1. L'architecture comme matrice
2. L'architecture comme émergence
3. Les implications mutuelles des composantes de l'architecture
4. Les accointances de l'architecture et de l'art
5. Les trois moments de l'espace architectural
On a mis en doute que l'espace architectural offre une approche
essentielle de l'architecture. On a suspecté plus encore l'existence d'un sentiment architectural lié à la
perception privilégiée de cet espace. S'inspirant de la théorie de l'information,
Norberg-Schulz, par exemple, estime que l'édifice relève de pôles intentionnels
multiples. Ses fins utiles, sa plastique, ses symbolisations culturelles, ses
techniques de construction ont chacune leur logique propre, et sont donc
irréductibles l'une à l'autre. Bien plus, la plastique du bâtiment résulte
elle-même de trois variables relativement indépendantes : les cellules
d'espace, les formes-masses, les surfaces limites. Dans cette perspective,
l'architecte a pour fonction de créer des objets où ces divers aspects trouvent
une unité suffisante, se « concrétisent » selon les besoins de communication
des individus et des sociétés. Une œuvre architecturale est un message à plusieurs
niveaux qu'il faut apprendre à décoder, et dont la valeur croît avec la
capacité d'articuler un nombre plus grand de messages hétérogènes.
Il n'y a pas à récuser cette vue éclairante, appuyée sur une
argumentation historique solide. Mais il se pourrait qu'en dépit du caractère «
polyphonique » de l'architecture, l'espace y joue un rôle prépondérant. En
effet, si l'on entend sous ce nom la structure des relations synchroniques
grâce auxquelles nous définissons les objets perçus - nous ne parlons pas des
espaces abstraits du mathématicien - trois démarches se distinguent. Ou bien
nous étalons le donné dans le plan pour
en obtenir une intuition simultanée : c'est la visée du peintre comme du
dessinateur industriel. Ou bien nous ramassons le donné en un centre à étreindre ou à actionner :
c'est l'attitude du sculpteur et du technicien manipulant des machines simples.
Ou bien le donné se dispose autour de nous comme un environnement, dont nous sommes le centre mobile : cette expérience
semble appartenir à toute architecture, si l'on réserve le cas du monument (pyramide,
arc de triomphe), ce compromis d'architecture et de sculpture. La chambre
m'entoure, mais aussi la façade de la maison ou du palais dès qu'elle donne
naissance à la rue, à la place, au jardin. L'« entourement » est même ce
qui permet de définir l'architectural, et
de dire par exemple que le réseau routier, l'organisation des cultures ou des
forêts, le poste de télévision ou de radio en fonctionnement, parce qu'ils
aménagent le milieu, « architecturent » le monde.
Or, l'espace comme englobement est un phénomène absolument
fondamental du point de vue du vivant humain. Il concerne ce dernier si
profondément qu'il engage une dialectique aux aspects contrastés, dont les
moments coïncident d'assez près avec les dimensions de l'architecture reconnues
par les inventaires qui en ont été faits. En déployant cette dialectique, on ne
nie pas l'indépendance relative des niveaux du message. Mais on se met en état
de comprendre comment ils sont susceptibles de créer des objets dont les
dimensions, quoique autonomes, demeurent en écho perceptif, ergonomique et
émotif les unes des autres.
1. L'architecture comme matrice
L'englobement est la situation initiale du vivant humain.
Celui-ci prend son départ dans une matrice, qui, soit par elle-même, soit par
l'intermédiaire du liquide amniotique, établit un contact continu et fermé autour du fœtus. Paradis perdu, la matrice
offre au désir son terme permanent. Sans doute, la maturation et l'éducation
entraîneront des ouvertures et des distances, mais Hegel et Freud nous ont
convaincus que celles-ci ne sauraient briser le lien premier : les médiations
n'ont de sens que comme une immédiation continuée et totale.
Cette qualité enveloppante de l'espace humain suscite, dans les
sociétés, une fonction spéciale : l'architecture, laquelle ne se propose pas
uniquement de créer un vêtement agrandi (la matrice n'est pas un vêtement),
mais un milieu où et par rapport auquel l'individu puisse se
mouvoir (ce qui n'est guère le cas du vêtement) en demeurant sans cesse chez
lui. Somme toute, il s'agit, en passant du sein maternel au berceau, à la
chambre, à la maison, au quartier, à la ville, à la région, que le vivant continue
d'exister dans un englobement sans faille. Telle est l'idée (bien différente
d'une recherche du confort) qui anime l'architecture organique, depuis les
involutions placentaires du parkway de Wright, jusqu'aux formes utérines du
John Kennedy Airport de Saarinen. Semblablement, Paul Virilio voit dans
l'architecture cryptique des grottes, des temples hypogées, du labyrinthe crétois,
des tumuli étrusques, voire des bunkers allemands du Mur de l'Atlantique un
fantasme inspirateur de tout architecte. Les constructeurs rationalistes en témoignent
à leur manière lorsqu'ils cultivent les formes et les proportions simples, les
thèmes fixes, les correspondances sensibles entre les mesures du bâtiment et
les mesures de l'homme (Modulor statique
de Le Corbusier, module du geste de Nelson, module de déambulation de Mies van
der Rohe) : en sus des prestiges mathématiques, ou plutôt par eux, ils visent à
ce que, « tout en n'ayant pas un œil de mouche », l'habitant sente, où qu'il se
tourne, qu'à côté et derrière lui c'est le même univers qui continue. Comme
tout vivant, l'être humain veut un contact qui le cerne de toutes parts, et
d'autant plus sans doute qu'il est un mammifère à fœtalisation prolongée.
Cela permet de définir d'emblée de quoi est faite
l'architecture. Elle est assurément ce qu'on en voit : murs, fenêtres pour les
intérieurs ; façades, rideaux d'arbres, échancrures de rues et de ciel pour les
extérieurs (ces intérieurs de plein air). Mais il s'ensuit de son caractère
entourant qu'elle réside d'abord dans le volume d'air qui colle à notre peau,
que nous traversons de tout notre corps (aucun objet ne nous touche aussi complètement), à condition
de comprendre ce milieu aérien (substitut du milieu amniotique) avec ses
qualités multiples, qui en sont autant de dimensions : chimiques, caloriques,
hygrométriques, sonores, olfactives, voire motrices. Sans doute les rapports
entre les actions que l'édifice exerce à distance (de façon plus visuelle) et
celles qu'il exerce par contact (de façon plus tactile) sont-ils ambigus, la
structure visible de la basilique romane stabilise littéralement l'ambiance,
celle du gothique lui donnant une tension vertigineuse verticale et en même
temps longitudinale (Vogt-Göknil) ; la chaleur porte la paroi vers nous, tandis
que l'odeur (du bois, de la tapisserie, de la pierre sèche ou humide) nous
porte vers elle (Nogué) ; les limites du volume d'air agissent très différemment
selon qu'elles sont un mur, vu et touchable, le plafond, vu et d'habitude non
touchable (dans l'ère chrétienne il matérialise le ciel, plafond inaccessible
des extérieurs), le sol, vu mais surtout touché, au point que sa disposition
horizontale, inclinée ou en escaliers (qu'on monte, qu'on descend) assure le
système de référence de l'ensemble. Mais, en fin de compte, le volume d'air
fournit bien le tissu ultime : c'est lui qui est modelé par les limites et par
les masses, lorsque celles-ci sont architecturales, non sculpturales. Compris
avec toutes ses modalités, de la proximité olfactive aux bornes visuelles, il
est l'« entourement » concret, le contact englobant que l'architecte a
pour mission première de disposer.
2. L'architecture comme émergence
Cependant, la sécurité et l'autorégulation ne vont pas, dans le
vivant, sans créativité. Déjà la matrice stimule le fœtus autant qu'elle le
protège, et le gîte de l'animal combiné à son territoire, son Umwelt (son monde autour), est une
enveloppe de fermeture, mais aussi d'activation. C'est pourquoi, dans l'habitat
humain, quand la pièce, le couloir, la fenêtre sont étonnamment étroits ou
larges, quand l'escalier, le pavé sont incommodes, ce n'est pas toujours par
pauvreté ou impéritie ; bien souvent ces malaises sans lesquels il n'y a pas de
vie ont été cherchés. La prédilection du groupe Architecture Principe pour la «
fonction oblique » jusque dans les planchers des séjours en est un exemple
extrême. Mais, si toute architecture suppose un parcours qui en fait un art du
temps, c'est en partie que, pour la percevoir, il faut jouir de toutes ses
protections, mais aussi avoir subi une à une les insécurités qu'elle y mélange.
Tel est le deuxième aspect souligné par l'architecture organique : la maison en
cercle de F. L. Wright décontenance son habitant, elle l'abrite et l'éveille.
Aussi bien l'insécurité affecte l'environnement humain par
essence. Si l'architecture varie - serait-ce, chez le primitif, dans l'exécution
artisanale du prototype - ce n'est pas seulement affaire de lassitude, ou de
croissance des formes, mais de sens : apporter de l'information, c'est apporter
de l'improbable, et l'information devient humaine lorsque l'improbable se
signale comme tel (un style est même, selon L. B. Meyer, le probable par
rapport auquel se détache l'improbabilité, l'« incertitude délibérée » d'une
création, et donc son sens). D'où il suit qu'une œuvre architecturale signifiante
se saisit toujours comme pouvant être autre que ce qu'elle est. Une demeure
n'est pas la demeure, mais renvoie à la demeure, elle est un de ses possibles
apparaissant comme tel. Et, sur ce fond de possibilité, l'« entourement »
humain est affecté de radicale inconsistance : toujours ailleurs en même temps
qu'ici. En termes philosophiques, l'homme, comme l'animal, possède un Umwelt,
mais chez lui ce dernier est affecté par le Welt
(le monde), dont Kant et Heidegger ont vu qu'il n'était pas la somme des
objets réels, mais justement cet horizon (inaccessible) sur lequel tout objet
humain se manifeste comme simple possibilité. Dans la perception de
l'architectural, le dépaysement n'est donc pas une idée surajoutée à l'édifice par le philosophe ; ou une imagination dont se nimberait le poète
(bien que ce soit sur ce caractère contingent que spéculent sans doute les
architectures de l'imaginaire : le rococo ou le surréalisme de Brasilia) ;
c'est la fuite mentale de l'environnement humain, inhérente à sa variabilité perçue et indispensable à son sens.
Mais alors, si chaque demeure, chaque chambre, chaque façade,
parce que « possibles », renvoient à la demeure,
la chambre, la façade ; bien plus, si la demeure
renvoie à la chambre, à la façade, au couloir, l'environnement humain se compose de signes. Or les
signes, parce qu'ils s'articulent en signifiants et en signifiés, et parce
qu'ils renvoient les uns aux autres, doivent se distinguer et jusqu'à un
certain point s'opposer. L'œuvre architecturale se distribue donc fatalement en
signes distincts, et là intervient même la fonction essentielle de sa décoration
: la plinthe et la cimaise permettent à la chambre de se clore formellement en
chambre ; l'encadrement de la porte la détache comme porte ; les créneaux
signalent l'individualité du toit à pignon ; la corniche continue manifeste
l'individualité de la rue. En d'autres mots, les métaphores utérines que nous
avons employées jusqu'ici, à la suite de l'architecture organique, ne suffisent
pas. Du fait que la chambre est un possible, en rapport avec d'autres
possibles, un signe en travail avec d'autres signes, en même temps qu'elle
s'éprouve comme un dedans, elle se saisit, se manipule, se déplace ou se
remplace comme un dehors. Ensemble de signes, l'architecture, non seulement
dans ses façades extérieures ou intérieures mais dans ses contenants mêmes, est
un espace qui se rencontre et s'affronte autant qu'il s'habite.
On voit sa similitude, souvent soulignée depuis quelques
années, avec le langage, dont le message particulier (la parole) suppose un
code (la langue), avec un vocabulaire et des règles de syntaxe. Et, en effet,
un message architectural (tel édifice) n'a de sens que référé à un système
architectural, à un code comprenant cette sorte de lexique qu'est le système
mental de lu chambre, du couloir, de la porte à un moment culturel donné, avec les règles de syntaxe fixant
les variations et les commutations de ces éléments à l'intérieur du système
envisagé. Et, comme une langue détache ses éléments - phrases, syllabes,
phonèmes - par des moyens divers (accents, ordres, formants, etc.), de même les
éléments architecturaux, nous venons de le voir, portent des caractères
individualisants : pignon, cimaise, encadrement, fronton, cartouche. Tout comme
le message parlé nécessite des redondances qui renforcent l'efficacité, de même
l'édifice prévoit des soulignements typiques : outre qu'ils détachent le toit à
pignon, les créneaux soulignent le parti qu'est la Renaissance flamande en
contraste avec la Renaissance italienne contemporaine. Mais alors, si
l'architecture est un langage, ne faut-il pas reconnaître que son englobement
éclate ? D'absolument concrète qu'elle nous apparaissait au départ quand elle
disposait autour du vivant humain le volume d'air de sa matrice agrandie, ne se
trouve-t-elle pas transformée, comme langage fondé sur une langue, en un
système d'éléments codés, de nature et de maniements abstraits ?
En vérité, un style architectural est beaucoup moins codé
qu'une langue, laquelle jouit de ce que Martinet, à la suite de Saussure,
appelle la double articulation : celle du mot, celle du phonème. Or, l'architecte
a beau articuler son message, la ville n'est pas un livre, ni la maison une
phrase, ni la chambre un mot, ni le plancher un phonème, ni la cimaise une
marque phonétique du « mot » chambre ou couloir. Sans doute la réduction d'une
architecture à un formalisme de type linguistique n'est pas théoriquement
impossible, et pareil projet alimenta, chez Le Corbusier, la volonté de définir
universellement un module plastique (le Modulor), une unité d'habitation (la
Cité radieuse), trois établissements humains (la cité rurale, la cité
industrielle, la cité des échanges). Mais l'architecte résiste à ce genre de
programme, et l'on est reconduit à son intention profonde en se demandant
pourquoi.
L'architecture, disposition concrète de l'espace autour de
nous, n'est jamais rigoureusement analysable, ni prévisible, ni transmissible.
Elle pourrait l'être si la chambre, le couloir, le fronton, la plinthe étaient
d'abord de purs signes qu'il s'agirait ensuite de combiner pour obtenir un
certain effet, et en particulier un certain entourage. Au contraire, elle est
d'abord un entourage qui, pour devenir humain (fait de possibles), se
différencie, se contracte ou se renfle en chambre, corridor, porte, fenêtre,
sans rompre la compénétration initiale. C'est pourquoi, si l'on peut définir
dans un dictionnaire le mot « chambre », quitte à lui reconnaître des sens
multiples, il est impossible de définir, même à l'intérieur d'un style précis,
ni la chambre ni cette chambre, car, avant d'être l'élément d'une combinatoire,
la chambre habitée n'est qu'une scansion d'un « entourement » global. Si bien
que se fluidifie le message, mais aussi le code. Tout en se détachant comme des
signes, les parties de l'architecture échappent à l'ultime définition, parce
que l'ensemble, au lieu d'une continuité du discontinu, seule vraiment
codifiable, y est une discontinuité du continu. Notons que c'est l'inverse pour
l'objet technique. Celui-ci, quoiqu'il suppose également le parti pris
existentiel du designer dans la
disposition concrète des structures dans l'espace-temps, demeure cependant
abstrait, et par là codifiable, dans son schéma de fonctionnement, qui est le
fait de l'ingénieur.
Bref, de même que comme englobement l'architecture nous était
apparue utérine, maintenant comme signe elle se manifeste comme quasi
phallique, en ce sens que les signes qu'elle est ne sont pas des unités closes
et faites, mais des unités en émergence dans une unité sensible préalable, des
détachements qui dans leur érection demeurent conjonctifs : le convexe y désigne
le concave, comme il est désigné par lui. C'est le cas du clocher gothique
dressé au-dessus de la ville, du temple indien, du péristyle grec, de la façade
baroque ; c'est aussi celui de la porte et du mur lorsqu'ils sont rencontrés.
Le détachement et la rencontre en architecture ne sont jamais qu'un moment
dialectique (tenant au « possible » de l'environnement humain) de l'état et de
l'acte d'habitation.
3. Les implications mutuelles des composantes de l'architecture
Ainsi, les différentes composantes de l'architecture .n'ont pas
à s'entendre tant bien que mal, elles se supposent. On en compte
traditionnellement trois : 1. un ensemble de fonctions d'habitation, dont on voit mieux depuis le vrai
fonctionnalisme qu'elles ne sont pas simplement des utilités matérielles et
psychologiques, mais des possibilités se renvoyant les unes aux autres, et pour
autant se manifestant les unes les autres en un réseau significatif autour de
l'habitant, qui y prend sens ; 2. un phénomène
plastique d'englobement, qui est l'espace architectural utérin et phallique
; 3. une opération de construction, considérée
soit en elle-même, soit dans son résultat.
Or, le phénomène plastique d'englobement provoque les fonctions
d'habitation, puisque, par son caractère de « possible », il se distribue en
habitacles-signes, c'est-à-dire en habitacles suscitant un réseau opératoire.
Inversement, il n'y a pas d'acte d'habitation sans un parti spatio-temporel
sensible, donc proprement plastique, parce que le vrai fonctionnel, qui est une
destination manifestée, s'obtient par des convergences, des divergences, etc.
d'ordre plastique, ou par des symbolisations, lesquelles, pour rester
phalliques (architecturalement conjonctives jusque dans leur ressaut), doivent
avoir une prégnance qui est également d'ordre plastique.
Et l'englobement vécu de l'espace architectural conduit aussi à
la démarche de construction, et cela non seulement pour la raison banale qu'il
doit prendre corps, mais plus profondément parce que, si la demeure construite
englobe le vivant humain, la demeure en train de se construire l'englobe déjà
autant, et peut-être plus encore. C'est pourquoi la construction et la
reconstruction permanentes de certains sites de l'Egypte ancienne ou du New
York d'aujourd'hui n'est pas qu'un moyen pour obtenir de la nouvelle
architecture, c'est en partie le but architectural lui-même. Voilà aussi
pourquoi, du moins pour une part, l'architecte tend, dans toutes les cultures,
à manifester la construction, c'est-à-dire à ce qu'il y ait dans l'édifice accompli
un souvenir de l'édifice s'accomplissant. Mais alors, on voit que la démarche
constructrice stimule en retour l'effort du plasticien, car la construction
manifestée, comme il y a un moment la destination manifestée, est un phénomène
plastique. Du reste, on doit se demander si l'acte de construire, pris dans
toute sa compréhension, n'entraîne pas un dessein réticulaire qui finit par
réactiver toute la problématique plastique de l'espace englobant. Pier Luigi
Nervi n'était pas loin de le penser. Et c'est bien en effet ce que donnent à
croire beaucoup de langues pour lesquelles les mots « construction », «
bâtiment », « édifice » recouvrent le tout de l'œuvre architecturale, comme les
mots « constructeur » et « bâtisseur » y recouvrent le tout de l'architecte -
alors qu'il n'en va pas de même de l'objet technique, pourtant lui aussi
construit, bâti, édifié.
Les fonctions d'habitation et les opérations constructives
étant chacune en implication réciproque avec le phénomène plastique de l'espace
architectural, elles sont aussi en implication réciproque entre elles. Dès
lors, ces trois aspects non seulement s'influencent mais s'invoquent
concrètement. Tout en ayant leur logique propre, ils sont animés de mouvements
qui de l'intérieur les renvoient les uns vers les autres. Il se pourrait même
que la sensibilité à ces mouvements, née du sentiment le plus vif de
l'englobement originel, soit le foyer du génie architectural. En tout cas, elle
donne à la démarche de l'architecte, et plus tard à celle de l'habitant, la
cohérence interne.
4. Les accointances de l'architecture et de l'art
On voit alors comment la bonne architecture, sans être
nécessairement de l'art, y tend cependant. Dans l'objet technique, le parti
plastique qui intervient lorsque le schéma abstrait de l'ingénieur devient le
modèle concret du designer, reste
d'ordinaire trop particulier pour qu'on puisse parler d'art : la démarche est
plus sémantique qu'artistique. Mais les fonctions d'habitation étant
englobantes, l'effort plastique qu'est la destination manifestée de l'architecture
prend vite l'allure d'une véritable mise en scène - par exemple la maison Dogon
décrite par Griaule, une église paléochrétienne ou un grand magasin de Breuer -
engageant perceptivement un microcosme.
D'autre part, l'architecture exhibe, plus que l'objet
technique, certains caractères des organismes. Non qu'elle se conforme
nécessairement aux apparences du vivant, comme le voulait l'esthétique industrielle
anglaise des années 1900, mais son englobement utérin et phallique l'invite à
une structure cellulaire, à un engendrement des parties par le tout, à des
soulignements signalétiques, à des « régularités irrégulières », bref à ces
traits qui, selon W. Weidlé, font qu'une structure est en correspondance
sensible avec notre corps, et pour autant réalise quelque chose du projet de
l'art. Dans leurs constructions, les Grecs, les Romains, les bâtisseurs du
Moyen Age poursuivent une articulation par squelette, qu'on pourrait dire animale,
tandis qu'Indiens, Chinois, ou Noirs se plaisent à des croissances végétales.
La stratification minérale elle-même est capable des caractères de la forme
vivante, comme le montrent les étagements et décalements « organiques » de
l'appareil précolombien et de plusieurs architectures préhistoriques.
Enfin, l'architecture tend sans doute par nature à réaliser
quelques œuvres d'art vraiment majeures, c'est-à-dire des fragments du monde à
eux seuls un monde. Se proposant un englobement total et immédiat, il est
normal qu'elle poursuive des systèmes de lignes, couleurs, matières, poids,
volumes, chaleurs, humidités, odeurs etc., tels que les rapports y deviennent
en quelque sorte infinis, que chaque portion de l'espace y résonne de toutes
les autres, que l'habitant, tout en étant situé, s'éprouve en même temps
partout. Ainsi, le lointain, sans cesser d'être distant, se fait proche, et
cela non à travers un discours ou une imagination mais dans la perception même.
Ce qui dans l'espace plan ou l'espace centre est presque un luxe, cherché par
le peintre et le sculpteur, est exigé dans l'« entourement » utérin et
phallique quasi quotidiennement, du moins en des édifices exemplaires pour
chaque collectivité.
5. Les trois moments de l'espace architectural
Utérin et phallique, l'espace architectural a diversement
privilégié ces aspects au cours de son histoire. Ceci a engendré trois moments
de l'architecture, qui du reste ne font qu'exprimer dans leur ordre trois
moments de la culture en général.
En effet, du langage à la musique, à la peinture, à la sculpture,
à la danse, le « primitif » crée par éléments
vitaux, c'est-à-dire en des pulsations successives où chaque partie
engendre la suivante de proche en proche, sans désigner directement le tout,
lequel apparaît dépourvu d'axes fermes et se dégage peu de son fond. En architecture,
cela se traduit dans le « tissage » vertical et horizontal de la case, du
temple indien, de la tour chinoise, de la basilique romane, de Cnossos,
d'Angkor-Vat. L'homme et ses œuvres n'ont pas encore nettement émergé du monde.
Les constructions se distribuent en parties et se distinguent entre elles, et
pour autant présentent un aspect phallique, mais celui-ci se subordonne
profondément à l'aspect utérin.
Au contraire, les Grecs, les « Renaissants », les « Baroques »
(et les derniers « Gothiques ») prennent assez leurs distances
vis-à-vis de la nature pour créer des « formes » au sens fort d'eidos, de forma, c'est-à-dire pour dresser des touts auxquels chacune de
leurs parties renvoie directement (comme les parties « intégrantes » des scolastiques),
et qui par conséquent affirment leurs axes de référence ou d'engendrement, et
se détachent crûment sur leur fond. En architecture, c'est Sélinonte ou
Paestum; à l'âge baroque, la « forme » du bâtiment est même reprise dans la «
forme » de l'ensemble urbain (Piazza del Popolo), comme depuis la Renaissance
les « formes » des personnages et des objets du tableau étaient intégrées par
la « forme des formes » de la perspective. L'exigence utérine n'est
pas oubliée, et l'on a fait remarquer que le Parthénon, très axialisé, se
réchauffe de l'espace topologique de l'Acropole. Mais l'aspect phallique
l'emporte : l'angle des Propylées, tout en déjouant l'espace euclidien, prépare
l'approche la plus « formelle » du Parthénon.
Le monde contemporain introduit, dans tous les domaines, une
perception et une construction par éléments fonctionnels (en fonctionnement),
où chaque œuvre (sonate de Webern, tableau cubiste, danse du Sacre de Béjart, théorie des ensembles,
objet technique quelconque) se présente comme un jeu d'éléments d'abord isolés
et engagés dans une unification de soi interminable. En particulier, l'édifice
actuel se caractérise par un estompement des axes de référence et de
l'opposition forme-fond qui abandonne la « forme » gréco-renaissante, mais aussi
par une mise en œuvre d'éléments mobiles (constructifs, fonctionnels,
plastiques) qui rend impossible le retour à la pulsation agrégative de
l'élément vital. Que cette mutation ne soit pas transitoire mais inscrite dans
la logique des choses semble démontré par le fait que l'architecture, au lieu
d'être un réceptacle préalablement différencié d'objets techniques, est
toujours davantage, dans les meilleurs cas, l'accomplissement d'un réseau
technique déjà par lui-même architecture et architecturant. Ce réseau, en
raison de la structure synergique que lui a reconnue Gilbert Simondon, est en
perpétuelle réorganisation globale, en perpétuel ébranlement des axes de
référence et des pulsations agrégatives.
En d'autres termes, l'architecture contemporaine semble, même
dans les pays froids, travaillée par l'idée de transparence. Nous ne songeons
pas seulement à l'utilisation du verre, ni à l'amenuisement des points
porteurs, ni même au plan libre et à l'engagement des volumes, car la transparence
dont nous parlons peut coexister avec du béton opaque ou des volumes clairement
définis. Il s'agit plutôt du remplacement d'une saisie substantialiste des
choses, des hommes et des opérations par une autre, désubstantialisée et purement
relationnelle : transparence du matériau préfabriqué en sa texture, combinable,
donc visiblement transformable, en sa figure ; transparence des fonctions, même
là où elles s'isolent un moment, parce qu'elles ne germent plus de nature, mais
du mouvement de leurs incessantes réorganisations globales ; transparence
corrélative de la plastique, dans le sens indiqué par les polyvalences
instantanées des structures picturales de Vasarely ou sculpturales de Schœffer.
Cette discontinuité et cette désubstantialisation extrêmes
semblent contredire ce que nous avons vu de l'espace architectural. Comment
sauver l'« entourement » utérin sans le continu, et le ressaut phallique
sans la densité substantielle (et du reste sans le point de départ conjonctif
d'un entourement utérin)? Deux attitudes s'opposent à cet égard. Certains
semblent estimer qu'il y a effectivement incompatibilité entre les exigences de
l'espace architectural en général et l'espace contemporain ; ils se proposent
de créer au moins des îlots de consistance et de permanence, ce qui ne veut pas
dire des zones d'ordre, mais peut-être justement ces coins de désordre épais,
d'humus culturel, dont les modèles sont fournis par les vieux quartiers de
Rome, de Tolède ou de Paris. D'autres, outre qu'ils inclinent à croire que des
îlots de consistance feraient paraître plus erratique encore un paysage urbain
discontinu, se demandent si, en créant une transparence, cette discontinuité ne
pourrait offrir à un habitant désubstantialisé un contexte différent dont le
caractère utérin ne serait plus une continuité épaisse et chaude mais une
fluidité devenue radicale, et dont le caractère phallique ne serait pas l'arrêt
mais l'articulation du devenir, la présence visible de la transformabilité,
telle qu'elle convient à des éléments fonctionnels. Ceux-ci, dans les travées
mobiles de Kenzo Tange, dans les ossatures de Mies van der Rohe ou de Nervi, se
donnent d'emblée comme la possibilité non seulement de Variation ou de
développement (ce qui est ancien), mais de décentrements et de recentrements,
d'inlassables permutations.
Il ne s'agirait plus alors d'articuler l'utérin et le phallique
en accentuant tantôt l'un tantôt l'autre, mais de les refondre en les faisant
passer à leur tour de l'état de nature à cette réalité médiane, mélange indissoluble
de nature et d'artifice, qui s'institue actuellement en tous ordres. La
question de savoir si la transparence ainsi comprise est oui ou non la
condition de possibilité de tout espace architectural futur, et si elle est
viable pour le vivant humain, ouvre sans doute le débat fondamental de
l'architecture à l'âge d'une technique réticulaire et synergique.