1. La délimitation
2. Surface et profondeur
3. L'indépendance
4. La sculpture et l'art
Qu'elle soit de dimension réduite, comme les amulettes dont on
joue dans la main ; ou se dresse à notre taille, comme la ronde-bosse
classique ; ou nous domine, quand elle prend la forme du monument, menhir
ou dolmen ; dans tous ces cas, la sculpture exige qu'on en fasse quelque
peu le tour. Par opposition à l'architecture, masse englobante, et à la peinture,
surface étalée et impondérable, elle est englobée, elle est un centre, un
certain volume que l'on contourne et embrasse (pénètre) au moins virtuellement.
Même les reliefs, hauts et bas, ne se soustraient qu'en partie à ce caractère,
et c'est alors, qu'on s'en réjouisse avec Adolf Hildebrand ou qu'on le regrette
avec Herbert Read, en glissant à l'effet pictural.
Et cela indique la place de la statuaire dans le système des
arts. Elle n'a pas à être la matrice agrandie que demeure l'architecture,
enveloppante même quand elle travaille à ciel ouvert. Elle n'a pas non plus à
se livrer à toutes les fantaisies des « identifications secondaires »
auxquelles se prête la volatilité de la peinture. Et cependant elle ne pratique
pas la proximité du corps à lui-même qu'exerce la danse. Chose tangible, alors
que la peinture est « chose mentale », chose rencontrée, alors que la
danse nous possède, la statue, comme l'objet technique dont elle est la sœur,
engage directement la structure de l'organisme.
1. La délimitation
On peut concevoir l'acte de sculpter comme une spécialisation à
l'intérieur de l'acte de fabriquer des outils. Quand un artisan des cavernes
fait une masse ou une flèche, il approprie un morceau de nature au circuit
d'échanges que fait le corps avec l'environnement. Comme l'a montré André
Leroi-Gourhan, cette pratique suppose des actions différées dans la confection
de l'outil, dans son adaptation à ses tâches, mais aussi dans les rapports
qu'il entretient avec les autres outils, pour former un monde technique,
préfigurant le langage, ou le supposant. Mais toutes ces relations ne sont pas
purement opératoires. L'artisan y exerce les rythmes fondamentaux de son corps;
il s'y donne aussi une image de ce corps ; bien plus, au contact de
l'articulation langagière de l'outil, son corps lui-même se distribue en
signes. Les deux aspects, d'opération et d'identification, sont liés. Quand
l'artisan accentue le premier, il fait un objet technique; lorsqu'il retient
principalement ou exclusivement le second, il sculpte.
Mais il y a également un sens à concevoir, en retour, la
technique comme une extension de l'acte de sculpter, un peu dans l'esprit où
Gaston Bachelard disait que la gastronomie a précédé la cuisine. En fait,
insiste Jacques Lacan, le corps humain fait problème. Alors que l'animal, souvent
adapté dès sa naissance, tient dans un circuit d'actions et de réactions où il
est tout entier impliqué, en sorte que, s'il perçoit son corps, il n'a pas
besoin d'en avoir à proprement parler une image, l'homme au contraire,
demeurant de longs mois dans l'impotence et l'incoordination motrices, est
contraint de mettre à profit ses dispositions cérébrales pour en quelque sorte
s'anticiper dans l'imaginaire. Et la sculpture, qui n'est pas seulement le
brassage ludique d'une matière, ni sa configuration utilitaire, mais justement
sa configuration disponible, est une possibilité primordiale pour celui qui
taille, perce, modèle, gratte, polit, repique, tourne, éventre, arrache, de se
définir, de (re)venir à soi du bout de son geste, grâce à un vis-à-vis auquel
il donne des contours généraux et partiels. Conjuguant, comme le dit Read, la
vue du corps d'autrui et la kinesthésie du corps propre, la statue veut être
d'abord, en un sens plus direct que les autres arts, une image, une
ressemblance (sens premier d'imago, remarque Littré), une identité rencontrée
(c'est-à-dire dans l'inversion de la droite et de la gauche), à condition de
comprendre que ce n'est pas elle qui est faite à la similitude de son auteur,
mais lui à la sienne.
Cependant, l'insignifiance corporelle ne serait pas assez
vaincue par l'imaginaire seul. Laissée à soi, l'image, en même temps qu'elle
confirme, absorbe celui qui s'y mire ; d'autre part, agissant par impact,
elle comporte toujours des lacunes. Il n'y a donc de saisie véritable du corps
que si ces portions imaginées sont encore assumées dans le seul système
complet, celui du langage. C'est parce qu'il manque ou refuse l'arbitraire du
langage, et donc son universalité, que le schizophrène garde un corps
lacunaire. Aussi l'acte sculptural tend-il à déployer l'image en une
systématique plus ou moins langagière : et cela assurément dans les
parties désignables de l'anatomie gréco-renaissante, mais également dans les
éléments agrégatifs de la sculpture primitive, toujours coextensive à un discours
(témoin celui des Dogons sur leurs masques), comme dans les éléments
fonctionnels que sont les « développables » de Pevsner ou les « bâtons
de rouge obélisques » d'Oldenburg, dont l'articulation correspond aux
langages, ou plutôt aux écritures, de la mathématique et de la représentation
industrielle. Ainsi, s'occupant d'un corps qui doit être lointain (médiat) pour
être proche, le sculpteur renvoie à l'artisan, comme tout à l'heure l'artisan
renvoyait au sculpteur.
On voit alors en quel sens la sculpture, plus que les autres
arts, est sexuelle. Elle poursuit l'affrontement d'un vis-à-vis, auquel elle
tente de s'appliquer visuellement et tactilement membre à membre : d'où l'importance
accordée à la grandeur, aux modules, aux proportions, et cela en Afrique et en
Océanie comme en Grèce ou à la Renaissance ; d'où encore le caractère organique
des sculptures, même les plus abstraites. Et cet affrontement ne réussit jamais
mieux que dans la nudité, en sorte que le vêtement est le plus souvent absent,
ou bien traité de manière à désigner encore les membres (sauf quand le baroque
cherche l'effet pictural). En outre, le travail du sculpteur, qui est de
modeler ou de tailler, est par lui-même l'exercice le plus attentif de la
thématique et de la pratique sexuelles du concave et du convexe. Mais surtout,
un courant important de la psychanalyse nous a appris à voir dans la sexualité
l'articulation périlleuse entre un corps biologique, un corps image et un corps
signe.
2. Surface et profondeur
Pourtant, il n'y aurait pas véritablement de corps s'il n'y
avait que ces délimitations et distributions. En même temps que des contours,
des parties et des mouvements - une kinesthésie -, l'organisme est une cénesthésie
profonde, une relation dynamique d'un dedans et d'un dehors. Tel est le volume
dont parle Read : capacité d'occuper l'espace. Ainsi, pour achever de se donner
un corps, l'homme sculptant tend encore à susciter un volume, qu'il rencontre
et qu'il pénètre, et aussi qu'il remplit et dont il se remplit, en une confirmation
réciproque à distance. Sur ce point, le sculpteur se sépare de l'artisan, qui,
attentif à des séquences opératoires, n'a pas cette préoccupation.
D'où la volonté, notée par Auguste Rodin, que chaque portion de
la surface sculptée manifeste le volume, dilaté en Grèce et à la Renaissance,
comprimé au Mexique, fluidifié en Nouvelle-Guinée, mou et doux (soft)
chez l'Américain Oldenburg, gras (fett) chez l'Allemand Beuys. Mais,
positive ou négative - et les volumes négatifs brisent avec la Renaissance plus
que le cubisme -, c'est toujours une intensification. Et celle-ci suppose une
structure (par exemple, un certain taux de courbure) des différentes faces qui
fait qu'elles s'anticipent perceptivement, deviennent « grosses »
perceptivement les unes des autres. Ainsi, la présence du volume se conjugue
avec la différenciation de l'image et du signe, au point de postuler,
probablement dans toute sculpture, la tension d'au moins deux volumes. Une tête
d'Egypte ou d'Ifé, apparemment d'une seule venue, tient dans l'engagement
(astreint) d'une cavité crânienne et d'une cavité buccale ; tel guerrier
d'Egine est l'articulation (forcée) d'un tronc et d'un bras, d'un tronc et
d'une cuisse ; si bien qu'un torse de Brancusi évoque cette présence par
la jonction (réluctante) de trois cylindres. De la poursuite des volumes
positifs ou négatifs découle également le souci habituel de faire intervenir
dans la structure de l'œuvre son poids, dont on augmente, diminue ou nie
l'impression. La perception pondérale, par le toucher ou par l'anticipation de
la vue, a pour caractéristique de saisir l'objet entier, remarque Nogué, intérieur
y compris.
A l'occupation de l'espace se rattache encore l'importance de
la matière. Le nylon de Gabo, désubstantialisé, convient à des volumes relationnels
(masse = énergie = courbure d'espace). Au contraire, dans les civilisations
fidèles à l'idée de la nature, la matière se présente d'ordinaire comme
substance (sub-stare, c'est-à-dire « être dessous »), dont la taille,
découvrant la transparence, les veinures, le grain, manifeste à la fois
l'approche et la poussée. Assurément, dans le cas du bronze ou de la terre
cuite, il n'y a pas de bloc initial magique, mais la substance continue à
déborder dans les accidents de la cuisson, de la fonte ou du traitement final,
que recommande Rodin. Restent les cas où le matériau est dissimulé par un
revêtement. Il s'agit parfois d'une poursuite directe du volume par la
structure colorée, sans passer par un effet de matière ; ainsi, Giacometti
confie à Jean Clay : « La couleur, je suis pour [...]. A la fonderie,
j'ajoutais des teintes chair à mes bronzes. Tous les ouvriers qui défilaient
devant me disaient qu'elles devenaient plus rondes » ; et sans doute les
brillants et les couleurs que les Grecs mettaient parfois sur leur marbre
poursuivaient des buts semblables, assez éloignés d'un réalisme banal. Mais,
dans bon nombre de cas, les revêtements anciens cherchent eux-mêmes l'effet
substantialisant : soit qu'ils attisent des matériaux déjà vivaces, comme
l'émail des yeux et le cuivre rouge des lèvres sur les bronzes étincelants
(désoxydés) de la Grèce ; soit qu'ils aient précisément pour but de
vivifier un matériau exsangue, comme les patines sur les bois pâles de
l'Afrique ou la couleur sur le calcaire des Egyptiens.
Enfin, l'importance du volume fait comprendre comment un
système sculptural se définit d'abord par la relation qu'il établit entre le
plein et le vide. Les taux et les rythmes du concave et du convexe intéressent,
outre le geste du sculpteur, l'occupation de la statue par lui et de lui par
elle. A l'époque romane, les artistes excluent quasiment le vide pour faire
peser le plein. Les Grecs l'accusent pour faire déborder le plein. Chez Henry
Moore, vide et plein s'enroulent pour mettre le spectateur à la fois à l'entour
et au-dedans du volume. Chez Gabo, les fils de nylon tendent le vide, devenu le
véritable plein. Chez Oldenburg, la dépression crée un mixage de vide et de
plein, celui du chocolat glacé, dressé et fondant, comme une ville moderne.
D'autres solutions définissent d'autres cultures, telle la stratification
mexicaine réduisant le vide à la jointure comprimée de volumes géologiquement
imbriqués.
Ainsi, essence et existence, toute sculpture est un centre qui
sollicite l'environnement, pour l'envahir ou le recueillir. Tels
l'« espace-milieu » et
l'« espace limite » dont parle H. Focillon, qui a bien vu que c'était
à ce propos qu'intervenait la lumière sculpturale, rejaillissant sur un modelé
brusque dans le premier cas, reposant sur un modelé égal dans le second. Il est
vrai que cette résonance entre la statue et le milieu est si fondamentale
qu'elle peut devenir le thème de l'œuvre : dans le Square de Giacometti
(1948-1949), l'essentiel a lieu entre les cinq passants ; de même qu'au
jardin zen du Ryôan-ji, près de Kyoto, la signification tient dans ce que les
Japonais appellent ma, c'est-à-dire dans l'intervalle entre les quinze
blocs de pierre. Mobiles et stabiles de Calder sont des intervalles en
exploration.
Les vertus du volume viennent se joindre et culminer dans les
statues de fécondité. Car celles-ci ne sont pas telles seulement parce qu'elles
accentuent des organes génitaux ou montrent des parturitions, mais aussi parce
que, dans leur nature de centre débordant, elles sont sources tout simplement.
Du reste, l'énergie sculpturale n'est pas toujours génésique : les kouroi
de la Grèce, le Colleone de Verrochio, les soldats du Bénin sont des
accumulateurs d'énergies guerrières. Déjà liée à la sexualité en tant qu'articulation
du corps et de l'image, du corps et du signe, la sculpture l'est donc aussi du
fait que son occupation de l'espace lui confère le caractère indéfini, infini,
de la pulsion. Du fait aussi que sa capacité de porter une charge la réfère aux
deux concepts psychanalytiques d'investissement et de liaison.
Héphaïstos, dieu sculpteur, aurait été, pense André Green, le dieu grec de la «
liaison ».
3. L'indépendance
On ne confondra pas cependant les identifications entre
sculpture et spectateur, entre sculpture et environnement avec une intimité. Le
centre intensifié, en même temps qu'il rayonne, se distancie, se clôt, se
dérobe, fascine. « Ce n'est pas psychologique, la solitude, on n'y peut
rien. Elle existe dans l'espace. Votre tête, là, maintenant, quand je la
regarde qui émerge dans le vide sur ce fond de ciel », dit encore
Giacometti à Jean Clay.
C'est pourquoi dans toute sculpture il y a une idole qui
sommeille. Plein ou vide, le centre est un dieu, disposant autour de soi la
danse sacrée ou la procession. Le veau d'or était une statue, et, dans la
querelle des images, c'est la sculpture qui est d'abord et nommément désignée :
« Ne te fais pas de chose sculptée, ni de similitude quelconque » (Exode,
XX, 4).
Et, du coup, le sculpteur, auteur de tant de prestiges, est à
son tour quelque peu divin, sachant que Dieu, dans la Bible, n'a pas fait mieux
que « de prendre du limon de la terre, et d'y modeler un être à son image
et à sa ressemblance » ; les Amérindiens ajoutent : et de le cuire au
four. La peinture est démiurgique; elle conçoit des mondes et des mises en
scène, proche par là du théâtre, qui est l'art non de la parole (l'éloquence),
ni du geste (la danse), mais des lieux où l'on parle, l'art des instances. La
sculpture n'est pas mise en scène, sauf, et encore avec étroitesse, quand elle
devient picturale et théâtrale, dans les reliefs des Panathénées, de Borobudur
ou des portes du Baptistère de Florence. Plutôt que démiurgique, elle est
prométhéenne - Prométhée est l'autre dieu sculpteur de la Grèce -, cherchant à apporter
à un corps mort le feu du ciel. « Parle », aurait dit Michel-Ange à
son Moïse.
On voudrait donc inscrire l'activité sculpturale dans la
satisfaction véhémente de la pulsion de vie, en lutte contre la mort. Mais le
Dogon qui sculpte ses masques, l'Egyptien qui dresse ses effigies s'y
abandonnent en même temps qu'ils s'y défendent. Cette satisfaction simultanée
de la pulsion de vie et de la pulsion de mort, qui apparente une dernière fois
la sculpture à la sexualité - et à l'ambiguïté du phallus - , trouve sans doute
son commentaire dans la huitième des Elégies de Duino, où Rilke
distingue l'animal, qui vit dans ce qu'il appelle l'Ouvert, sans but, sans
avenir, donc sans la mort, « voyant Dieu », et l'homme, qui toujours
vit pour la mort, parce que « ses yeux se placent autour de la Créature
comme des pièges, en cercle autour de sa libre issue ».
4. La sculpture et l'art
S'attachant à la « ressemblance » dont parle Alberti
dans son De statua, mais tout autant Gabo inaugurant le constructivisme
à partir de formes féminines, la sculpture tend à réaliser, chez l'enfant qui
modèle le sable mouillé ou le berger provençal qui taillait ses santons, les
caractères de la forme vivante, source de jouissance esthétique.
Seulement, dans cette correspondance organique, elle engage si
nativement l'image, le signe, le volume du corps humain, qu'elle est encline à poursuivre
la culmination esthétique, débouchant sur l'universel, le radical, le primitif.
La peinture, plus mentale, glisse sans remords, à côté de ses avancées majeures,
à des activités mineures de décoration ; du reste, elle l'a emporté sur la
sculpture là où la décoration devenait envahissante, comme dans l'Europe
d'après la Renaissance.
Cependant, seule vraie « voix du silence » - « le
sentiment de la profondeur engendre le silence, noie les objets dans le silence »,
note Giacometti -, la sculpture est moins portée aux mises en question, où la
peinture excelle. Comparés à la diversité et à l'audace des espaces picturaux,
les espaces sculpturaux sont beaucoup moins nombreux et moins contrastés.
Tantôt ils confortent des cultures de la stabilité (Afrique, Egypte, Grèce),
tantôt ils fascinent le regard sur quelque chose de si profond qu'ils échappent
presque à la particularité des civilisations (Vénus préhistoriques, xoana,
Pietà Rondanini, femmes couchées de Moore). De même, les dires et les
écrits des sculpteurs frappent par leur unanimité d'un bout à l'autre des
continents et des siècles.
Aussi, à un moment où l'industrie, en substituant des processus
aux objets, a déplacé tous les systèmes d'identification de l'organisme, le
dispersement de la sculpture évoque un désarroi général : celui qui se traduit
dans la montée de la schizophrénie, comme aussi dans la volonté, exprimée de
divers côtés, de substituer à l'esthétique de la profondeur une esthétique des
surfaces, à laquelle le peintre (ou le sérigraphe) est peut-être mieux préparé.
Deux questions se posent alors. La sculpture, comme invitent à le croire
certains de ses avatars urbanistiques, est-elle capable de se muer de centre en
grille, en balise, en relais ? Et les transparences et décompressions
structurelles et figuratives qu'elle favoriserait ainsi garantiraient-elles à
l'homme une « image signe » suffisamment ferme pour lui assurer un
corps et un monde ? Il faut verser à ce dossier le fait que des
civilisations aient pu prospérer sans quasiment de sculpture, comme l'Islam.
C'est donc qu'elle n'est pas le seul médium de ce que E. T. Hall appelle la «
proxémique » du corps humain.