Il y a des années où souffle l'esprit. C'est-à-dire où
les représentants des disciplines les plus diverses se font écho l'un à
l'autre. C'est le cas de 1905. De toute part, Homo y découvre le discontinu.
Alors que toutes ses traditions jusque-là l'avaient incité à croire que le fond
du monde est continu.
1905. Winsor Mc Cay joue avec les feuilles de ses Dreams of the
Rarebits Fiend (Rêves du mangeur de fondues)
Depuis des siècles, on raconte des histoires en juxtaposant
des images. En tout cas, depuis l'Egypte et la châsse de sainte Ursule de
Memling. Les scènes se suivent, comme dans le cours de choses. Et le blanc
entre les images est là pour coudre les étapes de l'histoire dans une même vue
générale, une temporalité suivie. Or ici il m'a pris la fantaisie, au lieu de
mettre des cadres l'un à côté l'autre, de les empiler, en faisant ainsi des
pages de quatre lignes et de deux colonnes ou trois. Apparemment, rien de bien méchant,
d'autant que j'ai sagement aligné mes cadres horizontalement et verticalement, de
sorte que les blancs qui les séparent forment des lignes et des colonnes en bon
ordre. Rien de très neuf, sinon qu'on peut
voir la première et la dernière image en même temps, et même les parcourir selon
diverses diagonales. Et pourtant j'ai l'impression d'être devant quelque chose de
vraiment révolutionnaire, de presque inquiétant. Dans ce dispositif, le blanc
entre les cases n'est plus là pour les relier, les embrasser. On dirait
qu'il se creuse comme du vide. Qu'il crée des moments et des lieux d'annulation.
1905. Max Planck
C'est à ne pas le croire. J'envoie une onde
électromagnétique d'un émetteur à un récepteur, et voilà que l'émission et le
réception ne se font pas de manière continue. C'est comme si la
« lumière », comme on dit de façon familière, partait par grains et
arrivait par grains. Mais qui a jamais vu du grain dans un phénomène physique
fondamental ? Depuis toujours, le monde va de la cause à l'effet. Entre la
cause et l'effet il ne saurait y avoir du trou, du vide, du no man's land. Autant
dire que dans mes émetteurs et mes récepteurs, il y a je ne sais quoi qui n'est
plus ni des causes ni des effets au sens courant. Ni non plus, pour finir, espace
et temps. Toute la physique archimédienne, galiléenne, cartésienne, newtonienne
ne serait plus que des cas particuliers de principes plus généraux ! C'est
si fou que je n'ose même plus en parler à mes étudiants. Ils me regardent d'un
drôle d'air depuis que je leur en ai touché un mot. Pourtant j'ai pris la
précaution de leur communiquer les faits, sans trop parler des conséquences.
1905. Winsor Mac Cay
Au vrai, dans le dispositif de mes Rêves d'un amateur
de fondues, ce n'est pas seulement le rapport entre les cases qui est déroutant,
mais aussi ce que je mets dans ces cases. Si dans la première, je fais un
bonhomme, dans la suivante je suis presque sûr qu'il va se mettre à tourner sur
lui-même d'un tour entier, d'un demi tour, d'un quart de tour, d'un double tour,
de façon chaque fois instantanée. Ou bien aussi qu'il va s'allonger,
rapetisser, grossir et rétrécir instantanément. Voilà qui est plutôt glaçant,
car sans causalité continue, pas d'événements au sens courant ; et sans événements,
pas de monde. Et dans quel genre d'état d'esprit cela nous plonge-t-il ?
Ce ne sont pas des rêves, car il n'y a pas de dreams si systématiques.
Ni de simples musardises, puisqu'il n'y a pas de musing si délirants. En
anglais, le moins mauvais mot serait reverie, au sens étymologique de resver,
à savoir délirer. Je titrerai pourtant dreams, parce que reverie
est un peu trop savant en anglais. Puis, quand même, ces visions ont
quelque chose de celles qu'on peut apercevoir dans le moment où on s'éveille
d'un cauchemar, donc d'un rêve, après une indigestion. Un cauchemar calme. Favorisant
quelque chose de cette attention flottante que recommandent mes
contemporains Einstein et Freud. Le premier parce qu'il y trouve ses solutions
quand il conduit son bateau sur le Lac de Zurich. Le second parce qu'il y fait
ses diagnostics, quand il est assis derrière son patient couché.
1905. Albert Einstein
L'ami Planck est encore bien timide. Il parle
comme si ses quanta ne se produisaient qu'à l'instant où des ondes
électro-magnétiques s'émettent et se reçoivent. Or ce sont ces ondes elles-mêmes
qui sont granulaires. C'est même pour avoir vu cet « effet photoélectrique»
qu'un de ces quatre matins j'aurai mon Nobel, plutôt que pour la Relativité. En
vérité, ce qui va tarabuster les physiciens durant tout le XXe siècle ce ne
sont pas tellement les courbures, les expansions et dilatations qu'on attribuera
à mon espace-temps relativiste ; tout cela demeure relativement intuitif, donc embrassable,
et par là rassurant. Ce qui troublera le sommeil des physiciens ce sont les
Quanta, où les continuités causales seront remplacées par des « spins » ;
les mesures d'états par des comportements d'états ; les points
par des cordes ; je devine même un jour des géométries non
commutatives <<<Alain Connes ? >>>. En sorte que les
mots « espace », « temps », « espace-temps » sont
bien mis à mal <<< Marc Lachièze-Rey ? >>>.
1905. Winsor Mc Cay, qui jette cette fois un coup d'oeil sur les
premières planches de Little Nemo.
Est-ce à cause de la pauvreté combinatoire de mes Dreams
que j'ai commencé il y a peu une série où quelques cases du multicadre sont
déplacées à droite ou à gauche, surtout en bas de page ? L'effet du blanc d'annulation
est alors encore plus puissant, parce qu'il s'immisce partout. Et, du coup, finie
la combinatoire élémentaire. Cette fois, quand je passe d'une case à l'autre,
mon crayon, ma plume et mon pinceau échappent presque à ma main pour créer des engendrements,
croissances, proliférations, bourgeonnements ; ils jouent à Lamarck
et à Darwin. Des organes deviennent d'autres organes. Des lézards ont des pattes
qui deviennent des palmes, ou des ailes. En sorte que des lézards deviennent
des poissons ou des oiseaux ; un rocher se met à grouiller de feuilles ;
des feuilles se reminéralisent en rochers. On le voit, les Anciens avaient tous
les moyens de faire des « comic strip », et ils n'y ont même pas
pensé. C'est peut-être qu'ils étaient « fixistes », et pas
« évolutionnistes » comme nous. On me dit souvent que, dans la
splendide impression couleur du « New York Tribune », mes couleurs font
des irisations. Normal. L'irisation est soeur de la prolifération
évolutive.
1905. D'Arcy Thomson
Pourquoi est-ce que je m'amuse tant à traduire les
travaux d'Aristote sur les parties des animaux (De partibus animalium) ?
Serait-ce qu'il devine à chaque page une logique qui opérerait la succession
des stades embryologiques. Malheureusement, il était peu friand de mathématique
et il n'avait pas lu Darwin. Tandis que moi j'ai beau être un modeste mathématicien,
un modeste biologiste et un modeste dessinateur, quand je vois un vivant, je
passe à des vivants d'autre sorte rien qu'à manier un compas et une règle (les
deux seuls instruments réclamés par Euclide). Dans les contours généraux, mais
aussi pour les détails : plumes, écailles, poils. Il faudrait classer tout
ça. Dans dix ans, j'aurai un gros ouvrage, qui s'intitulera On Growth and
Form. ça n'intéressera pas les Latins, qui ne voient partout que droit
et morale, mais diablement les Anglo-Saxons, congénitalement biologistes et
évolutionnistes. Quelqu'un m'a dit qu'un certain Mc Cay, un cartoonist
Américain, obtient lui aussi des dizaines de dinosaures différents, rien qu'à
suivre les suggestions de ses cadres irrégulièrement superposés.
1905. Winsor Mac Cay
Ce sont aussi les récits qui s'animent. Les personnages et
les objets ne se contentent plus de tourner sur eux-mêmes, ou de seulement
grandir, rapetisser, gonfler, maigrir, comme dans les Dreams. Maintenant,
ils se rencontrent, créant de vrais événements : A
entre dans B, et le fait éclater, B englobe A, et l'emprisonne ou le digère, dans
une poche. En 1902, Emil Fisher a reçu le premier prix Nobel de chimie pour
avoir montré que les protéines (gr. proteios, de première importance) s'accrochent
entre elles par des effets clés-serrures, ce qui leur permet de bâtir anatomiquement
des organismes, et aussi d'y assurer physiologiquement des échanges d'énergie
et d'information. Or, des effets clés-serrures sont partout dans mes dessins. Il
y aurait donc dans mes multicadres plus de topologie que de géométrie. Et c'est
vrai que déjà dans mes Dreams, des gratte-ciels que mon héros traverse
sont d‘abord bien dessinés selon la perspective (géométriquement) que m'a
apprise mon bon maître Goodeson, mais, à mesure qu'il s'y avance, devenu grand
comme eux, il les ouvre et les recourbe comme des pétales (topologiquement). Je
pressens qu'un jour un dessinateur BD se surnommera Moebius, du nom de
cette figure topologique très populaire obtenue quand on tord d'un demi-tour
une extrémité d'un ruban, qu'on la colle à l'autre extrémité, et qu'on obtient
ainsi une bande fermée dont les deux faces sont à la fois dedans et dehors.
1905. Henri Poincaré
Si l'on veut aller au fond, la Géométrie c'est
bien, mais la Topologie c'est mieux. Pythagore et Platon avaient cru pouvoir
reconstruire l'Univers avec des cercles, des carrés, et des polyèdres ; et
Descartes avec des proportions. A ce compte, on trouve bien un Cosmos, mais pas
l'Univers. Leibniz a vu qu'avant ces figures mesurables et égalisables, en-dessous
d'elles, il y a une mathématique plus initiale, qui se contente de jouer avec
le proche et le lointain, le continu et le discontinu, le contigu et
non-continu, le chemin et le non-chemin, et surtout l'entourant et l'entouré. L'effet
(topologique) clé-serrure d'Emil Fisher suffit à assurer à la fois le
tenon-mortaise du charpentier et la coaptation sexuelle des vivants, ce qui n'est
pas peu de chose. Bien sûr, pour saisir pleinement la fécondité de la
topologie, il faudra, après la Topologie générale dont je viens de parler, édifier
une Topologie différentielle, laquelle, sur le modèle de la fronce, ou « catastrophe
de Riemann », explore encore le pli, la queue d'aronde, le papillon et les
trois ombilics hyperbolique, elliptique, parabolique. On le voit par ces
exemples, une « catastrophe » est une transformation qui comporte une
singularité, c'est-à-dire un point de l'espace-temps où la courbure de l'espace-temps
devient infinie. Dans cinquante ans quelqu'un démontrera peut-être que les
catastrophes élémentaires sont en nombre limité. Je viens d'en compter sept.
Affaire à suivre.
1905. Winsor Mc Cay
Cependant, si mes blancs décalés suggèrent de vraies histoires,
je sens bien qu'elles sont en nombre restreint. Il y a des millions de romans
possibles, et même des milliers de formes de roman possibles ; c'est que l'imagination
romanesque se meut encore dans la vie quotidienne d'Homo, donc parmi les
systèmes techniques et sémiotiques, et qu'il y a des millions de situations
techniques et sémiotiques envisageables. C'est tout différent pour la bande
dessinée. Comme elle est très topologique, ses situations seraient en nombre très
limité, comme les catastrophes élémentaires <<<les sept de René
Thom ? >>>. Ce qui l'obligerait à l'essentiel, voire à
l'archaïsme. Paléontologique, même quand elle dessine des vivants actuels. Voyant
des « cités obscures » sous les villes d'aujourd'hui. Attentive aux
logiques fondamentales dès qu'il y a parole <<<Quick et Flupke ?
>>>. S'adressant à des Humanoïdes, associés ou non, plus qu'à des
Humains. Sorte d'écho des savanes.
1905. Erik Satie
Cette année, moi musicien autodidacte impénitent,
j'ai décidé de m'inscrire à un cours de composition. Mais ce n'est pas pour
renier mes Morceaux en forme de poire, mes Véritables préludes
flasques, mes Pièces à faire fuir, mon Pour un chien, où Debussy et Ravel ont bien dû voir quelques
chose puisqu'ils en ont orchestré. Peut-être une certaine façon de topologiser
la musique, plutôt que de la géométriser, comme Bach et Mozart. D'être
encore plus essentiel à force d'être simple, en des succession d'accords de
neuvièmes. On prétend que je suis mystique autant que comique. Comme la bande
dessinée. Je médite un Socrate sur des textes de Platon. Et c'est même
pour ça que j'ai choisi pour école la Schola Cantorum.
1905. Winsor Mac Cay
Ce qui est remarquable aussi dans mes nouveaux dessins, c'est
le statut de l'écriture. Là où, dans mes Dreams, le texte narratif
reste à l'ancienne, en dessous des dessins, et sauve ainsi une continuité
narrative, au contraire, dès que mes cadres se décalent, les textes envahissent
les dessins, ils s'y entourent de bulles souvent un peu tremblées, et
prennent des formes qui en font presque des figures. Cela induit une calligraphie
plus analogique que digitale. Et du coup la langue comme telle bouge aussi.
Des OOOOOHH ! Des WAAAOOO ! Je vois poindre des « stroumpfs
stroumpfés stroumpfant stroumpfement des stroumpferies ». Comme si le
langage voulait à son tour se faire élémentaire, archétypal, stéréotypé selon les
stéréotypies du moment. Langage enfantin, discours reporter, discours
scientifique, en tout cas, des masses d'incidentes émotives qui ne veulent pas
dire grand chose. Comme pour faire plaisir au Rousseau des Origines du
langage. Evidemment, l'élémentaire peut s'élever au divin, le comique au
mystique, dirait Satie, et faire d'H-A-R-Z-A-K un nom de Dieu !
1905. James Joyce
A vingt-trois ans, on commence à voir où on veut
en venir. Raconter des histoires romanesques dans un langage plus ou moins séduisant,
le « bien écrit », ce n'est pas mon truc. Par contre, ce que
j'entends, peut-être comme mal voyant, c'est le langage lui-même, comment il détermine
ce qui peut être et ne peut pas être. A condition de ne pas s'en
tenir à ses grammaires et à ses dictionnaires, fixistes, et de remonter à ses organisations
phonosémiques secrètes, évolutionnistes, quand il bafouille encore, se cherche,
hésite entre trois ou quatre mots, trois ou quatre syntagmes, encore parfois superposées.
Nous, habitants de Dublin, au bout de l'Europe, nous pratiquons ce sport du
matin au soir, croisant l'irlandais, l'anglais, le celtique, le latin d'église,
des langues européennes à la fois germaniques, anglo-saxonnes et romanes. Parmi
ces frottements culturels incessants, apparaissent alors les éléments, les grains
du langage, formant des pleins métaphoriques, mais tout autant des vides
métonymiques. En 1897, le Mallarmé de Jamais un coup de dé n'abolira le
hasard a voulu faire apparaître cela en disposant ses lignes par double
page, où le lecteur pour descendre d'une ligne à l'autre est contraint de
sauter d'une page à l'autre, faisant que les blancs « assument
l'importance, frappent d'abord (...), créant des subdivisions prismatiques
de l'Idée ». J'écrirai l'Ulysses de cette langue archétypale,
avant un Finnegans Wake pathétique, mystique, comme Satie.
1905. Winsor Mc Cay
Mais, enfin, où et quand cela se passe-t-il ? Déjà pour
les Dreams, j'ai parlé de rêverie, de resver, délirer, Cette fois, c'est
si prolifique, si broussailleux, que je pense plutôt à un Slumber dans
un Slumberland, où tous les éléments, vivants et inertes, deviennent aussi
connectifs que les neurones dont Golgi vient de tirer les premières images. ça
foisonne de partout, au point que tout, strictement tout devient possible.
1905. Sigmund Freud
Je commence à me demander sérieusement si le Slumberland
de Mc Cay n'est pas plus pertinent que ma fameuse topique à trois étages :
Conscient, Préconscient, Inconscient. Et n'ai-je pas été un peu vite, quand,
pour saisir l'Inconscient, j'ai foncé sur le rêve, dont j'ai fait un
accomplissement détourné (symptomatique) du désir ? Mon Unbewusste se
donne alors comme une source souterraine, une cave ou une caverne, une
chaudière, en tout cas un endroit en-dessous, selon la bonne vieille topique
occidentale, néoplatonicienne, chrétienne et rationaliste, - pour en avoir
l'indigestion, lisez le Protreptique de Jamblique, - alors que la forêt
de son « slumber » à lui connecte de feuille en feuille, de branche
en branche, de dendrites en axones, créant en toute direction des connexions innovantes,
ou redistribuant des connexions anciennes inutiles ou malheureuses, ou bien
aussi aboutissant à des « bugs » récurrents, ceux qui vont m'obliger
à postuler une pulsion de mort pour rendre compte des rêves traumatiques. Evidemment,
j'ai des excuses. Ma Traumdeutung est sortie en 1900, et c'est
seulement deux ans après, en 1902, que Golgi a commencé à colorer les
neurones, puis que Ramon y Cajal a tellement perfectionné son procédé que
maintenant le système nerveux central saute aux yeux ; du moins à ceux de
Sherrington. Peut-être que son dessin multicadré lui a prouvé que, dans nos
pensées, il y a moins de grands vecteurs et de grandes intentions, qu'un
fourmillement. Alors que moi, aristotélicien invétéré, je continue à voir partout
des accomplissements du désir, donc des causes finales. Or cela, ça peut
marcher pour des névrotiques, comme mes patientes viennoises, écartelées dans
des contradictions d'idiotopes <<< René Lavendhomme ?
>>>, qu'il suffit de repérer pour les transfigurer. Et si le rêve était
ce moment paradoxal du sommeil où le silence musculaire permet les plus folles
activations des neurones cérébraux en vacances de leurs obligations quotidiennes,
et pouvant alors réorganiser leurs idiotopes trop aberrants <<<
Dominique Bourn ? >>>. Et si la cure psychanalytique était un
moment d'activation diurne des idiotopes favorable à leur réorganisation
<<< Bourn et Lavendhomme ? >>>, sans voir toujours de la
sexualité partout. Il faudrait que j'aie le temps d'observer chez mon chat ses R.E.M.
(Rapid Eyes Movements) quand il dort. Et aussi d'aller prendre un café très fort
avec mon voisin Schumpeter, ce bouillant économiste de 22 ans, qui fait une
théorie de l'innovation par les noeuds de connexions imprévues, que
perçoivent et exploitent les innovateurs, les entrepreneurs, tous
concepts qui ne sont pas mon fort, moi hanté par le modèle homéostatique d'un Walras
<<< general economic equilibrium >>> de la psychologie.
1905. Winsor Mac Cay
Dans mon Slumberland, reste à définir le héros qui s'y
meut. A coup sûr, il sera plutôt adolescent, à moins qu'il appartienne
« à l'âge adulte de l'enfance ». En tout cas, l'essentiel est
qu'il ne soit pas un « Moi » majusculé à la Descartes, ni un « Je-moi »
occidental quelconque, et surtout pas un « Je... moi-même ». Les
« moi » partent toujours d'une source supposée ponctuelle, d'un idiotope
unificateur, d'une intériorité qui s'entretient et se réchauffe si bien du pli
central entre les deux pages égale d'un codex manuscrit ou imprimé, sous la
lumière unificatrice d'un lampadaire. Or, dans le multicadre aéronef de la BD,
même quand il se dispose en double page, il n'y a plus de foyer, ni de point
d'ancrage, ni de moi ; même le pli central n'y est plus central. Bref, le nom
du héros du Slumberland ne saurait être positif. Il faut marquer combien il est
non-homme, ne-homo, nemo. Tiens, le héros des Vingt-mille lieues sous
les mers de Jules Verne s'appelait déjà comme ça ! La différence c'est
que, pour parcourir par le dessous tant de mers, le Capitaine de sous-marin Nemo dut
être un grand héros. Tandis que, perdu parmi ses connexions pullulentes de
sous-bois, ou de neurones, mon Nemo à moi se sent, au contraire, très petit,
strictement noyé, perdu dans la slumber party du Slumberland. Je
titrerai : Little Nemo.
Post-Scriptum
Admettons que ce qui caractérise un siècle anthropogéniquement,
c'est moins des oeuvres particulières, même insignes, que de nouveaux
media, qui pénètrent et transforment les esprits d'instant en
instant. Alors, les deux révolutions anthropogéniques majeures du XXe siècle
sont sans doute, plus que Joyce ou Picasso, la Photographie (Talbot, 1840) et
la Bande dessinée (Mc Cay, 1905), toutes deux granulaires, quantiques,
digitalisantes jusque dans l'analogique. Discontinues autant au moins que continues.
Avec toutes deux la même évacuation du Moi, au profit d'un X-même. Un siècle avant
que les philosophes s'en avisent. Comme il a fallu trois siècles pour que
Platon formule un peu clairement ce qui se déclarait dans les vases grecs du
VIIIe siècle BC.
Henri Van Lier