La sexualité humaine connaît aujourd'hui trois approches
principales.
Pour le physiologiste et le psychologue expérimental, elle est
une fonction parmi d'autres, une pulsion (drive) à côté de la soif, de
la faim, du sommeil. Assurément, elle ne se range pas, comme ces derniers, dans
les besoins primaires, dont la satisfaction est indispensable à la conservation
de l'individu. Elle ne se réduit pas non plus à un instinct au sens des
éthologistes, c'est-à-dire à des mécanismes nerveux tout montés, puisque
l'exemple de congénères avertis intervient dans sa mise en place. Bien plus,
c'est un besoin problématique, car il doit composer avec les exigences du
travail et passe par des excitants symboliques qui le rendent à la fois moins
urgent et plus permanent. Mais enfin, dans cette perspective, on reste sur le
terrain solide de la théorie du comportement motivé, où l'accouplement et la
masturbation solitaire ou réciproque apparaissent comme le résultat de
l'intégration progressive de comportements partiels, joints en séries
compréhensives par le renforcement de la récompense. Le rapport Kinsey dénombre
les variétés (somme toute restreintes) et les occurrences (somme toute
constantes) de ces comportements pour un échantillon donné. Plus significativement,
les études de Masters et Johnson nous apprennent que les soubassements
physiologiques des réactions sexuelles (phase d'excitation, phase en plateau,
orgasme, résolution) sont stables et parallèles d'un sexe à l'autre, d'un
individu à un autre.
Il existe une deuxième lecture. La théorie et la pratique de
Freud supposent que les organes et les comportements sexuels fonctionnent
littéralement comme des systèmes de signes et d'images (pénis = fèces = enfant
= cadeau = argent = vierge = prostituée, etc.) en des équivalences et des
ambivalences, des métaphores et des métonymies constituant une vraie
dialectique. Cette dialectique donne le sens de la succession des « objets » et
des « buts » sexuels dans les phases libidinales de l'enfance et de l'adolescence,
où, comme l'ont souligné K. Abraham et E. Erikson, se jouent toutes les
relations fondamentales entre un individu et son univers : continu de
l'oralité, discontinu de l'analité, réciprocité externe-interne de la
génitalité. Pour autant, la sexualité est l'intégration primordiale du corps,
du signe et de l'image, en quoi consiste le corps propre. Et les complexes de
castration et d'Œdipe, qui forment ses péripéties majeures, déterminent l'essentiel
de la destinée humaine, puisque, par-delà la fabulation d'un organe menacé et
d'une rivalité triangulaire de l'enfant, de la mère et du père, l'individu y
accepte de se situer autant (davantage) dans des signes que dans des réactions
organiques, dans la loi que dans la pulsion, dans le langage que dans l'image.
Pour Jacques Lacan, qui a vivement thématisé ces derniers points, le pénis
magnifié et renoncé en phallus serait même le signifiant par excellence, celui
dont le surgissement et le voile exprimeraient l'emprise des signifiants sur
les signifiés, en vertu de laquelle la signifiance en général déloge tout
l'ordre humain des besoins vers le désir, et jusqu'au désir du désir de
l'autre. De la sorte, Freud n'a pas privilégié la sexualité parce qu'elle est
exigeante, mais parce qu'elle est originaire. Et du coup, elle a dû le conduire
à (ou résulter de) la découverte du toujours-déjà-là, de l'inconscient, motion
et structure. Les anthropologues et les sociologues, qu'ils soient plus structuralistes
ou plus dialecticiens, se rattachent tous de quelque manière à cette vue
sémiologique.
Une troisième approche est alors attentive aux séquences
sensori-motrices de l'accouplement (orgasme en tant que porté par la caresse),
ce qui la distingue de la psychanalyse traditionnelle ; mais elle recherche
leur sens fondamental, ce qui la différencie du béhaviorisme. Ainsi, pour S.
Ferenczi, l'intromission et le « sommeil » du coït accompliraient
ontogénétiquement le retour à la mère, et phylogénétiquement le retour à la
mer. Semblablement, le vertige sexuel apparaît à G. Bataille comme la transgression
momentanée du discontinu que sont l'organisme (individuel) et le travail
(social), vers le continu de l'espèce et de la procréation, le magma
vie-mort-vie, qui fait le fond de la réalité. De même encore, les existentialistes
ont décrit certains aspects du « vécu » érotique (en particulier, la pudeur et
l'obscène) à l'appui de leurs vues sur l'être-au-monde, l'être-avec, la
relation sujet-objet, l'incarnation, l'intentionnalité, la détotalisation ; et
H. Van Lier, à la suite de A. H. Maslow, a mis en relief, dans la caresse et
l'orgasme, un type de perception et de réalisation de l'espace et du temps,
parallèle à celui de l'art majeur et de la mystique, permettant de comprendre
que le coït soit le lieu de la symbolisation, de la fantasmatisation et du
plaisir dans un sens réconciliant la pulsion de vie et la pulsion de mort. H.
Marcuse a présenté le sexuel libéré comme le pôle opposé au rendement
répressif. Mais de pareilles observations ne sont pas le propre des philosophes
et des phénoménologues, et l'on trouve les plus pénétrantes chez les poètes et
les romanciers, dans l'Ulysse de James Joyce, dans La Route des
Flandres de Claude Simon, et surtout dans Amers (« Etroits sont les
vaisseaux ») de Saint-John Perse.
Le foisonnement de toutes ces lectures confirme d'abord le
sociologue dans l'impression que lui fait l'observation de la vie quotidienne,
à savoir que la sexualité est redevenue en Occident, après vingt-cinq siècles
d'existence souterraine, un thème central. Il peut voir alors dans l'approche
béhavioriste l'aboutissement d'une mentalité positiviste et hygiéniste,
d'autant plus désireuse de réduire l'activité sexuelle à des schémas simples
qu'elle se prête à la mystification. Il remarquera la connivence entre la
virtuosité dialectique des « objets » sexuels dans la psychanalyse et la
suprématie actuelle de la linguistique et de la sémiologie. Il notera, à propos
de l'approche rythmique, que le coït est le dernier lieu de nature pure (brute)
dans un monde artificialisé et urbanisé ; et, d'autre part, que son type de
communication préverbale est un détour presque inévitable pour des individus
que l'équivocité des discours sociaux contraint à refonder sans cesse - seuls
ou plutôt en couple (P. Berger et H. Kellner) - leur langage.
Mais le sociologue remarquera aussi que ces trois approches
n'ont pas actuellement la même audience, et que la lecture hygiéniste (à
laquelle se rattache l'asepsie souriante du sex-shop) et la lecture
sémiologique (sur laquelle s'appuie le fétichisme de la pornographie) se
partagent la faveur du commun et des doctes, tandis que sont relativement peu
évoquées, voire reléguées dans l'essayisme, les possibilités conjonctives et
rythmiques. Or, ce sont ces dernières qui furent privilégiées par toutes les
cultures extra-européennes (qu'on songe au tantrisme indien ou à la danse africaine)
et qui, en Occident même, étaient encore alléguées (non sans défiance, il est
vrai) dans les mythes platoniciens de l'androgynie et de l'enthousiasme, avant
qu'Aristote formule une interprétation biologique du sexe, dont l'Eglise
romaine et ses adversaires laïcs devaient être, malgré leurs conclusions
divergentes, également héritiers.
Ainsi, l'Occident actuel compenserait certains inconvénients de
la société industrielle par la revalorisation de la sexualité. Mais, selon une
loi connue, il concevrait cette formation réactionnelle en privilégiant les
deux modèles qui précisément commandent l'industrie : celui du rendement, dans
l'hygiénisme béhavioriste, et celui de l'informatique, dans la sémiologie
psychanalytique. Ces deux modèles seraient encore favorisés du fait qu'ils
conspirent avec l'obsession phallique, propre à l'héritage grec de la forme (eidos,
forma, Gestalt), et qu'ils se prêtent le mieux au discours, et donc aussi à
une pédagogie sexuelle, dans une culture qui a remplacé l'initiation, que
suppose la transmission d'un rythme, par la démonstration.
Cela inciterait à prévoir une montée de la perversion - qu'on
la déplore ou qu'on s'en réjouisse avec une partie de l'intelligentsia. A moins
que, selon la perspective de H. Marcuse et de C.A. Reich, les modèles du
rendement et de l'informatique étant arrivés à un point de contradiction, la
société industrielle ne soit contrainte (et capable, en devenant
postindustrielle) de redécouvrir le rythme-plaisir et le rythme-présence comme
le fondement de l'existence, supportant le travail lui-même ou formant avec lui
les deux moments d'une respiration d'ensemble. En ce cas, la révolution
sexuelle, dont il est beaucoup parlé, passerait par la révolution du plaisir.