D'abord, le spectacle suffit. Pour les structures,
une déflagration de volumes et de contours brisés de nus féminins nous jette
dans un branle-bas cosmique, dans la fabrique des corps. Pour les textures, les
peaux de femmes montrent des accidents, des points de beautés ou lentigos, qui
sont recouverts des schémas des 89 constellations de nos atlas du ciel. En regroupant
parfois deux ou trois constellations sur un même corps, cela a fait 65
tirages positifs, où ressortent les peaux génératrices, et 65 tirages négatifs,
où les schémas des constellations sont accentués à la règle. Le titre
excellent, Corps célestes, signale bien la superposition des étoiles et des
lentigos. Superposer c'est l'opération mathématique fondamentale, l'application,
pli à pli, comme disent les mathématiciens français ; le mapping, la
cartographie réciproque, comme disent les mathématiciens anglais. Le titre
n'explicite pas davantage de quel recouvrement il s'agit, mais le format des
tirages est tel qu'il nous permet non seulement de le voir, mais de l'habiter,
d'y vaguer à loisir. Sans doute pour quelques facéties. Mais on peut croire aussi
pour quelques vues essentielles.
Tout art extrême est cosmologique, ou cosmogonique,
c'est-à-dire qu'il cherche à toucher les moeurs de l'Univers, ces recettes
selon lesquelles des constantes cosmiques suffisamment compatibles forment nos
galaxies, nos étoiles, nos mers, nos continents, nos végétaux, nos animaux et
nous-mêmes. Autrement dit, sous les formes, l'artiste espère entrevoir les formations,
il est plus formationnel que formel. Dans les 65 négatifs rassemblés ici, les constellations
évoquent les Ciels, donc les formations originelles, galactiques et stellaires,
avec encore très peu de formes. Et les 65 positifs explorent la forme la plus
accomplie produite par ces formations, du moins dans notre Univers
proche : le corps humain. Et sous sa modalité la plus formationnelle, le
corps féminin. Mais en y portant quel regard ?
Pour commencer, un regard embryologique. Car
pour nous ce n'est plus tout de reconnaître dans une femme les plis, les
fronces, les queues d'aronde, les ailes de papillon et les trois
ombilics : elliptique, parabolique, hyperbolique, bref ces sept
catastrophes que les peintres et sculpteurs y ont reconnues dès l'origine.
Depuis les années 1950, René Thom nous a appris que ce nombre sept n'était pas
fortuit, que les sept catastrophes étaient élémentaires, qu'elles
correspondaient à des équations basales de topologie différentielle, et ainsi
qu'elles contrôlaient l'embryologie, et pour finir l'anatomie de tous les
organismes vivants, puisqu'elles interviennent dans les conditions selon
lesquelles une boule devient un tube, un tube se ferme en estomac ou en vessie,
une paupière s'ouvre et se ferme. De même, quand une cuisse se sépare d'un
tronc, un sein d'une épaule, ils dévoilent des travaux organiques profonds,
prénataux. A ce compte, le « regard catastrophique photographique »
de Pierre Radisic est très différent du « regard catastrophique
pictural » de Pisanello. Les structures qu'il saisit résultent de couches
de dermes (mésoderme, endoderme, ectoderme) en conflits, en inventions, en
résolutions au sens musical. En quoi il est assurément aidé par le caractère
« windows », fenêtrant-fenêtré, du regard actuel, depuis que les images
tracées, les seules connues d'Homo jusqu'à 1850, ont été supplantées par les images
granulaires de la photographie, du cinéma, de la télévision, avec leurs
capacités indéfinies de montage et d'incrustation.
Mais il serait insuffisant de percevoir ici
les contraintes embryologiques des structures. Car, dans une autre
clairvoyance, dont les Anciens n'eurent pas la moindre idée, ni même la
suspicion, nous savons également désormais que, dans les organismes vivants,
au-delà des structures et des textures, il y a des ultrastructures. Nos
histologistes ont été contraints de créer ce terme en 1939 pour caractériser les
formes encore informes, les amas moins formels que formationnels, que leur
montraient les coupes micrométriques de nos cellules. Mon vieil atlas de 1971
porte le titre déclaratif : Human Histology and Ultrastructures. Or, si l'oeil
embryologique de Radisic ne saurait ni voir ni montrer des ultrastructures, il
a toujours fouillé là où elles sont davantage en émergence, presque en
suffusion. Si bien que son sujet photographique a été la peau, la peau humaine plus
ou moins glabre, et par là transparente aux formations dont elle résulte et qui
continuent de s'y jouer. Sous l'effet de spots qui multiplient les diffractions
locales instantanées, il n'a cessé de traquer et survolter les régularités et
les irrégularités où des peaux se montrent en travail. Dans nos 65 positifs, à
travers des lentigos.
Je ne connais aucune photo de Radisic qui
échappe à cette approche. Déjà dans les Couples de 1980, les visages d'hommes
et de femmes juxtaposés, confrontés en deux cadres distincts sont des peaux
accidentées bien plus que des psychologies, ou même des types. A cette
occasion, Micheline Lo et moi-même avons été désingularisés, en même temps qu'universalisés
comme rencontre d'accidents de cloisons nasales, de symphyses maxillaires, de
labour de rides, avec des buissons de barbe pour l'un, et pour l'autre un
bouton de fièvre en éclosion, autant d'événements locaux et transitoires de
l'Evolution des espèces terrestres, avec l'Univers en dropback, dans la mesure
même où les violences du spot supprimaient le fond. Les retouches finales au
pinceau, car il y en avait à ce moment, n'avaient pas pour objet de
« picturaliser » les catastrophes biologiques, mais au contraire de
les « photographiser » davantage, s'il est vrai que la ressource
propre de la photographie est de pouvoir aller, dans l'infiniment grand et
l'infiniment petit, jusqu'au formationnel des formes.
Et c'est la même suggestion d'ultrastructures
de peaux qu'ont tissée, bientôt après, le torse du noir Africain Lucky et la
blanche Vietnamienne Marilou. Puis, les écorces inquiétantes des Waldszenen
schumanniennes, puisque dans une forêt les peaux s'appellent écorces. De même,
les réserves de décors de l'Opéra de la Monnaie, autre forêt et écorces de nos
rêves décomposés. Dans la suite ouverte des Bustes musicaux contemporains,
Xenakis, dont d'ordinaire on ne connaît que le profil droit, découvre, pris de
face, sa joue gauche ravinée par une grenade. Les récentes Coaptations
orgastiques vont jusqu'à enregistrer les peaux les plus germinatives, les plus
apparemment ultrastructurées, catastrophiques, formationnelles, puisqu'elles
sont érectiles, à savoir les muqueuses coïtales, concaves, convexes, en leurs
tumescences. Et dans nos Corps célestes, les lentigos valent bien le bouton de
fièvre des Couples comme affleurements d'ultrastructures.
Mais que vient faire alors l'application, le mapping
des corps du ciel sur les corps féminins ? Assurément, de part et d'autre,
il s'agit de grappes : grappes de lentigos, grappes d'étoiles. Néanmoins,
quel abîme! Les grappes de lentigos sont des formations naturelles, or rien
n'est moins naturel qu'une constellation. L'actuelle Cassiopée groupe des
étoiles d'espaces, d'âges, de mouvements hétérogènes. Son W géant n'en était
pas un il y a cinquante mille ans, et dans cinquante mille ans ne le sera plus.
D'autre part, moyennant la précession zodiacale, toutes les constellations d'il
y a 2000 ans sont maintenant déplacées d'un cran sur le zodiaque. Bref, il a
fallu les Gréco-Romains entichés de « formes se détachant sur les fonds »
et de « touts intégrés de parties intégrantes » pour distinguer, dans
leurs cieux maritimes un peu brouillés, un Cheval Persée, un Hercule, un
Serpent, des Ourses. Les Arabes, gens du désert, ont plutôt été frappés, dans
leur ciel très sec, par des points foudroyants solitaires, signes d'Allah
foudroyant solitaire, dont nous avons gardé les noms prestigieux :
Aldebaran, Altaïr. Alors, pourquoi superposer des grappes si chanceuses, et si
différemment chanceuses : des lentigos, des étoiles ? A moins que les
chances, ces cadences, ces co-ïn-cidences (cadere, tomber, in-cum,
ensemble-dans), aient aussi une portée cosmogonique, comme les catastrophes
embryologiques et les ultrastructures.
Physiciens mathématiciens, les Grecs conçurent
la chance comme une rencontre-choc, la tukHè, de tungkHaneïn, rencontrer, qui
souvent faisait couple avec anankè, la nécessité. Ainsi, Démocrite voulut
croire que des chocs d'atomes tombant dans le vide suffisaient à créer notre
cosmos cosmétique. Aristote, moins optimiste, fut plutôt sensible aux
rencontres entre la tuile tombant d'un toit et le crâne du passant. Quoi qu'il
en soit, les tukHaï grecques n'étaient pas calculables. Par contre, les Arabes,
amateurs de points (et donc aussi des coïncidences des séries de points que
sont les logarithmes, estime Eva de Vitray-Meirovitch), remarquèrent que, quand
des points forment des ensemble fermés, la chance d'en tirer un parmi les
autres est calculable ; tel est le coup de dé (zahr), qui a donné notre hasard,
et suggéré à Pascal le calcul des probabilités. Et, pour en finir avec la
tradition, à côté de toutes ces chances physiques, ou physiciennes, n'oublions
pas les chances sémiotiques, celles par lesquelles, parmi des grappes d'étoiles
hétérogènes, certains systèmes nerveux
aperçoivent une Balance, un Lion, ou Castor et Pollux. En voilà assez sur les
chances dans nos 65 négatifs. Et nous sommes disposés à peser maintenant les chances
biologiques, qui travaillent les lentigos de nos 65 positifs.
Car, depuis 1953, dans la plus grande
révolution de l'intelligence humaine, nous savons globalement selon quel trajet
biochimique les chances physiques deviennent des chances biologiques. (a) Cinq
éléments les plus répandus dans notre environnement terrestre (hydrogène,
oxygène, carbone, azote, soufre) suffisent à former les vingt acides aminés qui
portent tous les Vivants connus de nous. (b) En effet, ces vingt acides aminés
(azotés) ont deux portions, l'une qui leur permet de se nouer en chaînes
courtes ou très longues, une autre par laquelle ils pratiquent différemment les
cinq liaisons chimiques fondamentales. (c) Ainsi, les chaînes d'acides aminés,
en raison de leur nombre mais surtout des séquences diverses de vingt acides
différents, reviennent dynamiquement sur elles-mêmes de façons infiniment
différentes, formant des pelotes infiniment différentes nommées protéines. (d)
En se regroupant en ultrastructures, puis en cellules eucariotes, ces protéines
suffisent, avec quelques adjuvants (structurels, énergétiques, réduplicatifs,
telle leur polycopie ARN-ADN, déchiffrée la même année 1953), à produire toutes
les propriétés anatomiques et physiologiques de tous les organismes. Bref, la chance
biologique qui fait la Variété naturelle des vivants, laquelle est la
précondition de leur Sélection naturelle, Darwin y insiste, pourrait être dite chance
protéinique, chance aminée, chance hydrogène-oxygène-azote-carbone-soufre. La série
n'est plus seulement l'espèce, comme chez les Anciens, mais chaque organisme.
Il y a donc lieu de mettre en application réciproque des Lentigos, chances
biologiques, avec les Ciels de l'origine, chances cosmiques, moyennant des
Constellations, chances sémiotiques. Quand les stellae
« con-stellent », et que les lentigos se nomment « points de
beauté ».
Nous laisserons au spectateur de fantasmer les
fécondités de ce mapping, pour remarquer encore que nous touchons là au noeud
de l'admiration contemporaine, à savoir les singularités imprévisibles ET rétrospectivement
explicables qui font notre Univers. La planche contact photographique, où
cohabitent simples suites et vraies séries, est prédestinée à fomenter des
rencontres où s'exaltent les constantes universelles, les innovations
biologiques, les indicialités et les indexations sémiotiques. Le photographe
est exemplaire quand son oeil l'obsède sur ce foyer.
Henri Van Lier