Lorsque, dans les débuts de la civilisation occidentale,
Aristote se demande ce que sont les choses naturelles et artificielles, de quoi
elles sont composées, et qu'il édifie alors la théorie des quatre causes
(matérielle, formelle, efficiente, finale), il invoque avec prédilection
l'exemple du sculpteur, à côté de celui de l'artisan. Et quand, à la fin du
périple de l'Occident, Hegel se retourne vers ses vingt-cinq siècles de
carrière, c'est aussi la sculpture qui se dresse devant lui comme « l'art de
l'idéal classique par excellence », comme un moment central, bienheureux,
jamais évoqué sans nostalgie.
C'est que l'homme européen, initiateur d'une technique
indéfiniment développable, a conçu le travail comme la rencontre volontaire
entre une intention mentale, distincte, articulée, et une matière devenue pour
autant le réceptacle exact de la forme. Or la sculpture s'est prêtée
excellemment à exprimer cette adéquation entre un morceau de nature et une
idée, ce passage de la puissance à l'acte, dans l'effort prométhéen.
Selon la même visée, l'homme occidental fut également épris de
la distinction des choses entre elles, et de toutes avec lui. Il désigne ses
ustensiles comme pragmata, chremata : résultats d'une pratique
organisante; ou ktemata, res, things : résultats légalement appropriables.
Plus décisivement, au lendemain de l'an mille, le vocabulaire médiéval
introduit la notion d'ob-jectum (jeté à la rencontre de). Et ce fantasme
d'une saisie affrontée, à distance, globale, connut une telle fortune qu'il se
retrouve dans le français ob-jet, le néerlandais voor-werp, l'allemand
Gegen-stand, le russe pred-met. Or la statue, surtout la ronde-bosse,
devait se montrer particulièrement apte à exprimer le vis-à-vis solide.
Enfin, conjuguant l'idéal de la prise de forme et de
l'objectivation, l'Occidental s'est conçu lui-même comme une personne,
c'est-à-dire comme un sujet corrélatif à l'objet, mais aussi comme un corps
ajustant en soi l'objectif et le subjectif, l'extériorité et l'intériorité. Et
à nouveau, le sculpteur devait aider puissamment à ce programme en dressant,
dans l'anatomie et dans la géométrie, ainsi que dans le mouvement potentiel,
ses corps nus.
Cependant, si la sculpture fut un des pivots de l'Occident,
nous savons, depuis la découverte des arts des autres pays, qu'elle s'est
prêtée avec un égal bonheur à des cheminements très différents. Tout comme
l'objet artisanal primitif, elle a exprimé alors la primauté d'une matière
riche en pouvoirs et en rythmes, auxquels le geste fabricateur se soumettait en
une coaptation plus ou moins sexualisée. D'où des structures constructives et
des structures plastiques où chaque portion de l'Œuvre, au lieu de renvoyer
directement au tout, comme dans les parties « intégrantes » de la « forme »
occidentale, renvoyait d'abord à la voisine, en une prolifération agrégative
qui fait penser à la croissance d'un cactus. D'où aussi la continuité de
l'ensemble de l'oeuvre avec l'environnement, par opposition à ce qui se passe
dans le prélèvement de la forme sur le fond, caractéristique du travail
gréco-renaissant. Ainsi, plus d'affrontement d'un objet et d'un sujet,
d'extériorité et d'intériorité préalablement distinguées, mais
l'intensification locale des cadences de l'univers.
Assurément, cette attitude a connu des degrés. Elle se trouve
presque à l'état pur dans la statuaire et l'artisanat préhistoriques,
africains, océaniens, tandis que les sculptures et ustensiles d'autres cultures
sont à mi-chemin entre cette pratique primitive et la pratique grecque. Ainsi,
avant la Grèce, on voit la construction pulsatoire pressentir la forme
globalisante dans les Cyclades, à Sumer, en Crète, à Mycènes, en Egypte. De
même, après la Grèce, des civilisations très mentales mais répugnant pourtant à
la pure abstraction (Inde, Indochine, Chine, Japon, Mexique) combinent le
prélèvement formel, dont elles ont eu connaissance par emprunt ou par création
autonome, avec le maintien d'une rythmique agrégative. En Occident, un
compromis de ce genre a fait la force de la statuaire romane, avant que le
gothique ne reprenne progressivement le parti de la forme.
Et sans doute l'homme contemporain, héritier de l'attitude
gréco-renaissante, n'a reconnu si bien la démarche agrégative du primitif que
parce qu'il a été amené, depuis 1900, à introduire une troisième pratique,
fonctionnelle, imposée par l'environnement industriel. Bouleversant la démarche
sculpturale, l'industrie a remplacé l'invention en cours d'exécution, propre à
l'artisanat, par le design préalable, rompant ainsi le lien tactile, imaginaire
et symbolique entre le produit et le geste concepteur. De manière aussi
perturbatrice pour la sculpture, elle a remplacé les matières naturelles et
dimensionnées en vue du produit par des matériaux artificiels et de dimensionnement
polyvalent, supprimant ainsi la consanguinité entre matériau et ustensile,
matériau et fabricant, matériau et usager. En conséquence, le produit a cessé
d'être un organisme (corps ou membres) pour devenir un dispositif (set), lui-même
estompé dans le processus (multiplication, distribution, publicité,
convertibilité) où il intervient. Et corrélativement le corps humain, thème
privilégié de la sculpture, s'est perçu à son tour comme un fonctionnement à
niveaux et à temps multiples, n'étant plus ni devant les choses (comme forme),
ni au milieu d'elles (comme élément vital), mais avec elles, dans des échanges
où les notions d'objet et de sujet, d'extériorité et d'intériorité, mais aussi
de rythme cosmique ou végétatif, ont perdu leur force d'inspiration.
A partir de cette situation, la sculpture devait développer des
réactions presque prévisibles, et dont son histoire a effectivement déployé
l'éventail. Ou bien, s'éprouvant menacée, elle a tenté de maintenir son moment
classique, non sans risque d'académisme, depuis Maillol ; ou elle est retournée à son moment primitif, en
une sculpture de la matière, chez le premier Brancusi et chez Henry
Moore ; ou elle s'est tenue tragiquement dans le moment de sa dissolution,
chez Giacometti. Mais elle devait aussi tenter de faire confiance au processus
industriel, soit en redéfinissant le corps humain comme espace externe-interne,
chez Moore encore, soit en se donnant des matériaux, des structures et des
thèmes combinatoires, sériels et vibratoires chez Gabo, Lippold, le Schöffer
des « stabiles », ou décomprimés chez Oldenburg, pour qui du coup la figuration
sculpturale devenait elle-même processus : son Fauteuil de 1963 est un
montage ready-made reflétant une photo ready-made d'un design de
fauteuil ready-made. Enfin, la sculpture devait tenter sa transgression :
mobiles de Schöffer, où elle se dissout cinématographiquement dans les lumières
qu'elle projette ; art minimal travaillant par inflexion des lignes de
force (de la perspective) d'un intérieur ou d'un parc; land art remodelant
le paysage même ; fusion de la sculpture, du sculpteur et du sculpté
lorsque Segal compose avec des moulages sur le vif, ou quand, immobiles sur
leur socle, deux Anglais en chair et en os, George et Gilbert, living
sculptures et living sculptors, se statufient en se comportant en
purs signes.
Mais alors on peut se demander si l'âge industriel n'a pas
infligé à la sculpture un bouleversement encore plus fondamental qu'aux autres
arts. Dans tous on retrouve les trois moments : élément vital, forme, élément
fonctionnel, mais d'une manière qui peut-être perturbe moins leur définition
essentielle. Ce traumatisme, dont il n'y a d'équivalent que dans certains
courants du théâtre (lequel a aussi ses living performances), s'explique
sans doute par les relations étroites que la sculpture, ainsi que le théâtre,
entretient avec le corps.