1. L'information esthétique
Le cas de la littérature
Le cas des autres arts
Le cas du langage et des objets ordinaires
Mécanisme de l'information esthétique
2. La culmination esthétique
3. La jouissance esthétique
Si je reçois le choc particulier que donne une œuvre d'art
majeure, je fais une expérience esthétique. J'en fais une également lorsque
j'éprouve la convenance sensible d'un rideau qui fait partie de mon
environnement ou d'un rasoir électrique que je manipule - objet d'art mineur et
objet quotidien. J'en fais une encore quand j'enregistre les messages qu'un texte
ou un objet quelconque, indépendamment de leur nature de signes,
m'adressent en informant ma sensibilité par leur structure.
Dans l'opinion commune, et parfois dans celle des esthéticiens,
ces trois expériences se confondent presque. Art majeur et art mineur seraient
des intensités différentes du même phénomène; et informer sensiblement
appartiendrait en propre à l'œuvre d'art. Pourtant, les œuvres mineures
s'opposent aux majeures par leur intention et leur conception; et le fait
d'émettre des messages sensibles ou de procurer une jouissance esthétique se
retrouve ailleurs que dans l'art, dans le langage et les objets courants. C'est
donc successivement qu'on examinera : la signification sensible, ou expression
sensible, apportant l'information esthétique; le choc spécifique des
œuvres d'art majeures, qui déclenche la culmination esthétique; la convenance
propre aux œuvres d'art mineures et à certains objets quotidiens, cause de jouissance
esthétique.
En vérité ces trois expériences peuvent aussi se produire devant
la nature - animal, paysage - en sorte que, pour être complet, il faudrait
considérer encore notre perception esthétique de l'univers. Mais il ne semble
pas possible d'envisager celle-ci sans supposer une philosophie générale. On se
bornera donc à la perception esthétique des produits de l'homme, et
principalement des œuvres d'art, celle des objets courants devant être examinée
attentivement plus loin (cf. ESTHÉTIQUE - Esthétique industrielle).
1. L'INFORMATION ESTHÉTIQUE
1A. Le cas de la littérature
Lorsque Montaigne ouvre les Essais en écrivant : « C'est ici un
livre de bonne foy, lecteur », il transmet un message, et cela au moyen de
signes, de signes linguistiques. Ceux-ci, assez déterminés pour donner lieu à
dictionnaire et grammaire, nous apprennent que nous avons sous la main un
livre, que ce livre se veut loyal, etc. C'est là ce qu'un sémiologue
appellerait le message dénoté de cet exorde. D'autre part, Montaigne nous
présente ce contenu sur un certain ton, qui fait que son texte se range
d'emblée dans une catégorie particulière d'écrits, qu'il émane de telle classe
sociale, qu'il implique, comme on dirait aujourd'hui, une idéologie. On parle
d'ordinaire en ce cas de message connoté.
Mais, en réalité, les choses vont plus loin. Si l'on se prend à
écouter naïvement cette phrase, à se laisser impressionner par elle, on se rend
compte qu'en plus du message dénoté il ne s'y trouve pas seulement les
indications psychologiques et sociologiques du message connoté, lesquelles,
tout compte fait, se ramènent encore à des signes, des signes rhétoriques par
exemple. On éprouve des impressions qui pourraient commencer à s'analyser de la
manière suivante : « Le rythme nous saute aux yeux, ou à la gorge : 3+2+4+2,
coup sur coup nous frustrant de syllabes dans la reprise. Deux élans, deux
refus. Et les accents culminent sur quatre saillies : i, i, a(è), eur. Ajoutons le moulinet
mélodique vre de bonne foy au
milieu des estocades c'est ici, un
livre, lecteur, et
essayons de traduire ce mouvement dans les gestes de notre corps. Nous trouvons
ceux du duel, ou plus exactement de l'escrime. Car l'arme ne tranche ni ne
transperce. Elle stimule, taquine, se plaît à ses jeux... » La même lecture sensible
de la suite du texte (« Il t'advertit dès l'entrée [...] ») confirmerait
cette attitude, la préciserait, finirait par transmettre toute une vue de
l'homme et des choses, qui serait à soi seul un message circonstancié. La
structure est ici un contenu. Malgré l'apparente contradiction des termes, il y
a un véritable contenu sensible de la structure de l'adresse au lecteur. Il
n'est pas, comme on l'affirme parfois un peu vite, un message connoté, mais un
autre message dénoté.
Quelle en est l'étoffe ? C'est, en partie, affaire de
coupes, de rythme, de mélodie, d'évocation de timbres. Voyelles et consonnes
sont, pour Jakobson, des faisceaux de traits : grave/aigu
(périphérique/médian), compact/diffus (centrifuge/centripète), bémolisé/non
bémolisé (à fente rétrécie/ à fente non rétrécie), etc. Cependant, il serait
trop court de dire que Salammbô est un poème de la compacité visqueuse du
sensible, parce que le a, compact et grave, y joue un rôle décisif. Pour
obtenir l'étouffement épileptoïde de « C'était à Mégara, faubourg de Carthage,
dans les jardins d'Hamilcar » - à ce propos, Claudel a parlé de surdité -, il
faut que le a prolifère, mais aussi qu'il s'encadre
de quatre r et de deux g, qu'il se répète au milieu de
trois gutturales où la sonore apparaît d'abord, les deux sourdes ensuite, et
cela dans le rythme constrictif : 6+5+4+3, etc. L'expression musicale dont il
s'agit est donc affaire de structure globale, non d'éléments pris un à un.
Il en va de même des images. Si riches, si déroutantes qu'elles
soient, celles-ci, prises isolément, font encore partie du message dénoté ou
connoté d'un discours. Mais, considérées dans leur taux et leurs relations
réciproques d'ouverture et de fermeture, de netteté et d'évanescence, de continuité
et de discontinuité, etc., elles déploient, comme les sons, un système
spatio-temporel global, définissant un vrai message sensible. Comme les idées
d'ailleurs. Je puis être indifférent à l'apologétique chrétienne et me nourrir
cependant des Pensées, parce que les propos de Pascal se suivent selon
un ordre tel qu'indépendamment de leur contenu ils provoquent une qualité de
vertige, comme chez Montaigne une qualité d'escrime, qui est tout un programme
d'existence. C'est pourquoi il passe quelque chose de l'information esthétique
d'un texte dans la traduction qu'on en fait.
Quels rapports s'établissent alors entre ce message sensible,
d'une part, et les messages dénotés et connotés, de l'autre? Les Mémoires
d''outre-tombe portent un message esthétique très riche et subtil (une
sorte de bord à bord rembrandtien de l'être et du néant) qui s'accommode
souvent d'un message discursif assez banal (la vie fugitive). Ronsard va
jusqu'à tolérer des contradictions entre les deux nappes de sens, et «
Mignonne, allons voir si la rose », qui du point de vue du discours se passe le
soir (« cette vesprée »), reprend, pour l'information esthétique, l'attaque
matinale de « Mignonne, levez-vous, vous êtes paresseuse ». Mais, la plupart du
temps, les deux messages et les
deux lectures convergent. Diderot tance d'Alembert flatteusement : « Vous
prenez les mots trop à la lettre. Je veux dire qu'avant que sa mère [celle de
d'Alembert], la belle et scélérate chanoinesse Tencin, eût atteint l'âge de
puberté [...] » : le message général de Diderot (le glissement de masques
multiples, bien relevé par Butor) passe au moins à trois niveaux : d'abord dans
la structure sonore, dans le contraste entre la longue ouverte et solennelle de
sa mère et le quadruple fouetté pointu de la belle/et scélérate/chanoinesse/
Tencin ; ensuite, dans cet autre aspect du message sensible qu'est le cliquetis
logique de belle - scélérate, scélérate - chanoinesse, chanoinesse - mère,
chanoinesse - puberté, etc. ; mais, si l'on considère maintenant le texte indépendamment
de l'information esthétique de sa structure sonore et idéelle pour en écouter
simplement les messages dénotés et connûtes, on trouve le même contenu : la
flatterie s'y appuie sur des raisons tellement ambiguës que le lecteur s'y
prend déjà au jeu des masques glissants. Certains poètes pratiquent des
alchimies encore plus subtiles. Dans « O si chère de loin et proche [...] », ce
qui marque le loin verbalement marque phoniquement le proche, et l'inverse. La
blanche indécision mallarméenne se nourrit de chiasmes sémantiques.
1B. Le cas des autres arts
L'architecture offre des signes auxquels on reconnaît la
chambre, la cuisine, l'entrepôt; elle possède même des signes particuliers -
frontons, colonnes, coupoles, etc. - grâce auxquels le bâtiment annonce qu'il
appartient à l'architecture civile, religieuse, publique, privée : tout cela
ressemble au message dénoté de la littérature. D'autre part, les constructions
d'une époque reflètent indirectement l'idéologie de la société ambiante : ce
qui correspond au message connoté de la littérature. Mais, en plus de cela, il
se dégage des œuvres maîtresses un message proprement esthétique : un système
de rapports de la droite et de la courbe, de la dilatation et du ramassement,
de l'ouverture et de la fermeture, de la pesée et de l'élévation, qui fait que
les abbayes du Thoronet, de Sénanque et de Silvacane proposent ce message particulier
qu'est la vision cistercienne provençale des années 1150, mais aussi, à l'intérieur
de cette affirmation commune, une option chaque fois spécifique, plus charnelle
à Silvacane (à la manière de Vézelay), plus abstraite au Thoronet (à la manière
d'Autun). Il y a ainsi dans toute architecture majeure un message sensible, un
sujet architectural - comme tout à l'heure, dans la littérature, un sujet
poétique - justiciable d'une lecture sensible, d'une sémantique esthétique.
Et, indépendamment de ce qu'elle représente directement et
indirectement, une peinture accomplie offre, dans le seul jeu de sa ligne, de
sa couleur et de sa matière, un sujet pictural par lequel les peintres
abstraits Mondrian ou Vasarély ont un « contenu » aussi déterminé, et sont
aussi peu « formalistes » que Giotto. De même, par-delà la dénotation des
paroles, par-delà les connotations des formes musicales (oratorio, cantate,
etc.), par-delà toute espèce d'imitation (telle l'évocation des mouvements de
foule dans les Passions), il y a un sens global de la structure sonore
de J.-S. Bach, où l'audition sensible repère, dans une première approximation,
la simultanéité des « compossibles » chère à Leibniz (à peine antérieur), alors
que le sujet musical de Mozart propose un sismographe infiniment réactif aux
inflexions de la durée, aux moindres variations d'éclairage du sentiment, et
que Beethoven, contemporain d'Hegel et de Lamarck, est le premier à structurer
le temps musical comme une traction, un effort horizontal, une réalisation
progressive qui exalte ou déprime. La danse vérifie la dualité du langage
artistique jusque dans notre corps. A côté du mime et des conventions de
signes, la danseuse indienne élabore un espace-temps sensible assez déterminé pour
rendre non seulement le panthéisme indien en général, mais encore les nuances
d'existence qu'il connaît, sinon selon les individus, du moins selon les
écoles.
1C. Le cas du langage et des objets ordinaires
On a parfois voulu faire de l'information esthétique un pouvoir
réservé à l'artiste. Et effectivement, elle est presque absente dans beaucoup
de discours et dans quelques objets de la vie courante. Peu ou pas de message sensible
ou existentiel de la structure dans un livre de géométrie et de physique (y
règne seul l'enchaînement impersonnel des raisons); peu aussi dans la
disposition réciproque des organes (radiateur, dynamo, silencieux, etc.) de
certains moteurs approximativement agencés, et pudiquement dissimulés par un
capot. Cependant, comme Norden le notait déjà, le boniment d'un camelot du
Midi, en plus de ses messages dénotés et connotés, développe une incantation
vocale dont la structure est souvent assez différenciée pour charrier par
elle-même un véritable message sensible; et l'immense majorité des objets
courants et des objets techniques, en plus des signes qu'ils sont ou qu'ils
assument, impliquent dans leur agencement un espace-temps plastique et
manipulatoire qui est significatif : à égal rendement et à égale rigueur de
construction, une machine à écrire japonaise n'est pas porteuse des mêmes
attitudes d'existence qu'une machine à écrire italienne. Ainsi, l'information
esthétique n'est pas réservée à l'art (cf. ESTHÉTIQUE
- Esthétique industrielle). De quelles manières différentes fonctionne-t-elle
donc dans les œuvres d'art et dans la vie courante ?
Tous les écrivains, peintres, sculpteurs, architectes, danseurs
que la tradition a retenus comme modèles de la démarche artistique ont en
commun d'employer leur médium (langue, couleur, corps, etc.) de telle manière
que non seulement il porte un message structurel sensible, mais que celui-ci
n'est pas subordonné aux messages des signes, comme c'est le cas chez le gendelettre,
le camelot, l'artisan ou le « designer ». Chez l'artiste Diderot, en cela
différent du rhétoriqueur Buffon, ou du catéchiste d'Holbach, qui « écrivent
bien », le discours ne recourt pas à des effets de style; c'est le style
victorieux, le message esthétique (le glissement des masques), qui se choisit
les valeurs de discours; c'est pourquoi Diderot et a fortiori Flaubert,
Mallarmé, Proust sont à proprement parler des littérateurs; ils font de la
littérature. De même, un peintre comme l’Angelico, dont Argan a montré pourtant
combien il était préoccupé d'apologétique, ne choisit pas son style pictural
d'après les sujets scéniques (messages dénotés et connotés) qu'il aurait à
peindre; au contraire, comme tous les artistes, il choisit ses spectacles d'après
les exigences de son sujet pictural, privilégiant les scènes de fraîcheur,
échouant à rendre une larme convaincante, transformant les crucifixions en
apothéoses, parce que son espace-temps sensible tient en l'évaporation aurorale
de la lumière. Ainsi Mozart choisit les scénarios de Figaro ou de Don
Juan, Beethoven les programmes de l'Héroïque et de Fidelio,
parce qu'ils sont compatibles avec leur sujet musical du moment. Quand on
scrute l'œuvre d'un artiste pour obtenir des révélations sur son époque, on
récolte des renseignements précieux à partir de ses contenus dénotés et
connotés; on recueille des informations beaucoup plus essentielles en
interrogeant le contenu sensible de sa structure, qui est son message
spécifique, articulant l'inconscient au conscient.
On dira que le schizophrène, lui aussi, du fait qu'il remplace
les signifiés par les signifiants, tend à faire passer le message esthétique
avant les dénotations et les connotations de ses textes et de ses images. Conclurons-nous,
comme y incline la doctrine de l'Art brut, qu'il est artiste ? Ou bien
faut-il préciser que, chez l'artiste, le message sensible émis par la structure
non seulement est premier, mais qu'il possède encore ce qu'on pourrait appeler,
avec une certaine psychologie américaine, l’autorégulation et la créativité du
système; avec l'informatique, la cohérence et l'ouverture (la non-saturation)
du système; avec la phénoménologie sartrienne, le mouvement dialectique opposé
au « tourniquet ». En tout cas, la tradition semble considérer que l'œuvre
artistique ou littéraire est d'autant plus accomplie qu'elle parvient à
intégrer des données plus larges. Ce serait même le propre de l'art, selon certains
esthéticiens, que d'élaborer des dispositifs qui réconcilient sensiblement des
plans intentionnels incompatibles dans la vie courante et dans la science. Il y
aurait alors un sens précis (presque mesurable) à dire qu'à cet égard Dante est
plus grand que Pétrarque, Mozart que Rameau, Bruegel que Durer, Michel-Ange que
Donatello.
1D. Mécanisme de l'information esthétique
Reste à considérer de quelle manière fonctionne le langage
sensible, qu'il s'agisse de l'art ou de productions courantes. Comme tout phénomène
de communication, il comporte des éléments de code et des éléments de message.
Mais, au lieu que le message y naisse de l'application d'un
code socialement reçu, comme c'est le cas dans le langage ordinaire, il
résulte, ainsi que Norberg-Schulz l'a indiqué pour l'architecture, d'un écart
par rapport à un code antérieur, on oserait presque dire de l'établissement
d'un nouveau code significativement distant d'un code antérieur. Ainsi, en
peinture, l'espace-temps sensible du Greco parle en différant du code de
Michel-Ange, de Tintoret et des Madonneri de Crète; et chacune de ses œuvres
parle en établissant une différence particulière à l'égard du nouveau code
ainsi établi. A ce point de vue, le spectateur ne se distingue pas de
l'artiste, sinon que, dans sa lecture esthétique, il se réfère aussi aux codes
postérieurs à l'œuvre. Seule la littérature semble échapper à cette démarche,
parce que son système, qui est la langue, est appliqué sans altération dans ses
messages dénotés et connotés. Mais si La Route des Flandres de Claude
Simon communique un contenu structurel sensible, c'est qu'on mesure l'écart
significatif que son nouvel espace-temps sonore, imaginaire, idéel introduit
par rapport à ceux de Céline, de Proust, de Flaubert, de Rabelais. Les codes de
référence présupposés n'ont pas à être connus et reconnus thématiquement. Il
suffit qu'ils soient diffus dans la culture ambiante et dans les habitudes de
« lecture » du déchiffreur.
S'il en est ainsi, la sémantique esthétique appelle une méthode
différente de la linguistique. Celle-ci, habituée à voir le message naître de
l'application rigoureuse d'un code presque immuable, la langue, a tendance,
depuis Saussure, à privilégier l'étude de la cohérence interne du système, la
synchronie. Au contraire, le message n'y prenant sens que par différence à
l'égard d'un code antérieur, la sémantique esthétique, en plus d'une étude de
la cohérence interne des systèmes, en synchronie, exige une vue historique, en
diachronie. Il lui faut ce que le peintre Jean Bazaine appelait un jour des «
historiens sensibles ». Et elle oblige aussi à compléter la problématique du
structuralisme traditionnel. C'est que, sans vouloir que ses signifiants soient
traduisibles un à un, et donc sans retomber dans le naturalisme, elle prétend
déchiffrer non seulement la logique des systèmes sensibles, mais leur sens, les
partis d'existence qu'ils actualisent. On pourrait dire que, par définition,
l'information esthétique contraint à conjuguer les approches du structuralisme,
de la phénoménologie existentielle et de la dialectique historique.
2. LA CULMINATION ESTHÉTIQUE
Mais l'approche sensible a encore d'autres ressources. En
particulier, elle connaît, dans certaines circonstances privilégiées, une expérience
de perception pour laquelle convient le terme de culmination. Ce n'est plus
ici, du moins essentiellement, affaire d'information. Tout se passe comme si
certains rythmes imposés à notre système nerveux en provoquaient une
intégration et une intensification si fortes que la perception, au lieu de
saisir successivement des objets ou des formes, deviendrait pour ainsi dire
totale et immédiate. La seule comparaison éclairante semble celle de l'orgasme
sexuel ou du ravissement mystique, eux aussi supposant une synchronisation
neuronique, déclenchant une perception totalisante et « immédiatrice », et
n'étant nullement caractérisés par la richesse d'information.
Ce sont sans doute les peintres qui ont le mieux cerné ce
phénomène étrange, lorsque, dans leur langage d'atelier, ils parlent d' « espace
», et disent que le but ultime de leur art est de dépasser la forme vers
l'espace, ou de revenir à l'espace en-deçà de la forme, en tout cas de faire en
sorte que la forme déclenche l'espace. L'espace alors n'est pas la profondeur
créée par la perspective (il est même souvent compromis par elle); c'est
justement la façon de désigner l'événement qui se produit lorsque traits,
couleurs, matières sont assemblés dans un ordre tel qu'ils cessent d'être
saisissables pour eux-mêmes - figures, formes, contenant - et provoquent une
ubiquité perceptive, que Mallarmé, qui la connaissait bien, a décrite avec une
précision clinique dans « L'Eventail » :
Vertige,
voici que frissonne
L'espace, comme un grand baiser,
Qui, fou de naître pour personne,
Ne peut jaillir ni s'apaiser.
Non moins rigoureuses dans leur ordre, les investigations
expérimentales de Jean Guiraud ont montré que, pour une trame dûment choisie,
sa superposition décalée par rapport à elle-même fournissait, pour certaines
valeurs d'angle, une sensation de soulèvement et de convexité (effet de bulle)
inexplicable par la psychologie de la forme et supposant précisément la
transsubstantiation de la forme en « espace » - la libération, sous la forme,
de l'espace qui en est le dynamisme originaire. Dans une fresque de Piero Délia
Francesca, où abondent les cercles et les carrés, il est impossible d'en isoler
perceptivement aucun, à l'inverse de ce qui se passe pour les figures d'un
livre de géométrie, ou dans les tracés régulateurs par quoi certains pensent
expliquer l'art des renaissants. Au contraire, des tensions savantes de trait à
trait, de ton à ton, sont entretenues en chaque point, de manière que leurs
résultantes soutiennent partout ce que Jean Guiraud appelle une « nappe
d'énergie » rendant la perception omniprésente - et en même temps « omniabsente
», car obtenir Tailleurs dans l'ici dissout l'ici dans Tailleurs. C'est ce que
Debussy réalise avec les sons, Virgile avec les mots, Jérôme Robbins avec les
corps, Brunelleschi avec les matériaux de construction, sauf que là où le
peintre et l'architecte parlent d' « espace », le musicien parle de « temps »;
et le danseur, le poète, le cinéaste, d'« espace-temps ».
Cela posé, on situe bien toutes les observations des
philosophes et des artistes sur la culmination esthétique. C'est une expérience
totalisante et « immédiatrice » (Schelling); l'apparition sensible de la
connexion du Tout (Hegel); l'affleurement d'une origine (Heidegger); l'heureux
premier moment devant les choses (Alain); une réactivation de l'espace
topologique (Francastel); une profondeur creusée dans le visage du monde
(Weischedel); un ramassement de la durée contractée en éternité (Bergson,
Proust); une nécessité devenue libre, une liberté devenue nécessaire :
passivité active, passive activité (Valéry) ; un dépassement de l'opposition du
sujet et de l'objet, où ce dernier devient un quasi-sujet (Dufrenne); un retour
thématique aux conditions originaires de la perception (Merleau-Ponty); le
rétablisse-; ment des tensions et des ambiguïtés qui relient toute forme au
fond dont elle n'a jamais fini d'émerger (Simondon); la libération du fantasme
sous l'image, par opposition à la contraction du fantasme en image, comme chez
le malade mental; la saisie d'un fragment du monde à lui seul un monde, etc.
Et, du même coup, se précisent les liens étroits entre la
culmination esthétique et nos deux expériences connexes : la sexuelle et la
mystique. De part et d'autre, sujet et objet s'échangent; la durée se
contracte; la liberté se fait nécessité, etc. Mais on voit aussi les
différences. Bien qu'étant un « quasi-sujet », le terme de la culmination esthétique
demeure une réalité physique (traits, couleurs, lumières, sons, matières, corps
comme structure), tandis que celui de la caresse sexuelle est un autre sujet,
et celui de l'extase mystique un Soi d'où se reçoivent l'objet et le sujet. De
même, si le coït réalise une active passivation et le ravissement mystique une
passive passivation (infusio), la culmination esthétique est, en quelque sorte,
une passive activation : l'abandon rythmique du départ y poursuit une
possession de plus en plus lucide. Enfin, si dans les trois cas la partie et le
tout s'impliquent mutuellement, il reste que l'extase mystique dilue la partie
dans le tout, la caresse sexuelle piège le tout dans la partie, alors que la
culmination esthétique s'établit comme circulation incessante du tout à la
partie et de la partie au tout. Ainsi, nos trois principales « expériences de
sommet » (Maslow parle depeak-experiences) forment système : ce sont les trois
modalités fondamentales selon lesquelles l'être humain tente de réaliser ce qu'on
pourrait appeler un absolu concret.
Y a-t-il des rapports entre la culmination esthétique et
l'information esthétique? Et d'abord, la seconde n'implique pas forcément la
première. Les objets quotidiens ou l'incantation du camelot, dont nous disions
qu'ils ont souvent une structure sensible riche de messages, ne poursuivent pas
d'ordinaire de perception totalisante. Bien plus, les Fables de La Fontaine, où
le contenu structurel sensible domine et réconcilie des plans intentionnels
multiples, ce qui les range bel et bien dans la littérature, n'ont pas non plus
de prétention si élevée - en cela semblables aux écrits de Montaigne, Molière,
Voltaire, Stendhal, et sans doute aussi (impuissance ou calcul) à la peinture
de Van Dijk, à la sculpture de Verrochio, à l'architecture de Maderno, à la
musique de Boccherini, etc.
En revanche, il ne semble pas y avoir de culmination esthétique
sans information esthétique. C'est que, dans l'ubiquité perceptive, F « espace
» (le « temps ») a beau survoler les formes, ou sourdre en dessous d'elles, il
n'empêche qu'il est déclenché par elles. Il est donc médiatisé, spécifié, déterminé,
vrai parti, vrai contenu structurel sensible. Mais, cette fois, puisqu'il
s'agit de perception totale et immédiate, la médiation débouche nécessairement
sur le Tout. Le message est d'emblée cosmique. Tel est le sens que certains
littérateurs et artistes voudraient, en l'opposant à signe, donner au mot
symbole, hélas! déjà retenu dans quatre ou cinq autres acceptions. Ils
voudraient qualifier de symbolique au sens plein (et peut-être initial) ce cas
particulier où un signifiant, fluidifié par l'ubiquité perceptive, induit non
seulement un signifié ou une chaîne de signifiés, mais en quelque sorte tous
les signifiés (selon une certaine coupe, sinon il n'y aurait plus message),
voire l'acte de signifier en général. Ainsi, le contenu structurel sensible de
Cézanne - l'ouverture réciproque d'espaces multiples, préfigurant le cubisme,
mais dans une densité sacrale qui remonte à Van Eyck - ne porte pas sur une
catégorie d'objets, moins encore sur une catégorie de sentiments à l'égard
d'objets; il implique des lois d'univers. Telle est aussi la prétention et la
réussite du peintre song ou du sculpteur dogon. Comme Merleau-Ponty l'a bien
marqué, l'artiste à ce niveau est aussi objectif dans son domaine - la
perception - que le savant dans le sien.
3. LA JOUISSANCE ESTHÉTIQUE
Enfin, l'approche sensible peut donner lieu à une troisième
expérience et procurer une jouissance, la jouissance esthétique, offrant certains
caractères particuliers : c'est une délectation qui ne consomme pas son objet
et le saisit dans une sorte de distance contemplative, qui a fait dire
classiquement qu'elle était désintéressée; à travers une ou plusieurs de nos
facultés, elle les réjouit toutes, opérant ainsi une réconciliation du sujet à
l'intérieur de lui-même; elle ne s'intéresse directement ni à l'objet ni au
sujet, mais à leur correspondance, obtenant de la sorte une entente de l'homme
et du monde, serait-ce à l'occasion d'un seul objet du monde; elle délecte en
apaisant ou en excitant : c'est le beau-harmonie rêvé par Matisse, ou au
contraire le beau-stimulation célébré dans les « valeurs tactiles » de
Berenson.
On peut déduire de là certains caractères des dispositifs -
objets d'art ou objets courants - capables de nous procurer cette jouissance.
Puisque nous sommes vivants, nous n'aurons de convenance qu'avec quelque chose
de vivant. Mais il n'y faut pas un vivant véritable, la forme vivante suffit,
explique W. Weidlé, qui en énumère quatre qualités : la structure cellulaire :
l'ensemble est composé de portions qui le précontiennent; la régularité
irrégulière (Buytendijk) : il y aura dans chaque cellule, et de l'une à
l'autre, une répétition contrariée qui fera le mouvement plastique de l'oeuvre,
à distinguer de son mouvement descriptif; l'excès, en plus et en moins; la
détermination réciproque de l'ensemble par la partie et de la partie par
l'ensemble.
Une difficulté surgit du fait que ces qualités des objets de la
jouissance esthétique se retrouvent dans ceux de la culmination esthétique. Il
y a pourtant entre les premiers et les seconds des différences, et même des
oppositions. Ceux-là se proposent d'accompagner la vie en l'harmonisant, la
tonifiant, la magnifiant, l' « embellissant », mais sans en altérer le cours ;
tandis que les objets d'art qui poursuivent la culmination esthétique cherchent
au contraire à creuser « une profondeur dans le visage du monde », à provoquer
un certain déséquilibre nous conduisant au mystère du monde et aux origines de
la perception, en ce que Lapoujade appelle une « stupeur ». Si un carrelage
déployait la même énergie spatiale, au sens de Jean Guiraud, qu'une proposition
de David Lipszyc, nous ne saurions commodément y marcher.
Et c'est pourquoi la distinction entre art majeur et art mineur
rend encore des services, à condition de la bien comprendre. Elle est
évidemment absurde si elle oppose des techniques, et qu'on donne à entendre que
toute peinture, sculpture, architecture serait ipso facto majeure, tandis que
toute orfèvrerie, tapisserie, mosaïque, céramique serait mineure. Mais elle
reste éclairante si on lui fait désigner l'opposition d'intention et de
conception entre les objets d'art qui poursuivent la culmination esthétique et
ceux qui ne la poursuivent pas. A ce compte, la peinture de Van Dijk, la
sculpture de Verrochio, l'architecture de Maderno, la musique de Boccherini
seront vraisemblablement dites mineures, comme la plupart des tapisseries,
orfèvreries, céramiques. Par contre, la tenture d'Angers, les mosaïques de
Ravenne, l'orfèvrerie de la Vierge de Conques, les vitraux des collatéraux de
Chartres seront dits majeurs au même titre qu'un morceau d'Eschyle, de
Tintoret, de Brunelleschi ou de Webern.
Pour le reste, il est sans doute évident que les objets qui
procurent une jouissance esthétique charrient toujours une information
esthétique; selon le « corps vivant » de leur auteur, les « formes vivantes »
répondent à des visions diverses, qui font des messages déterminés. En
revanche, toute information esthétique n'entraîne pas fatalement de jouissance
esthétique. Si le message sensible du camelot éloquent et celui des artistes
Diderot ou Montaigne mettent nos facultés dans un état d'harmonie ou de
stimulation vitalisantes, on ne saurait en dire autant de celui des derniers
Titien, Greco, Goya, Delacroix, Van Gogh, de la pietà Rondanini, de San Carlino
allé quattro-fontane de Borromini, de certains frémissements de Mozart et
appels de Beethoven. Encore n'avons-nous pris nos exemples ni chez les
Bobo-Mossi, ni à la Nouvelle-Irlande, ni au Mexique. Dans tous ces cas, on peut
invoquer une certaine « joie » extatique, où l'être humain s'accomplit dans sa
rupture la plus intime. Mais, à moins d'être aveugle ou sourd à l'information
esthétique, il serait malséant de parler de jouissance, de beauté et de goût.