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Texte de l'auteur (4 pages) en PDF
 


ANTHROPOGÉNIES LOCALES
 


CONTRIBUTIONS À ENCYCLOPAEDIA UNIVERSALIS (1968 - 1972)
 


CHROMO, KITSCH, LAID
 


Les techniques industrielles de l'image — imprimerie, photographie, cinéma, télévision — excellent dans la reproduction des contours, des rapports de clarté et d'ombre (des valeurs), voire des couleurs en aplat, mais elles sont infirmes dès qu'il s'agit des couleurs complexes. D'où trois solutions : se cantonner dans une seule couleur neutre ; réduire l'image à quelques aplats juxtaposés ; s'approcher des couleurs complexes par la superposition de couleurs simples. Dans les trois cas, le chromatisme est infidèle à l'original. Dans les deux derniers, il est à l'intérieur de lui-même plus ou moins désaccordé, et on tente de le fondre en choisissant des tons dessaturés (souvent froids) ou au contraire sursaturés (souvent chauds, c'est le cas de nombreuses reproductions d'art), le tout baignant dans un lustré ou un satiné réconciliateurs ou bien dans la luminance de la télévision ou de la diapositive. Cette rencontre de caractères appelait un mot spécial. Le français a jeté son dévolu sur chromo, sans doute parce que c'est dans la chromolithographie de la fin du XIXe siècle que le syndrome (le lustré mis à part) est apparu en premier lieu. Peut-être est-ce là aussi que le reconditionnement de la couleur a entraîné le plus sensiblement la restructuration du dessin : dès 1895, le graphisme de l'affichiste belge Henri Meunier annonce Lichtenstein, et sa mise en page préfigure le surréalisme.

Mais les objets industriels ont les mêmes caractéristiques de couleur que leurs images. L'industrie construit par éléments, non par parties ; ces éléments sont de provenances diverses ; souvent, pour des raisons de conservation, ils ont été d'avance, et indépendamment, peints ou chromés. Il y a là une nouvelle source permanente de désaccords coloristiques, et ceux-ci appellent les mêmes solutions de raccordement : neutralité, saturation, dessaturation, brillance, si Impérativement qu'on parle de couleurs industrielles.

L'effet « chromo » des images et des objets a diffusé une nouvelle esthétique du monde quotidien. La couleur a repris, dans l'environnement, le rôle de mobilisateur perceptif et émotif qu'elle avait perdu depuis la Renaissance. Elle a précipité la décomposition de l'objet en éléments erratiques. Elle a valorisé le hasard comme système de production ; ensemble aléatoire des enseignes lumineuses, balance au choix (jusqu'au flicker, qui est l'équivalent du fading la radio) de la télévision. Elle a émoussé la discrimination visuelle, appelant d'incessantes surenchères. Bref, elle a favorisé partout la métonymie (syntagmatique) aux dépens de la métaphore.

Les arts majeurs ont exploité cette situation : aplats de l’Olympia de Manet, dès 1863, surchauffe du fauvisme et de l'expressionnisme nordique, refroidissement du surréalisme, clinquant du pop’art et de l'art optique, sculpturalité de la couleur industrielle (axiomatique) chez Jean-Pierre Raynaud, fanfare polychromique de la Cité radieuse de Le Corbusier, coloration instrumentale du jazz. Récemment, l’hyperréalisme américain a tiré de nouvelles conséquences des désaccords du Polaroïd et du Kodachrome pour fragmenter le spectacle en « objets partiels » purement « intenses », schizanalyse visuelle.

Mais l'art du passé lui-même donne lieu ainsi à d'autres lectures. A la lumière criarde de l'effet « chromo », Grünewald, Altdorfer, Baldung Grien, Dürer (en Allemagne). Uccello ou Rosso (en Italie) trahissent mieux les ressorts de leur turbulence et montrent les affinités de la couleur désaccordée avec certaines inquiétudes de la Renaissance et avec le maniérisme en général.

 

 

 

KITSCH

 

Mot allemand, intraduisible et désignant soit le sentiment que provoque une certaine classe d'objets, soit cette classe elle-même : chromos, cartes postales de Noël, romans roses, meubles de style, musique légère, langage « phatique » des speakers de radio, sexy presque pornographique, films d'horreur tempérée. Car il y a un kitsch doux et un kitsch acide.

S'affirmant, vers 1870, dan» la Bavière de l’hyperromantique et maniériste roi Louis II— où le terme apparaît pour qualifier les reproductions d'art à bon marché —, connaissant une première maturité autour du modem style vers 1900, un second souffle mondial autour du styling de 1935, puis un troisième moment contemporain du pop art vers 1960 (époque où il alerte vraiment l'intelligentsia), le kitsch s'inscrit dans la triade industrie-masse-consommation. Plus précisément, il tente de compenser deux carences culturelles de l'objet industriel : l'impersonnalité et l'éloignement du corps, la dislocation et l'estompement des signes, perçus comme arbitraires en raison de la commutabilité des éléments techniques dans le réseau (aussi les étapes du kitsch ont-elles été contemporaines des étapes de la sémiologie, elle aussi née quand l'arbitraire du signe est devenu universellement apparent).

D'où les caractères de tout objet kitsch : accumulation de signes culturels du passé, seuls codés pour la masse et seuls aptes à la réchauffer encore ; effet de reconnaissance et spécialisation dans les « souvenirs » ; primat de la connotation sur la dénotation ; courbes, tons glissés, sfumato, poli, chambres d'échos, rendant l'objet plus tactile (à distance) et servant de tempérament (au sens musical) entre les systèmes sémiologiques devenus incompatibles , structure où l'information (l'improbabilité) est au départ, le reste ne faisant que la relâcher (killing me softly) en méandres, en refrains ; maniérisme et complication artisanale. La cohérence du kitsch vient en partie du fait que chacun de ces caractères pallie à la fois les deux carences susdites.

Le kitsch n'est donc pas éternel : les objets de série égyptiens ou polynésiens abâtardissent en les multipliant mollement des signes forts introduits par des créateurs, mais ils ne jouent pas nostalgiquement avec eux. Par contre, il y a un sens a parler d'un kitsch hellénistique, voire d'un kitsch racinien (clair-obscur, réminiscence, esthétisme), et surtout rococo Le kitsch prospère dans les moments et les lieux de civilisation flottante - à la ville plutôt qu'à la campagne, dans l'Europe centrale ou la mégapolis américaine plutôt qu'autour de la Méditerranée

Quant à l'éventuelle capacité du kitsch à d'inspirer l'art majeur, Rimbaud - ici encore germanique — la claironne dès 1872. « J'aimais les peintures idiotes, dessus de portes... » Un siècle après, le pop’art reprendra collectivement ce programme prophétique lorsque le lâché des signes sera devenu tel qu'il pourra se retourner en tension. Dada fut le moment critique entre ces deux naïvetés.

Restent les questions du sociologue. Culture ou anticulture (comme le funk américain). Le kitsch ne s'oppose pas, il est ailleurs. Démarche spontanée ou réflexive (comme le camp américain) ? Le kitsch ne distancie pas, son ailleurs est une immersion régressive. Entropie rongeant toute création industrielle ou voie d'accès des masses à la culture supérieure (M Young, A. Moles) ? En tout cas, rouage si indispensable dans l’homéostasie d'une industrie avancée qu'à côté d'un industrial design rigoriste fonctionne fatalement - même à l'Est — un industrial design kitsch.

 

 

 

LAID (LE)

 

Le concept de laid a un substrat biologique, et toutes les langues semblent avoir un terme, souvent accompagné d'un geste ou d'une moue, pour désigner le mal venu. C'est que l'être humain, organisme (intégron) se percevant par le détour d'autres organismes saisis visuellement, en miroir, est gravement mis en question dans son identité par les ratés de formes ou de processus rencontrés chez ses congénères, mais aussi chez tous les vivants, voire dans les formations minérales (un ravin hideux). Ainsi, l'aischros d’Homère fut repris par Hippocrate pour désigner le physiologiquement difforme ; le russe bezo-brazie (littéralement, « sans image ») trahit le rapport entre la laideur physique ou morale et la destruction de la ressemblance ; le français laid vient du vieux germanique leid marquant un désagrément, comme l'anglais loath. Et le rire, stigmatisant le laid comme grotesque, achevé de transformer la défense individuelle en défense sociale.

Ce mécanisme vital, l'Occident lui a donné une portée métaphysique, éthique, politique, esthétique, en l'utilisant au profit de sa vision totalisatrice et vectorielle d'un inonde conçu comme orienté du négatif au positif. Le laid se mit alors à fonctionner dans le couple beau-laid, parallèle aux couples vrai-faux, bien-mal, avec lesquels il s'est souvent confondu. Comme le faux fut combattu par la philosophie et la science, et le mat par la morale, le laid fut banni théoriquement de l'art. Et cela non seulement dans les œuvres mineures (quotidiennes), où le beau a pour mission d'assurer la régulation et la complaisance organiques de l'utilisateur, mais aussi dans les oeuvres majeures, se proposant une culmination.

Il y eut des dissidences dans ce concert : à beaucoup d'hommes de la Renaissance, comme à Sade, la puissance et l'originalité parfois monstrueuses de la nature paraissaient plus essentielles que son équilibre ; et l'esthétique de Kant commence d'être inquiétée par le sublime. Mais il a fallu le romantisme, et en particulier la Préface de Cromwell, pour que « le difforme, le laid, le grotesque » soient reconnus comme des facteurs positifs de la création, et pas seulement comme un donné rétif à transfigurer (à la manière dont Dieu transfigure le péché chez Bossuet). Depuis, la théorie de l'art a pris conscience peu à peu, malgré des résistances idéologiques tenant aux racines mêmes de l'Occident, que les œuvres majeures, tant classiques que modernes ou exotiques, ont toujours induit leur stupeur à partir de tensions, souvent dans les sujets traités, et obligatoirement dans les structures perceptives mises en jeu. Enfin, la prise de distance à l'égard de l'organicisme de l'art a été consommée quand le XXe siècle a cessé de composer selon des formes — système régnant depuis la Grèce —, pour élaborer ses dispositifs par éléments fonctionnels, suivant le schème de l'industrie, justement laide en ce sens que son organicité ne répond pas fatalement à la nôtre, ou que peut-être, étant réticulaire, elle n'est plus organique du tout.

Comme il fallait s'y attendre, ces diverses intrusions du laid dans l'art concordent aujourd'hui avec de nouvelles options, ontologiques, politiques et morales, où les dérives apparaissent aussi fécondes que les intégrations (parti depuis longtemps familier aux cultures non européennes).

 

 

Henri Van Lier

Contributions à Encyclopeadia Universalis, 1968-1972

 
 
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