La distinction entre cosmologie et cosmogonie est un peu
forcée, mais elle est commode pour l’Anthropogénie. Les cosmologies désignent
alors les études scientifiques des formations du monde en général, celles de l’Univers
et celles du Vivant, tandis que les cosmogonies désignent les productions
artistiques qui font écho, avec les moyens et les fins de l’art, aux
connaissances cosmologiques à un moment.
1. Avant la science archimédienne
Au départ, les deux se confondent. En -1750, entre le
Tigre et l’Euphrate, le Supersage sumérien, un écrit contemporain des jurisprudences de
Hammourabi, est une cosmogonie qui pense être une cosmologie, où l’on trouve
déjà les mythes du déluge et de l’arche salvatrice. De la même veine, la Genèse
hébraïque répond à
la demande que fait un roi perse vainqueur, Arthaxerxès Ier (-450) ou Arthaxerxès
II (-400), à ses sujets Juifs de mettre au clair leur conception du monde,
contre l’engagement de les laisser vivre selon leur coutume. En Chine, le Yi
King de Lao Tseu et les Analectes de Confucius ne distinguent pas
plus entre science et mythe. De même que les Upanishad en Inde, et le Popol Vuh
en Amérinde. Ces
exemples montrent assez la permanence millénaire des cosmologies-cosmogonies. Les
cent mille stances du Mahabaratha indien
font encore aujourd’hui la vigueur du cinéma indien de Mombay.
La Grèce, par contre, aperçut assez tôt que les deux méthodes
divergeaient. Homère et ses lecteurs perçoivent déjà que l’Iliade et l’Odyssée ne sont pas de la science mais de
l’affabulation, tout en faisant une sorte d’anthologie du monde méditerranéen.
Mais les Muses de la Théogonie d’Hésiode qui, un peu plus tard, parlent de la
formation (gonia) des dieux (tHeôn) déclarent explicitement d’entrée de jeu :
« Nous savons conter beaucoup de mensonges semblables à des propos vrais.
Mais nous savons aussi, lorsque nous le voulons, proclamer des choses
véritables (alètHea gerusastHaï)
». Après -400, Platon exploite la distinction mais en l’inversant :
son Timée est écrit en une prose très scientifique, et énoncée
par un mathématicien physicien réputé, Timée, lequel cependant a la prudence de
donner ses propos pour un mythe, donc une histoire qui touche quelque chose des
fondements du réel, mais sans la démonstrabilité mathématique ou physique.
Enfin, depuis -250, la science exacte inaugurée par
Archimède déjoue l’ambiguïté cosmogonie-cosmologie. Analyser qu’on flotte dans
sa baignoire en raison d’un rapport de volumes, de masses, de densités de l’eau
et d’un corps humain, n’a plus rien d’un poème. Et Virgile comme ses lecteurs
savent bien que les « Enfers » de l’Enéide sont narratifs, éthiques, édifiants, nullement
scientifiques.
Restait pourtant une possibilité de faire une cosmologie en dehors des instruments de mesure de la science
archimédienne, c’était de partir de la Logique pure, supposée transcendante, ou
du moins transcendantale. C’est ce qu’avaient postulé déjà les derniers Dialogues
de Platon ; ce dont Plotin, vers +
150, fit une vraie cosmologie philosophique ; ce que, dans les dix Ciels
de son Paradiso, Dante transforme en une cosmogonie somptueuse, vers +
1300. Dans tous ces cas, il fallut une logique ayant la solidité d’une
mathématique, une mathématique fondée sur les nombres, une construction des
nombres dérivant de l’Un. Alors, pour un bon millénaire, de Plotin à Dante, le
cosmos consista en une « procession » du Multiple à partir de l’Un,
concomitante à une « récession » du Multiple dans l’Un. Cela donna au
Moyen Age une cosmologie et une cosmogonie qui se confortèrent et se
vérifièrent l’une l’autre.
2. Depuis le triomphe de l’archimédisme au XVIIe siècle
Mais des vues semblables pouvaient-elles survivre à Copernic,
Kepler, Galilée, Leibniz, Newton ? Le mot « cosmogonie » datait d’un
titre de Parménide, formé sans doute d’après la « théogonie »
d’Hésiode. En 1656, apparut « cosmology », ignoré des Grecs, pour
désigner l’approche purement archimédienne de la formation de l’Univers.
Logiquement, les cosmogonies allaient disparaître pendant les deux siècles du
Rationalisme, le XVIIe et le XVIIIe. Ce furent même les vertus de l’art comme
moyen de connaissance qui furent ignorées. Affaire de charmes destinés à rendre
appétibles les vérités de raison, pour Descartes ; virtuosité imitative,
pour Pascal ; « ornements égayés » qui ne conviennent pas aux
« mystères terribles » de la religion, pour Boileau. Il faudra
attendre la Critique de la faculté de jugement (1790) de Kant, donc l’aurore du Romantisme, pour que l’expérience
artistique retrouve une portée épistémologique et ontologique. Non par ses
contenus, objet de l’entendement et de la raison ; mais parce que ses
rythmes montraient, dans ses réussites, une concordance entre l’Univers et les
facultés d’Homo, du fait sans doute qu’ils procèdent d’un même Créateur. Et
cela dans le Sublime, mais peut-être déjà aussi dans le Gracieux.
Sur cette lancée kantienne, Beethoven osera déclarer que
« La musique est une révélation plus haute que toute sagesse et toute
philosophie ». La voûte céleste, la « tente », chantée par les
vers de Schiller et la polyphonie du chœur final de la IXe symphonie touche
quelque chose de plus « haut » ou de plus « profond » que
le ciel des astronomes.
Du coup, dans cette nouvelle confiance artistique comme
cosmogonie quasiment cosmologique, une philosophie tenta même de produire une
dernière cosmologie non scientifique. A cette fin, Hegel, comme Platon et
Plotin, convoqua la Logique, conçue comme ontologie et épistémologie premières.
Seulement, la logique cette fois ne fut plus celle d’une Vérité éternelle, dans
l’affirmation irréfragable de l’Un, mais au contraire une Logique de
l’Evolution, dont le moteur était une Négativité constructive, celle de toute
inadéquation entre la Conscience et la Substance. Un peu comme chez Lamarck,
son contemporain, pour lequel l’animal n’a de cesse qu’il ne se soit adapté à
son environnement : la taupe remplaçant la vue par l’odorat et le tact, le
cou de la girafe montant jusqu’aux plus hautes feuilles de la savane.
3. La cosmologie comme physique (Relativité et Quanta) depuis 1905
Mais, avec la « crise des fondements » du début du
vingtième siècle, et spécialement avec le Multiple remplaçant l’Un au fondement
des mathématiques chez Dedekind, la Logique hégélienne perdit beaucoup de ses
prestiges. Puis, la Relativité Restreinte de 1905, et surtout la Relativité
Générale de 1915 exclurent, dans les théories des formations de l’Univers,
toute autre approche qu’archimédienne. Les cosmologistes devinrent même les
physiciens par excellence. Au milieu du siècle, l’idée d’un Univers en
expansion à partir d’un Big Bang popularisa ces vues. Quant à la Théorie des
Quanta, si son formalisme mathématique vertigineux découragea les
vulgarisations, son affirmation qu’il y a des causalités procédant par sauts
sans intermédiaires descriptibles, et calculables seulement par des trains de
probabilités, finit par concerner Homo jusque dans ses éthiques, et dans sa vie
quotidienne.
Ainsi, ce sont les Quanta plus que la Relativité qui vont, dans
l’art, produire des cosmogonies éloquentes. Marcel Duchamp montra de cent
façons qu’un quantum de plus ou de moins suffisait à faire qu’un même
objet change, sans intermédiaire repérable, non seulement de fonction mais
d’ordre, de nature. En perdant un « n » dans son titre, une « window »
peinte devient une « widow »,
et même « a fresh widow », une veuve récente, si le châssis vient
d’être rafraîchi. Un urinoir, objet technique, devient une fontaine baroque, objet d’art, quand on lui
imprime une rotation (un trébuchement) de 90°, donc un quart de tour (un saut
de spin, dirait le physicien).
Lors de la grande rétrospective Marcel Duchamp au Centre Pompidou, fut
intelligemment détaché, seul dans une vitrine, comme sur un piédestal, un
ouvrage intitulé : Les Quanta.
Les correspondants de Duchamp ont confirmé la nature « quantique » de
ses impressions quotidiennes. Tous ses dessins le montrent aussi, dont
« l’effet trébuchet » est le véritable sujet pictural.
Il va de soi que Duchamp n’a jamais soutenu, comme on le lui a
prêté, l’idée que tout objet pouvait être « art » du seul fait qu’on
le considérait ou le désignait comme tel ; marchand avisé, il distinguait
fort bien un Picasso ou un Matisse bons ou médiocres. Par contre, il montra que
n’importe quel objet, même un ready made, se prêtait à des manifestations
quantiques, comme quand un porte-manteau, ayant basculé, montre un effet
trébuchet minimaliste, surtout s’il est titré : Trébuchet.
4. La cosmologie comme biologie depuis 1950-1970. Les équilibres ponctués
Du reste, le XXe siècle, dans sa seconde moitié, a connu une
deuxième révolution cosmologique. Depuis 1953, la découverte de la structure de
l’ADN, et surtout de la cascade : ADN >> ARN >> acides aminés
>> protéines (anatomiques et physiologiques) dans les vivants actuels, et
qu’on peut écrire : ADN << ARN << acides aminés >>
protéines quand il s’agit du Vivant en général, est assurément une affaire de
modelage, mais tout autant, et même plus initialement, une affaire de sériation, de séquences et de (re)séquenciation.
Pour l’esprit d’Homo, primate angularisant et transversalisant,
ce passage du modèlement à la séquenciation fut une révolution si radicale
qu’il mit de nombreuses années à l’apercevoir, puis à les reconnaître, avant
d’en tirer les conséquences épistémologiques et éthiques. Ainsi, le Nouvel
Age de l’auteur (même site), qui est de
1962 est encore tout entier dominé par les paradigmes de la Physique
relativiste et quantique. Et hier encore, le magistral The Structure
of Evolutionary Theory de Stephen Jay Gould,
de 2002, omet la notion dans sa présentation pourtant puissamment complétée par
la biochimie de l’Evolution darwinienne.
Ce n’est que vers 1970 que les implications de la révolution
biologique commencèrent à se faire jour, et non pas tellement chez les
cosmologistes, scientifiques, mais justement chez les cosmogonistes, artistes.
D’abord, dans la musique de Steve Reich, comme aussi dans une danse sans
chorégraphie préalable. Puis, dans des recherches sculpturales, et
principalement picturales, très déclaratives. Ou encore dans la photographie.
L’architecture fut lente à réagir en raison de la lourdeur de ses matériaux,
comme aussi des archaïsmes psychologiques et sociologiques d’Homo en tant
qu’habitant. En raison du caractère multidimensionnel de la littérature, la
révolution y fut peut-être moins décidée, moins précoce, mais pervasive. Enfin,
la bande dessinée de McCay aurait été prophétique de toutes les révolutions
cosmologiques du XXe siècle, si on avait pris au sérieux le Little Nemo de
1905, année même de la Relativité et des Quanta. Ces remarques permettent de
justifier l’ordre dans lequel sont ici proposées les Cosmogonies
contemporaines.
5. Influences réciproques entre cosmologies et cosmogonies
Indiquons pour finir comment une cosmogonie peut répondre à une
cosmologie. Ce n’est assurément pas en la traduisant, ou en l’habillant dans
ses langages et ses fantasmatiques. Ce n’est pas fatalement non plus par une
connaissance préalable approfondie. Il s’agit sans doute d’osmose dans un
esprit commun, selon ce Zeitgeist
(esprit du temps) invoqué par la philosophie allemande de la Culture. Mais de
quoi se compose exactement un Zeitgeist ? Quatre topiques semblent assez élémentaires, radicaux, fondamentaux
pour se prêter à pareille compénétration.
(1) Une TOPOLOGIE, c’est-à-dire une façon d’accentuer les termes dans les
couples : voisin / lointain ; continu / discontinu ; contigu /
distant ; ouvert / fermé ; englobant / englobé ; chemin / non-chemin,
selon la topologie générale ;
ou encore une des sept catastrophes élémentaires : pli, fronce, queue
d’aronde, aile de papillon, ombilic hyperbolique, ombilic elliptique, ombilic
parabolique, selon la topologie différentielle. (2) Une CYBERNÉTIQUE, c’est-à-dire une façon
d’accentuer un des termes dans les couples : feedforward / feedback ;
feedback positif (boule de neige) / feedback négatif (réglage en retour) ;
les modelages / les (re)séquenciations ; les études préliminaires / les
essais et erreurs, etc. (3) Une LOGICO-SÉMIOTIQUE, c’est-à-dire une façon
d’accentuer un des termes dans les couples : image / parole ;
substantivation / adjectivation ; verbalisation / adverbialisation ;
construction syntaxique / construction paratactique ; analogie / digitalité ;
cohérence / vérificabilité ; ensemble / détail, etc. (4) Une PRÉSENTIVITÉ, c’est-à-dire une manière de privilégier, dans la
pratique quotidienne, un des termes du couple ontologique et
épistémologique primordial : fonctionnements / présence-apparitionnalité.
Ces choix résultent de facteurs déterminants très variés. Une
catastrophe naturelle. Des découvertes techniques. Des découvertes
scientifiques. Des modifications sociales ou politiques. On ne s’étonnera donc
pas que, pour notre époque, le Zeitgeist fasse
une large place aux sciences exactes, aux techniques globalisantes, au cerveau
conçu comme plural et intercérébral, aux paradigmes nouveaux des formations
vivantes, aux états métastables plutôt qu’aux états stables et instables,
à l’étonnement et l’admiration du singulier plutôt qu’aux acquiescences
(Platon, Spinoza) à l’éternité.
Henri Van Lier, 2007