1. Les dimensions du « design »
L'esthétique industrielle
Le Bauhaus
Le « styling »
Le « design informationnel »
2. Mentalités différentes des « designers »
Les rigoristes et l'équipement
Les démocrates et le « kitsch »
Les techniciens et le « metadesign »
3. La morale du « design »
La forme et la disposition des organes d'un objet ne sont
jamais absolument déterminées. Qu'il s'agisse de sa construction ou de son
maniement, il y a toujours un certain jeu, même dans les engins les plus
techniques, entre les schémas purs, conçus par l'ingénieur, et la configuration
de l'objet concret, qui est le fait du dessinateur. La configuration n'est
jamais si logique qu'elle ne laisse le choix d'angles quelque peu plus ouverts ou
plus fermés, d'un ordre plus horizontal ou plus vertical, de couleurs plus
franches ou plus fondues. Cette liberté, le dessinateur l'utilise à rendre les
produits industriels triplement expressifs.
Il fait d'abord en sorte qu'ils se désignent eux-mêmes :
que la chaise soit repérable comme chaise, qu'elle suggère les gestes
appropriés, qu'elle marque sa dépendance ou son indépendance à l'égard de la
table. Tels sont les messages dénotés de l'objet, auxquels se joignent souvent
des messages connotés : une chaise évoque la sécurité bourgeoise, une
autre la simplicité fraternelle ; certains garde-boue d'automobiles
s'ouvrent comme des ailes. Dans ces conditions, les objets relèvent de la
science des signes ou sémiologie. Cependant, le taux de courbes ou de droites,
de compressions ou d'expansions graphiques ou colorées que le dessinateur
privilégie ne se contente pas de désigner; il institue encore un espace-temps
global, qui est lui aussi un message, un message plastique, qu'on devrait
soumettre à une sémantique plastique, généralement méconnue. Enfin, la
configuration peut favoriser une intégration de toutes les facultés de
l'utilisateur, créer, comme on dit, de la beauté, source de jouissance
esthétique.
On mesure alors les inconvénients du terme d'esthétique
industrielle. Il souligne bien que les objets produits par l'industrie ne
s'épuisent pas dans leurs fonctions utilitaires, et qu'ils peuvent développer
de surcroît des qualités plus généralement humaines. Mais, à cause des
traditions qui lient spontanément l'idée d'esthétique à celle de beauté, il ne
donne pas à penser que ce surcroît est d'abord d'ordre sémantique
(informationnel), et comprend principalement : les messages dénotés et connotés
au sens habituel de la théorie des signes, et les messages de l'espace-temps
sensible, que devrait déchiffrer une sémantique plastique (ou sémantique esthétique,
au sens précis où le terme est entendu dans l'étude consacrée aux « expériences
esthétiques »).
C'est pourquoi s'est imposé le terme d'industrial design.
Design a l'avantage de signifier à la fois dessein et dessin. Dessein
indique le propre de l'objet industriel, qui est que tout s'y décide au départ,
au moment du projet, tandis que dans l'objet ancien, fait à la main, le projet
se différenciait en cours d'exécution. Et dessin précise que, dans le
projet, le designer n'a pas à s'occuper des fonctionnements purs,
affaire de l'ingénieur, mais seulement de la disposition et de la forme des
organes dans l'espace et dans le temps, c'est-à-dire de la configuration.
L'italien progettazione ne marque que l'aspect de dessein ; l'allemand Gestaltung
ne marque que celui de dessin. On comprend donc que, malgré les habitudes allemandes
(Hochschule für Gestaltung d'Ulm), le terme d'industrial design se soit
imposé partout, quitte à se latiniser : disegno industriale en Italie, designio
industrial en Espagne. Même la France, pourtant rétive au franglais,
possède une revue intitulée Design industrie.
1. LES DIMENSIONS DU « DESIGN »
II ressort de ce qui précède que le designer se situe à
un carrefour. Il est assurément tributaire de l'ingénieur qui lui livre les
fonctionnements purs qu'il a à répartir dans l'espace et dans le temps. Il
regarde vers l'artiste, lequel d'ordinaire introduit les structures
spatio-temporelles avec une considérable avance : Mlle Pogany, fondue
par Brancusi vers 1920, est plastiquement plus évoluée qu'un avion militaire
des années 1940-1945. Il doit rejoindre le désir des usagers, des clients,
puisque, par hypothèse, il s'agit de production de masse ; l'artisanat, même «
moderne », n'est pas de l'industrial design. De plus, le designer,
dans son dialogue avec le public, l'écoute à travers les spécialistes du
marketing, comme il lui parle lui-même à travers les publicitaires. Enfin, le
projet dépend d'un chef d'entreprise, privé ou public, qui définit une
politique à court et à long terme, où interviennent des considérations de
profit mais aussi d'idéologie.
Le design est donc une fonction si complexe qu'on
comprend qu'il ait fallu longtemps pour en apercevoir toutes les faces. Et en
effet, on voit dans son histoire ses dimensions mises en lumière l'une après
l'autre, et selon un ordre qui, lorsqu'on le regarde d'assez haut, offre
l'aspect d'une dialectique.
1A. L'esthétique industrielle
A la fin du XIXe
siècle, on se rendit compte que notre environnement n'était plus composé
d'objets artisanaux mais d'objets industriels, et qu'il fallait donc trouver
les moyens de donner à ceux-ci les qualités humaines de ceux-là. Etant donné la
situation spirituelle de l'époque, dominée par la bourgeoisie et le socialisme
post-romantiques, il était normal que ce surcroît fût entendu comme « beauté »,
et que cette beauté fût cherchée dans une correspondance, sinon avec les
formes, du moins avec les mouvements de la nature. Dans les Arts and Crafts
et le Modem Style, les matériaux industrialisés s'attachèrent, selon le
vŒu de William Morris, à réaliser des objets « aussi naturels, aussi
charmants (lovely) que le champ vert, la rive du fleuve ou le silex de
la montagne ». Encore en 1934, dans Technique et civilisation,
Lewis Mumford vantera certaines machines en rapprochant leur allure de celle de
l'oiseau, du poisson ou de la plante.
Dès la fin de la Première Guerre mondiale, le Bauhaus - comme,
avec des nuances, le mouvement hollandais De Stijl - se détourne de ce
naturalisme. Il estime que réduire la machine à un moyen de produire plus vite
et à moindres frais des formes ancestrales, c'est ne pas avoir saisi la
révolution de structures qu'elle comporte. Pour Gropius, l'industrie introduit
un ordre nouveau. Elle engendre un univers composé d'éléments selon des
combinatoires, et cela quant à la ligne, la couleur, la construction, la
fonction, le maniement. Il y a d'ailleurs un rapport intrinsèque entre
combinatoire et élément : plus l'élément est pur, plus la combinatoire est
riche, et réciproquement. On voit ainsi ce que le Bauhaus entend par fonction :
non pas la simple adaptation à des fins utilitaires, mais la capacité pour un
système d'éléments (un objet) de renvoyer à d'autres, de s'y articuler, de s'y
substituer, de leur faire signe, de les signifier (signum facere). Le
terme de beauté n'est pas rejeté mais redéfini : plus les objets sont fonctionnellement
riches, plus ils constituent des systèmes ouverts et commuables, et plus ils
sont « beaux ».
Les conséquences culturelles de ce programme sont
incalculables. Tous les objets du monde, espère-t-on, vont s'harmoniser,
puisqu'ils s'obtiendront à partir des mêmes éléments. Les hommes
s'harmoniseront aussi, puisque créateurs et ouvriers travailleront les mêmes
données avec les mêmes moyens. Plus radicalement : le réel n'est plus un
ensemble de substances, mais de relations ; la forme cède le pas à la
structure. Le fonctionnalisme bien compris ouvre le XXe siècle.
Le Bauhaus n'avait guère tenu compte du désir du client. Au
lendemain de la grande crise de 1930, le styling américain fut contraint
de découvrir que ce désir est un facteur de l'objet industriel nécessairement
produit en masse. Mais, pour des raisons de profit, conjuguées peut-être avec
les restes d'une idéologie autoritaire, il chercha surtout à conditionner ce
désir.
C'est du moins ainsi qu'on entendrait à première vue le
programme de Raymond LŒwy : beauté, mode, publicité. « La laideur se vend
mal », dit le titre traduit d'un de ses ouvrages ; ce qui implique que la
« beauté » devra être telle qu'elle se vende bien, qu'elle soit à la
fois, peut-on penser, assez fade et assez prétentieuse pour séduire l'acheteur,
pour satisfaire ses besoins de sécurité et de puissance. Mais, afin que la
production perdure, afin que la demande se renouvelle, il faut que la « beauté »
varie, sans pourtant entraîner de trop coûteux changements de la chaîne de
montage : la mode est ce vieillissement superficiel et non technique. Enfin, « il
est inutile qu'un objet soit beau si on ignore qu'il l'est » : la
publicité a pour office de proclamer la « beauté » et la mode, et d'y
sensibiliser le client.
Cependant, il serait injuste de réduire le styling à des
menées mercantiles. Les carrosseries harmonieuses dont LŒwy eut l'idée de
recouvrir les organes multiples des machines à coudre, des réfrigérateurs, des
automobiles, non seulement leur donnent un carénage qui flatte le goût du
vulgaire, mais elles produisent une simplification formelle qui peut contribuer
à rendre les groupements d'objets plus lisibles, donc plus signifiants, plus
humains. De même, la mode répond à une nécessité sémantique de l'industrie : un
message répété finit par endormir ; un produit, pour continuer à être perçu,
doit varier ; dans l'artisanat ancien, la variation résultait suffisamment du
tour de main pour qu'on ne dût pas changer souvent le modèle ; l'objet
industriel ne peut varier qu'en modifiant son design ; et comme ce
renouvellement ne saurait à tout coup supposer des transformations profondes de
la chaîne de montage, force est qu'il joue des apparences : telle est la mode.
Quant à la publicité, ce n'est pas qu'une source d'abrutissement ; le styling
a entrevu qu'elle faisait littéralement partie de l'objet en lui adjoignant ses
grilles de lecture, et en l'insérant dans le système des signes empiriques et
oniriques d'une époque.
Du reste, il ne faudrait pas conclure trop vite, comme cela
arrive, que le « styliste » règne seulement dans les économies de, marché. Les économies
dirigistes y sont soumises dans la mesure où elles conquièrent les marchés
internationaux ; dans la mesure aussi où leurs produits sont des moyens de
propagande, qui prêchent le consommateur. A côté du styling doux, il y a
un styling rude, comme on l'a vu dans l'Allemagne hitlérienne et la
Russie stalinienne.
1D. Le « design informationnel »
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, et concurremment
avec l'expansion de l'informatique, le design a reformulé ses problèmes
dans les termes de la théorie des communications. C'est à ce moment que l'objet
industriel, de même que tout objet du reste, est apparu comme un faisceau de
messages, selon ses formes, ses maniements, ses fonctions. Ces différents
messages, dénotés (directs) et connotés (indirects), supposent évidemment des
codes, c'est-à-dire des conventions de forme, de maniement, de fonctionnement,
de fonction. Et ils comportent des redondances, autrement dit des répétitions
et insistances permettant de mieux les saisir.
L'essentiel de cette conception, qui fut particulièrement
développée à Ulm, est qu'elle ne part plus de l'objet, mais du circuit de
communication où il est inséré, comme un relais. Ce qui permet d'inclure en un
seul système les analyses du Bauhaus sur les rapports de produits à produits et
de produits à producteurs, et les intuitions du styling sur les relations
réciproques de produits à usagers, et donc de producteurs à usagers (d'émetteurs
à récepteurs de messages). D'autre part, le design s'éclaire ainsi des
lois générales de la théorie des communications : nécessité de la redondance ;
distinction entre redondances valables, qui garantissent le message, et non
valables, qui l'obscurcissent ; mesure de la quantité d'information d'un objet
par la mesure de l'improbabilité de ses messages ; différence entre complexité
fonctionnelle et complexité structurale, et classification des cultures selon
les rapports de ces deux complexités (Abraham Moles); nécessité du
renouvellement de l'objet pour qu'il reste perçu ; analyse du circuit
production-consommation-production par l'application de différents modèles de feedback;
analyse des blocages de ce circuit. De plus, le design informationnel
fut le premier à exprimer clairement que le produit n'est pas humain d'abord
par sa beauté, habituellement facultative, mais par sa richesse sémantique.
Enfin, ce système de lecture a fort bien marqué que les messages de l'objet
n'étaient pas seulement visuels et auditifs, mais également manipulatoires
(ergonomiques) : dans une automobile un changement de vitesse au plancher
suggère d'autres attitudes existentielles qu'un changement de vitesse au
volant.
L'application de la théorie de l'information au design
ne va pourtant pas sans problèmes. Et d'abord en ce qui concerne l'emploi des
notions de code et de message. Dans le cas d'une table, à suivre les catégories
de Roland Barthes, l'élément de « langue » serait la table ; l'élément de «
parole », l'usage qu'on en fait. Au contraire, dans la systématique de
Norberg-Schultz, le code (la langue) est l'idée qu'une société donnée se fait
d'une table, eu égard à sa forme, son matériau, son maniement, sa construction,
son fonctionnement ; le message (la parole) est alors le prototype conçu par le
designer, qui parle justement par l'« incertitude délibérée »
qu'il introduit dans l'idée de table généralement reçue ; quant aux tables
particulières, elles entretiennent à l'égard du prototype à peu près le même
rapport que les exemplaires d'un livre à l'égard du manuscrit ; et l'usage
qu'on en fait introduit une parole seconde (un message second) créée par
l'usager, tout comme l'acteur, en disant un texte, y ajoute une interprétation.
Un différend pourrait naître aussi de la manière dont on
conçoit le message plastique de l'objet. Abraham Moles semble l'envisager sous
le nom de message esthétique, mais il réduit son rôle à ajouter à la fonction
de l'objet « des caractères ornementaux, émotionnels, ostentatoires, etc.
». Or, nous y avons insisté, le taux d'horizontalité ou de verticalité, de
minceur ou de densité, d'ouverture ou de fermeture d'une configuration définit
un espace-temps global qui implique et diffuse toute une conception de l'homme
et du monde. Et sur ce dernier point, il faut mener l'analyse à deux niveaux.
On montrera comment une chaise de Le Corbusier indépendamment de son utilité et
par ses seules structures, propose à son usager une approche du réel et de
l'imaginaire différente de celle que suggère une chaise de Neutra, de Saarinen,
de Breuer, d'Aalto ; de même qu'entre un fauteuil Louis XIII et un fauteuil
Louis XIV, il y avait presque la distance de la tragédie de Corneille à celle
de Racine. Mais, en même temps, on relèvera que toutes les chaises et
généralement tous les objets produits par l'industrial design ont une
structure plastique commune qui définit, au moins aussi efficacement que nos
philosophies, un « monde » contemporain.
2. Mentalités différentes des « designers »
On a jusqu'ici relevé les aspects de l'objet industriel en
suivant une dialectique qui menait au design informationnel. Cette
théorie permet sans doute de formuler tous les problèmes relatifs à la
configuration dans l'industrie. Mais il ne faudrait pas oublier que le design
n'est pas seulement affaire de logique, mais aussi d'humeurs et de politiques.
C'est pourquoi on signalera maintenant
ses tâches et ses options actuelles en dénombrant les tempéraments et les stratégies
de ceux qui le font.
2A. Les rigoristes et l'équipement
Et d'abord, le design
a ses rigoristes. Ils remarquent que les deux tiers de la planète sont sous-équipés
; jusque dans les pays développés, les équipements collectifs accusent un
retard considérable sur les biens de consommation. Alors, au lieu de redessiner
pour la millième fois des fauteuils et des verres à liqueur, ne ferait-on pas
mieux de concevoir des transports en commun moins sordides, ou, comme l'a fait
Bruce Archer, de proposer un lit d'hôpital qui réponde aux exigences
contradictoires du malade alité, de l'infirmière qui fait les lits, et du
médecin qui ausculte son patient ? D'ailleurs, même quand il conçoit le
projet d'une automobile ou d'un poste de radio, le configurateur devrait, selon
les rigoristes, répudier le styling et ces facilités que les Allemands
appellent le kitsch. Le design est une éducation, d'autant plus
opportune aujourd'hui que la technique, la mathématique, la gestion
contemporaines éveillent une partie du public à de nouvelles exigences. On
déclare sans ambages qu'en flattant le goût de la masse, les designers
ont trahi.
2B. Les démocrates et le « kitsch »
D'autres sont plus
conciliants. Qu'on applique un design sévère aux équipements collectifs,
c'est, à leurs yeux, le bon sens même ; il semblerait absurde, en particulier,
de pratiquer le vieillissement non technique (l'obsolescence) dans les
raffineries, les avions, les autobus. Mais, pour le reste, d'où le designer
s'arrogerait-il le droit d'éduquer ses concitoyens en leur imposant soit une
pure rationalité, soit au contraire (et c'est peut-être une autre forme de
jansénisme) de perpétuelles activations imaginaires, prétendument surréalistes ?
La démocratie veut qu'on respecte le désir de l'usager. Et ce désir, rien ne
permet de le connaître d'avance, puisque l'expérience s'accorde avec le
structuralisme pour démontrer qu'il n'est pas universel (en particulier il n'y
a pas de « beauté » universellement acceptée). Le designer devra donc
aller à la recherche des volontés du public. Dans le circuit informationnel qui
lie les producteurs aux consommateurs, le Bauhaus et le styling avaient
surtout vu l'aller, pas le retour ; c'est ce dernier sens qu'il faut
développer.
Une difficulté demeure.
Le désir du consommateur, est-ce celui qu'il croit avoir, ou celui qu'il
reconnaîtrait sien après s'être familiarisé avec un objet d'abord déconcertant ?
Et si le designer suscite les désirs profonds plutôt qu'il ne reconnaît
les désirs apparents, ne redevient-il pas un éducateur ? Du reste, quand
on fait la part des émergences indispensables au styling pour que sa
séduction se renouvelle, y a-t-il encore tant de différence entre les rigoristes
et les démocrates ?
2C. Les techniciens et le « metadesign »
On pourrait alors
distinguer une troisième famille d'esprits qui, tout en étant sensibles à ces
oppositions, voudraient les reprendre d'assez haut pour les dépasser. Ces
techniciens rappellent que, derrière les prototypes créés par le designer,
les messages, il y a les codes (constructifs, plastiques, opératoires, etc.).
En perfectionnant les codes, c'est-à-dire en les rendant aussi cohérents et
aussi ouverts que possible, on ferait en tout cas Œuvre utile.
Et en effet, si l'on se
préoccupe, avec le design d'équipement, de créer des objets résistants,
efficaces, lisibles, on est renvoyé de trois manières à un metadesign.
Il faut choisir, pour un matériau donné, les meilleures courbes de résistance à
l'usure. Il faut découvrir les éléments et les combinatoires qui s'adaptent au
plus grand nombre de situations, voire qui soutiennent la conversion d'une
forme en une autre. Il faut opter pour des organisations si constantes que,
grâce à elles, des objets différents émettent leurs messages (leurs différences
significatives) par rapport à un même système de référence, et ainsi forment un
même environnement.
Mais le metadesign
est également appelé par ceux qui s'intéressent au design de mode. Pour
que des objets industriels varient superficiellement sans entraîner des coûts
désastreux, il faut qu'ils soient obtenus à partir de matrices (ce qui est
banal), mais aussi que ces matrices puissent être produites de manière
industrielle, c'est-à-dire (vu qu'une matrice est un objet singulier)
cybernétiquement. Or, sauf à réintroduire les frais de programmes spéciaux, la
production cybernétique de matrices suppose que celles-ci soient réductibles à
des courbes simples. Ainsi est-on renvoyé à la réflexion sur le code qui, de
quelque façon qu'on le prenne, s'avère, dans un monde industriel, la condition
de la liberté.
3. La morale du « design »
Après avoir analysé le design du dedans, il resterait à
l'envisager du dehors, et à se demander quel rôle il joue dans la société
contemporaine. Car d'aucuns le soupçonnent d'être un moyen d'intégration. En
prétendant mobiliser le circuit informationnel, en prônant l'objectivité des
codes, il fait croire, remarque Jean Baudrillard, à l'existence d'une société
sans classes, alors que les objets sont aliénants ou libérateurs selon que ceux
qui les utilisent détiennent ou non le pouvoir et l'influence - ce à quoi le design
ne peut rien.
On reconnaîtra pourtant que ces critiques visent moins le design
que la société où il fonctionne. D'autre part, il serait injuste de trop
souligner que le design est intégrateur dans les sociétés capitalistes,
où il flatte le besoin de standing, alors qu'ailleurs il conditionne
aussi l'usager par l'exaltation du travail, de la force, de la productivité.
Enfin, et c'est peut-être l'essentiel, on se demandera si les objets
industriels de haute qualité ne comportent pas, du fait de leur structure, un
pouvoir de « contestation ». En effet, par leur message plastique,
c'est-à-dire par l'espace-temps global qu'ils déterminent, ils portent un coup
mortel à la notion d'« objet » (ob-jectum). Ils ébranlent les choses et
les hommes comme substances, l'espace et le temps comme systèmes fixes de
référence, la propriété comme confirmation de la personne. De quoi corroder -
avec plus d'efficacité peut-être que les discours - les idéologies tant du
standing capitaliste que de la productivité collectiviste.
Somme toute, il n'y a pas un design, mais des designs.
Les lieux, les cultures, les politiques obligent à distinguer, à tout le moins,
un design qui se réduit presque à une rationalisation de l'artisanat
dans certains pays sous-développés (ou dans l'industrie de luxe des pays très
développés) ; un design semi-industriel dans les pays Scandinaves,
encore dominés par les arts du métal et du bois ; un design rigoriste
dans les équipements collectifs ; un design des objets courants, animé
par ce que les Italiens appellent la « re-sémantisation » : puisque la
pacotille est devenue le système de référence de notre environnement, le
configurateur n'aurait pas à la combattre, dans l'esprit de l'op'art d'un
Vasarely, mais seulement à la ressaisir, dans l'esprit du pop'art, à la «
re-sémantiser ». Bref, science ou technique du projet, le design lui-même reste
en projet.