Ce que l'on appelle psychologie animale est peut-être de
toutes les sciences celle dont les fondements sont le plus problématiques. Les
concepts et les méthodes de la physique, de la chimie et de la physiologie, qui
réussissent à rendre compte du monde minéral et végétal, approchent le monde
animal de trop bas. Les catégories de la psychologie humaine, par contre,
l'approchent sans doute de trop haut, en d'évidents anthropomorphismes : les
termes même de psychisme animal et de psychologie animale contiennent déjà des
prises de position qui faussent peut-être tout dès le départ. En somme, quel
est l'objet : conscience ? psychè ? comportement ? Les difficultés qu'il y a à
poser un système de catégories qui embrassent vraiment le fait et le sens
autrement que comme réalité physico-chimique ou physiologique sont telles
qu'il n'existe presque aucune réflexion explicite à ce propos. On a accumulé
les observations sur le comportement, mais elles viennent s'inscrire dans
des grilles de lecture peu nombreuses et d'une élaboration théorique assez
pauvre, ce dont témoignent encore les volumineux traités de T. A. Sebeok (1968)
et de R. A. Hinde (1970). Quant aux critiques qu'émettent par exemple les
phénoménologues, elles montrent les carences, mais sans déboucher non plus sur
une approche systématique.
Pourtant, la rigueur et la fécondité de catégories correctes en
ce domaine commandent la vue qu'on peut se faire de l'évolution, et pour finir
celle qu'on se fait de l'univers et de l'homme dans l'univers. D'autre part,
l'instabilité de la « psychologie animale » compromet la psychologie tout
court, chacune faisant à l'autre des emprunts qu'elle lui renvoie renforcés.
Ainsi, la notion de comportement motivé qui, originairement, procède
de la conscience qu'a l'homme de se donner des buts est appliquée d'une manière
assez anthropomorphique au lui attribuer une quantification adaptée au monde
minéral, voire végétal, le tout revenant alors en psychologie sous forme d'une
catégorie prétendument universelle.
Compte tenu de ces présupposés implicites et parfois
centenaires, de ces glissements et de ces retours de méthode, « le monde
animal, béant », selon l'expression de Paul Valéry, ne peut guère être
abordé qu'à travers une dialectique historique, où se retrouvent les moments
caractéristiques de la tradition occidentale. Dans cette épistémologie,
plus qu'ailleurs, joue ce que Bachelard appelait la psychanalyse, et donc
l’anamnèse culturelle, du savant.
1. L'approche par le bas
L'Occident traditionnel, c'est d'abord la recherche d'une
distinction adéquate entre l'âme et le corps, l'intériorité et l'extériorité. La philosophie de Descartes en constitue une expression extrême, dont devait logiquement découler la théorie
des animaux-machines.
Etant tout ou rien, la conscience cartésienne se donne
d'emblée comme un cogito dont seul l'homme a le privilège de faire
pour soi l'expérience. En sorte que l'animal, et d'ailleurs le reste de la
nature, ne peut être qu'inconscience, morceau d'étendue, partes
extra partes où, par opposition à la
conscience qui est fondamentalement volonté, n'interviennent que des
rapports de contiguïté et des déplacements par choc. Ainsi la circulation du
sang comme vapeur ou des esprits animaux comme liqueur subtile se ramène à un
jeu d'ouverture et de fermeture, à un système de clapets, sous la commande
énergétique du coeur, siège d'un feu continu. Mais le plus intéressant pour
notre propos, c'est la conception cartésienne du signe animal : échange de
quantité de mouvement, réaction stéréotypée à une stimulation interne ou
externe, et donc en contraste absolu avec le langage humain, créateur et
affranchi de l'emprise de stimuli décelables (Chomsky, 1966).
L'approche de Descartes avait l'avantage de la clarté, de
la visualisation et de la quantification, et c'est ce qui a fait sa fortune.
Mais, dès lors qu'elle réduisait les animaux à des automates sans conscience
ni psyché, elle niait la possibilité d'une « psychologie » animale. Non seule
ment elle demeurait dans le royaume du mécanisme pur, mais sur un mode encore
statique.
C'est ce statisme que dépasse l'évolutionnisme darwinien, en
proposant du monde vivant une genèse constructive, à la fois intelligible,
efficiente et mécanique : le règne animal, entre le végétal et l'homme,
apparaît alors comme le relais dramatique d'une cosmogonie, contemporaine de la
révolution industrielle, et magnifiée par Spencer.
Néanmoins, cette solution demeure partielle dans la mesure
où c'est uniquement le triage par l'utile qui façonne l'édifice pour ses
dimensions d'ensemble, et pour chacun de ses détails. Dans son traité, De
l'origine des espèces... (1859), le vivant
apparaît comme le produit du « hasard » (variation) et de la « nécessité »
(fixation), produit sur lequel s'exerce la rigueur de la sélection naturelle.
La capacité de survivre est le seul critère qui, pour finir, décide de la
morphologie et de la physiologie d'un organisme, de sa psychologie, de
l'équilibre écologique en général. On aboutit de la sorte à une vue économique
et dynamiste, avec d'autant moins de surplus que le struggle for life
impose un monde dur où le plus fort sinon
le plus rusé l'emporte, se maintient, dessine les formes de la vie et ses
niveaux d'intégration possible.
Sans doute, par rapport à l'efficacité immédiate, le
foisonnement des couleurs, des sons et des ornements de tout genre qu'on admire
chez les animaux constitue-t-il une émergence, un phénomène d'un autre ordre.
Dans La Descendance de l'homme... (1871),
Darwin s'efforce d'en rendre compte par la sélection sexuelle en supposant
de la part de la femelle une attraction plus grande pour un mâle plus « beau »
ou plus « dynamique » — c« plus beau pour nous, précise-t-il, pouvant
l'être aussi pour la femelle en raison de la similitude des fonctionnements
cérébraux, transmis d'espèce en espèce à travers l'historicité de la
vie. Nonobstant ce postulat, c'est encore l'emprise absolue de l'utile qui
régit l'esthétique, car celle-ci non seulement reste subordonnée à la
seule loi de fer, survivre ou non, mais se trouve réduite à n'être qu'un moyen
de séduction, un avantage pour le mâle, donc une autre modalité de la force. L'Expression
des émotions chez l'homme et chez les animaux (1873)
confirme ces vues. Les mouvements expressifs sont conçus comme des survivances
d'actes utiles, ou d'actes qui en découlent par antithèses, à moins qu'il ne
s'agisse de la libération d'un excès de force nerveuse.
La pensée occidentale franchit un pas nouveau lorsque, avec la
seconde révolution industrielle, on en vient à concevoir un temps
réversible, l'effet déterminant la cause. C'est la découverte du feedback comme principe universel de fonctionnement, et
aussi le mécanisme élargi de B. F. Skinner qui, dans The Behavior of
Organisms (1938), intègre et donc dissout le
caractère orienté de la conduite animale tel que le concevait encore Darwin.
Qu'est-ce, en effet, que le conditionnement skinnérien, sinon cette opération
complexe par laquelle un animal, libre de se mouvoir, trie et conserve parmi
les actions qu'il émet celles qui servent à l'obtention d'un but : récompense,
évitement d'une douleur, d'un danger ? Or, précisément, Skinner explique cet
apprentissage d'une conduite orientée par une rétroaction de l'effet (chute de
la boulette de nourriture) sur sa cause fortuite (pression sur le levier) dont
il renforce la probabilité d'apparition, si bien que le « but » ne constitue
plus une « fin », mais entre dans la continuité de la circulation mécanique.
Toutefois, ce modèle ne fait encore qu'approcher l'originalité vitale, car
ce qu'il peut y avoir d'« intuition fondamentale qui unit l'acte à l'effet
» (H. Wallon, 1942), de « relation prospective entre les attitudes
préparatoires et le but » (M. Merleau-Ponty, 1942), d'« activité encadrant
les feedback mécaniques » (R. Ruyer, 1954), et disons, plus radicalement, d'information
au sein du monde animal, n'est pas dégagé comme tel. D'autre part, le schème
dominant, comme chez Pavlov, Thorndike et Watson, reste celui de la sérialité,
en vertu duquel des buts parcellaires ne s'obtiennent que par des
conduites décomposables en réflexes ou en mouvements linéairement
enchaînés. Enfin, le rapport entre l'organisme et son milieu se volatilise dans
celui d'une fonction à un ensemble de variables opérationnelles, quantifiées et
manipulées du dehors.
L'éthologie semble échapper à toutes ces limites et s'engager
vers une véritable psychologie de l'animal lorsqu'elle le considère dans
son milieu réel, son Umwelt au sens de
J. von Uexküll, et étudie comment ce milieu est perçu et agi par lui.
Et pourtant, si l'on examine l'œuvre d'un éthologue aussi
représentatif que Konrad Lorenz, on aperçoit aussitôt des limites nouvelles.
Dans son étude sur Le Compagnon dans l'environnement propre de l'oiseau (1935), il n'envisage le jeune, le parent, le
partenaire sexuel qu'en tant que « représentants de fonctions psychobiologiques
indispensables à la survie » (G. Thinès, 1966). Par ailleurs, la métaphore de
la clé et de la serrure témoigne du peu d'attention accordé au thématisme
du- signal, voire de l'instinct : ainsi que le remarque Ruyer (1956), dès lors
qu'on reconnaît l'existence de stimuli supranormaux, il faut bien admettre que
le stimulus normal, loin de fonctionner comme une clé déverrouillant une
sorte de serrure cérébrale, agit thématiquement par son caractère expressif.
Mais, surtout, le schème qui anime la pensée de Lorenz est celui d'un déclenchement.
Or, analyser les caractères spatiaux et temporels de déclencheurs permet encore
de se passer du sens comme tel. En outre, le mécanisme inné de déclenchement,
imaginé à la manière d'une ouverture de vanne, se révèle en fin de compte
un fantasme cartésien, car le modèle hydromécanique de Lorenz rejoint le
système de clapets de Descartes, à cette différence près qu'on passe ici, par
la médiation du concept de système nerveux, à des clapets psychiques. Même les
activités dites « vides » sont conçues comme des « explosions » et symbolisées
par « l'éclatement d'un récipient à gaz » (1937). Quant aux activités de déplacement,
elles seraient assimilables à une «libération d'énergie» par une voie de moindre
résistance que la voie normale provisoirement bouchée.
Ce vocabulaire montre bien que l'information n'est pas ici
non plus saisie dans son originalité, qu'elle n'est qu'un débordement de
l'utile et entre dans le circuit de l'efficacité, comme le démontrent de
surcroît les vues de Lorenz sur les comportements d'appétence (1937) — et
plus particulièrement sur le jeu (1956) — chez l'animal.
2. L'approche par le haut
Etant donné les étroitesses du mécanisme — même
élargi par la considération de l'histoire, chez Darwin, ou du milieu, chez les
éthologistes —, on comprend qu'aient toujours existé des courants parallèles,
en particulier les diverses formes du vitalisme qui s'inspire d'un concept de
la tradition occidentale, surtout romantique : la spontanéité.
Le vivant n'est pas là, devant moi, comme un objet à réduire en
termes physico-chimiques. Lui et moi sommes portés par un élan originel ; nous
participons d'un jaillissement imprévisible et novateur, sans finalité a
priori. A certains égards, cette conception peut être dite rationnelle.
Sensible aux diverses structurations de la durée, Bergson, dans Matière
et mémoire (1896), remarque le retard de
plus en plus grand, d'où l'indétermination croissante, qui existe entre le
stimulus et la réponse à mesure qu'on s'élève dans les espèces ; il s'ensuit
une conception hiérarchisée, une montée qui, à travers bifurcations
et impasses, conduit des Vertébrés jusqu'à l'homme, selon la thèse exposée dans
L'Evolution créatrice (1907). En
contrepartie, le vitalisme apparaît irrationnel .lorsqu'il justifie les
manifestations concrètes des organismes par un principe transcendant et unique
: la poussée de la nature en tension vers un vouloir-vivre.
La phénoménologie représente une façon — plus attentive
aux singularités, plus descriptive — de réagir aux étroitesses des
approches par le bas en faisant appel au concept le plus subtil et le plus
évolué de l'ontologie occidentale : celui de subjectivité (de présence à
soi), toujours impliqué sinon dans les termes, du moins dans le climat des
descriptions.
Partant à nouveau des idées de Gestalt et d'Umwelt, mais en les dégageant de leurs présupposés mécanistes, les phénoménologues
insistent moins sur la spontanéité du comportement animal que sur sa
globalité en tant qu'il est porteur d'un sens, d'une intentionnalité, d'une
structure intelligible. Déjà Merleau-Ponty, dans La Structure du
comportement (1942), opposait l'« unité de
signification » qui caractérise l'organisme à l'« unité de corrélation » propre
aux systèmes physiques. C'est surtout F. J. J. Buytendijk qui a développé
cette approche dans son Traité de psychologie animale (1952) et dans Mensch und Tier (1958). Il s'agit pour lui de comprendre
l'animal comme « forme close » (H. Plessner, 1928), angeschaute
Subjectivität (V. von Weizsäcker, 1943), « sujet manifestant un être intérieur
». Sur cette lancée, on ne craint pas d'attribuer à certains animaux une conscience
rudimentaire de leur corps ou de leur ombre (H. Hediger, 1948) ; on s'efforce
de saisir les formes fondamentales de « rencontre » au sein de nombreuses
espèces (R. Schloeth, 1956) ; on va même jusqu'à parler d'« intersubjectivité
» dans le monde de l'animal (Thinès, 1966). Il est donc légitime de parler ici
d'une vue culturaliste qui privilégie les aspects informationnels au point
de négliger les aspects énergétiques. C'est le cas de la pénétrante analyse du
bond due à E. Strauss, intimement conscient des étroitesses et des
inexactitudes du béhaviorisme, dans Vom Sinn der Sinne (1935, 1956).
Dans ce climat, l'information dégagée tend à être abordée sous
un angle esthétique, selon les catégories, encore une fois occidentales,
de richesse, de luxe, presque de gaspillage. Tout en s'accordant avec le temps
de recul de Bergson (lequel avait aussi une conception esthétique de l'évolution),
la phénoménologie dépasse le caractère faber de l'animal bergsonien, pour s'orienter vers la gratuité des valeurs de
représentation, à la manière de A. Portmann (1948). Les mouvements expressifs
prévalent sur l'action, la parade devient spectacle, le jeu se donne comme
déploiement de surabondance et ombre de liberté.
On le voit, si le mécanisme se préoccupe de rigueur de méthode
jusqu'à (certains, diraient : pour) se dissimuler la singularité de l'objet
étudié, en l'occurrence l'animal, la phénoménologie, par contre, estompe les
méthodes et se laisse fasciner par la singularité de l'objet qu'elle
décrit jusqu'à en faire une projection du chercheur. Les deux courants vivent
chacun de ses découvertes, et parfois des insuffisances de l'autre.
3. Perspectives d'une approche à niveau
Le fait que les approches antérieures soient typiquement
occidentales dans leur conceptualisation invite à se demander si la vue
d'ensemble du monde animal ne serait pas renouvelée par une mise en question
des catégories, tantôt objectivantes, tantôt subjectivantes, à travers
lesquelles on s'est efforcé de le penser. Envisageons quelques dépassements possibles.
3A. Les surplus d'information
Aux environs de la Seconde Guerre mondiale, le développement de
la cybernétique a permis que se dégage de mieux en mieux le concept
d'information en tant que réalité distincte de l'énergie et pas nécessairement
au service de l'efficace : bref, d'une information qui a valeur par elle-même,
avec ses transmissions propres.
Si donc on entend par information tous les phénomènes d'ordre,
qu'ils soient morphologiques ou moteurs, rien ne dit que, dans le monde animal,
outre l'information tournée vers l'utile ou débordant de l'utile, il n'y
ait pas aussi de l'information en tant que surplus disponible et pouvant
avoir un sens actuel ou potentiel. Par exemple, dans le chant du fournier, composé
d'une série de phrases trisyllabiques, supprimer les premières syllabes
n'affecte pas la réponse des autres mâles (J. B. Falls, 1963). Bien plus, selon
W. H. Thorpe (1971), nombreux sont les cas où les chants d'oiseaux semblent
transcender les impératifs biologiques au profit d'une nouvelle expérience
auditive ou sonore recherchée pour elle-même. Sans doute aussi, dans les
figures de repos et de mouvement d'une aile de papillon, y a-t-il un
gigantesque surplus d'information par rapport aux facteurs utilisés pour
le déclenchement. Et rien n'exclut, tout suggère même que cet ordre, loin
d'être un gaspillage ou un luxe de la nature comme certains phénoménologues
seraient portés à le croire, joue un rôle dans la vie animale. Une confirmation
viendrait du fait, démontré par Portmann (Die Tiergestalt, 1948), que l'évolution a partout privilégié les
formes symétriques (alors que de soi des rapports de dissymétrie pourraient
être efficaces), et aussi des formes d'un très haut degré d'élaboration. Or,
cette profusion extraordinaire de surplus, de disponibilité
informationnelle, ni le laboratoire ni l'éthologie ne l'étreignent en tant
qu'ordre signifiant.
En liaison avec ce qui précède, il y a lieu de revenir sur les
phénomènes d'homomorphie et d'hétéromorphie. Dans la perspective de Darwin, on
serait tenté de aire que les animaux dont l'information plastique
(morphologique ou motrice) ressemblait à celle du milieu n'ont pas été
aperçus par les prédateurs, donc n'ont pas été détruits, et par conséquent
prolifèrent ; ou bien, selon Lamarck, qu'ils se sont opératoirement adaptés.
Or précisément, c'est cette adaptation qui peut être comprise
selon une vue non plus énergétique d'abord, mais informationnelle. Il est
suggestif, en effet, d'imaginer avec R. Caillois (cité par J. Lacan, 1966)
qu'un animal soit attiré par un milieu suffisamment semblable à lui en vertu
des résonances, des effets de synergie et de coaptation que suscite la
similitude de leur structure respective. Il y aurait en quelque sorte un
rapport érotique au milieu ; mais aussi au congénère, comme rapport global
d'une totalité à une autre. Les critiques par Kortland (1955) et Thorpe (1956)
du modèle hiérarchique de Tinbergen envisagent le comportement animal, et
en particulier l'accouplement, comme étant probablement une réaction
beaucoup plus complexe, disons plus intégratrice, que ne le laissent
penser la plupart des descriptions éthologiques. A ce propos, la découverte
selon laquelle les passereaux domestiques et les perroquets (G. G. Gallup et S.
A. Capper, 1970), de même que le Betta splendens (R. Baenninger, 1966, 1969), réagissent plus à leur image spéculaire
qu'à un autre congénère semble suggérer que la congruence motrice ou l'étroite
réciprocité entre deux organismes joue un rôle aussi important, sinon plus, que
le déclenchement de telle réaction par tel organe. Et sans doute les extraordinaires
aptitudes d'orientation du corps propre (chez les migrateurs) ou du gîte (chez
l'ours brun, par exemple) ne livreront-elles leur mystère que lorsqu'elles
seront ressaisies dans des correspondances plus complètement écologiques que
les grilles étroites des stimuli-signaux.
Il faut rapprocher cela des réserves apportées par G. Simondon
(1958) à la théorie de la Gestalt, laquelle
a trop insisté sur la manière dont le champ global était contracté par la forme
(vers l'utile) et pas assez sur celle dont la forme restait en tension sur son
fond, toujours mobilisant et permettant l'éclosion d'un sens. Effectivement,
dans une conception purement utilitaire, c'est-à-dire où interviennent seulement
des déclenchements, l'animal n'a pas de sens.
3C. L'organisme comme noeud de l'environnement
Pour des raisons dérivant autant du marxisme et du
structuralisme que de la sémiologie ou de la psychanalyse lacanienne, on
commence à se défier de l'opposition entre subjectivité et objectivité. En
plusieurs domaines, l'homme contemporain s'appréhende moins comme une
unité substantielle et autarcique devant des
choses qu'à partir d'un réseau
dont il serait un des points d'intégration énergétique et surtout
informationnelle.
Il ne s'agirait donc plus tellement de savoir dans quelle
mesure l'animal s'apparente à l'unité structurale d'une machine ou possède
une unité individuelle et spécifique, c'est-à-dire s'il faut le penser en
termes d'extériorité ou d'intériorité. Lui aussi apparaîtrait comme un des
nœuds d'énergie et surtout d'information, à la croisée des multiples échanges
qui le lient à d'autres organismes et à l'environnement, dans une
compénétration presque absolue. Ce que G. Deleuze et F. Guattari (1972)
appellent des « plus-values de code », entendant par là « qu'une partie de machine
capte dans son propre code un fragment de code d'une autre machine », joue,
certes, sur le plan de l'utilité stricte et de la survivance animale : tel le
cas, allégué par Samuel Butler, du trèfle rouge qui se reproduit par
l'entremise du bourdon, en sorte que le bourdon fait partie du système
reproducteur du trèfle. Mais, une fois admise l'idée d'un surplus d'information
disponible dans le monde animal, il faut admettre aussi que ce surplus doit
intervenir dans les actions réciproques des animaux entre eux ou avec l'homme,
pour créer des organisations pratiques, des constellations d'ordre qui forment
le monde propre des espèces au même titre que les autres facteurs écologiques.
D'où des correspondances informationnelles de tout genre et transcendant la
pure efficacité, que ce soit entre le cavalier et son cheval, entre le chat et
le chien, entre l'insecte et la plante homéomorphe sur laquelle il se meut en
ne s'y assimilant sans doute que partiellement. Montaigne se demandait : «
Quand je me joue à ma chatte, qui sçait si elle passe son temps de moy plus que
je fay d'elle?» (Essais, II, XII).
Le problème essentiel d'une psychologie animale reviendrait
ainsi à caractériser les niveaux d'intégration globale que l'animal manifeste
au sein de ce tissu d'interactions — en concevant ces niveaux non comme
des résultantes, à la manière de Kurt Lewin, mais comme des états métastables,
qui parviennent à concilier la prévalence du milieu et l'originalité de
l'individu (Simondon, 1964).
3D. Entre signal et signe
On pourrait alors être amené à réviser l'opposition trop simple
entre signal et signe, comme distinguant l'animal et l'homme. La notion de
signal est typiquement éthologiste, active, sans surplus, alors que le
signe humain est justement très libre, avec d'innombrables connotations
que l'homme emploie de manière tantôt précise (à des fins politiques ou
économiques), tantôt imprécise (à des fins érotiques ou esthétiques), à côté
des dénotations.
Pour développer une psychologie animale tenant compte des
surplus d'information, le mieux serait sans doute de concevoir une notion
intermédiaire entre signal et signe, du moins à mesure qu'on monte dans les
espèces. Ou, plus paresseusement, d'admettre qu'à côté des signaux dénotés,
c'est-à-dire fonctionnels au sens étroit, il y a chez l'animal des signaux
connotés, eux aussi ponctuels ou diffus. En tout cas, il faudrait voir que
l'animal n'est pas seulement un émetteur de ces signaux-signes, mais qu'en tant
qu'ordre morphologique et moteur il intervient dans les interactions
informationnelles du monde vivant comme signal-signe tout entier.
La dialectique historique de la zoopsychologie montre à
quel point le psychisme animal se lie aux plus archaïques de nos fantasmes :
reflet inversé d'un cogito hanté de
transparence, fantôme d'une nature impitoyable qui n'engendre la vie qu'à
travers des millénaires de luttes et de carnages, mirage d'une spontanéité
ou d'une intériorité ingénue, rêve d'une conscience avant l'angoisse de la
conscience réflexive ; et aujourd'hui, chaînon essentiel (avec la machine)
d'une relecture du monde où il n'y aurait plus, dans une identité de nature,
que des différences de régimes, de niveaux d'intégration en interdépendance,
selon le projet d'une écologie généralisée.
C'est dire que le théoricien n'est jamais quitte avec son
anamnèse culturelle, toujours précédé par le poète :
Y aurait-il une conscience [du genre de la nôtre dans le sûr animal, qui vient à
notre rencontre en sens opposé — il nous retournerait selon son allée.
Mais son être est pour lui infini, non lié, et sans regard sur son état, pur,
comme son regard en dehors. Et, où nous voyons l'avenir, là il voit Tout et soi
dans Tout et sauvé pour toujours. (Rilke, VIIIe Elégie de Duino)