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Texte de l'auteur (5 pages) en PDF
 


ANTHROPOGÉNIES LOCALES
 


CONTRIBUTIONS À ENCYCLOPAEDIA UNIVERSALIS (1968 - 1972)
 


L'ESPACE PICTURAL
 


1. Les pouvoirs

La tache et le trait

Le plan

2. Les fonctions

 
 

Chacun des arts est l'exercice d'une des relations fondamentales entre l'homme et le monde. Ainsi, nés dans une matrice dont nos fantasmes gardent le souvenir, nous trouvons dans l'architecture, espace englobant, une matrice agrandie et différenciée à la mesure de nos actions. Prématurés, incapables durant de longs mois de nous nourrir, de nous vêtir, de nous mouvoir, nous sommes portés, par nos dispositions cérébrales, à nous chercher forme et consistance dans des doubles, dont l'animal, plus vite adapté, n'a que faire : et la sculpture, espace englobé cette fois, nous fournit des doubles particulièrement efficaces. En ce sens, l'architecture est prénatale, la sculpture néonatale.

La peinture, elle, vient après. Et il ne s'agit pas tant, pour Hegel comme pour nous, de sa place dans l'ordre d'apparition des arts, problème insoluble et peut-être mal posé. Mais, n'étant ni englobante ni englobée, toujours étalée, toujours proposée devant celui qui la fait ou la regarde, elle concerne un stade ultérieur du développement humain, celui que les psychanalystes et les généticiens ont caractérisé par les identifications secondaires, où les enveloppes et les répondants de chacun s'éloignent de plus en plus de la présence immédiate du corps, pour se déployer dans l'imaginaire et le symbolique, coextensifs à la culture. Qu'elle articule la perspective du Sacre de Napoléon ou qu'elle consiste en quelques taches et traits sur un support, la peinture, par sa nature même, est chose mentale, cosa mentale, comme l'a dit Vinci, qui a ainsi marqué à la fois sa fluidité et sa fantaisie, sa capacité analytique et systématique, et, malgré cela, son attachement au monde, si l'on prend cosa au pied de la lettre.

 

 

1. LES POUVOIRS

 

    1A. La tache et le trait

 

La tache et le trait n'invitent pas à distinguer en eux une matière et une forme, ainsi qu'il advient pour la statue et le bâtiment, pour le corps du danseur, pour la trace ou l'empreinte. Jusque dans les peintures dites de la matière, ils se subtilisent en qualités visuelles, intangibles, impondérables, et donc en quelque sorte immatérielles. Mais, en même temps, ils demeurent en référence perçue avec l'environnement, par opposition à ce qui se passe en musique ou en littérature. Pelliculaires et visibles, ils sont tout à la fois immatériels et « mondains ».

Il en va de même de l'acte qui les pose. Car il leur correspond un geste, ce qui n'est pas le cas en musique ou en littérature ; un geste opératoire, à la différence de la danse ; mais un geste qui n'est pas vraiment ouvrier comme celui du sculpteur et du bâtisseur. D'où suit le statut des instruments de la peinture, « mondains » et mentaux eux aussi : « pinceaux légers », dont parle Vinci, doigts de la main agissant séparés et comme lointains, dont l'Orient a fait la théorie.

Aussi, au bout de ces instruments, taches et traits se déplacent avec la plus grande aisance, tantôt ici, tantôt là. Le sculpteur et l'architecte sont ralentis dans la réalisation de leur Œuvre par la masse de la pierre ou du métal ; le danseur soulève son propre poids ; l'écrivain peine devant tout le réseau phonologique, morphologique, syntaxique de la langue ; le musicien même demeure pris dans le filet serré que tissent, quel que soit le système, les exigences de l'accord. En peinture, rien ne s'oppose d'emblée à ce que n'importe quel trait ou quelle tache viennent jouxter, fuir, recouper, recouvrir n'importe quels autres. Et cependant tout cela reste physique, n'est pas seulement un rêve. Le peintre est démiurge. Il ne se contente pas d'aménager le monde ; il n'en crée pas non plus un autre à côté. Il en fait un autre dans celui-ci, il refait celui-ci.

Et ce nouveau monde est d'une variété étonnante, parce que : 1. la tache et le trait ont des propriétés contradictoires : la première, rêve fluide, le second, bâti articulé ; 2. ils peuvent devenir signes, figurer, représenter, confrontant le réel et l'intentionnel ; 3. il leur arrive même de jouer le rôle de purs signifiants dans les écritures phonétiques. Ces trois pouvoirs sont exploités par la calligraphie chinoise et par nos calligrammes. Mais n'importe quelle peinture joue nécessairement des deux premiers. Car le trait et la tache, si purs soient-ils, tendent à proliférer en figurations de toutes sortes, comme le montre le test projectif de Rorschach. Et, en retour, quand ils représentent, ils ne peuvent s'empêcher de s'exhiber eux-mêmes comme événements : une insistance de notre regard, et le ciel redevient une tache de bleu ; l'arête du nez, un trait lumineux ; le rayon dans la pupille, une touche en ressaut.

Cette ambiguïté et cette volatilité expliquent que la peinture soit combinatoire, et d'une manière qui ne nous soustrait pas à l'espace, comme le développement musical, mais nous y assure, bien qu'en le transposant, ou en le décalant. Et ce n'est pas seulement que traits et taches s'attirent et se repoussent, se mesurent en une dialectique graphique et colorée dont les graffiti sur les annuaires téléphoniques donnent un bon exemple. L'hésitation entre leur statut d'événement, d'icône et de signe pur les prédispose à toutes les formes de la topographie : directe lorsqu'ils s'étendent sur le lieu même qu'il s'agit d'organiser (art des cavernes, selon Leroi-Gourhan) ; indirecte lorsqu'ils proposent des relevés (déjà la constellation d'Orion sur un tapa de la Terre d'Arnhem), des schémas (planches d'anatomie ou de machines à la Renaissance), des mises en scène visualisant les relations sociales (dessins d'enfants ou processions de Gentile Bellini). La peinture est, par excellence, l'art du « comme si » et du « pourquoi pas ».

Mais cette combinatoire universelle, qu'anime une interrogation presque scientifique sur la réalité - ou le peu de réalité - de toute apparence, est en même temps une démarche de fascination. Le surréalisme semble connaturel à la peinture. C'est que, par leur mode d'être pelliculaire, la tache et le trait forment une apparition immobile et hypnotique, plus que la statue et l'architecture qu'on explore, plus que le tapis ou la broderie dont l'épaisseur reste habitable au toucher. C'est aussi qu'en raison de leur ambiguïté ce ciel, véritablement, m'y boit sous les espèces d'un bleu, ce nez me frappe de la foudre d'un trait, cet Œil m'empale sur une goutte d'huile. Tout art fascine quelque peu, mais seul un peintre pouvait intituler sa démarche : « les mécanismes de fascination ».

Ainsi, au spectacle de la peinture, le corps de l'observateur devient tout entier irréel sans cesser d'être physique; corps présent à force d'être absent ; ou plutôt corps dont la présence consiste à se jouer comme le lieu d'articulation (bien avant tout foyer de perspective) des innombrables chevauchements qui, dans la tache et le trait, courent d'un bout à l'autre du réel et de l'imaginaire, du réel et du signifié, du signifié et du signifiant, du signifiant iconique et du discours.

 

    1B. Le plan

 

Cependant, en parlant de la sorte, nous n'avons pas encore considéré l'endroit où la tache et le trait prennent place. Frontalement résistant et latéralement glissant, le support pictural confirme le caractère immatériel et « mondain » de la peinture. Mais, aperçu et cherché comme tel, il devient en plus un plan.

Or, le plan, c'est d'abord l'évidence. Il ne dissimule rien de soi et s'expose, se propose plus encore que la tache et le trait. C'est le lieu des trajets réversibles de l'Œil, où J. Nogué voyait la condition du contrôle et de l'appropriation idéalistes. Et, comme le volume s'y définit par la surface, la surface par la ligne, la ligne par le point, le plan fournit le repérage le plus parfait. Sans doute le cadre ne lui est pas indispensable, ainsi que le prouvent certains rouleaux chinois et les Œuvres ouvertes contemporaines. Il tend néanmoins à la délimitation, à la partition, et aucun autre moyen ne fournit pareil sentiment d'intuition et de référence, comme les « Renaissants » y ont insisté.

Mais cette sécurité est fausse. Car, saisis dans le plan, happés par lui, le point, en retour, s'échappe en ligne, la ligne en surface, la surface en volume, et les différents systèmes de la perspective (linéaire, courbe, inversée, etc.) sont des exploitations particulières de cette virtualité. En sorte que toutes les ambiguïtés et les interrogations déjà inhérentes à la tache et au trait ressurgissent ici, mais redoublées. Dès qu'elle tient compte du plan - et elle semble l'avoir fait là où l'agriculture commençait à s'occuper de cadastre et où sont apparus les intervalles abstraits de l'écriture -, la peinture, à travers l'Egypte, la Grèce, la Chine, la Renaissance, tend à devenir, progressivement, non seulement interrogative et réfléchie, mais réflexive, c'est-à-dire qu'elle s'interroge sur le monde et sur soi.

A cet égard, elle précède même la littérature, seule à partager vraiment avec elle la réduplication et le retour. La peinture de la peinture - qu'on trouve dans les Ménines de Vélasquez, mais aussi (quoique autrement) dans le parti analytique de presque toutes les Œuvres dites abstraites - démasque l'intention picturale de façon plus directe que le théâtre du théâtre ou le roman du roman ne démasque l'intention littéraire dans Hamlet ou Les Faux Monnayeurs. Quant à la théorie, il a fallu attendre Hölderlin et Mallarmé pour que des écrivains s'interrogent sur leur discipline avec l'audace et la méthode que Vinci y avait apportées dès le XVIe siècle. Depuis Degas, c'est la peinture qui préfigure, presque à chaque coup, la mutation qui nous conduit à une civilisation précisément réflexive. Et, maintenant que l'industrie a ébranlé ses motifs, ses média, son geste, elle se maintient, paradoxalement, dans les Joconde multipliées d'Andy Warhol, sous la forme d'une peinture d'après la peinture, réfléchissant sa retraite comme elle avait, pendant quatre siècles, réfléchi son triomphe.

 

 

2. LES FONCTIONS

 

Ainsi, d'où qu'on la prenne, la peinture c'est l'écartèlement sémiologique. Et cela fait sa mission exploratoire. Aucun autre moyen ne permet - du moins si on se refuse à quitter le perçu - de démonter, remonter, compléter, truffer pareillement l'un par l'autre le réel, l'image, le symbole ; aucune technique n'oblige davantage le sujet à prendre parti à l'égard d'un plus grand nombre de modes de l'objectif et du subjectif, comme le démontre familièrement la puissance d'investigation psychologique de la graphologie, qui consiste précisément à traiter l'écriture comme une peinture.

Cet écartèlement justifie aussi que la tache, le trait, et s'il y a lieu le plan, ont une tendance invincible (depuis les dessins d'enfants jusqu'aux schémas industriels) à remplir une fonction esthétique, à devenir peinture, alors que la parole ne devient pas fatalement poésie, ni le son musique, ni la pierre taillée sculpture, ni le corps mouvant chorégraphie. Tout se passe comme si les couches significatives et réelles des éléments picturaux étaient trop éloignées l'une de l'autre, et que le sujet se voyait contraint de recourir au rythme sensible pour les ajuster, entreprise où la légèreté picturale lui vient en aide. A moins qu'on ne dise que tout être humain est au départ écartelé entre le réel, l'imaginaire et le symbolique, et que, mis en présence de la peinture, il ne saurait manquer cette occasion - en tout cas dans nos cultures abstraites - de les accorder par un effet de phase. Or telle est bien l'essence du plaisir, et, puisqu'il n'y a pas consommation, du plaisir esthétique.

Enfin, l'écartèlement sémiologique éclaire les mécanismes de la peinture là où elle joue le rôle d'art majeur, c'est-à-dire d'un rythme qui veut non seulement satisfaire la pulsion de vie, mais réconcilier la pulsion de vie et la pulsion de mort dans la culmination esthétique. Comme l'a montré Foucault, Ceci n'est pas une pipe, de Magritte, provoque de telles déhiscences entre signifiants et signifiés, entre signes iconiques et signes linguistiques, entre représentation et morceau de peinture-là, que la rhétorique ainsi mise en branle ne souligne plus aucun message particulier, mais fait éclater le mystère de la signification et de l'apparence en général.

En vérité, pour opérer de la sorte, la peinture n'a pas besoin du détour par le discours interne, ni même par un discours externe, comme celui que Jean-Louis Schefer a imposé à Une partie d'échecs de Paris Bordone dans Scénographie d'un tableau. Comme tous les arts plastiques, elle y parvient suffisamment en se disposant de telle façon que l'espace ne se banalise plus en formes, comme dans la perception et l'action ordinaires, mais au contraire que la forme déclenche l'espace, la « nappe » d'espace, dans un retour du perçu à la perception. Seulement, son ambiguïté sémiologique fait que la perception immédiate, totale, originaire ainsi obtenue se produit dans l'ordre de l'écran, de la balise, de l'irradiation, du dévoilement, bref de la stupeur de l'apparition.

Et l'apparition se distribue en des coupes qui sont les sujets picturaux des grands peintres, c'est-à-dire ces messages qu'ils nous transmettent, indépendamment de la fable représentée, par le seul arrangement de leurs lignes, de leurs couleurs, de leurs matières, de leurs touches, messages - ou plutôt optiques - qui chez eux ne nous communiquent pas seulement des projections subjectives, mais des lois d'univers. Et c'est sans doute un dernier effet de l'écartèlement sémiologique de la peinture que ces sujets picturaux aient été, dans l'Occident technique d'après la Renaissance, plus nombreux que les sujets sculpturaux, architecturaux, musicaux, chorégraphiques, et aussi variés que les sujets poétiques (à distinguer des thèmes). Leur dialectique forme la vraie histoire de la peinture comme art majeur : sécurité des aplombs de Giotto, espace négatif du Maestro dei Aranci, évaporation d'Angelico, convexité généralisée d'Uccello, compacité de Van Eyck, déflagration des plans entrecroisés de Tintoret, spirale créationniste de Rubens, perle spinozienne de la substance de Vermeer, clair-obscur de l'être et du néant de Rembrandt, géologie universelle de Cézanne, déflagration des plans parallèles de Picasso, invagination chez Braque, etc.

A travers cette histoire, la peinture fonde sans doute la perception visuelle, comme la sculpture fonde le toucher, comme l'architecture fonde la station, comme la poésie, selon Heidegger, est la fondation (Gründung) du langage.

 

 

Henri Van Lier

Contributions à Encyclopeadia Universalis, 1968-1972

 
 
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