1. Les pouvoirs
La tache et le trait
Le plan
2. Les fonctions
Chacun des arts est l'exercice d'une des relations
fondamentales entre l'homme et le monde. Ainsi, nés dans une matrice dont nos
fantasmes gardent le souvenir, nous trouvons dans l'architecture, espace
englobant, une matrice agrandie et différenciée à la mesure de nos actions.
Prématurés, incapables durant de longs mois de nous nourrir, de nous vêtir, de
nous mouvoir, nous sommes portés, par nos dispositions cérébrales, à nous
chercher forme et consistance dans des doubles, dont l'animal, plus vite
adapté, n'a que faire : et la sculpture, espace englobé cette fois, nous
fournit des doubles particulièrement efficaces. En ce sens, l'architecture est
prénatale, la sculpture néonatale.
La peinture, elle, vient après. Et il ne s'agit pas tant, pour
Hegel comme pour nous, de sa place dans l'ordre d'apparition des arts, problème
insoluble et peut-être mal posé. Mais, n'étant ni englobante ni englobée,
toujours étalée, toujours proposée devant celui qui la fait ou la regarde, elle
concerne un stade ultérieur du développement humain, celui que les
psychanalystes et les généticiens ont caractérisé par les identifications secondaires,
où les enveloppes et les répondants de chacun s'éloignent de plus en plus de la
présence immédiate du corps, pour se déployer dans l'imaginaire et le
symbolique, coextensifs à la culture. Qu'elle articule la perspective du Sacre de Napoléon ou qu'elle consiste en
quelques taches et traits sur un support, la peinture, par sa nature même, est
chose mentale, cosa mentale, comme
l'a dit Vinci, qui a ainsi marqué à la fois sa fluidité et sa fantaisie, sa
capacité analytique et systématique, et, malgré cela, son attachement au monde,
si l'on prend cosa au pied de la
lettre.
1. LES POUVOIRS
La tache et le trait n'invitent pas à distinguer en eux une
matière et une forme, ainsi qu'il advient
pour la statue et le bâtiment, pour le corps du danseur, pour la trace ou l'empreinte.
Jusque dans les peintures dites de la matière, ils se subtilisent en qualités
visuelles, intangibles, impondérables, et donc en quelque sorte immatérielles.
Mais, en même temps, ils demeurent en référence perçue avec l'environnement,
par opposition à ce qui se passe en musique ou en littérature. Pelliculaires et
visibles, ils sont tout à la fois immatériels et « mondains ».
Il en va de même de l'acte qui les pose. Car il leur correspond
un geste, ce qui n'est pas le cas en musique ou en littérature ; un geste
opératoire, à la différence de la danse ; mais un geste qui n'est pas
vraiment ouvrier comme celui du sculpteur et du bâtisseur. D'où suit le statut
des instruments de la peinture, « mondains » et mentaux eux aussi :
« pinceaux légers », dont parle Vinci, doigts de la main agissant
séparés et comme lointains, dont l'Orient a fait la théorie.
Aussi, au bout de ces instruments, taches et traits se
déplacent avec la plus grande aisance, tantôt ici, tantôt là. Le sculpteur et
l'architecte sont ralentis dans la réalisation de leur Œuvre par la masse de la
pierre ou du métal ; le danseur soulève son propre poids ; l'écrivain
peine devant tout le réseau phonologique, morphologique, syntaxique de la
langue ; le musicien même demeure pris dans le filet serré que tissent, quel
que soit le système, les exigences de l'accord. En peinture, rien ne s'oppose
d'emblée à ce que n'importe quel trait ou quelle tache viennent jouxter, fuir,
recouper, recouvrir n'importe quels autres. Et cependant tout cela reste
physique, n'est pas seulement un rêve. Le peintre est démiurge. Il ne se contente
pas d'aménager le monde ; il n'en crée pas non plus un autre à côté. Il en
fait un autre dans celui-ci, il refait celui-ci.
Et ce nouveau monde est d'une variété étonnante, parce que : 1.
la tache et le trait ont des propriétés contradictoires : la première, rêve fluide,
le second, bâti articulé ; 2. ils peuvent devenir signes, figurer, représenter,
confrontant le réel et l'intentionnel ; 3. il leur arrive même de jouer le
rôle de purs signifiants dans les écritures phonétiques. Ces trois pouvoirs
sont exploités par la calligraphie chinoise et par nos calligrammes. Mais n'importe
quelle peinture joue nécessairement des deux premiers. Car le trait et la
tache, si purs soient-ils, tendent à proliférer en figurations de toutes
sortes, comme le montre le test projectif de Rorschach. Et, en retour, quand
ils représentent, ils ne peuvent s'empêcher de s'exhiber eux-mêmes comme
événements : une insistance de notre regard, et le ciel redevient une tache de
bleu ; l'arête du nez, un trait lumineux ; le rayon dans la pupille,
une touche en ressaut.
Cette ambiguïté et cette volatilité expliquent que la peinture
soit combinatoire, et d'une manière qui ne nous soustrait pas à l'espace, comme
le développement musical, mais nous y assure, bien qu'en le transposant, ou en
le décalant. Et ce n'est pas seulement que traits et taches s'attirent et se
repoussent, se mesurent en une dialectique graphique et colorée dont les
graffiti sur les annuaires téléphoniques donnent un bon exemple. L'hésitation
entre leur statut d'événement, d'icône et de signe pur les prédispose à toutes
les formes de la topographie : directe lorsqu'ils s'étendent sur le lieu
même qu'il s'agit d'organiser (art des cavernes, selon Leroi-Gourhan) ; indirecte
lorsqu'ils proposent des relevés (déjà la constellation d'Orion sur un tapa de
la Terre d'Arnhem), des schémas (planches d'anatomie ou de machines à la
Renaissance), des mises en scène visualisant les relations sociales (dessins
d'enfants ou processions de Gentile Bellini). La peinture est, par excellence,
l'art du « comme si » et du « pourquoi pas ».
Mais cette combinatoire universelle, qu'anime une interrogation
presque scientifique sur la réalité - ou le peu de réalité - de toute
apparence, est en même temps une démarche de fascination. Le surréalisme semble
connaturel à la peinture. C'est que, par leur mode d'être pelliculaire, la
tache et le trait forment une apparition immobile et hypnotique, plus que la
statue et l'architecture qu'on explore, plus que le tapis ou la broderie dont
l'épaisseur reste habitable au toucher. C'est aussi qu'en raison de leur
ambiguïté ce ciel, véritablement, m'y boit sous les espèces d'un bleu, ce nez
me frappe de la foudre d'un trait, cet Œil m'empale sur une goutte d'huile.
Tout art fascine quelque peu, mais seul un peintre pouvait intituler sa
démarche : « les mécanismes de fascination ».
Ainsi, au spectacle de la peinture, le corps de l'observateur
devient tout entier irréel sans cesser d'être physique; corps présent à force
d'être absent ; ou plutôt corps dont la présence consiste à se jouer comme
le lieu d'articulation (bien avant tout foyer de perspective) des innombrables
chevauchements qui, dans la tache et le trait, courent d'un bout à l'autre du
réel et de l'imaginaire, du réel et du signifié, du signifié et du signifiant,
du signifiant iconique et du discours.
Cependant, en parlant de la sorte, nous n'avons pas encore
considéré l'endroit où la tache et le trait prennent place. Frontalement
résistant et latéralement glissant, le support pictural confirme le caractère
immatériel et « mondain » de la peinture. Mais, aperçu et cherché
comme tel, il devient en plus un plan.
Or, le plan, c'est d'abord l'évidence. Il ne dissimule rien de
soi et s'expose, se propose plus encore que la tache et le trait. C'est le lieu
des trajets réversibles de l'Œil, où J. Nogué voyait la condition du contrôle
et de l'appropriation idéalistes. Et, comme le volume s'y définit par la
surface, la surface par la ligne, la ligne par le point, le plan fournit le
repérage le plus parfait. Sans doute le cadre ne lui est pas indispensable,
ainsi que le prouvent certains rouleaux chinois et les Œuvres ouvertes contemporaines.
Il tend néanmoins à la délimitation, à la partition, et aucun autre moyen ne
fournit pareil sentiment d'intuition et de référence, comme les « Renaissants »
y ont insisté.
Mais cette sécurité est fausse. Car, saisis dans le plan,
happés par lui, le point, en retour, s'échappe en ligne, la ligne en surface,
la surface en volume, et les différents systèmes de la perspective (linéaire,
courbe, inversée, etc.) sont des exploitations particulières de cette
virtualité. En sorte que toutes les ambiguïtés et les interrogations déjà
inhérentes à la tache et au trait ressurgissent ici, mais redoublées. Dès
qu'elle tient compte du plan - et elle semble l'avoir fait là où l'agriculture
commençait à s'occuper de cadastre et où sont apparus les intervalles abstraits
de l'écriture -, la peinture, à travers l'Egypte, la Grèce, la Chine, la
Renaissance, tend à devenir, progressivement, non seulement interrogative et réfléchie,
mais réflexive, c'est-à-dire qu'elle s'interroge sur le monde et sur soi.
A cet égard, elle précède même la littérature, seule à partager
vraiment avec elle la réduplication et le retour. La peinture de la peinture -
qu'on trouve dans les Ménines de
Vélasquez, mais aussi (quoique autrement) dans le parti analytique de presque
toutes les Œuvres dites abstraites - démasque l'intention picturale de façon
plus directe que le théâtre du théâtre ou le roman du roman ne démasque
l'intention littéraire dans Hamlet ou
Les Faux Monnayeurs. Quant à la
théorie, il a fallu attendre Hölderlin et Mallarmé pour que des écrivains
s'interrogent sur leur discipline avec l'audace et la méthode que Vinci y avait
apportées dès le XVIe siècle.
Depuis Degas, c'est la peinture qui préfigure, presque à chaque coup, la
mutation qui nous conduit à une civilisation précisément réflexive. Et,
maintenant que l'industrie a ébranlé ses motifs, ses média, son geste, elle se
maintient, paradoxalement, dans les Joconde
multipliées d'Andy Warhol, sous la forme d'une peinture d'après la
peinture, réfléchissant sa retraite comme elle avait, pendant quatre siècles,
réfléchi son triomphe.
2. LES FONCTIONS
Ainsi, d'où qu'on la prenne, la peinture c'est l'écartèlement
sémiologique. Et cela fait sa mission exploratoire. Aucun autre moyen ne permet
- du moins si on se refuse à quitter le perçu - de démonter, remonter,
compléter, truffer pareillement l'un par l'autre le réel, l'image, le
symbole ; aucune technique n'oblige davantage le sujet à prendre parti à
l'égard d'un plus grand nombre de modes de l'objectif et du subjectif, comme le
démontre familièrement la puissance d'investigation psychologique de la graphologie,
qui consiste précisément à traiter l'écriture comme une peinture.
Cet écartèlement justifie aussi que la tache, le trait, et s'il
y a lieu le plan, ont une tendance invincible (depuis les dessins d'enfants
jusqu'aux schémas industriels) à remplir une fonction esthétique, à devenir
peinture, alors que la parole ne devient pas fatalement poésie, ni le son
musique, ni la pierre taillée sculpture, ni le corps mouvant chorégraphie. Tout
se passe comme si les couches significatives et réelles des éléments picturaux
étaient trop éloignées l'une de l'autre, et que le sujet se voyait contraint de
recourir au rythme sensible pour les ajuster, entreprise où la légèreté
picturale lui vient en aide. A moins qu'on ne dise que tout être humain est au
départ écartelé entre le réel, l'imaginaire et le symbolique, et que, mis en
présence de la peinture, il ne saurait manquer cette occasion - en tout cas
dans nos cultures abstraites - de les accorder par un effet de phase. Or telle
est bien l'essence du plaisir, et, puisqu'il n'y a pas consommation, du plaisir
esthétique.
Enfin, l'écartèlement sémiologique éclaire les mécanismes de la
peinture là où elle joue le rôle d'art majeur, c'est-à-dire d'un rythme qui
veut non seulement satisfaire la pulsion de vie, mais réconcilier la pulsion de
vie et la pulsion de mort dans la culmination esthétique. Comme l'a montré
Foucault, Ceci n'est pas une pipe, de
Magritte, provoque de telles déhiscences entre signifiants et signifiés, entre
signes iconiques et signes linguistiques, entre représentation et morceau de
peinture-là, que la rhétorique ainsi mise en branle ne souligne plus aucun
message particulier, mais fait éclater le mystère de la signification et de
l'apparence en général.
En vérité, pour opérer de la sorte, la peinture n'a pas besoin
du détour par le discours interne, ni même par un discours externe, comme celui
que Jean-Louis Schefer a imposé à Une
partie d'échecs de Paris Bordone dans Scénographie
d'un tableau. Comme tous les arts plastiques, elle y parvient suffisamment en
se disposant de telle façon que l'espace ne se banalise plus en formes, comme
dans la perception et l'action ordinaires, mais au contraire que la forme
déclenche l'espace, la « nappe » d'espace, dans un retour du perçu à
la perception. Seulement, son ambiguïté sémiologique fait que la perception
immédiate, totale, originaire ainsi obtenue se produit dans l'ordre de l'écran,
de la balise, de l'irradiation, du dévoilement, bref de la stupeur de l'apparition.
Et l'apparition se distribue en des coupes qui sont les sujets picturaux des grands peintres,
c'est-à-dire ces messages qu'ils nous transmettent, indépendamment de la fable
représentée, par le seul arrangement de leurs lignes, de leurs couleurs, de
leurs matières, de leurs touches, messages - ou plutôt optiques - qui chez eux
ne nous communiquent pas seulement des projections subjectives, mais des lois
d'univers. Et c'est sans doute un dernier effet de l'écartèlement sémiologique
de la peinture que ces sujets picturaux aient été, dans l'Occident technique
d'après la Renaissance, plus nombreux que les sujets sculpturaux,
architecturaux, musicaux, chorégraphiques, et aussi variés que les sujets
poétiques (à distinguer des thèmes). Leur dialectique forme la vraie histoire
de la peinture comme art majeur : sécurité des aplombs de Giotto, espace
négatif du Maestro dei Aranci, évaporation d'Angelico, convexité généralisée
d'Uccello, compacité de Van Eyck, déflagration des plans entrecroisés de Tintoret,
spirale créationniste de Rubens, perle spinozienne de la substance de Vermeer,
clair-obscur de l'être et du néant de Rembrandt, géologie universelle de
Cézanne, déflagration des plans parallèles de Picasso, invagination chez
Braque, etc.
A travers cette histoire, la peinture fonde sans doute la
perception visuelle, comme la sculpture fonde le toucher, comme l'architecture
fonde la station, comme la poésie, selon Heidegger, est la fondation (Gründung) du langage.