isocèle pointe en haut du
Parthénon et d'Euclide, avant celui de la Trinité et de la Maison Blanche. Pris
dans l'échange exact, l'échangeur neutre (monnaie) <4> a fini par
impliquer les libertés de l'égalité citoyenne, du choix moral, du choix
hédonique, de l'instauration des valeurs. Trois paradoxes apparents : l'absence
de théorie artistique (« les ornements égayés ») allant de pair avec
une pratique artistique prométhéenne ; la sexualité théoriquement
insituable, parce que l'orgasme et la copulation confondent des personnes
censées autarciques, allant de pair avec l'amour interpersonnel comme
absolu ; la mort inacceptable d'une
« forme rationnelle » allant de pair avec la supposition de
l'immortalité. (F) L'ISLAM ARABE, dans le non-lieu et le mirage
des contrastes sans médiation du désert, dressant la transcendance verticale
et
anhistorique d'Ell (Allah), duquel la
présence-absence foudroyante et ubiquitaire, l'éblouissement sonore et visuel
des Matrices et des Signes, exaltés par le Cri (coran) du Prophète unique, ne
sauraient susciter qu'aveuglement des « effaceurs » et stupeur des
« frémissants » (Chouraki), et pour tous le voile (noir) du suspens
ontologique et épistémologique, dont le voile de la femme, recueil des
matrices, est exemplaire ; l'interprétation et la temporalité conçues comme
succession d'instants identiques (vs le TA'AT hébraïque) dans une écriture
droite-gauche rigidifiante (coufique), étoiles isolées (Altaïr, Aldebaran)
plutôt que constellations, razzias transitoires sans stratégie, dans le cycle
d'Ibn Khaldoün (+1380) : désert > ville > culture > luxe
affadissant > désert > ville.... De toute les
civilisations traditionnelles, c'est celle qui, malgré son algèbre et
ses logarithmes, semble s'adapter le plus difficilement aux pratiques du MONDE
3 très fonctionnel, non sans le fasciner de sa pratique verticale de la
présence-absence <17>. (G)
L'AFRIQUE SUBSAHARIENNE, électro-aimant équatorial entre ciel des
orages et terre des fauves, zébrée par le zigzag descendant de l'éclair Dogon et par les énergies montant du
sol, ce double mouvement pulsatoire activé par le décalage du
« beat » et du « swing » à partir d'une « numération à
bases multiples » (Griaule) : 7-8-9, alimentant une parole-geste
énergie d'abord tactile (MONDE 1A), et donc positivement
ascripturale, où la seule écriture est sculpture ou tissage ; une
rythmique constante de la vie qui explique l'acceptation calme de la mort, et
dont le jazz (coïtal) est le dernier recours de fête (ce mélange de vie et de
mort) du MONDE 3. (H) L'AMÉRINDE de
la cordillère et du volcan (Under
the Volcano) a poussé la constriction généralisée jusqu'à
exclure la roue et à mettre au principe du monde et des sacrifices le quik, le sang épais commun aux dieux et aux hommes (Popol Vuh) en même temps que les encastrements d'encastrements,
ceux des mâchoires du jaguar, mais ceux aussi de visages humains tantôt affrontés spatialement partageant
même bouche, même nez, mêmes yeux (Chavin de Huantar), tantôt enchâssés tête dans tête temporellement en poupées russes du
suivant au précédent (Olmèques) ; le mamagallo colombien a initié la
littérature du MONDE 3. (I) LA
CONTEMPORANEITE planétaire, dérivant de la science archimédienne, met en
place, sur le socle des civilisations précédentes, la compatibilisation quantique
des séries hétérogènes de l'Evolution et de la Technique <61>, selon les
« windows » du graphe (analogisant) et du bit 0/1 (digitalisant),
avant les « objects quantiques » de l'électronique de spin. –
L'anthropogéniste remarquera que, pour caractériser sommairement ces neuf
civilisations du primate signant et signé, trois signes nous auraient presque
suffi. a) Un signe surtout digital : 0 pour le Japon, 2 pour la
Chine, 11111... pour l'Inde, 7 pour Israël, 7-8-9 pour
l'Afrique, 3 pour l'Occident, 1 pour l'Islam, 20 x 20 = 400 pour l'Amérinde,
0/1 pour la Contemporanéisation. b) Un signe surtout analogique :
swastika pour l'Inde, tàijì pour la Chine, triangle pour l'Occident, graphe
pour la Contemporanéité, etc. c) Un signe nominal, mélangeant analogie et
digitalité : intervalle
<ma> pour le Japon, conversion réciproque
pour la Chine, subarticulation indéfinie
pour l'Inde, médiation pour
l'Occident, TA'AT pour Israël, décalage pour l'Afrique, constriction pour l'Amérinde, effet quantique pour la Contemporanéité
etc.
S. LES STABILISATIONS TEMPORELLES
77. Les époques de l'histoire. Le
langage intense et la littérature – En plus de
stabilisateurs dans l'espace, comme le peuple ou le sexe, tous les groupes
d'Homo se sont dotés de stabilisateurs dans le temps. Ce sont les époques
(ekHeïn, epi), stances (stare) qui articulent un passé (ancestral) et parfois
un futur (messianique ou parousiaque), dont la suite s'est vécue comme stable,
alternative, cyclique, ascendante, descendante, buissonnante, etc., selon les
destins-partis d'existence <42>. Comme les peuples, les époques supposent
des figures fondatrices ou exemplaires,
les « grands hommes-femmes », lesquels dans le MONDE 1A ascriptural
furent des instances originelles ;
dans le MONDE 1B scriptural, des rois éponymes ; dans le MONDE 2, des héros prométhéens ; et aujourd'hui,
parmi la dissémination étoilée du MONDE 3, des stars médiatiques. Ces figures saillantes vont de pair avec des événements fondateurs : déluges,
épidémies, révolutions, massacres subis (Shoah) ou infligés (Esther), ainsi
qu'avec des institutions légales attribuées à des sages (Grèce) et des
prophètes (Muhamat). Bref, Homo
géographe est aussi historien. Dans le MONDE 1A ascriptural, on le voit narrateur
de mythes analogisants, puis conteur de contes digitalisants
(‘conte' et ‘compte' ont même étymologie, insiste Littré). Dans le MONDE 1B
scriptural, il s'est spécialisé en aède d'épopées, dénommant et
dénombrant titres royaux, ennemis asservis, générations séminales (X genuit Y,
Y genuit Z), et glissant ainsi de la parole
intense (parfois dite contradictoirement ‘littérature orale') à la littérature (affaire de caractères
écrits). Dans le MONDE 2, après le lyrisme de X-mêmes grecs étonnés de
se découvrir comme des formes sur des fonds (Archiloque, -680), il a produit,
dans le même étonnement, les tragédies de ses héros demi-dieux
(Eschyle, Sophocle, Euripide) et les comédies de ses congénères
(Aristophane), avant de passer aux histoires proprement dites : différentielles
(Hérodote), causales (Thucydide), et partout édifiantes (Plutarque,
Gibbon, Michelet). C'est des histoires édifiantes et des légendes
(legenda, à lire) que naquirent, dans l'intériorisation psychique de la
Méditerranée virgilienne-chrétienne-stoïcienne-néoplatonicienne-néohébraïque du
Ier siècle <58>, les conditions du roman, ces histoires imaginaires
souvent plus complètes, plus profondes, plus vraies que les histoires
événementielles ; autour de 1950, O
teleFtaïos peirasmos (La dernière
tentation) de Kazantsakis rassemblera presque toutes les interrogations
ultimes et millénaires de l'Occident méditerranéen. Avec le MONDE 3,
l'historicisme édifiant d'Homo a même créé une ethnie nouvelle nombreuse et
influente, celle des historiens-journalistes-reporters,
ayant mission, pour des populations planétaires dispersées, d'assurer, par un
savant dosage de scoops et de consensus, l'exercice minimum des parades
constitutives <68> : les infaillibilités mémorante, judicative et
morale, la prévalence du traitable, la naturalisation de la convention,
l'erreur commune qui fixe les esprits, un taux convenable de complication
culturelle, l'escroquerie et l'humour inhérents <68>. – Mais une
anthropogénie n'oubliera pas que toutes ces historicités traditionnelles
pâlissent aujourd'hui depuis qu'Homo, à partir de 1810-50, s'est découvert
comme une espèce parmi les espèces d'une Evolution, en une suite
d'équilibres ponctués (quantiques) mettant à mal la notion d'Histoire comme
référentiel stabilisateur. Plus radicalement, les Vivants sont devenus des états-moments
d'un
Univers dont on sait calculer l'âge, une quinzaine de milliards
d'années, depuis la découverte du rayonnement fossile en 1963 ; en sorte
que désormais regarder le ciel c'est s'ouvrir au temps plus qu'à l'espace. Et
l'horizon spatio-temporel s'est encore élargi depuis 2000, lorsque l'Univers a
été envisagé comme une solution particulière dans un Multivers <59>.
Nous avons déjà rencontré l'écho de tout cela dans des images et des danses-musiques
que nous avons dites aminoïdes <46-47>. En littérature, ces
séquenciations dynamiques ont pris la forme d'une syntaxe autoengendrante sans
ponctuation, consommée dans le roman-oratorio Zelsa (2000) de Luc Eranvil (édité sur internet), et annoncée par
le Gabríel García Márquez d'El otoño del patriarca (1975), voire du
conte El ultimo viaje del buque fantasma
(1968). Le théâtre de Peter Handke a proposé cet autoengendrement syntaxique
depuis le corps et l'environnement physique de l'acteur (Kaspar, 1967).
78. Les supports de l'histoire.
La rupture entre signes tracés et media granulaires. Photographie, cinéma,
magnétoscopie. Media et Médias. L'inventaire spécifique – Nous avons déjà eu l'occasion de vérifier à quel point les moyens de production ont déterminé les
destins-partis d'existence des sociétés autant et plus que ne le font les rapports de production <54>.
Ainsi, l'idée qu'Homo se fait de son historicité a profondément varié selon
qu'il l'élabore par des paroles, des images, des musiques, des textes
manuscrits ou imprimés ; pas d'Etat moderne sans imprimerie. Alors,
l'anthropogénie s'arrêtera à la révolution que fut, en 1840, la photographie. En effet, tous les signes
utilisés par Homo jusque-là le confirmaient au centre de son histoire ; c'était
lui qui traçait ses peintures et ses
sculptures, traçait ses phrases
parlées ou écrites, traçait les
montées et les descentes de ses élans musicaux ou dansés. A ce compte, il s'est
toujours perçu comme un petit démiurge, concevant « à son image et à sa
ressemblance » les grands démiurges, ses dieux, qui du coup étaient eux
aussi des traceurs, sculptant, peignant, parlant, écrivant leurs créatures et
leurs destins. Or, une photo ne
résulte pas d'un traçage ; contrairement à l'étymologie, la photographie (grapHein,
pHôs) n'est pas une écriture par la lumière ; c'est une rencontre
physique entre des photons réfléchis sur un spectacle extérieur et des grains d'iodure d'argent étendus sur une
plaque ; image non plus tracée, mais
granulaire. Loin d'être un démiurge, le photographe est un assistant, un
déclencheur, un aiguilleur de quelque chose dont l'essentiel se passe en dehors
de lui ; une chambre noire tombée
dans un fourré et se déclenchant automatiquement peut fournir des clichés
imprévus et riches. Quant à l'événement photographié, même dans la photo la
plus contrôlée, il se réduit à des indices
involontaires (le contraste des grains affectés et non affectés par les
photons) seulement indexés ou indexables
par quelques choix volontaires
(cadrage, ouverture, focale, sensibilité des pellicules, instant du
déclenchement, développement, etc.). Or, même indexés, des indices sont indéfiniment
interprétables, d'abord parce que leur développement résulte d'effets
quantiques de masse ; ensuite parce qu'ils se prêtent à agrandissements,
recadrages, impressions de toutes sortes. Le pixel du virage actuel de
l'analogique au digital a encore déclaré la granularité. Si bien que chaque
photo comporte un ensemble indénombrable
d'événements ; et que, même si on peut y prélever un événement
principal dénommable, celui-ci y demeure en dissémination ; résultat objectal et
non objectif, malgré l'organe technique qui porte ce nom. Dans ce
séisme ontologique de l'événement, c'était l'Histoire entière qui se
disséminait. Ce fut même l'occasion, pour Homo épistémologue, de s'aviser enfin
que, dans toutes ses connaissances premières, il part toujours d'indices et
d'index, d'indices indexables, et
nullement des idées a priori ou abstraites imaginées par ses
philosophies <57> ; que la déduction et l'induction suivent
loin derrière l'abduction, ce
raisonnement du détective (Peirce) ; que le couple indices/index est le ressort de toute logique pratique
<63>, sans laquelle il n'y a pas de logique formelle <64>,
ontogénétiquement tant chez l'adulte que chez le nourrisson, et
phylogénétiquement tant chez Homo sapiens sapiens que chez Homo erectus. Bref,
la granularité photographique comportait une révolution épistémologique et
ontologique, qui depuis 1900 fut confirmée par la granularité de l'image cinématographique, et depuis 1950 par celle de l'image magnétoscopique et des
bandes d'enregistrement sonore ; mais sans l'insistance,
directe ou indirecte, du grain photo,
dans son immobilité fascinante. De cette mise en question de toute leur démarche
les philosophes ont judicieusement détourné les yeux pendant plus d'un siècle,
et il aura fallu sans doute que, moyennant l'acclimatation au discontinu du
MONDE 3, l'Evolution des vivants se propose comme une suite d'équilibres
ponctués, dans un Univers tenant lui-même en effets quantiques <61>, pour
qu'ils osent aller y voir. Pour l'auteur, la présente Anthropogénie, partant des capacités indicialisantes et
indexatrices d'un primate transversalisant, a été précédée, en 1983, d'un
détour par sa Philosophie de la
Photographie. – La granularité des images illustre d'autant mieux la
puissance culturelle des moyens de production <54> que les media
(sg. un medium), photo, radio,
magnéto, identification, y donnent lieu à des Médias (sg. un média), la Photo, la Radio, la
Télévision, le Magazine, le Dossier d'identité, autant d'ethnies et de
noosphères qui déplaçent le privé (romano-chrétien) vers le public, l'éminent
(héros ou saint) vers le semblable, en accord avec la visée actuelle d'un
dossier biologique de l'espèce, inventaire
spécifique.
79. La galaxie des X-mêmes. La
singularité universelle des X-mêmes et des sujets d'œuvre comme thème de
l'admiration ultime – Les media et les médias, en
accord avec les cosmologies contemporaines, en même temps qu'ils dissolvent les
généralités traditionnelles, exaltent les unicités
locales et temporaires, qu'il s'agisse d'une galaxie, d'une étoile, d'une
planète, d'une dépression marine, d'une montagne, d'une plante, d'un animal
magnificent ou furtif, chacun
reconnu là comme un phénomène à la fois unique et plural, traversé par des
multitudes d'autres phénomènes antérieurs ou postérieurs. Le suspens admiratif devant le singulier, qui est la forme de la
foi sacrée du MONDE 3 <72>, culmine cependant devant le X-même hominien <41>, qui,
médiatisé ou directement rencontré, croise des fonctionnements descriptibles et
des présences-autotranslucidités indescriptibles <17>, par lesquelles pour les
intercérébralités <16> du groupe sa mort même est prégnante comme sa vie.
L'anthropogénie remarquera pourtant que, malgré leur idiosyncrasie, les X-mêmes
n'apparaissent pas dans un ordre quelconque ; plus que les autres vivants,
leur suite se prête à quelque dialectique, déployée par le chapitre 30 du texte
complet de www.anthropogenie.be, et dont voici les dix stades-stages-strates :
(1) X-même clanique et tribal dans
le MONDE 1A ascriptural ; (2) X-même conjonctif
dans le MONDE 1B scriptural des empires primaires ; (3) X-même intégral dans le MONDE 2
grec frontalisant ; (4) X-même pudique
dans le MONDE 2 de l'ipséité, de la propriété, de la gloire romaines ; (5)
X-même glorieux du christianisme
apocalyptique du premier millénaire ; (6) X-même opératoire du sujet d'inhérence du christianisme cocréateur du
second millénaire ; (7) X-même zoomorphique
de la Renaissance ; (8) X-même à corps
barré du rationalisme bourgeois jusqu'au victorianisme ; (9) X-même autoengendré du nous-je
romantique ; (10) X-même universel
(multiversel) et fenêtrant-fenêtré
du MONDE 3. – C'est l'occasion de rappeler que les X-mêmes apparaissent et
persistent éminemment, durant leur vie ou au delà, dans leurs œuvres, en
particulier dans leurs sujets d'œuvre
<42>, qu'ils soient artistes ou artisans ou simples utilisateurs. Les
sujets d'œuvre sont l'affaire des historiens anthropogéniques, par
exemple, nos Histoire langagière de la
littérature française (1980, France Culture, www.fdlm.org) et Histoire photographique de la photographie
(1992).
80. Contemporanéité et
contemporanéisation. Homo autoconstructor – Le sentiment
d'un présent commun remonte certainement très haut chez des primates, comme
Homo, où les classes d'âge biologiquement et technosémiotiquement très
différenciées regroupent les compagnons d'un même âge (coaetanei) <23>. Cette contemporanéité
n'a pu que s'élargir quand les groupes hominiens passèrent à la narration
orale, puis à des histoires écrites, permettant de définir des «
contemporains » non plus seulement intra-groupaux mais extra-groupaux (les
contemporains Descartes et La Tour, Spinoza et Vermeer, Beethoven et Hegel
s'entre-éclairent au mieux). Certains ont même pu connaître un sentiment de
véritable contemporanéisation,
entendons d'une contemporanéité prenant
la forme d'une urgence, dans des moments de ruptures historiques, comme par
exemple, autour de +400, à la charnière entre six siècles d'ordre romain et six
siècles d'invasions barbares, dont témoigne le De Civitate Dei d'Augustin. A ce compte, le MONDE 3 introduit une contemporanéisation extrême, car,
contrairement à Homo faber, qui pour ses soucis écologiques croyait pouvoir
s'en remettre à la Nature Mère, Homo
autoconstructor est ostensiblement responsable de son sort et de celui de
son environnement dans la mesure où il contrôle désormais l'atome, le génome,
le protéome, les équilibres terre-océan, les taux de population, le couple
information/énergie, la monnaie abstraite, le spin des électrons, etc. Une
anthropogénie pourrait alors être tentée de se conclure sur une liste des
urgences hominiennes, si cette opération ne débouchait fatalement sur des prescriptions et même des recommandations qui débordent la
compétence descriptive de la méthode
anthropogénique. Signalons pourtant que les challenges actuels de l'espèce
humaine semblent hors des prises de l'ethos d'Homo tel que nous l'avons rencontré
<66-80>. Il n'y aurait donc guère de futur (« no future »). A
moins que, moyennant les idiosyncrasies et conversions surprenantes des
spécimens hominiens <67>, les derniers challenges de l'espèce, en raison
même de leur pression, induisent chez certains des lucidités technosémiotiques
(« mentales ») nouvelles. Ou encore qu'Homo autoconstructor
devienne le lieu de bifurcations biologiques rendant son espèce capable de performances
biologiques et technosémiotiques inconnues. Soit en restant un primate
angularisant, transversalisant, latéralisant, échangeur, possibilisateur,
holosomique, indicialisant, indexalisant, présentifiant, gestique, parlant,
scripteur, etc. Soit au moyen de disponibilités anatomiques ou physiologiques
imprévues, obtenues par évolution naturelle ou par ingénierie génétique,
celle-ci tantôt innovatrice d'organes et fonctions, tantôt accélérant ou
amplifiant des évolutions naturelles.
Sommaire
– Dieu ne joue pas aux dés. Il joue aux séquences dynamiques des vingt acides
aminés qui portent tout l'édifice des Vivants. C'est au cours de cette partie
qu'Homo s'est sélectionné comme un primate angularisant et transversalisant,
producteur d'indices et d'index. Technicien à la fois efficace et assoiffé de
présence pure. En train de devenir Homo autoconstructor.
Définition — Comme fait, l'anthropogénie est la
constitution continue d'homo comme état-moment d'univers. Comme théorie, elle
est la discipline qui a pour objet les facultés propres à Homo, ses propriétés
: l'angularisation, l'orthogonalisation, la transversalité, la possibilisation,
la segmentarisation d'un environnement comme ensemble d'indices indexables,
l'holosomie, la rhétorique corporelle, le rythme, la présentification, les
effets de champs, la r-en-contre, les modes d'existence thématisés, la
mathématique, etc.
Henri Van Lier