Depuis plusieurs années se dessine, dans les milieux de
création, un mouvement d'hostilité ou de mépris à l'égard de l'esthétique. Cela
tient en partie à des causes curables : à la fréquente cécité des esthéticiens
en matière d'art vivant; au souvenir d'une esthétique normative, qui entendait
dicter ses lois à l'artiste; à la confusion avec l’esthétisme, parent de
l'académisme abhorré. Mais les vraies raisons sont plus profondes, et tiennent
à la mutation de culture dont nous sommes témoins.
En effet, le terme a non seulement une origine grecque, mais il
évoque un sentiment inventé par les Grecs de l'âge classique, et qui n'a guère
pu être éprouvé que par eux ou par ceux qui se sont réclamés d'eux. Le verbe αίσθάνεσθαι
(aisthanesthai) comme le substantif verbal αίσθηαιζ
(aisthèsis), n'est attesté ni chez Homère, ni chez Hésiode, ni chez les
premiers lyriques; il faut attendre Salamine pour qu'il apparaisse dans les
textes qui nous sont parvenus. Pris avec toutes ses connotations, qui iront se
déployant jusqu'à Plotin, il désigne une perception par les sens - ce que l'on
trouverait dans d'autres cultures -, mais engageant une saisie de l'esprit d'un
genre particulier. Pour Thucydide sont αισθανόμενοι
(aisthanomenoi) les gens de bon sens, ceux, traduisent E. G. T. Liddell
et G. Scott, qui sont en pleine possession de leurs facultés; à quoi Xénophon
ajoute une nuance de finesse, et Aristote de promptitude. C'est dire que, pour
que l’aisthésis ait lieu pleinement, il faudra que son objet soit clair,
détaché, bien articulé, comme une forme géométrique ou anatomique. Ainsi
régnera-t-il, entre celui qui perçoit et ce qu'il perçoit, une distance, un
certain désintéressement théorétique, en tout cas une absence de consommation
immédiate, qui permettra précisément la vue et l'audition globales et
objectives : αίσθάνει (aisthanei, tu
as raison, tu vois les choses comme elles sont), dit un personnage d'Euripide.
Ce sera l'occasion d'une harmonie tonifiante entre deux harmonies, celle du
sujet, celle de l'objet, en un sentiment de plaisir fait de mesure et d'éveil.
Tout cela est grec, et renaissant.
Quand, en 1750, Alexander Baumgarten choisit Aesthetica pour
titre d'un de ses ouvrages, l'Occident avait encore trop de cohérence, il
apparaissait suffisamment à tous comme le monde abouti, pour que l'auteur de ce
néologisme, tiré de l'adjectif αίσθητικόζ
(aisthètikos, percevant et perceptible par les sens intellectualisés),
se fasse aucun scrupule. Comme la plupart des gens de son époque, Baumgarten
distinguait certains objets plus aptes que d'autres à nourrir l'expérience
qu'il avait bien reconnue dans le terme d'aisthèsis; ces objets
ordonnés, composés, parlant à la fois aux sens et à l'esprit, répondaient pour
lui à cet autre concept occidental : celui de beauté (τό κάλλοζ, le kallos
grec); et les objets beaux procuraient un plaisir désintéressé, la
jouissance esthétique; c'était si vrai qu'il y avait même une activité humaine
se donnant pour but de produire des objets de cette sorte : l'art; enfin, l’aisthèsis
parfaite supposant une éducation, une culture, l'art était affaire de goût,
de bon goût. Le choix de mot de Baumgarten répondait à des idées si bien reçues
dans la société ambiante, qu'il fut ratifié tant par les simples que par les
doctes. Encore aujourd'hui, lorsque l'homme de la rue dit d'une chose qu'elle
est « esthétique », cela signifie qu'elle correspond à l'idéal occidental où
perception compréhensive, art, beau, goût, plaisir désintéressé sont à traiter
d'une haleine.
Or c'est justement cette simplicité et cette confiance qui font
actuellement problème, et qui peut-être ont toujours fait problème pour les
vrais créateurs, même dans le monde occidental. En tout cas, il n'est plus
évident à beaucoup d'artistes actuels que le beau soit une expérience
universelle de l'être humain, à moins de le détourner profondément du kallos
grec, et donc aussi de l’aisthésis. Il est moins évident encore que
l’art ait pour objet le beau, ni qu'il poursuive le plaisir, même épuré, ni
qu'il soit une affaire de goût. Une bonne sculpture mundugumor est assurément
de l’art, et même de l'art majeur, sans entrer dans aucune de ces catégories.
On voit à quelles difficultés nous affronte le terme
d'esthétique. Du temps où art, beau, plaisir et goût s'impliquaient
mutuellement, c'était là une innocente définition nominale, permettant de dire
plusieurs choses en un mot. Aujourd'hui, le même emploi apparaît, à certains
moments, comme un coup de force, qui lie ce que beaucoup voudraient prudemment
distinguer.
On comprend donc que l'on propose parfois de rejeter le terme.
En effet, si l'on veut parler de l'art dans toute son extension, et d'une
manière telle que la notion s'applique aux arts extra européens et à l'art
d'aujourd'hui, mieux vaut dire sans doute qu'on fait une « philosophie de l'art
», une « théorie de l'art », une « histoire de l'art », etc., plutôt que de
parler d'esthétique. De même, et là c'est chose faite, on ne parlera plus
d'esthétique industrielle, mais d'industrial design, parce que la
qualité humaine des produits de l'industrie tient bien plus à leur richesse
sémantique qu'à leur esthétique au sens traditionnel; celle-ci les banalise
dans la plupart des cas. Semblablement, quand il s'agit de déchiffrer le sens
des œuvres d'art, de les décoder, de les lire, mieux vaudrait peut-être parler
de sémantique, ou, si l'on insiste sur leur mystère, d'herméneutique.
Mais, outre que les mots ont la vie dure, ces deux derniers
exemples nous préviennent que le terme d'esthétique peut encore rendre d'autres
services que de désigner l'expérience plus ou moins étroite qu'est la jouissance
esthétique. Voyons en effet les approches différentes qu'Ulya Vogt-Göcknil
et Erwin Panofsky font de l'architecture. L'initiateur de l'iconologie montre
comment les mêmes « habitudes opératoires » se retrouvent dans le gothique
rayonnant et dans la « haute » scolastique : division d'un tout en parties et
en parties de parties, prédominance des partitions tripartites, recherches des
solutions sous formes de pro, contra, respondeo dicendum, etc. Il s'agit
ici de logique, de structuralisme, non d'esthétique. Mais Vogt-Göcknil, elle, aborde
la cathédrale en lisant le message que nous communiquent ses divers taux
d'horizontalité, verticalité, ouverture, fermeture, c'est-à-dire en traduisant
la manière dont elle informe notre sensibilité. Selon cette approche, l'édifice
transmet une véritable information plastique, dont l'étude revient à une
sémantique (ou herméneutique) plastique. Mais, comme le même
phénomène de communication joue également en poésie, en peinture, dans la
danse, au cinéma, dans les objets courants, où des messages nous parviennent
aussi à travers la structure sensible, l'adjectif « plastique » s'avère
trop étroit, et on voudrait parler, dans tous ces cas, d'information
esthétique et de sémantique esthétique. On ne garde alors du mot
grec que son sens tout à fait fondamental - « perçu par l'ensemble de nos
facultés » -, sans les connotations culturelles mêlant plaisir désintéressé,
vue globale et goût. C'est également l'emploi que fait Jean Guiraud quand il
parle de la perception esthétique de l'espace, [cf. ESPACE (Esthétique)], pour désigner une
sorte de culmination perceptive mobilisant toutes les ressources de notre être.
De cette situation ambiguë d'un vocable dont les racines
imaginaires et sentimentales remontent à vingt-cinq siècles, ressort maintenant
l'économie du présent ensemble d'articles. Trois études s'attachent à explorer
la discipline esthétique telle qu'elle s'est constituée et développée depuis
Baumgarten : Mikel Dufrenne montre sa structure et sa problématique
interne ; Daniel Charles en fait l’histoire, depuis les Grecs, qui en
sont les vrais initiateurs; Anne Souriau en donne un échantillon en déployant
le système des catégories esthétiques. Puis une étude d'Henri Van Lier
quitte l'esthétique comme discipline constituée pour s'attacher aux expériences
auxquelles s'applique encore l'adjectif : l'information esthétique, la
culmination esthétique, la jouissance esthétique. Enfin, un dernier article du
même auteur présente l’industrial design, traité ici à cause de
l'habitude, qui a perduré en France, de parler d'esthétique industrielle.
Mais ce hasard ne sera pas dépourvu d'intérêt. Si l’esthétique
- mot et chose - a actuellement mauvaise presse, et s'il est vrai que l'on
assiste à une mise en question des connotations de l’aisthésis grecque,
c'est l'objet industriel qui en donne la raison. Directement, c'est lui qui a
configuré autour de l'homme contemporain un nouvel espace et un nouveau temps,
où l’aisthésis classique est devenue quasi impossible. Indirectement,
c'est lui qui, en provoquant une mutation générale des systèmes de valeurs,
donc un changement de civilisation, contraint à concevoir toute civilisation
comme un système de signes, dans une perspective plus sémiologique
qu'esthétique. L'industrial design n'est donc pas un sujet spécialisé,
comme on le croit parfois encore en France, pays de la parole. Pour les Nordiques,
les Anglo-Saxons, les Italiens, les Japonais, c'est à son instigation que sont
nés les courants artistiques récents, op'art et pop'art. C'est
aussi autour de lui que se renouvellent, parfois jusqu'à se renier, les thèmes,
la notion, les motivations inconscientes de la traditionnelle esthétique.