Dans cette étude, des
cosmogonies contemporaines ont été regroupées : la musique, la danse, le
théâtre, l’architecture. La confluence se justifiera en cours de route.
1 - LA MUSIQUE
En 1947, au fil de
ses Entretiens sur la musique,
Furtwängler envisage la musique classique, tonale, dont il fut un directeur
éminent, et la musique atonale de Schönberg et de Webern, qu’il rencontra
depuis 1918, comme deux cosmogonies faisant écho à deux cosmologies très différentes. Dans la musique tonale,
il entend la cosmologie de Ptolémée, où Homo se croit sur une Terre immobile au
centre de l’Univers. Et dans la musique atonale une cosmogonie prenant au
sérieux la cosmologie de Copernic, où la Terre et même le Soleil sont perdus
dans l'Univers, portant Homo « comme un grain de sable ».
Nous partagerons
cette vue cosmogonique de la musique, mais assurément en décalant les
ponctuations. (a) La musique « ptoléméenne » ce ne fut pas la musique
classique, comme le dit un peu vite Furtwängler, mais bien celle de la
Renaissance, dont le contrepoint fait entendre les chocs de substances
aristotéliciennes ou néoplatoniciennes, dont les opérations créent chacune des
espaces et des temps propres ; à la façon des ruades des chevaux des Batailles
d'Uccello en peinture, et
des soubresauts de la prose de Machiavel et de Montaigne en littérature, au
même moment. (b) Au contraire, depuis 1600, et surtout 1700, la musique
tonale, dite
classique, répond à une physique où les événements se situent selon la
continuité des « groupes de transformations » de Galilée et de
« l'espace absolu » de Newton. Quant à la musique atonale
sérielle, depuis 1920,
elle fait écho aux cosmologies relativiste d'Einstein et quantique de Planck.
(d) Enfin, depuis 1970, naît une musique plus biologique que physicienne, et
que nous dirons séquentielle.
1A. LA MUSIQUE TONALE, GALILÉENNE ET NEWTONIENNE (1600-1900)
Au lendemain de 1600,
sur les plans inclinés de Galilée, des billes sont supposées rouler sans
frottement, de même qu'elles tombent sans frottement du haut de la Tour de
Pise. La prose italienne du Dialogo, où s'explique le physicien, est étonnamment lisse,
comme les vers contemporains de Malherbe et la prose de Pascal. Un demi-siècle
plus tard, Newton achèvera une cosmologie de la continuité parfaite en
supposant un espace absolu. Tout événement du monde se situe alors selon les
dérivées d'un calcul infinitésimal, commun à Newton et à Leibniz.
En tant que
cosmogonie, la musique tonale poursuit les mêmes vues, par exemple chez le
Lully des ballets de la cour de Louis XIV. Néanmoins, cette musique
devenue « classique » ne se décida pas en un jour, puisque L'Art
de toucher le clavecin, à
la fin du XVII siècle, est encore plein d'éclaboussures ornementales, et que la
mesure y reste fort libre ; dans sa préface, Couperin demande seulement
qu'une croche soit plus courte qu'une noire, et plus longue qu'une double
croche. Mais enfin, vers 1700, Werckmeister tempère uniment la gamme en
divisant les octaves en douze demi-tons égaux ; Bach montrera bientôt,
dans son Clavecin bien tempéré, qu'avec ce système, ou un
autre assez proche, on peut produire, sur cinq ou six octaves au moins, de la
musique en majeur et en mineur et dans toutes les tonalités, sans que
surviennent des rugosités entre les accords par quintes et par tierces.
Au point que, vers
1750, Rameau crut que le moment était venu d'une théorie strictement physique
de la consonance, qu'il déduisit du fait qu'un ton fondamental quelconque (un
do, un sol, un la) émet simultanément, en tout cas vers l'aigu, des sons partiels, c'est-à-dire ayant une longueur d'onde
qui est un demi, un tiers, un quart de la sienne ; par exemple, un do émet
en même temps l'octave de ce do, puis à l'octave suivante la dominante sol,
puis la sous-dominante mi. A ses yeux, les partiels expliquent l'harmonie, au point que le français les appela harmoniques. L'harmonie consiste en cadences, suites de notes où les écarts qui avaient
formé une mélodie trouvaient leur
« résolution ». Ainsi, à lire en descendant : si-sol-ré
>>> do-mi-sol.
A ce compte, les
claviers, définitivement bien tempérés vers 1800, devinrent toujours davantage
des champs sonores homogènes, où régnaient des règles d'harmonie supposées
naturelles, comme les lois de la Mécanique newtonienne et galiléenne. Les
musiciens furent même invités à obéir à un temps étalonné, homogène,
métronomique, et à le définir en tête de leurs morceaux (Beethoven projeta de
ralentir beaucoup de ses tempos dans l'édition complète de ses oeuvres). Ainsi,
les partitions musicales furent comprises comme des coordonnées cartésiennes de
schémas de physicien : l'axe horizontal portant le temps, l'axe vertical notant
les événements sonores de hauteur, de longueur, d'intensité. Bientôt les
résonateurs de Helmholtz montrèrent que les timbres tiennent aux intensités différentes des
partiels des fondamentaux selon les instruments.
On devine l'orgueil
qu'éprouva Homo compositeur, interprète et auditeur de pareille musique. Le
Kapelmeister était Dieu. Ou le Diable. Il pouvait se souvenir que, vers 1800,
le physicien Laplace avait déclaré : « Vous me donneriez les positions,
les vitesses et les directions des atomes d'un état d'Univers, que je pourrais
en prédire tous les avenirs ». En tout cas, il dominait sa musique comme le roi
son royaume, et Dieu le roi. Le « moi » de Descartes ne fut jamais
aussi majusculé en Moi que chez le bourgeois musicien, qui vers 1800 conçut, en
philosophie, le Ich autogénérateur
de Fichte. Et c'est parmi l'auditoire d'une salle de concert surtout que Hegel
pouvait trouver accompli son « je qui soit un nous, un nous qui soit un je ». Sinon pour la complexité, point de fossé
entre musique savante et musique populaire, tant elles appartenaient au même
système tonal, censé « naturel » et partagé par tous. Les
« formes musicales » (suite, sonate, caprice, impromptu, intermezzo,
etc.) furent ponctuées de reprises et de da capo, car la tonalité est Echo, comme la perspective de la
peinture classique est Narcisse, son fiancé. Miroirs sonores et miroirs visuels
collaborent à délimiter le contour de la liberté inconditionnelle du
« Je » kantien, fichtéen, bergsonien. Fellini a filmé définitivement
cet absolutisme dans Prova d'orchestra. Ecoutant Wagner et Beethoven dirigés par
Furtwängler, Hitler confie dans Mein Kampf qu'il était parcouru de frissons des pieds à la tête.
Trois musiciens
suffirent à faire le tour essentiel d'un système si autoritaire et si passionné
d'exactitude. BACH fit de la tonalité et de ses deux modes majeur et mineur la musique
du temps absolu, de l'éternité fuguée, horizontale et verticale, donc complexe
harmoniquement et mélodiquement, mais simple quant au timbre et au rythme,
presque cardiaque. En antithèse, MOZART en fit une musique du temps des
humeurs, virevoltantes
dans l'opéra, effrayées dans les décalages violents, mais sitôt maîtrisés, du
concerto pour piano Köchel 466 ; humeurs abruptes, que la mélodie
accompagnée permettait de rester enveloppées, composées (dominées) comme par
au-dessus. En synthèse, dans l'esprit de l'Evolution de Lamarck (1807),
Beethoven en fit l'épreuve du temps historique, napoléonien, à thèmes simultanément
multiples, conciliables seulement dialectiquement, comme dans la Phenomologie
des Geistes de Hegel,
strictement contemporaine.
Aurions-nous oublié
Händel et Haydn ? Non. Mais pour l'anthropogénie il y a peu à en dire,
parce qu'ils furent la tonalité même, dans sa capacité cumulative chez le
premier, dans son jaillissement irrépressible chez le second. Et après
Beethoven, la musique classique, achevée pour l'essentiel, eut un avenir tracé
: différer les résolutions, en insistances sentimentales ou existentielles chez
Schubert, en une métamusique (comme on dit un métalangage), créant à la fois
des constructions croisées vertigineuses et un constant effet de lointain et
d'écho en abîme chez Schumann. Jusqu'à se perdre chez Wagner dans le chromatisme
modal et les leit-motive
de Tristan et
Yseult. Spengler put
titrer Der Untergang des Abendlandes en 1917.
1B. LA MUSIQUE ATONALE, EINSTÉNIENNE ET PLANCKIENNE (1920-1970)
Que faire de l'unité
et de la liberté inconditionnelle du Moi tonal et harmonique à deux modes
depuis que Golgi avait obtenu les premières photographies de neurones en 1902,
et surtout depuis que Ramon y Cajal avait reçu en 1906 un prix Nobel pour avoir
photographié des connexions neuroniques ? Un réseau neuronique comporte
des myriades de connexions et de clivages, où on voit mal comment situer un Moi
métaphysique ou freudien, sinon comme une fonction nerveuse parmi d'autres, celle
d'un self, continuant
les amorces du self de
l'animalité antérieure (Damasio).
Du reste, l'unité
tonale totalitaire n'était pas moins perturbée par les nouvelles théories de la
Physique. Depuis 1905, Einstein avait posé que, dans les vitesses approchant
celles de la lumière, il fallait remplacer le groupe de transformations de
Galilée par celui de Lorentz, ce qui évacuait l'espace absolu (indépendant du
temps) de Newton. Et au même moment, Planck avait aperçu, dans le rayonnement
du corps noir, que l'énergie ne pouvait pas se diviser indéfiniment, qu'elle
comportait un certain « grain », et que la causalité n'était pas
intrinsèquement continue. L'Univers comportait de l'irréductible discontinu,
échappant au continu du calcul infinitésimal newtonien.
Consciemment ou
inconsciemment, les artistes cosmogoniques répondirent à ces nouvelles
cosmologies ; Picasso en peinture, James Joyce en littérature, Marcel
Duchamp dans la sémiotique générale et la peinture. Mais ce fut dans la musique
que le problème et sa solution eurent le plus d'évidence. Car c'était la
tonalité, avec son harmonie et ses cadences, qui avait répondu, mieux que la
perspective picturale ou la psychologie du je-tu-il littéraire, à la cosmologie
newtonienne et galiléenne. C'était donc de la tonalité que les cosmogonies
musicales devaient d'abord se nettoyer.
1B1. La non-répétition et ses variations combinatoires
Suivons alors le
raisonnement imparable de Schönberg. Toute répétition d'un ton suffit à
installer une tonalité. Par conséquent, pour échapper à la pente tonale, il
faut produire une musique qui ne répète jamais un des douze demi-tons de la
gamme avant d'avoir utilisés les onze autres. Ainsi, pour être atonale, une composition musicale énoncera d'abord
une suite de tons obéissant à cette non-répétition. Et pour tout développement,
on ne se permettra jamais sur cette suite que des variations obéissant au même
programme. Quatre s'imposent : (a) le déplacement des tons à d'autres octaves
; (b) l'inversion de la suite ; (b) sa rétrogradation ; (c) l'inversion de sa
rétrogradation ; (d) la transposition des nouvelles suites ainsi obtenues
sur chacun des douze demi-tons.
Moyennant cette
panoplie et ce protocole très cohérents, la simple suite de départ devint une série ; et on parla de musique sérielle. L'aspect combinatoire du système se
retrouva d'ailleurs partout. Dans la Bibliothèque de Babel de Borges. Dans les poèmes d'OULIPO
(ouvroir de littérature potentielle), où l'on aimait à répéter, pour faire
mille poèmes : « Marquise, vos beaux yeux me font mourir d'amour.
D'amour, Marquise, vos beaux yeux me font mourir. Vos beaux yeux, d'amour,
Marquise, me font mourir. Etc. » Dans les « séries » du
« nouveau roman » selon Butor et Pérec.
1B2. Une musique des écarts (vs accords)
La tonalité ainsi
mise hors jeu, ce fut alors le mérite de Webern de mesurer, autour de 1930,
l'enjeu positif du système, à savoir l'entrée en scène de l'Ecart, en remplacement de l'Accord et de la Cadence. Un accord classique,
obéissant à la continuité galiléenne-newtonienne, est une superposition de tons
directement consonnants entre eux, ou bien s'inscrivant dans une cadence de
résolution, selon les prescriptions de l'harmonie. Or, dans l'atonalité, deux
ou plusieurs notes, émises simultanément ou en une succession serrée, forment
des groupes sans rapport harmonique et cadentiel interne, et a fortiori
externe. Elles installent l'auditeur dans des instabilités, ou du moins des
métastabilités. Le faisant passer de la sécurité d'un Cosmos à l'aventure d'un
Univers.
Il y eut, en
conséquence, des écarts privilégiés. Puisque les partiels d'un ton sont
l'octave, puis la dominante, puis la sous-dominante, se multiplièrent les
octaves augmentées et diminuées, puis les dominantes et les sous-dominantes
augmentées et diminuées. Les Variations Opus 27 de Webern, publiées en 1937, s'ouvrent par les écarts,
à lire de bas en haut : « fa / mi » ; « fa dièse /
sol » ; « la / si bémol ».
1B3. Le between
Au lieu de s'inscrire
dans un référentiel d'espace-temps, comme les accords classiques, chaque écart
sériel crée un nouveau référentiel, signalant, comme le veut la
cosmologie einsteinienne, qu'il n'y a pas de point de vue privilégié ; et
aussi, comme le veut la mécanique quantique, que les interactions entre les
états-moments du système ne se font plus par des influences continues, mais par
sauts (sautes) non décomposables. Ainsi la musique découvrait l'entre-deux, le between, que, dans les mêmes années, Paul Klee au
Bauhaus, entre deux objets, proposait comme l'objet au singulier de la
peinture. Que Giacometti, entre deux passants, voyait comme le seul objet de la
sculpture. Between à la
fois spatial et temporel, croisant « non-être » et
« être ». Ou encore « les étants » et « l'Etre »
de Heidegger.
Certains poèmes de
Rilke, comme ceux de Valéry, définissaient à la fois la
« bien-aimée » et la « poésie ». Dans Zwei Lieder, opus 6, dès sa période présérielle, Anton
Webern prend quelques versets de Rilke pour définir à la fois la « bien
aimée » et sa musique à lui. Voici
la fin : „ Du machst mich allein. Dich einzig kann ich vertauschen
(échanger). Eine Weile bist dus ; dan wieder ist es das Rauschen, oder ist ein
Duft ohne Rest. Ach, in den Armen, hab ich sie alle verloren, du nur, du wirst
immer wiedergeboren : weil ich niemals dich anhielt, halt ich dich
fest „.Tandis que je ne t'étreins jamais, je te tiens au plus ferme.
1B4. L'absence de point de repos
Comme l'indique son
étymologie, la cadence (cadentia,
cadere, tomber) assurait à l'auditeur, après un moment d'envol, ou de
déséquilibre mesuré, expressif, disait-on, un retour à la sécurité d'un
« lieu naturel » (aristotélicien et néoplatonicien). L'Ecart n'est
pas gravitationnel, il
meut bon gré mal gré son auditeur dans un espace-temps sans noyaux. Par une
coïncidence piquante, à fin du système sériel, depuis 1960, des cosmonautes
s'exercèrent à vivre en apesanteur.
1B5. Les timbres composés et composants
Les timbres, ces
« couleurs » sonores tenant aux intensités des partiels propres à
chaque instrument, enrichissaient l'Accord classique, en complétaient les
liaisons, mais le déséquilibraient aussi ; ainsi, se contentaient-ils
d'accompagner la mélodie, le rythme et l'intensité, presque comme des
« ornements » de clavecin. Au contraire, avec l'Ecart, le timbre
devint un événement
musical en soi, et même l'événement musical prévalent, ou dernier. Dans le jazz
de l'époque, il recouvre la mélodie, réduite au rôle ancillaire de ralliement
du « band ». Les vides de la voix d'Armstrong sont plus définitifs
que ses pleins.
Cette domination du timbre
coïncida avec de nouveaux moyens de sa production et de sa mémoire. Après la
seconde Guerre mondiale, les synthétiseurs dans l'instrumentation, et l'informatique
dans la construction,
permirent de le composer au sens fort, comme autrefois on composait les
hauteurs, les longueurs et les intensités. Les partiels, qui jouaient un rôle
de raccord harmonique dans la musique classique, furent exploités maintenant
comme diversification, intensification, imprévisibilité de l'Ecart. Car rien
n'est plus « quantique » que les timbres. Messiaen alla les chercher
chez leurs maîtres, les Oiseaux. Ses Préludes de 1930 sont introduits par une pièce intitulée La
Colombe, aussi atonale que
La Poule de Rameau
avait été tonale.
A partir de 1960, les
enregistreurs mobiles, tel le Nagra, permirent d'aller saisir les timbres des
mammifères dans la savane, ceux des cétacés dans l'océan, ceux des pygmées
polyphoniques dans la forêt. Le « naturel »,
l'« authentique », ne fut plus le ton, mais le timbre, cette
plurification des partiels.
1B6. La valorisation du bruit
Comme Michel-Ange
avait conclu la sculpture classique en valorisant le bruit visuel dans les
« ébauches définitives » de ses Esclaves et de ses Pietas, de même
Beethoven conclut la musique classique en valorisant le bruit auditif. Jeune
enfant, il avait traité un violon comme un instrument de percussion ; et
Thérèse Brunswkick, à sa première visite, fut émue par les dissonances de son
piano ; ses œuvres majeures consistent à faire émerger une mélodie de la matrice
d'un bruit préalable parfois continué ; les dernières mesures de sa
dernière sonate opus 111 font quatre fois se noyer une mélodie très monotone
dans le bruit, d'abord vers l'aigu, puis vers le grave, à nouveau vers l'aigu,
et définitivement vers le grave. Mais, chez ce maître des cadences, même le
bruit s'inscrit dans le champ des équations différentielles de Newton, et la
mélodie y bourdonne toujours, déjà ou encore.
Au contraire, le
bruit de l'atonalité sérielle est celui, cosmologique, du couple « bruit /
information » de la Théorie de l'information (formare, in, mettre en
forme) de 1948. En 1965 sera découvert le bruit cosmologique isotropique à 2,7°
K, interprété comme le rayonnement fossile du Big Bang, qui transforma
définitivement Homo d'habitant du Cosmos en habitant de l'Univers.
1B7. Le rythme du timbre
Désormais, le rythme,
régulation du Temps, devient le champ de l'épanouissement du timbre. Les
ritardando et rallentendo de Webern et Messiaen, si nombreux qu'ils sont
abrégés en « rit…… », et en « ral…… », ne sont là que pour
permettre aux Ecarts de laisser sortir, s'épanouir, tous leurs partiels. Non
seulement le métronome a perdu toute pertinence, mais dans son Cours de
Musique, Schönberg déclare
avec obstination que les indications classiques, - allegro, largo, andante,
adagio, largo, sostenuto,
- qui chez les classiques marquaient des humeurs, et conséquemment les marches,
démarches, gestes où s'exprimaient ces humeurs, ne pointent plus désormais que
des vitesses abstraites, du reste très globales. Ceci correspond bien à des
compositions musicales qui ne tiennent plus en des cadences et accords où un
Cosmos éternel démontrait sa clôture. Mais bien en des Ecarts où s'ouvre un
Univers de partiels.
1B8. Le multiple initial
Dorénavant, les
titres des œuvres évoquent le multiple plus souvent que l'Un. Ainsi, chez
Messiaen : Les sons impalpables du rêve, Un reflet dans le vent, Le Nombre léger. Ce dernier cas nous rappelle que depuis
1900 les mathématiciens se demandaient si le Nombre doit partir de l'Un, comme
l'a voulu tout l'Occident après Platon, ou, au contraire, du Multiple, comme l'avait proposé Dedekind autour de
1900 (Badiou, Le Nombre et les nombres).
1B9. L'imprévu
Dans son édition de
1972, le Harvard Dictionary of Music a résumé ainsi les traits généraux des musiques
sérielles : unpredictability, pre-eminence of discontinuity, zero degree of
musical articulation, irreversible movement, generalized nonperiodicity,
perpetual renewel (par
exemple, la note la plus basse suivie de la plus haute, la plus longue de la
plus courte). Et de se demander si ce système, auquel nous devons la véritable
spéléologie du son qu'est le Klaverstücke IX de Stockhausen, n'aboutit pas
souvent, comme chez Boulez, à l'inverse de ce qu'il poursuit, quand la
variation s'y resserre et multiplie à tel point qu'elle se retourne en
monotonie et statisme (monotony and statism).
C'est peut-être
pourquoi les deux générations humaines qui, entre 1920 et 1970, produisirent de
la musique sérielle contrastent, par leur brièveté, avec les trois longs
siècles de la musique classique. Mais les musiciens n'eurent pas longtemps à
s'inquiéter. En 1970, un changement de cosmologie allait entraîner un
changement de cosmogonie musicale.
1C. LES FORMATIONS VIVANTES ET LA MUSIQUE SEQUENTIELLE (1970)
Depuis toujours,
parce qu'il est un primate anguleux et angularisant, donc un technicien, Homo
avait cru, dans ses philosophies religieuses ou rationalistes, que tout acte de
formation (Gestaltung), inanimée ou animée, était une affaire de modelage, ou de plasticité. Yaweh modèle Adam, comme les démiurges
grecs modèlent une table, une statue ou un temple. La parole était considérée
comme un modelage des sons oppositifs. La musique comme un modelage des sons
intensifs, là surtout où elle fut écrite.
Or, depuis 1970, les
paradigmes de la Physique commencèrent à céder la place à des paradigmes de la
Biologie. Et celle-ci, à côté de quelques opérations de modelages, qui lui
permettent de faire des vessies, des estomacs, des clapets, des poumons, et
aussi de dresser des squelettes, exploite à son départ un moyen
formateur non plasticien, la séquence avec ses reséquenciations. Bien sûr, la formation par
(re)séquenciation fut rencontrée dès les années 1850, quand Berzelius découvrit
les protéines.
Mais il fallut un bon siècle pour qu'on voie,
depuis 1950, que la variété inépuisable des protéines, et donc leur puissance
créatrice, résultait de la façon dont vingt acides aminés, rassemblés par des
ARN-collecteurs, se séquenciaient sur des ARN ribosomiques (leurs établis)
selon les séquences que portaient des ARN-messagers, eux-mêmes orchestrés par
les gènes en double hélice d'un ADN (lui-même peut-être modelé par des « interrupteurs
supragéniques » ?).
En vérité, la
(re)séquenciation ne fut pas entièrement absente de la musique sérielle, mais
elle y était au strict service des écarts et de leur combinatoire. Au
contraire, depuis 1970, en cette année où l'équipe d'Anfinsen désenroule une
protéine, qui du coup perd toutes ses propriétés anatomiques et physiologiques,
puis la laisse se réenrouler, retrouvant toutes ses propriétés, la
(re)séquenciation va devenir le paradigme biochimique, conscient ou inconscient
d'une « musique séquentielle », ou « reséquentielle »,
dite un peu sommairement « répétitive ».
Cette conversion de
cosmogonies (qui de physiciennes devenait surtout biologistes) ne nécessita pas
de bouleversements proprement musicaux, car la musique a toujours été très
douée en matière de séquence. (a) Elle dispose d'éléments en nombre limité, -
gammes pentatoniques, hémitoniques, anhémitoniques, - un peu comme les 20
acides aminés du vivant. (b) Ces demi-tons musicaux peuvent être séquenciés et
reséquenciés à loisir, tantôt comme séries, nous venons de le voir, tantôt aussi comme simple suites inépuisablement variables. (c) Ces
éléments sont assez homogènes pour interagir, un peu comme les acides aminés,
qui ont une partie identique, par laquelle ils se lient, et une autre par
laquelle ils diffèrent. (d) De même que quelques liaisons chimiques (covalente,
ionique, hydrogène, hydrophobe) suffisent à établir entre les acides aminés des
attractions assez différentes pour engendrer des milliards de protéines, et
donc d'organismes, ainsi en musique les résonances entre les partiels des tons,
une fois déplacés dans leur séquence, donnent lieu à des milliards de
production musicales. (e) D'autant que désormais les timbres, produits par les
synthétiseurs et captés par les enregistreurs, donnent lieu à des rythmes infinis.
La musique sérielle
était un système assez
fermé dont on pouvait assez exhaustivement parcourir les facettes. Au
contraire, la musique séquentielle est évolutionniste, d'une imprévisibilité non plus
cherchée mais constatée, largement subie, de l'ordre du happening. On ne peut l'embrasser un peu qu'en se
rappelant quelques-uns de ses happenings exemplaires.
(1) La réséquenciation
irrépressible. -
Commençons par un happening a contrario. Les synthétiseurs de 1960 permettaient de produire
des accords stables, programmés quant à leurs tons, mais aussi quant aux
partiels de leurs tons. En émettant un accord ainsi absolument stable dans un
conteneur immobile, comme une architecture, n'était-ce pas l'occasion, pour un
musicien hindouïsant, comme La Monte Young, de proposer une expérience du nir-vana,
du non-souffle, du non-événement absolu. Or, même ainsi, en raison de leurs
rapports internes irrationnels, les partiels musicaux créent des événements
métastables, surtout quand ils sont reçus par des systèmes nerveux auditifs,
avec leurs transductions, leurs organes de Corti, leurs afférences sans cesse
corrigées par des efférences. On peut le nirvana, mais comme l'impossible.
(2) Le bruitage
environnemental.
- Pour susciter des reséquenciations spontanées, pourquoi ne pas faire se
rencontrer des suites de notes, voire des suites de silences, avec un
environnement thématisé quant à ses chances, ses fortunes, ses hasards, ses
aléas. John Cage disposa
un piano à queue au milieu d'un carrefour, pour que des vrombissements de
camions tantôt y fécondent une phrase musicale jouée par lui, tantôt tout
simplement jouent sur sa table d'harmonie des résonances de Helmholtz. Sans
même un musicien.
(3) Les distorsions
reséquenciantes.
- Les instruments de la musique tonale avaient été conçus et réglés pour
obéir le plus directement possibles à des organes (doigts, mains, poumons
soufflants) eux-mêmes obéissant aux décisions neuronales de cerveaux.
L'exception troublante était les cors de chasse, avec leurs échos de fond des
bois que Schumann a si constamment exploités pour obtenir ses lointains
spatiaux et temporels. Mais les nouveaux synthétiseurs permettaient de créer
des relais autonomes entre les initiatives des performeurs et les sons
entendus. Pauline Oliveros créa de pareils instruments mi-commandés mi-autonomes,
créant ainsi des reséquenciations actives, passives, activement passives.
(4) La retardation
bruissante. -
Vers I970, Steve Reich prend
une phrase du langage, Come out to show them, l'enregistre en boucle, mais en faisant que chaque
retour soit un peu retardé par rapport au précédent. La suite monodique de
départ reparaît alors à deux voix, à quatre, à huit, à seize, jusqu'à ce que sa
complexification vire à la complication, puis à la confusion, pour finir par se
perdre dans le bruit, au sens radical du couple : « information /
bruit » de la Théorie de l'Information. Cosmogonie très pure de la
cosmologie thermodynamique, où tout événement d'Univers est une néguentropie
locale (Pierre Curie), un état loin de l'équilibre (Prigogine), qui cependant
ne nie pas l'augmentation d'entropie générale ambiante, au moins égale, qui
finit par la réabsorber. Pour cela, le contenu du texte de départ n'importait
pas. Cependant, le fait qu'ici il évoque du sang apparu et exhibé lors d'un
« riot » racial précise que tout est soumis aux lois générales de
l'Univers, même nos émotions les plus intimes.
(5) Les retardations
étirantes. - Nos
cerveaux sont faits essentiellement pour des échanges de perceptions et de
motricités avec un environnement proche, ce qui impose à leurs fonctionnements
certaines vitesses, certaines intensités, certains contrastes modérés. Il
suffit alors de mettre un de ces fonctionnements hors norme pour que le sujet
ou bien tombe en inattention, ou bien au contraire soit introduit dans des
espaces-temps imprévus, « excités » (Thom). Un peu dans l'esprit de Come
out, et sur le même
disque, For four organs de
Steve Reich
répète une suite musicale mais cette fois en l'étirant progressivement :
« J'ai senti mon corps devenir vaste comme l'Univers », dit une
physicienne ayant écouté couchée ce happening. D'autres dévoiements sont aussi
féconds, comme quand des synthétiseurs font jouer un son au bord de son
silence, faisant presque palper auditivement les derniers neurones excités.
(6) Les interactions
thématisées de cerveaux multiples. - On l'aura remarqué, dans tous ces happenings
sonores, l'objet perçu est, autant que des événements musicaux, les événements
cérébraux qu'ils suscitent. Terminons donc par le cas de For six pianos de Steve Reich. Un piano, avec son clavier, sa table
d'harmonie, ses cordes, ses marteaux, ses étouffoirs, est un instrument
particulièrement organisateur ; les Arabes appellent son équivalent, qu'ils
mettent en avant au milieu de l'orchestre, le Kanôn
grec, la loi, le
référentiel ; c'est le piano qui donne le la aux cordes. Faisons jouer alors par six
pianos, et donc par six pianistes, une suite de notes, en leur prescrivant
quelques lois de variations possibles, comme dans le cas de la musique
sérielle, mais ad libitum.
Nous nous donnons alors des chances de rendre apparent, et même thématique, le
travail perceptivo-moteur de six cerveaux en interécoutes, intercorrections, et
donc inter(re)séquenciations ostensibles.
Dans le cadre d'une anthropogénie,
on fera une remarque importante quant au caractère savant ou populaire de ces
productions. Autant la musique sérielle atonale est contrainte et
contraignante, donc idéalement savante, comme la musique tonale qui l'a précédée, - Gould
s'autorisait à corriger certaines « incorrections » de Jean-Sébastien
Bach, - autant la musique séquentielle est populaire. On l'entend déjà dans les berceaux
humains, voire dans l'animalité antérieure, en tout cas dans toutes les
musiques « premières » ; les Chansons à penser africaines tiennent depuis des siècles en ses
répétitions reformatrices inépuisables. En sorte que la musique populaire non
seulement cohabite là avec la musique savante, mais souvent la surclasse chez
les peuples pour qui la mélodie sort du rythme, et le rythme lui-même des
partiels.
C'est même un cas,
dans la seconde moitié du XXe siècle, où la cosmogonie aura précédé la
cosmologie. Au vrai, le musicien séquentiel a souvent thématisé la reséquenciation avant le biologiste, qui
pourtant la manipule du matin au soir, mais continue, par habitude mentale et
langagière, à parler de plasticité (« le cerveau est plastique », « le
vivant est plastique », dit-il) là où il s'agit en rigueur de
reséquenciations réorganisatrices, reformatrices. Symptomatiquement, dans Descovering
Enzymes, pour exprimer
l'originalité des formations par reséquenciation propres aux acides aminés,
Dressler et Potter avaient fini par dire, encore en 1991: « il y a quelque
chose de musical là-dedans ».
Kaija Saariaho, Finlandaise, est très explicite pour nos cosmogonies musicales contemporaines, signalant qu'elle a pleinement trouvé son intention de devenir compositrice du jour où elle a senti les mouvements du fœtus de son premier fils dans son ventre, lui faisant observer son appartenance à l'Espèce humaine et à l'Univers, comme état-moment d'Univers, par delà toute « féminisation musicale », insiste-t-elle dans le IHT. Attitude qu'elle dit « Mozartienne », donc populaire, où elle se sent avoir été confirmée par l'incendie du World Trade Center, le 11/9, « qui nous a touchés tous ». Sur la question opéra/oratorio, on remarquera que sa Simone Weil (la philosophe, pas la politicienne), La passion de Simone, commandée comme opéra (dans le cadre du Mostly Mozart du Lincoln Center de New York) par Peter Sellars et Gerard Mortier, à la fin des années 1990, est devenue à son dire un « oratorio » (par ses harmonies contemporaines très complexes, appelées par le libretto d'Amin Malouf, un ancien reporter au Liban devenu son librettiste habituel). Son audience auprès de tous ses contemporains musiciens, soulignée par le IHT, et ses distances finales à l'égard de Peter Sellars, trop étroitement « politique », dit-elle, sont déjà en soi un phénomène anthropogénique des années 2008.
John Adams est un compositeur encore plus déclaratif pour nos cosmogonies musicales contemporaines parce que non seulement toutes ses œuvres sont des cosmogonies d'aujourd'hui, dont il est le représentant américain prééminent, mais aussi parce que lui-même s'est longuement exprimé à ce sujet, dans le magnifique John Adams Writings de Richard May, copyright 2005. Retenons-y deux questions. [a] Pourquoi, tout en soulignant sa dette à l'égard de Peter Sellars, qui lui a enseigné l'art de prodigieusement se documenter sur les événements traités, il a pris dorénavant (2005) certaines distances à son égard parce qu'il le sent surtout un producteur-metteur en scène (art director) engagé (« yang », dit-il), alors que lui-même est d'abord un compositeur, donc indéfiniment disponible (« yin », dit-il », et proche du « ewige Weibliche » du Faust de Goethe). [b] Comment, dans sa disponibilité, El Niño et Doctor Atomic, œuvres de « conversion », cherchent une composition par enveloppe (« Mozartienne », dit-il), mieux soutenable par le public, mais en deux directions contraires : El Niño va du mythe à un événement particulier (un ouragan tropical), tandis que Doctor Atomic va d'un événement particulier (Oppenheimer en train de construire la bombe atomique) au mythe (la responsabilité-irresponsabilité humaine en général). Au point qu'il a maintenant suggéré que Doctor Atomic soit produit et mis en scène par une femme, Penny Woolcock, pour la première de celle-ci au Met de New York en 2008, en une reinterprétation combinant des enveloppements « Mozartiens » et les extrémités harmoniques du Gurrelieder de Schönberg (« l'œuvre harmoniquement la plus complexe jamais produite »). Et la question qui hante Kaija Saariaho revient : quand un opéra (« Mozartien ») et quand un oratorio (Schönberguien), étant donné une « Whitmanesque aperture » sur des textes religieux de John Donne ? Le mot « transcendentalism » américain figure également dans ces commentaires.
Enfin, Thierry De Mey et sa sœur Anne De Mey, le premier comme compositeur-architecte-cinéaste, la seconde comme chorégraphe, qui vont dans les mêmes sens, ont déjà leur place dans Anthropogénie.com aux chapitres généraux sur la musique.
2 - LA DANSE
Danse et musique sont
si liées dans l'anthropogénie qu'il est difficile de décider laquelle fut
première. On peut même considérer la musique comme une danse simplifiée,
presque mentale, au point que, chez Bach et Haendel, la forme musicale
initiatrice fut la « suite de danses » : toccata, allemande, courante, sarabande,
rondo, etc. En effet, Homo, étant à la fois animal, technicien et sémioticien,
ses déplacements deviennent marche, et sa marche démarche, toutes deux
inventant le rythme. La danse est la thématisation du rythme de la démarche,
puis du geste qu'elle supporte. Elle réussit d'autant mieux dans cette fonction
qu'elle dispose de circuits sensori-moteurs indépendants, avec leur mémoire
propre, - sinon comment comprendre les centaines de nuances de mouvements
retenues par un danseur classique ? - et que dans l'immédiat elle se
nourrit de réactions de Baldwin, où la motricité entraîne une perception,
laquelle réentraîne une motricité, qui réentraîne une perception, en un
autoengendrement inlassable (dans presque toutes les cultures, des danseurs se
laissent danser toute la nuit, parfois nuit et jour). Les échos inhérents au
son et au ton musicaux alimentent l'autoengendrement de la danse. Les
réengendrements de la danse alimentent les échos du son et du ton musicaux.
Alors, l'attitude
spontanée du danseur, celle qui a régné depuis les origines, fut d'égaler sa
démarche aux mouvements essentiels du Cosmos conçu par son groupe. Car ce sont
les rythmes universels que réalisent le danseur Dogon et la danseuse balinaise ;
les ballets de la cour de France et d'Autriche expriment la gouvernance royale,
laquelle étant « de droit divin », exprime la gouvernance de Dieu.
Comme Suzanne Langer le répète en 1960, dans Feeling and Form, le « bon » danseur a d'abord à
concevoir de puissantes images mentales, qui n'aient plus qu'à descendre dans sa démarche et
son geste. Tôt le matin, Noureev est à la barre malgré ses nuits agitées, pour
que les derniers détails de son anatomie et de sa physiologie soient à la
disposition des imaginations qu'ont éveillées en lui ses lectures de la veille.
Or, depuis 1970, donc
dans ce moment où les paradigmes de la Physique commencent à le céder à ceux de
la Biologie, il se voit, dans plusieurs pays occidentaux, des danseurs
pratiquer une danse caractérisée par l'absence d'image mentale, de programme,
de chorégraphie. Comme si désormais, au lieu d'aller d'un Cosmos éternel à un
corps fugace, on attendait que ce soit un corps fugace qui, réduit à ses
élémentarités, suscite un Univers encore à faire. La discipline du danseur
cherche à se vider l'esprit, à faire désobéir son corps, à découvrir les
manèges de provocation d'un pur ad-venir.
Un cas extrême est
fourni par Tippeke, où
Thérèse De Keersmaker erre dans un bois, sans but, et seulement secouée de tics
(néerl. Tippelen,
marcher à très petits pas erratiques). On songe à une chaîne de Markov, où les états suivants d'un système
dépendent d'un dernier état, sans s'inscrire pour autant dans une consécution
d'états antérieurs ; et même à un processus de Markov, comme le mouvement brownien, où de
pareils derniers états sont incessants et stochastiquement distribués. Ces deux
notions sont de 1938, donc encore contemporaines de la musique sérielle.
Néanmoins, avec la
même danseuse et le même cinéaste et musicien, Thierry Demey, la danse
innovatrice depuis 1970 est d'ordinaire plus séquentielle que sérielle. Elle cherche à créer des situations où
des organismes humains sont amenés à retrouver leurs stades d'émergence dans
une Evolution non plus orthogénétique mais buissonnante ; sentiment d'être
un spécimen d'une espèce évolutive, à quoi contribue l'effet de groupe, de
troupe. Là, chacun veut se retrouver, au moins allusivement, radiolaire,
insecte, quadrupède (Vincent Fleury). Ou activer les sept catastrophes
élémentaires de la Topologie différentielle selon lesquelles les nappes
cellulaires qui le forment se sont canalisées en pli, fronce, queue d'aronde,
aile de papillon, ombilics hyperbolique, elliptique, parabolique (René Thom).
Voire faire allusion à ces reséquenciations, par quoi, dans l'élémentarité
première de son organisme, des acides aminés ont commencé, il y a quelques
dizaines d'années, et en vérité quatre milliards d'années, à porter des
protéines, elles-mêmes portant des ultrastructures, qui à leur tour ont porté
des cellules, puis des organes, jusqu'à susciter les vivants auxquels il
appartient comme jeux d'interfaces entre des milieux intérieurs et des milieux
extérieurs. Sans confusion entre ces stades d'émergences. Mais sans ponctuation
non plus.
Des œuvres
littéraires témoignent, au même moment, de la même inversion entre le mental et
le physique. Dans le roman traditionnel, les mouvements des membres exécutent
des buts prédéterminés, tandis que, dans le Zelsa de Luc Eranvil (2000, www.zelsa.be),
ce sont des mouvements de membres qui finissent par esquisser des buts, et on
lit sans ponctuation : « alors comptant distraire son trouble ses
jambes s'étirèrent hors de la couche elles le menèrent sur le pont respirant
l'air cinglant mâchant la brume qui serpentait autour d'elle sa bouche alla
porter la nouvelle à l'équipage rassemblé… ». Les Satanic Verses de Salman Rushdie (1988) sont remplis des
mêmes renversements des fins et des moyens, des initiatives corporelles
finissant par vaguement engendrer des fins.
A quoi la sculpture
aussi fit écho. Dans les Körperwelten de von Hagen, autour de 1990, des corps sont ceux de
vrais vivants, mais qui post mortem ont été « plastinés », c'est-à-dire
transformés par imprégnation en une substance transparente, où ce qui apparaît
en premier ce sont alors leurs systèmes artériels et veineux. Presque l'inverse
de la « fabrique corporelle » de Vésale (De fabrica corporis
humani), où les organismes
étaient d'abord des systèmes osseux, perçus comme « parties intégrantes »
de touts physiques au service de touts spirituels, répondant au destin que leur
avait fixé le Démiurge. Dans la plastination, ce qui est au départ, ce sont des
ramifications sanguines qui donnent lieu presque stochastiquement à des physiologies,
qui alors, en fractales, suscitent des anatomies, lesquelles ont produits, le
temps d'une vie, des actions mécaniques ou rythmiques déterminant des fins
animales, techniques, sémiotiques.
En octobre 2006, à
Saint-Germain-en-Laye, ces nouvelles vues prirent la forme d'un happening
académique. L'anthropologue Pascal Pick expliqua les apparitions successives
des mouvements organiques chez le Vivant, depuis les bactéries jusqu'à Homo.
Or, il était flanqué d'un danseur, lequel s'efforça de non seulement mimer les
mouvements décrits, mais de les faire se réinventer par son corps. Les pieds
nus du professeur marquaient le tissage entre le discours abstrait et les
gestes concrets de la prestation artistique. Le titre fut
: Danser avec l'Evolution. Il aurait pu être : Danser l'évolution.
3 - LE THÉÂTRE
Le théâtre est proche
de la danse. En Grèce, c'est même dans la danse qu'il prit naissance, quand les
chants dansés des cortèges de Dionysos furent interrompus par des dialogues. Il
y a souvent autant de ressemblances entre le théâtre et la danse d'une époque
qu'entre sa danse et sa musique.
Ainsi, dans Le
regard du sourd de Bob
Wilson, premier monument du théâtre séquentiel des années 1970, certains acteurs, presque
danseurs, se déplacent en des mouvement si lents, si primitivement génétiques,
qu'il leur faut un quart d'heure pour traverser la scène entière (le quart
d'heure des étirements de For four organs ou de Come out to show them). Et, chez le même Bob Wilson, c'est la
musique répétitive (reséquenciatrice) de Phil Glass qui, bientôt après, va
porter Einstein on the Beach,
dont les six heures de prestation ont pour action centrale de faire descendre
les spectateurs dans les patiences et les détours évolutifs des quinze
milliards d'années d'un Univers dont ils sont un état-moment.
Comme le théâtre est
aussi langage, il revint à Peter Handke d'exploiter le cas de l'enfant-loup
autrichien Kaspar pour
obliger un corps muni d'un larynx et d'un pharynx humains à réinventer non
seulement la démarche et le geste, mais encore le passage du son au ton, au ton
musical (intensif) et au ton langagier (distinctif).
On remarquera que,
dans tous ces cas, le site joue un rôle essentiel. Outre la plage, entre Terre
et Océan, de Einstein on the Beach, ce furent souvent des usines désaffectées, offrant
ainsi des croisements d'Atelier et de Nature, comme la Cartoucherie de
Vincennes pour le Théâtre du Soleil de Mouchkine, ou encore le Plan K de
Bruxelles, qui a abrité à la fois Bob Wilson, De Keersmaker, von Hagen, et une
exposition des théories des nouvelles tectures par la Harvard School of Design.
En Italie, un bel
exemple de la puissance du lieu aura été ce dépôt de poterie en plein air qui
finit par être traversé par un troupeau de mouton, et où Thierry Demey a filmé
un happening théâtral et dansé d'une troupe dirigée, non plus par De Keersmaker
cette fois, mais par sa sœur Anne Demey sur une musique de Vivaldi. Quelle
apparente contradiction : une danse séquentielle et Vivaldi musicien
classique, donc galiléen-newtonien ! Mais justement, dans cette
circonstance, le Prete rosso vénitien apparaît pour ce qu'il est : un
musicien déjà séquentiel. Ce qui du coup éclaire le dédain ou la perplexité
dont furent l'objet pendant trois siècles et demi ses Stravaganze, puis son brusque et prodigieux succès
depuis 1970. Et encore que Bach, qui affectionne les duplications note à note
et phrase à phrase (le final de la Passion selon Saint-Matthieu) s'en soit si souvent inspiré. Comme
principe formateur, la reséquenciation (biochimique) est le plus archaïque et
le plus futur.
4 - LES TECTURES
Pourquoi
« tectures » ? C'est que le mot « architecture » ne
convient pas à une anthropogénie. D'abord, il n'a de sens que depuis 5000 B.P.,
c'est-à-dire depuis les empires primaires de Sumer, de l'Egypte, de l'Inde, de
la Chine, de l'Amérinde, où des constructions de plus en plus considérables ont
supposé, pour des artisans nombreux, un chef de travaux compétent et ayant
autorité, arkHos, arki-tectôn ; d'où arkHi-tektonia,
archi-tectura. D'autre
part, et pour cette raison même, « architecture » aujourd'hui évoque
d'abord des immeubles, et non pas les meubles, alors que « tecture »
convient aux deux, et les range sous la même action de tekteïn, construire en tant que tresser,
superposer, assembler.
Les tectures ainsi
comprises ont deux rôles anthropogéniques. (A) Homo est un mammifère qui a
passé dix mois lunaires dans une matrice, dont il garde une mémoire indélébile ; les
tectures, étant entourantes par opposition aux sculptures entourées et aux
peintures étalées, assurent la continuation de l'entourement utérin. (B) D'autre part, les activités
hominiennes, étant rythmiques quant à leurs démarches, donnent lieu à un
véritable théâtre social,
lequel nécessite une mise en scène, dont les tectures, immeubles et meubles, sont la scène. Nous avons donc à nous demander comment
les tectures, en tant que cosmogonies contemporaines, ont répondu à ces deux
fonctions au cours du XX siècle.
Depuis 1920, les
théories du Bauhaus font
penser à celles de la musique sérielle, en tout cas par leur goût de la
combinatoire, du décentrement, de la non-gravité, de l'austérité. Ainsi, en
1930, à la Villa Savoye de Le Corbusier, la porte principale n'est plus au
milieu d'une colonnade paire, comme depuis le Parthénon, mais derrière le
pilier central d'une colonnade impaire, que l'on doit contourner pour
entrer ; la salle de bain prêche la gymnastique suédoise, aussi ascétique
qu'un pièce « sérielle » de Schönberg ou de Webern ; le
bâtiment, défiant la gravitation, « part de sa ligne de faîte, et rejoint
le sol comme il peut ». Nous sommes bien dans la culmination des machines
d'énergie, vieilles
comme Homo, mais dont le règne s'était renforcé en 1800 avec la machine à
vapeur, et dont le paroxysme coïncide avec le nazisme, le fascisme, le
stalinisme, l'eugénisme, les mouvements de jeunesse, le nudisme, le Mundaneum
d'Otte, pour lequel Le Corbusier fit un projet, à la veille de la seconde
Guerre mondiale. Au lendemain de celle-ci, l'Ecole d'Ulm continua les mêmes principes, jusqu'en
I970, mais cette fois dans l'esprit des nouvelles machines d'information, avec leur matériaux plus légers et leurs couleurs
d'acier brossé.
Tout cela aboutit,
dans les années 1960, à la notion d'industrial design, où l'immeuble et le meuble sont désormais
fondus en une seule discipline, ayant pour trait partagé de permettre une
liberté maximale de résidence et de construction. Idéalement, l'habitant
concevra lui-même sa demeure (Yona Friedman, Lucien Kroll, Elmar Wertz), aidé
en cela par les nouveaux matériaux plastiques, donc facilement projetables sur
des treillis, défaisables et reconstructibles presque dans l'instant
(Grataloup). On proposa des maisons en carton (Guy Rottier), ou encore tournant
sur un axe pour présenter tout le jour leur living-room au Soleil. Paul Virilio
et Claude Parent, pour rompre avec « l'orgueil du gratte-ciel »,
conçurent des maisons, et même des villes se projetant obliques dans le ciel.
Marcher sur des sols obliques devait stimuler la liberté à chaque pas.
Or, en 1972, cette
fièvre théorique tombe d'un coup en quelques mois. Pourquoi ? On peut
penser que la « construction par l'habitant » avait atteint son point
de fatigue et de maniérisme, comme il arrive à toute doctrine. Ou que, en fin
de compte, Homo ne cherche pas tellement à pouvoir refaire sa maison de jour en
jour, qu'il désire plutôt qu'elle l'attende, l'accueille, le réconforte de son
archaïsme utérin ; on sait que Le Corbusier, constructeur de cités et de villes
ab ovo (Chandigar),
affectionna dans ses vieux jours une cabane sur la Méditerranée, dont il
sortait le midi pour se baigner un moment dans cette eau qu'il appelait
« l'Ancien », peut-être en souvenir de l'Archipelagos de Hölderlin.
Ou enfin qu'à ce moment les autres arts étaient en train de découvrir quelque
chose d'absolument imprévu, les formations (Gestaltung) par reséquenciation,
que les tectures, avec leurs matériaux lourds, étaient particulièrement
inaptes à explorer.
Et, en effet, créer
une architecture reséquentielle va prendre une bonne trentaine d'années. Le Centre
Pompidou d'Enzo Piano, en I977, n'en est encore qu'un pressentiment. C'est bien
l'esprit du Bauhaus et d'Ulm qu'il continue dans son squelette extérieur
d'insecte, sa transparence générale, ses échanges d'énergie déclarés par des
couleurs différentes pour l'eau, l'électricité, l'information, son escalator
monumental proclamant la non-séparation des étages (tant valorisée depuis par
la Harvard School of Design), des espaces multifonctionnels. Même si certaines
fonctions y sont déjà reséquentielles, les formes du bâtiment, simples parallélépipèdes
rectangles, ne le sont pas. Cette stagnation de l'invention formelle sera plus
sensible dans le travail des ateliers Boffil, qu'ils exploitent les ressources
les plus contemporaines de la construction à multiplier leurs colonnades
grecques. Quand au mot « post-modernisme », qui qualifie l'époque, il
se contente de refuser le « modernisme » du Bauhaus, sans le
remplacer.
Au fond, il fallut
attendre l'an 2000 pour que le Musée Guggenheim de Frank Gehry à Bilbao annonce
des formes autres, et justement en reséquenciation, donc plus biologiques que
physiques. Et c'est seulement maintenant, en 2006, que cette annonce s'est
décisivement confirmée dans le projet du même pour le Centre de la Création
d'art à Paris. On rechignera en disant que l'architecture de musée n'est qu'une
exception. Mais des habitations particulières construites par Frank Gehry
entre-temps témoignent de la même aspiration reséquenciatrice.
D'ailleurs, les
paradigmes de la reséquenciation semblent avoir gagné jusqu'à l'industrie. Dans
le projet de Tom Mayne pour le « Phare Tower » de la Défense à Paris, le
corps du bâtiment est recouvert de ce que l'architecte appelle lui-même une
peau, dont il dit : « It becomes metabolic the skin, it moves ».