1.Plaisir et état de conscience
2.Plaisirs et style de comportement
3.Plaisir et civilisation
Le plaisir occupe une place décisive dans la culture
occidentale, où il engage d'abord tout l'édifice moral. Faut-il l'éviter, le
rechercher, le situer, le doser ? Tel est l'objet de la réflexion
populaire, mais aussi des raffinements dialectiques des stoïciens, qui s'en
défient, des hédonistes, qui le recommandent, des platoniciens et
aristotéliciens, qui prétendent le mettre à sa place, avant que Bentham et
Stuart Mill en proposent un calcul. Cette problématique est loin d'être épuisée,
puisque Herbert Marcuse, reprenant la visée de Schiller, se demande si, après
l'incompatibilité entre plaisir .et travail accentuée par l'industrie
naissante, la société industrielle avancée ne serait pas en mesure d'inaugurer
un monde où ces deux exigences se rejoindraient. Et la part qu'occupe dans ce
courant l'« esthétisation » de la vie quotidienne nous rappelle que
c'est souvent par le biais du plaisir esthétique qu'en Occident plaisir et
morale ont cherché à se concilier.
Mais la portée métaphysique du plaisir n'a guère été moindre.
Platon et Aristote ne se demandent pas seulement quelle place lui faire dans la
pratique, mais quels rapports il entretient avec le souverain bien,
c'est-à-dire, étant donné l'importance de la cause finale dans leurs systèmes,
s'il n'est pas un ressort dernier de l'univers, ou du moins du monde vivant, en
tout cas de l'homme. Ces spéculations trouvent un écho dans ce que Freud
appelle sa métapsychologie, quand il allègue un principe de plaisir, dont le
principe de réalité n'est qu'une transformation plus modeste. Du reste, le
plaisir ne sollicite pas uniquement les visions unitaires et rationalistes.
C'est encore à lui que, chez Sade, Nietzsche et aujourd'hui Gilles Deleuze,
s'alimentent les courants antiplatoniciens qui, dans l'épistémologie comme dans
l'ontologie, soulignent la force créatrice de la perversion, et sont plus
attentifs à la singularité des événements et des « séries »» qu'à
l'universalité des lois.
Enfin, le plaisir intéresse cet autre projet occidental qu'est
la psychologie comme science exacte. Et les études de ces dernières années sur
les centres cérébraux qui y interviennent mettent le psychologue expérimental
sur son terrain de prédilection : celui des mécanismes de la motivation,
abordés par le biais de la physiologie.
Lorsqu'une notion connaît pareille fortune, elle a bien des
chances de toucher quelque chose d'essentiel, mais aussi d'être floue et de
puiser une partie de son crédit dans des refoulements collectifs.
1. PLAISIR ET ÉTAT DE CONSCIENCE
1A. Les expériences des physiologistes
En 1954, R. J. Heath rapporte qu'il a provoqué des sensations
de plaisir chez l'homme par la stimulation électrique de certains centres cérébraux.
La même année, J. Olds observe ce qu'il appelle un « comportement
d'autostimulation » chez le rat : une électrode ayant été implantée
dans telle région du cerveau, pour un courant donné et dans certaines
circonstances, l'animal reproduit ce courant en actionnant une pédale, cela à
raison de cinquante à cent coups par minute, pendant des heures, en dépit de la
faim, souvent jusqu'à l'épuisement ; et l'accroissement de courant entraîne,
dans certaines limites, une accélération du rythme atteignant parfois la
fréquence de deux à trois réponses par seconde. L'autostimulation se retrouve
chez l'homme, où elle a été observée principalement chez des opérés du cerveau
et des malades mentaux, dans un contexte thérapeutique.
Il y a assurément une similitude entre ces trois groupes
d'observations qui engagent des régions cérébrales apparentées. Chez l'homme,
pour l'évocation de plaisir par stimulation étrangère, les physiologistes ont
signalé la région septale et la région latérale du tegmentum mésencéphalique
(R. J. Heath), la région ventro-médiane du lobe frontal (C. W. Sem-Jacobsen),
le lobe temporal (Pr. Delgado) ; pour l'autostimulation, la région septale
postérieure, le tegmentum mésencéphalique, le centre médian du thalamus, le noyau
caudé, les noyaux amygdaloïdes antérieurs et postérieurs. Ce territoire « positif »
semble d'autant mieux individualisé qu'à environ 0,5 à 1 cm s'en délimite un
autre, « négatif », dont la stimulation provoque, au contraire, des
sensations de déplaisir ou d'aversion. Du reste, en 1964, Heath a observé dans
le système positif une onde caractéristique de grande amplitude au moment des
états de plaisir induits par des drogues ou par certains souvenirs. Et, comme
les structures cérébrales engagées dans l'autostimulation du rat (J. Olds), du
chat (M. A. Wilkinson) et du lapin (A. Bruner) sont homologues entre elles et
équivalentes à celles que l'on vient de citer, on se trouve sans doute en présence
d'un système intéressant l'ensemble des Mammifères, voire des Vertébrés ;
E. S. Boyd a notamment observé des comportements d'autostimulation chez le
poisson rouge.
Cependant, si le phénomène cérébral est assez individualisé, il
n'en va pas de même du phénomène psychologique. Ainsi, chez l'homme, la
stimulation étrangère de la région latérale du tegmentum mésencéphalique donne
lieu à des sensations de plaisir intense, le sujet insistant pour que la stimulation
soit répétée, tandis que celle de la région ventro-rnédiane du lobe frontal est
liée à un sentiment de relaxation, et celle de la région septale à un état
d'alerte. De même, l'autostimulation du septum a une composante érotique, alors
que celle du tegmentum n'en a pas, et que celle du centre médian du thalamus
est liée à l'impression que le sujet va évoquer un souvenir oublié. Les sensations
induites par stimulation étrangère ne sont donc pas exactement les mêmes que
celles qui le sont par autostimulation.
Tel est le matériel à interpréter, ce qui présente des
difficultés considérables. En effet, philosophes et psychologues s'accordent à
dire que le plaisir comme état de conscience est indéfinissable, que c'est un
affect, notion déjà obscure, et un affect premier, c'est-à-dire irréductible.
D'où le recours à des définitions causales chez ceux qui ne s'embarrassent pas
de théorie, ou à des définitions opérationnelles remplaçant le plaisir par un
équivalent contrôlable, par exemple les comportements positifs ou les
comportements d'approche, chez les behavioristes, soucieux de rigueur. Mais y
a-t-il causalité ou pertinence, si l'on ne sait ni ce qu'on provoque, ni ce
qu'on remplace ? En particulier, quel sens prend, dans une systématique
opérationnelle, l'affirmation que le « plaisir » est un facteur renforçant
essentiel ? Ces flottements de méthode sont particulièrement sensibles
quand certains invoquent chez l'animal un « correspondant » du
plaisir vécu chez l'homme. Et, à propos de ce dernier, y a-t-il moyen
d'introduire dans une théorie un affect tantôt relaxant, tantôt stimulant,
tantôt érotique, tantôt neutre ? D'autant qu'on ne peut alléguer, comme l'exigerait
le behaviorisme linguistique, un recouvrement exact des réponses verbales des
sujets.
D'autre part, même si l'on néglige cette difficulté
préjudicielle, le matériel recueilli par les physiologistes s'interprète difficilement
dans le cadre de la psychologie traditionnelle. Chez les penseurs grecs, le
plaisir était lié pour les uns à la poursuite d'une fin, pour les autres à une
réduction de tension ou de douleur, pour d'autres encore à une certaine
stimulation soutenue. Ces trois partis se retrouvent plus ou moins dans la
psychologie moderne. Beaucoup d'exposés sur la motivation le lient à la
poursuite ou à l'obtention d'un « but » (goal) ; G. T. Fechner, par
contre, l'envisageait dans un contexte homéostatique : « Tout
mouvement psychologique qui passe le seuil de la conscience est affecté de
plaisir dans la mesure où, au-delà d'une certaine limite, il se rapproche de la
stabilité complète » ; P. T. Young, de son côté, rompant avec cette
hantise de la stabilité, soutient l'hypothèse qu'« un organisme se comporte
de façon à maximiser l'excitation [arousal] positive affective [delight,
enjoyment] ». Non sans contradiction, Freud saute d'un de ces trois
points de vue à un autre au cours de sa méditation sur la pulsion de vie et la
pulsion de mort. Enfin, et c'est peut-être le principal, dans tous ces cas le
plaisir est traditionnellement interprété au sein d'une vue unitaire du
comportement. On le fait accompagner ou stimuler autre chose, qui est considéré
comme l'essentiel - l'obtention d'un but, d'un repos, d'une excitation. Même
chez les hédonistes cyrénaïques, sortes d'hérétiques qui y voyaient une fin en
soi, la vue unitaire demeure, puisqu'ils rêvent d'une sagesse où le plaisir
absorberait l'existence entière.
En fait, les expériences des physiologistes correspondent mal à
cette lecture. Le plaisir cerné par eux ne s'inscrit pas dans la poursuite de
buts, et en particulier il ne se situe pas dans la ligne de la satisfaction des
besoins vitaux au sens habituel, puisque tout se passe comme s'il était à
lui-même son propre but, au point que l'animal peut s'autostimuler jusqu'à
l'épuisement. Il ne s'inscrit pas bien non plus dans une théorie homéostatique,
puisque certains des comportements qui l'obtiennent postulent une augmentation
de tension. Il ne vérifie pas davantage une théorie de l'excitation maximisée,
puisqu'il est compatible avec des sentiments de relaxation. Bref, le plaisir
apparaît comme un phénomène original. A telle enseigne qu'on pourrait se
demander si le comportement de l'homme et celui de l'animal, au lieu d'être un
phénomène unitaire, ne connaîtraient pas en quelque sorte deux régimes :
celui que l'on a décrit d'ordinaire, et qui consiste en poursuite de but, de
relaxation, de stimulation, et celui qui se propose le plaisir, jouant
peut-être un rôle complémentaire dans une économie d'ensemble. Il serait
téméraire de trancher.
On suivra maintenant une autre approche de ces problèmes. A
côté du plaisir, état de conscience, la langue, mère de toute psychologie,
connaît aussi les plaisirs. Assurément, après ce qui vient d'être dit, on ne
gagnera rien à les définir seulement comme des comportements accompagnés de
plaisir vécu. Mais peut-être sont-ils abordables et définissables par un autre
biais, celui de leur style particulier.
2. PLAISIRS ET STYLE DE COMPORTEMENT
Freud a sans doute introduit cette approche quand, plus ou moins
systématiquement, il a décrit certains plaisirs, et surtout ces plaisirs
élémentaires qu'il appelle plaisirs d'organe (Organlust). Un cas
exemplaire en est fourni par la succion du pouce.
Ce qui caractérise un comportement de ce genre, c'est d'abord
qu'il est suffisant ; il ne renvoie, du moins directement, à aucune
effectuation extérieure à lui-même. Il est récurrent et insistant, suggérant un
schéma d'aller-retour, avec un temps d'annulation. Bien plus, cet aller-retour
prend la forme d'un circuit dont le sujet est à la fois le principe et le terme
- mouvant et mû, sentant et senti. Et, entre ces termes, chacun étant actif et
passif, existe une union physique étroite : celle du tenon et de la
mortaise. Cette distance spatiale jointe à cette distance temporelle propose
assez de différence pour qu'il y ait désir, assez de proximité pour que ce
désir soit satisfait, satisfaction impliquant désir, désir impliquant
satisfaction, selon l'ambiguïté du Lust allemand.
Mais le rapport tenon-mortaise n'est pas seulement une union
physique ; c'est aussi la médiation minimale qui se puisse imaginer
et représenter, la matrice de toute « copule » imaginaire et sémiologique,
donc le foyer de l'imaginaire et du sémiologique. Il est ainsi loisible au
circuit envisagé d'être l'exercice de la continuité entre le corps, l'environnement,
l'imaginaire et le sémiologique en général. Et, comme ces quatre ordres sont
hétérogènes, pareil ajustement ne peut avoir lieu que par le rythme.
Assurément, tous les plaisirs ne coadaptent pas à ce point le mouvant et le mû,
le sentant et le senti ; et ils ne se tiennent pas tous aussi près de la
matrice de l'imaginaire et du sémiologique. Mais ils s'arrangent pour
participer tous plus ou moins de cette rythmisation et de cette circulation
dont la succion du pouce, préfiguration de la conjonction sexuelle, est un
exemple si pur et si archaïque (souvent prénatal) que l'on devrait parler d'un
stade du pouce comme Jacques Lacan a parlé d'un stade du miroir. Et si la
conjonction sexuelle est le plaisir par excellence, et en même temps l'au-delà
des plaisirs, c'est que le circuit des quatre ordres s'y accomplit non
seulement au niveau de la pulsion de vie, mais aussi de la pulsion de mort.
On voit quelle serait la fonction des plaisirs ainsi
conçus dans l'économie du psychisme. L'être humain est constitutionnellement à
distance de soi, discontinu, n'arrivant à délimiter son environnement et son corps
même qu'à partir de l'imaginaire et du sémiologique. Alors, de même que toute
la vie de relation est l'exercice de la distance médiatrice dans le travail et
la culture, le plaisir serait au contraire l'exercice de l'ajustement rythmique,
sauvant l'immédiation ou la continuité de ces plans inconciliables. Plaisir et
travail seraient les deux moments extrêmes de l'existence de l'organisme
humain, le jeu fournissant un troisième terme, intermédiaire.
La norme des plaisirs s'inscrirait dans la même perspective, la
fonction du plaisir se réalisant quand le travail est tel qu'il empêche les
plaisirs de s'empâter dans leur récurrence, et que les plaisirs sont tels
qu'ils gardent le travail de provoquer la dislocation du sujet. D'autre part,
les plaisirs « normaux » seraient ceux dont le circuit rythmique est
assez complet pour réaliser l'ajustement des quatre ordres envisagés, tandis
que dans les plaisirs pathologiques le circuit, par régression ou par
perversion, passerait en deçà d'un des termes à synchroniser.
Et cela permet de dessiner une ontogenèse des plaisirs.
L'enfant ayant à se situer à partir de l'imaginaire et du symbolique dans un
corps non encore identifié par ces deux instances, et éprouvant le premier choc
de cet écartèlement, cultive des plaisirs intenses, quasi permanents, et
prenant la forme de plaisirs d'organe. En revanche, le circuit des quatre
ordres une fois mis en place, les plaisirs adultes peuvent devenir « intellectuels ».
Ceux de la rêverie à la Bachelard résorbent le corps et l'environnement dans
l'imaginaire ; ceux de la création mathématique ou musicale, dans le
sémiologique. Ainsi se créent toutes sortes de combinaisons entre les plaisirs
et le travail et l'on comprend qu'étant donné ses incoordinations le vieillard
soit souvent contraint de retourner aux plaisirs d'organe.
Enfin, on envisagerait une phylogenèse des plaisirs en
observant que les comportements suffisants, récurrents, insistants et
rythmiques, coadaptant le mouvant et le mû, le sentant et le senti, s'annoncent
chez l'animal, par exemple, dans le lèchement des lèvres vulvaires chez
certains mammifères pendant leur portée. Mais, l'animal n'ayant pas à franchir
la distance du sémiologique, les plaisirs lui sont moins nécessaires qu'à
l'être humain et tiennent beaucoup moins de place dans son existence.
On le voit, l'approche des plaisirs par le style de
comportement ne contredit pas ce qu'avait pu suggérer l'approche physiologique
du plaisir comme état de conscience. En particulier, l'importance décisive qu'y
occupe le rythme s'harmonise bien avec les expériences d'Olds sur l'animal et
de Heath sur l'homme. D'autre part, ici comme là, on n'a pas à choisir entre la
poursuite d'un but, la relaxation de la douleur ou l'excitation, l'essentiel
étant, dans les trois cas, la rythmisation obtenue. Mais, outre ces
parallélismes, l'approche par le style de comportement offre un avantage
méthodologique : elle ne se fonde pas sur un affect indéfinissable et se prête
à des investigations objectives de la part du psychologue expérimental, du
phénoménologue et du psychanalyste.
3. PLAISIR ET CIVILISATION
On pourrait parler d'un paradoxe du plaisir en Occident. Le
fait que, par son activisme et son abstraction, l'homme occidental a le plus
accentué la distance entre le corps et l'environnement, d'une part,
l'imaginaire et le sémiologique, de l'autre, lui rend plus indispensable qu'à
quiconque les plaisirs entendus comme des ajustements rythmiques des quatre
ordres. Mais la même abstraction l'a amené à considérer le plaisir comme un
état de conscience ; et l'activisme (allant jusqu'à définir Dieu comme acte
pur) devait l'induire à considérer ce plaisir-conscience comme un simple
concomitant ou excitant de l'action. D'où la frustration attachée au(x)
plaisir(s). D'où aussi la bonne conscience du « plaisir esthétique ».
Ou bien encore la fuite aux extrêmes, tirant les plaisirs vers le simple
pétillement verbal (Contes de La Fontaine) ou au contraire vers le
« cochonner » dont parle Céline, après Horace.
Beaucoup d'autres peuples ne conçoivent même pas le
plaisir-affect, abstrait et solitaire, et ne connaissent guère que les plaisirs
comme comportements rythmiques et suffisants : ainsi dans le
« joyeux », collectif et exubérant, de certaines langues africaines ;
dans la systématique temporelle des jouissances proposée par la poésie arabe
préislamique ; dans le système des quatre khoai vietnamiens :
dormir, manger, déféquer, faire l'amour, parallèles à nos stades prénatal,
oral, anal, génital. L'articulation entre plaisirs et travail peut prendre
alors la forme de deux moments de la vie. L'Arabe postislamique vit « le
paradis sous les pas des mères » avant que le monde paternel le fasse
passer des plaisirs au bonheur, dans le lointain du mirage.
A suivre l'interprétation de Marcuse, la révolution culturelle
en cours tiendrait en partie dans la tentative de fondre la pratique
occidentale du plaisir et celle des autres peuples. Un des indices en serait
l'intérêt pour la théorie du jeu, cet intermédiaire entre plaisirs et travail.
La rythmisation de la vie quotidienne répondrait à deux thèmes culturels
nouveaux : négativement, au sentiment de l'arbitraire du signe, accentuant
encore la distanciation sémiologique ; positivement, au sentiment
écologique, ouvrant de nouvelles voies au rythme généralisé.