Jusqu'à ces dernières années, la peinture allait de soi pour
l'homme occidental. C'était une représentation, qui se voulait fidèle, du réel
ou de l'imaginaire. Même les parties décoratives y donnaient à voir quelque
chose, par exemple des guirlandes stylisées. Si certains morceaux étaient sans
référence, on les considérait comme des éléments architecturaux, et ils étaient
censés appartenir au cadre plutôt qu'à la peinture elle-même.
C'est sans doute Socrate qui, dans le Philèbe de Platon,
donne la raison profonde de ce parti quand il compare la mémoire à un peintre (zoographos,
étymologiquement : qui grave sur le vif) imprimant dans notre esprit « les
images des choses parlées et formulées ». Si la peinture peut être ainsi
fidèle, c'est que le discours (le logos, parole et raison) suppose déjà
qu'il y a des choses, que celles-ci sont des substances ou leurs accidents, que
substances et accidents sont désignables, dénommables, et donc cernables en
rigueur. Alors la légende des raisins de Zeuxis, peints de manière si exacte
que des oiseaux vinrent les becqueter, inaugure l'Occident au même titre que la
tragédie grecque ou la géométrie.
La vision béatifique selon le christianisme se donnera
précisément comme une peinture, toute disposée à prendre place sur l'intérieur
des coupoles baroques. Et Vinci résume la Renaissance, non pas en renonçant à
cette forme de béatitude, mais en la faisant, dans son Traité, descendre
du ciel sur la terre. Jusqu'à Balzac et Delacroix, le peintre se flatte de
montrer et de narrer ; le littérateur de peindre, de brosser des fresques
et des tableaux.
La portée métaphysique ou théologique
reconnue ainsi à la peinture amena l'Occidental à la considérer comme un foyer,
dont la mosaïque, la tapisserie, le vitrail, la gravure étaient les arts «
appliqués » ; en elle avait lieu l'intention primordiale, qui ailleurs
n'était que transcrite. De même, elle devait, par essence, faire figure d'art
majeur, la perfection - c'est-à-dire la fidélité - y étant la règle, et
l'infidélité l'accident.
Or il s'avère
indispensable, pour comprendre le sens de la peinture en général, en même temps
que notre situation culturelle présente, de voir que l'implication réciproque
de l'image et du discours ne tient pas à la fatalité des choses, et qu'elle est
même devenue caduque. L'impressionnisme par son versant d'avenir, le cubisme,
le Bauhaus, l'abstraction, l'op art, le pop art, l'art minimal, l'art
conceptuel sont autant d'étapes qui ont conduit, en l'espace d'un siècle, à une
constellation théorique et pratique très différente, et qu'on pourrait ainsi
résumer : il n'y a pas de représentation fidèle, parce que le réel n'est pas
adéquatement dénommable et cernable ; c'est un réfèrent chaque fois redécoupé
par le système d'approche qui le vise. La peinture n'a pas de privilège
particulier parmi les approches de la réalité ; bien plus, au lieu que l'imprimerie,
la sérigraphie, l'aluchromie, la photographie, la mise en pages, l'image
cinématographique et télévisuelle en soient les arts appliqués, c'est elle plutôt
qui désormais dépend d'eux pour ses média, ses sujets, ses optiques, ses
structures. Et enfin, puisque la peinture est délivrée de son rôle de modèle,
il n'y a aucune raison d'en faire un art majeur par essence. Assurément, il
peut se faire que, dans sa lecture de l'environnement, elle déclenche parfois
cette perception d'un genre spécial qu'est la culmination esthétique. Mais ces
accidents heureux ne discréditent d'aucune manière les autres cas, tels les
dessins d'enfants ou d'adultes inexperts, où la peinture s'exerce à l'état «
brut ». Il se pourrait même qu'elle devienne, avec la danse, une de nos
réserves de créativité sauvage. Au point que, dans des pays comme l'Allemagne
et la Hollande, on voit fréquemment les peintres favoriser dans le public ce
bon usage non normatif.
Ceux qui ont aperçu la
mutation l'expliquent d'ordinaire par la diffusion de la photographie qui a
délivré le peintre de sa tâche d'imagier intime ou officiel ; par les
nouvelles techniques d'impression et d'encrage reléguant l'huile et les
pinceaux, et en général le fait à la main ; par le contact avec les arts étrangers
où la peinture n'a pas cette portée métaphysique, ou bien se relie à une
métaphysique différente, comme en Chine ; par le souci critique contemporain,
lequel, en nous incitant à réfléchir non seulement sur les choses mais sur nos
actes, a suscité des questions qui, plus que la non-figuration, ont défini la
peinture dite abstraite : qui peint quoi ? Qu’est-ce que peindre ? Quels
sont les présupposés du peintre ?
Ces explications, qui ne
sont pas fausses, renvoient cependant à une source commune qui est, ici comme
partout, la révolution industrielle, en marche depuis le romantisme. En
décomposant les objets en des éléments largement interchangeables au sein d'une
combinatoire, l'industrie a brisé l'unité et la désignation et, par conséquent,
la représentabilité de l'environnement. Ensuite, elle a introduit elle-même des
moyens de représentation du même ordre que la réalité qu'elle produisait. Et
c'est sous cet angle que les images photographiques, cinématographiques, télévisuelles
sont révolutionnaires. Car, loin de décharger la peinture de la représentation
fidèle, elles ont montré que cette dernière n'existait pas, qu'il n'y avait
jamais, même pour leur « objectif », que des éclairages, des
cadrages, des angles, des partis pris sensitométriques, bref que le réel
n'était qu'une dissémination de prises de vues (flash, blow up). Enfin,
l'industrie a apporté, dans l'aire même du peintre (supports, pigments,
véhicules, outils), de nouveaux moyens concourant à la même vision. Lorsqu'ils
sérigraphient, Andy Warhol ou Roy Lichtenstein ne multiplient pas des
peintures; ils font des peintures de la multiplication, et cela non seulement
dans leurs motifs (Campbell's Soup ou comics), mais dans la structure
intime de leur démarche et de leur vision. Somme toute, l'industrie n'a pas
détrôné la représentation visuelle; elle a rompu le lien métaphysique et éthique
qui l'unissait aux substances cernées et à leur désignation adéquate par la
parole. Elle a rendu l'image à son statut erratique, découpé, fétichiste,
travaillant tantôt par impact, tantôt par articulations fragmentées et
successives.
Est-ce à dire que la
peinture, désormais subordonnée à une profusion dont elle n'est plus le modèle,
ait perdu tout intérêt, sinon pour quelques entêtés ou spéculateurs perdus dans
la foule ? En vérité, outre l'avenir pédagogique que lui promet son
exercice comme art « brut », il y a en elle - quels que soient ses nouveaux
média - un pouvoir de questionner les rapports du réel, de l'imaginaire et du
symbolique qui, déjà au travail au temps de son évidence, la justifie sans
doute encore au temps de sa retraite. Cela tient à la nature de son espace, qui
va être envisagé, ce qui permettra de déborder le point de vue trop occidental
adopté jusqu'ici.