Léonard de Vinci et François 1er
s'entretiennent d'une Genèse photographique.
Ceci n'est pas une fiction de Borges. C'est en
vérité qu'il y eut des photos de Denis Baudier dispersées sur une table de
verre à proximité d'une fenêtre, et aussi que l'auteur, qui souvent passait par
là, finit par entendre ces trois entretiens, qu'il transcrit avec fidélité. Ils
semblent dater de 1518. Léonard était alors à un an de son décès. Quant au
lieu, ce fut assurément ce tunnel qui reliait le château d'Amboise à la
dépendance attribuée à Léonard, le Clos Lucé, et où le jeune roi se plaisait à rencontrer le vieux sage à la nuit tombée, loin des regards et des oreilles. Les remarques entre double crochets, << >>, sont des gloses du transcripteur.
Baudier
Le premier soir
François 1er – Je suis passé vous voir hier tandis que vous n'y étiez pas,
et j'ai farfouillé dans vos dessins.
Leonardo – Chez moi vous êtes partout chez vous, Sire.
François 1er – Et je suis décidé à vous passer une commande difficile.
Leonardo – Vos commandes non seulement subviennent à mes besoins,
Sire, mais elles contiennent toujours quelque chose qui stimule mon esprit.
1. LA NUIT AUX AILES NOIRES
François 1er – Il s'agit de dessins que vous avez peut-être oubliés, parce
qu'ils ne représentent rien. On dirait que vous y avez laissé tourbillonner
votre plume. Des sortes de chevelures, mais qui pourraient fort bien figurer le
Chaos initial. L'Origine. Le début d'une Genèse. Vous m'avez dit un jour que la
matrice de la peinture était une tache faite sur un mur par un jet d'encre. Et
qu'alors il n'y avait plus qu'à réengendrer le monde en détaillant la tache.
De Vinci, nuages
Leonardo – Je vois de quels dessins vous parlez. Des tourbillons, en
effet, qu'après coup je me suis mis à appeler, comme vous, des Genèses, des Cosmogonies.
<< Descartes cosmogoniste ou cosmologiste aussi partira de tourbillons.
>> Je suis heureux que vous me parliez de cheveux. Au fond j'ai toujours
peint des cheveux. Pour l'ange agenouillé que Verrocchio m'avait réservé dans
son Baptême de Jean-Baptiste, ce sont les
cheveux qui m'ont attiré et absorbé. Dans mon autoportrait récent, que vous
connaissez, il n'y a plus que deux yeux ridés perdus dans une immense barbe qui
descend comme des fleuves emmêlés. Depuis la Simonetta de notre cher Piero di Cosimo, quoi de mieux qu'une chevelure pour
résumer tout : toute la nature et toute la culture.
De Vinci
François 1er – Alors, voici ma commande. Depuis des années, mon disciple
de Marsile Ficin me bassine les oreilles avec le Timée de Platon, où il est dit que le Cosmos provient de sphères, de
cubes, de polyèdres. De la géométrie, rien que de la géométrie ! Or, moi,
au commencement, je préfère vos tourbillons, et je me souviens que, dans
l'Ancien Testament, Jéhovah a construit le monde à partir d'un Tohu-Bohu. Du
reste, notre disciple de Ficin, bon helléniste, m'a appris aussi que les plus
anciens Grecs, les Orphiques, disaient : « D'abord, c'était le Chaos et la
Nuit et l'Erèbe et le large Tartare. » Ils voyaient cela « dans des
voiles sans limites de l'Erèbe... », « en apeirosis kolpois ».
Nos philologues allemands traduisent volontiers ce « KHaôs » par
« Kluft », et « voiles sans limites » par
« grenzenlosem Schoss ». Belle idée que ce giron sans borne.
Savez-vous que je vous appelle souvent le peintre des girons ?
De Vinci
Leonardo – Vous me proposez donc de dessiner une Genèse d'avant Platon. Quand il n'y avait encore que de premières ombres et
de premières lumières, presque indistinctes. Mais pas si indistinctes que cela,
puisqu'il y a déjà là une mathématique, articulant le proche et le lointain, le
continu et le discontinu, le contigu et l'écarté, l'ouvert et le fermé,
l'embrassant et l'embrassé, une mathématique que j'aimerais appeler topologie
générale, c'est-à-dire un discours (logos) sur les lieux (topos). Avez-vous vu
mon plan pour Milan ? Bien sûr, j'y ai mis des chemins et des pâtés de
maisons, pas de villes sans cela, mais tout naît d'un grand embrassement
circulaire. Milan s'articule de se retourner dans un pli du giron de la Terre,
sur un dernier repli de l'Alpe.
François 1er – Bref, notre première série de dessins aurait pour matière
une Nuit aux ailes noires où se meut un souffle d'avant le souffle,
« sous-venteux », comme dit puissamment le texte grec. Des battements
d'ailes sans toutefois de vent (hup-ènemios).
Catherine Nyeki & Marc Denjean, Mu Herbier
2. L'ÉROTIQUE DES CATASTROPHES ÉLÉMENTAIRES
François 1er – Alors, dans une deuxième série, on sentirait apparaître des
formes inchoatives. Bien sûr, pas déjà des figures platoniciennes. Non, des
formes d'avant les figures. Cela vous dit quelque chose ?
Leonardo – Oui, parce que je fais beaucoup de dissections ces
temps-ci. D'autres aussi en font, mais c'est pour découvrir dans le corps
humain des architectures avec des piliers et des contreforts à la Vitruve
; ils explorent sa « fabrique ». << Le De corporis humani fabrica de Vésale sera publié en 1543 >>. Moi, au contraire, je
cherche l'entraille. Les entrailles comme entrailles. Leurs chevelures
sanglantes. Beaucoup reculent d'horreur devant ces viandes intriquées. Mais
c'est cela qui porte les âmes. Et, de nouveau, il y a une mathématique. Non
plus la topologie générale (du proche et
du lointain, etc.), que nous venons de reconnaître dans l'Erèbe, mais une topologie
différentielle, qu'Aristote a pressentie. Ses
dissections pour Des Parties des animaux (De
partibus animalium) lui ont montré des choses très peu
platoniciennes, et qui lui firent envisager une mathématique des catastrophes, c'est-à-dire des transformations des formes (strepHeïn, retourner, kata, de fond en comble), que mon scalpel m'a
fait retrouver en glissant sur ou dans des pylores, des poumons, des bouches, des anus, des pénis, des
vagins.
René THOM, « Stabilité structurelle et Morphogenèse », 1972, W. A. Benjamin INC, Massachusetts.
François 1er – Et quelles sont ces catastrophes, Leonardo ? Prenez
votre temps. ça m'excite.
Leonardo – Eh bien, allons méthodiquement du plus simple au plus
complexe. Je parle très lentement. C'est d'abord le pli, la catastrophe minimale, celle qui simplement produit des fins
(destructivement) et des débuts (constructivement). Puis, la fronce, faille, fracture, qui permet des captures (destructives), et aussi
des engendrements (constructifs). Ensuite, la queue d'aronde, coins et fentes, pour déchirer (négativement) et coudre
(positivement). Puis encore l'aile de papillon, donnant des poches pour remplir (destructivement) et vider
(constructivement). Enfin, trois ombilics. D'abord, bien sûr, l'ombilic
hyperbolique, qui fait les crêts de vague, lesquels
s'effondrent (destructivement) et recouvrent (constructivement). Puis, l'ombilic
elliptique, qui affûte nos aiguilles, qui
piquent (négativement) et bouchent (positivement). Et pour finir, l'ombilic
parabolique, celui des jets d'eau, des
champignons et des bouches, qui négativement (destructivement) brisent,
éjectent, percent, coupent, pincent, prennent, ouvrent, et (positivement,
constructivement) lient, ferment. << Sur ce point, nous complétons les
propos de Leonardo par Stabilité structurelle et morphogenèse, de René Thom, dont l'édition princeps chez Benjamin,
Massachusetts, 1972, comprend un tableau magistral où, pour chaque « nom
de singularité » (pli, fronce, etc.), on trouve, outre les équations de
son « centre organisateur » et de son « déploiement
universel », ses « sections remarquables » avec leurs
« interprétations spatiales (substantifs) » et leurs
« interprétations temporelles (verbes) », « destructives et
constructives ». >>
Baudier
François 1er – ça va loin tout ça ! Car, lorsque je chasse dans la
forêt de Chambord, ce que vous dites des entrailles des animaux se retrouve
dans les arbres, leurs racines, leurs troncs, leurs branches, leurs feuilles,
leurs fleurs et leurs fruits. Je comprends maintenant pourquoi j'aime les
fleurs. Dans une fleur de papillonacée, avec son étendard, ses ailes, sa
carène, se retrouvent presque toutes vos sept catastrophes, on pourrait dire
qu'elles s'y affichent. Et l'on comprend aussi que les corps féminins soient
des paysages tellement plus que les corps masculins. C'est qu'avec leurs seins
(sinus, sinuosus) et leurs vulves (volvere, rouler), ils sont de prodigieux
rendez-vous de catastrophes.
Leonardo – Et c'est même aussi la réponse à cette question que vous
m'avez posée si souvent : d'où vient l'attirance sexuelle entre mâle et
femelle ? Or, ces sept catastrophes sont en complémentarité, en
coaptation ; un organe en saillie y est littéralement
un autre organe en retrait, et réciproquement. Nous ne quittons pas les
mathématiques. L'attraction sexuelle est une affaire de topologie générale de l'englobant et de l'englobé, de l'embrassant et de l'embrassé, et
de topologie différentielle, selon ces singularités dont les noms sont le pli, la fronce, la
queue d'aronde, l'ailes de papillon, et trois ombilics. << La Vréalité, un texte de René Lavendhomme, mathématicien, catégoricien et topologiste, propose un dialogue d'examen où les propos d'une étudiante hystérique sont immédiatement transposés par le professeur en langage purement topologique >>.
Pierre Radisic, Coaptations orgastiques << dites fresque de chair >>
François 1er – Mais alors, Leonardo, comment pouvez-vous être
homosexuel ? Et Michel-Ange aussi ?
Leonardo –C'est vrai que nous le sommes tous les deux. Mais en sens
inverse. Lui ce qu'il poursuit c'est l'effet ressort. Regardez son David et ses esquisses
pour la coupole de Saint-Pierre de Rome. Des ressorts qui s'épandent, se
débondent dans l'exacte mesure où ils se ramassent sur soi. L'image de Dieu
pour lui c'est Adam, dont ensuite la femme est
tirée. On raconte que, quand il doit représenter Eve, il prend souvent un
modèle masculin auquel il ajoute des mamelles. Dans ses Rime, c'est le Père qui est axial, plus que la ou le bien-aimé.
François 1er – A vous entendre, Leonardo, Michel-Ange chercherait le mâle
par exaltation positive, expansive, et vous le chercheriez comme refuge, comme
garde-fou, par peur de la fascination concentrique vertigineuse de la femme, de
son malstrom. Dans les dissections, lui chercherait le tendon et le
muscle ; et vous la circonvolution de l'entraille. Cependant, en bon
Italien, vous ne vous jetez pas dans l'Etna, comme le Grec Empédocle. Vous vous
arrêtez aux plis rassurants du giron. On vous citera un jour pour avoir dit que
les organes sexuels sont laids.
Leonardo – Je le maintiens. Ni une vulve ni un pénis même
ithyphallique ne sont articulables comme des parties intégrantes de touts, comme des formes se détachant adéquatement sur leur fond, selon les deux postulats initiateurs de tout le « miracle
grec ». D'où le malaise de la Grèce à l'égard de la sexualité, dont les
organes ne sont pas formalisables, et dont l'orgasme est strictement
inclassable dans le logos. Leurs
philosophes n'ont même pas de langage pour en parler directement.
François 1er – Et l'un de vos garde-fous ce serait de peindre
d'innombrables saint Jean avec des formes féminines, jusque dans l'Ultima
Cena ?
De Vinci, Saint Jean
Leonardo – Je le confesse. A tort ou à raison, je crois que Jésus de
Nazareth, cet incroyable souffle
de fraîcheur sur le Lac de Génésareth <<Wittgenstein >>, a dû
partager quelque chose de mes fascinations. Et avec les mêmes garde-fous que
moi, quand il entretenait ses Maries au bord des fontaines, ou qu'elles lui
oignaient les pieds, ou encore le descendaient d'une croix, avant d'éprouver la
surprise béatifique d'un tombeau vide. Notez que je ne suis pas si seul sur ce
chapitre. L'Inquisition n'est que la grimace de l'Espagne, et je connais assez
la pasión des Espagnols pour prévoir qu'ils vont
produire bientôt un mystique de la vive flamme d'amour, llama de amor viva, qui sera fatalement leur plus grand poète. Du reste, je n'irais pas
si loin que ce « Jean de la Croix ». Vous l'avez dit, je reste
Italien. Si nous passions à la troisième série...
3. LA GÉOMÉTRIE EN NAISSANCE
François 1er – Pourtant, Leonardo, nous ne pourrons pas faire l'économie
de la géométrie. C'est vrai qu'on ne l'a trouve nulle part dans la Nature, mais
elle est partout dans la Technique, et la Genèse ne peut ignorer qu'elle a
engendré l'Anthropos, et qu'Anthropos est d'abord un technicien. Cependant,
pour rester dans notre intention génétique, il faudrait que vos losanges, vos
carrés et cercles restent eux aussi en naissance. Démocrite, sans doute
meilleur mathématicien que Platon, a déjà fait remarquer, m'a-t-on dit, que ce
qui était intéressant ce n'est pas le cylindre et le cône, mais la façon dont
l'un est une transformation de l'autre. La géométrie serait une science non
tant des structures que de leurs groupes de transformations. << Felix
Klein ; 1872 >>. Alors, je me tourne vers votre fameux clair-obscur. Il permettrait de concevoir des figures exactes, géométriques,
mais en devenir, comme encore en conflit, hésitant entre plusieurs d'entre
elles. Bref, le contraire de ces triangles qui proclament la totalisation et le
totalitarisme rationnel aux frontons des temples grecs.
Baudier
Leonardo – Quelle joie de vous entendre dire que je suis le peintre
des girons et le peintre du clair-obscur, car effectivement c'est pour moi la
même chose. Grâce à mon clair-obscur par superpositions de glacis j'ai pu faire
en sorte que toute forme, et même toute figure, ne soit jamais qu'en apparition
douteuse. A cet égard, je dois beaucoup à Antonello de Messine, dont une Vierge, toute en suffusion, est à mes yeux l'image insurpassable de
l'intériorité. Remarquez que même ma perspective linéaire est dans le même
esprit. Toute différente par là de celles d'Uccello et de Piero della
Francesca. Bien sûr, c'est partout des lignes de fuite convergeant vers un
point d'horizon, et Uccello a même fait un tableau entier uniquement composé de
ces lignes. Mais
chez lui l'épure n'est là que pour être bousculée en tous sens par des cuisses
de chevaux et de cavaliers qui, alors, impliquent littéralement le spectateur dans ses Batailles. Piero della Francesca, lui, a la gloire d'avoir inventé la géométrie
projective, promise au plus bel avenir, mais il la
pratique pour obtenir des décochements et déroutes de volumes qui provoquent le
foudroiement frontal du spectateur par des plans corrects géométriquement mais
contradictoires coroloristiquement, quand des aplats de couleurs font hésiter
les objets entre deux ou plusieurs plans.
François 1er – Et votre perspective à vous ?
Leonardo – Voyez mon Ultima Cena. Les
lignes de fuites et le point focal y sont évidents. Mais, par une certaine
qualité de mon clair-obscur, cette immense table en largeur, qui équivaut au
cadre général, se désubstantilise. Hors de tout présent. De tout ici. L'espace
devient un nulle part, et donc un partout. En contraste avec Uccello et Piero
della Francesca, les combattants de mes innombrables dessins pour la Bataille
d'Anghiari sont des membres en chevelure, sans axes
de référence. Vous voudriez des figures géométriques dans cet esprit-là ?
Baudier
François 1er – Sans doute. Mais, avant d'aller plus loin, dites-moi
pourquoi la Géométrie euclidienne se trouve dans la Technique, et pas dans la
Nature. La réponse touche notre Genèse au plus profond, me semble-t-il.
Leonardo – Vous vous rappelez mon dessin de l'Anthropos debout, jambes et bras écartés au maximum, l'ensemble repris dans un
cercle, lui-même repris dans un carré ? J'ai mis chaque jambe et chaque
bras en deux positions, pour confirmer le plan transversal de référence. Je
crois que cela dit tout. Anthropos est, à ma connaissance, le seul vivant dont
les membres produisent à chaque articulation des angles qu'il peut régler et
tenir à volonté, et même des angles droits ; lui seul possède deux mains
planes en symétrie bilatérale ; lui seul a quatre membres qui, quand ils
sont tendus au maximum, créent un plan vertical transversal, donc un système de référence pour toute géométrie et toute technique ; c'est, du reste, ce
qu'exploite la perspective linéaire dont nous venons de parler. Rien d'étonnant
alors à ce que les objets produits par l'Anthropos, les objets techniques,
soient anguleux et relativement plans. Et qu'ils s'étalent en panoplie et protocole.
C'est cette transversalisation qui distingue les outils, propres à Homo, des simples instruments que nous partageons avec les animaux. J'ai voulu que ce dessin-là ne
fasse pas « oeuvre d'art », mais demeure esquisse, idée, schéma
mental, avec une facture pas trop franche, s'effaçant au profit de la pure
intention. Avec un défaut : je n'ai pas réussi à marquer que la
transversalité hominienne est confirmée par la latéralisation, cette prévalence habituelle de la droite sur la gauche. Peut-être
Michel-Ange y serait arrivé.
De Vinci
François 1er – C'est vrai que c'est lumineux et imparable. Il faut que les
philosophes soient perdus dans leurs extases pour n'avoir jamais parlé de cette
angularité et de cette transversalité ! Une étrangeté pourtant. Vous qui
ne peignez guère que des femmes, voici un mâle seul chargé de représenter
l'Anthropos entier ! Encore un de vos garde-fous contre les vertiges du
féminin ?
Leonardo – Oui et non. C'est vrai que je recule devant le nu féminin.
Mais j'ai l'excuse que le corps masculin, plus anguleux, plus osseux, montre
plus franchement la source de la Technique. Mais, votre remarque est bonne. Il
faudra qu'un jour mon schéma soit complété par son pendant féminin. Il serait
idéalement produit par une femme, mais j'en imagine quand même l'essentiel.
D'abord, il garderait le carré inscripteur, le cadrage, sans lequel point de
théorie. Mais la croix romaine, phallique,
serait remplacée par la croix de saint André,
utérine. Et plutôt couchée que dressée. Le centre du dispositif resterait le
sexe, mais non plus ce pénis presque rectangulaire que j'ai donné à mon
Anthropos, non, une vulve rayonnante, en expansion générative. Entre les jambes
ouvertes de la parturiente, la source de vie serait mise en continuité avec
l'animalité antérieure par le flair, disons de l'âne et du boeuf de la Nativité
de Van der Goes. Sous le spectacle, on verrait la
tête d'un homme mâle écrivant ; pas d'événement sans texte. Enfin, de ce
volcan de Nature et de Culture surgirait, vertical et les bras étendus l'Enfant
rédempteur, en gloire de triomphe de la vie sur la mort. J'oubliais. Tandis que
mon Anthropos à moi est en noir et blanc, celui-ci serait en couleur, mais
d'une couleur délavée, pour garder, comme dans mon Anthropos, l'aspect
d'esquisse, de schéma mental, pas du tout oeuvre d'art. << Ce programme
préfigure étrangement celui de La Nativité en croix, de Micheline Lo, 1980
>>. On mettrait alors les deux figures l'une à côté de l'autre, et
on aurait pour l'essentiel non seulement une anthropologie, mais une anthropogénie. Le masculin
à gauche, le féminin à droite. La géométrie et la topologie. A moins qu'on
tente l'ordre inverse : la topologie plus initiale à gauche et la géométrie
postérieure à droite.
François 1er – Il est déjà tard. Mais bouclons quand même rapidement nos
étapes. La quatrième comprendrait maintenant de vrais nez, de vraies oreilles,
de vrais yeux, de vraies bouches. Et aussi de vraies jambes et de vrais girons.
De vraies lèvres. En genèse toujours...
4. LES LÈVRES DE LA JOCONDE
Leonardo – Vous pensez à la Joconde ?
François 1er – C'est à cause d'elle, n'est-ce pas, que je vous ai invité
en France ?...
Leonardo – Et en effet, mon problème n'était nullement de peindre une
certaine dame pour un certain client. Ce que j'ai poursuivi, dans ce portrait
inachevable, ce sont des lèvres. Ce sont
les lèvres, petites et grandes, qui suscitent les plus riches des espaces et
des temps. Ce sont des muqueuses, ces parties d'un vivant où le dedans devient
un dehors, où un dehors est encore un dedans. Une protrusion qui est une
intrusion. Le convexe rendu par du concave, et le concave par du convexe. Un
concentré de la définition du désir. Qui se prête à toutes les catastrophes de
la topologie différentielle, à toutes les insinuations et compénétrations de la
topologie générale. Et même, dans sa fente, à la décision du trait géométrique.
<< Les nombres de Conway sont construits à partir d'une coupure entre
deux ensembles vides >>. Bien sûr, la Joconde a un front, des yeux, un nez, mais pour descendre vers une bouche,
et une bouche qui joint des lèvres.
De Vinci
François 1er – D'où le fameux sourire ?
Leonardo – Oui, car le mouvement le plus total pour une bouche et ses
lèvres, le mouvement où se résument toutes leurs virtualités, tous leurs
possibles, et même le Possible comme tel, c'est le sourire. Les midinettes et
les professeurs se demanderont alors si la Joconde a l'air contente ou triste, bienveillante ou ironique, masculine ou
féminine. Ils en feront même la « psychanalyse ». Non, la Joconde est
un sourire, parce que le sourire est l'absolu des lèvres, et, en bon politique,
vous vous défiez des gens qui sourient des yeux. C'est parce qu'elle est
lèvres, - dont le corps et le paysage sont seulement la source, - que la
Joconde sera la femme la plus regardée du monde.
François 1er – Comme dit notre cher Rabelais, le rire serait le propre de l'homme, mais par le bas ; tandis que le
sourire le serait par la haut. Selon un de mes courtisans descendant de Marco
Polo, l'Extrême-Orient tout entier tourne autour d'un sourire, celui d'un
certain Bouddha, un Indien « éveillé » dont le sourire de nirvana
(sans souffle) a, en un millénaire, envahit la Chine, et enfin le Japon. On dit
même que le plus grand des philosophes chinois, nommé Lao Tseu, estime que les
racines du Ciel et de la Terre sont dans « l'huist de la Femelle
obscure ». Au fond, la bouche de la Joconde et l'huis de la femelle
obscure ont toutes deux une même topologie, et le français parle de
« lèvres » dans les deux cas. Fente horizontale et fente verticale.
<< André Pierre de Mandiargue. >> Alors tout se passe comme si
votre homosexualité avait moins peur de l'horizontale que de la verticale. Mais
restons-en là. Nous avons nos quatre séries, Leonardo. La cour m'attend. En
tout cas, la commande est ferme.
Le deuxième soir
5. L'ONTOLOGIE ET L'ÉPISTÉMOLOGIE PHOTOGRAPHIQUE
François 1er – Vous m'avez empêché de dormir, Leonardo. En rentrant au
Château, j'ai dû longtemps recevoir des émissaires d'Italie. Mais tout de suite
après, votre Genèse m'est revenue à l'esprit. J'en ai parlé à Claude de France.
Les femmes sont étranges. Malgré le sommeil, elle m'écoutait intéressée, et en
même temps pas tellement étonnée. Un petit air de dire : Votre genèse des
genèses, c'est bien, mais on s'en doutait un peu, non ? On dirait que,
pour l'essentiel, elles savent d'avance. Ce qui les dispense de nos théories.
Vous l'avez dit, dans l'ordre des choses, la croix de saint André est là avant
la croix romaine. Alors, où en êtes-vous dans notre projet ?
Leonardo – Comme tel, il me paraît consistant, Sire. Mais il est
impossible. Cette Genèse ne saurait être réalisée par les moyens ni de la
peinture ni du dessin. Trop lourds. J'ai dit et redit que la peinture est una
cosa mentale, parce qu'elle est plus légère et plus
docile que la sculpture et l'architecture, à matériaux résilients. Et aussi
parce qu'elle s'étale transversalement devant le regard, et est donc, pour
l'Anthropos transversalisé et transversalisant, « une saisie synchrone du
monde, égale à l'éternité du regard de Dieu ». Mais, quand même ! De
l'huile, de la tempera, de la fresque, du gras de crayon, c'est toujours trop
épais pour saisir le commencement des commencements, la matière d'avant la
matière.
François 1er – Vous connaissez plus léger ?
Leonardo – Oui, la lumière. Non pas celle, surnatuelle, de Fra
Angelico, qui, en parfait dominicain thomiste, est arrivé à peindre une clarté
qui soit la Substance et l'Essence ultimes et premières, où tous les êtres
particuliers se résorbent dans la Justification. << Julio Carlo Argan, Fra
Angelico, 1955 >>. Non, il y faudrait la
lumière naturelle, subtile infiniment, puisqu'elle passe à travers les
vitrages, et fend l'eau selon une dioptrique mathématique. << La Dioptrique
de Descartes >>. Et, pour notre propos, elle
serait alors à la fois le peintre, le pinceau et le véhicule coloré, sans que
personne d'autre n'intervienne, sinon pour construire une chambre noire, y
percer un trou, et disposer à l'opposé du trou une plaque sensible aux rayons
lumineux. J'aimerais appeler cela : photographie. En grec, pHôs c'est le lumière, et graphein
c'est graver, empreindre, écrire et dessiner.
Stieglitz
François 1er – Photographie ? Et, comme je vous connais, Leonardo,
cela signifierait, j'imagine, de
nouvelles machines. Curieux vos inventions infatigables de machines, avec le
même enthousiasme pour celles qui ne marchent pas que pour celles qui
marchent ! Sans doute encore un garde-fou homosexuel contre les abîmes du
féminin ? En tout cas, cette machine-ci me fascine. Obliger la lumière à
graver, empreindre, écrire, dessiner, c'est bien cela ? Et sans que le photographe, appelons-le comme ça, n'ait guère qu'à viser et déclencher, en
plus de choisir ses plaques sensibles, et de les développer ? Et alors, si
je vous suis, il faudrait réaliser nos quatre étapes de la Genèse par ce
moyen-là ?
Leonardo – Oui. Mais c'est malheureusement plus facile à dire qu'à
faire. Je sais bien que Dürer et d'autres sont en train de construire des
boîtes claires et des boîtes noires pour faciliter leurs calculs de
perspective. Pour ma photographie, il suffirait alors que le petit trou de la
boîte noire soit couvert d'un obturateur permettant
de régler le temps d'exposition de la plaque sensible. D'autre part, un de ces
verres courbes dont les Hollandais font actuellement des lunettes permettrait
d'obtenir une meilleure focalisation des rayons lumineux lors du passage par le
trou ; appelons cela un objectif. Et on
obtiendrait des tirages à volonté en appliquant des calques sensibles sur la surface sensibilisée. Ainsi, lorsque vous recevez
des ambassadeurs, vous leur montreriez des photographies de Chambord en
construction. Ils seraient si humiliés par vos pouvoirs techniques
(magiques ?) qu'ils fuiraient d'épouvante, et vous n'auriez même plus à les
vaincre à Marignan. Oui, Sire, nous sommes à la veille d'inventer des lunettes
astronomiques et des microscopes. En principe, nous pourrions
« photographier » la Lune, les astres, les microbes.
Harvard College Observatory, 1853
François 1er – Leonardo, je mets tous les moyens de mon royaume à votre
disposition. Combien de temps vous faut-il ?
Leonardo – Trois siècles, Sire. (Un long silence). Ce n'est pas la physique
qui fait difficulté. Faire une boîte noire
c'est de la menuiserie ou de la ferronnerie artisanales. Non, le problème c'est
la chimie, les plaques sensibles. J'en ai déjà parlé avec le jeune Paracelse,
qui m'a dit qu'il fallait partir de l'argent, que le procédé serait
« argentique », un métal pas trop coloré d'avance. Mais Paracelse est
un bricoleur, comme tous les alchimistes, qui mélangent des substances sans
prendre la peine de les trier et les peser exactement. Il faudra plus de deux
siècles encore pour que quelqu'un fasse pour la chimie ce qu'Archimède a fait
pour la physique, et donc d'abord détermine précisément des volumes, des poids
et des densités. << Lavoisier et sa femme >>. Que voulez-vous,
l'Anthropos, avec son corps angularisant, orthogonalisant, transversalisant,
latéralisant, est d'abord spontanément un mécanicien, donc un physicien. Sa seule chimie est la cuisine, affaire
de femmes, pense-t-il. Il aura fallu deux millénaires pour que la Chimie
rejoigne la Physique archimédienne.
François 1er – Mais, Leonardo, cette paresse chimique n'est-ce pas aussi
que la Chimie est atterrante ? A part quelques empreintes de doigts,
toutes les images produites jusqu'ici par l'homme ont été des images
tracées, des dessins, des peintures, des
architectures, des musiques, des paroles oratoires ou poétiques ; bref,
des trucs de bâtisseurs, et de dieux bâtisseurs. Et voilà qu'avec vos plaques
sensibles naîtraient des images empreintes, et même des images granulaires, puisqu'elles résulteraient des grains de Paracelse affectés par le
flux lumineux admis par un trou. Ainsi, un même objet pourrait être recadré à
loisir, réaccentué de mille manières, il n'y aurait même plus vraiment d'Objet,
donc plus de Substance avec des Accidents, comme disent nos métaphysiciens,
rien qu'une myriade d'événements en apparition fugace. Toutes les philosophies
classiques, chacune plasticienne, sont en déroute. Une nouvelle ontologie et
une nouvelle épistémologie...
D. Dressler and H. Potter, « Discovering Enzymes », Scientific American Library, 1991, p 130
Leonardo – Oui, c'est vrai, la Chimie est atterrante. Et, je ne le
confie qu'à vous, c'est elle, la Féminine, qui m'attire le plus dans l'acte de
peindre ; j'ai un tel plaisir à la taquiner que certains de mes tableaux
se dégradent prématurément. C'est vrai, la Chimie est si loin de nos pensées
immédiates que, même quand elle aura pris consistance, l'Anthropos refusera
d'en voir les conséquences théoriques, et s'hypnotisera sur ses conséquences pratiques.
Hier, quand nous avons parlé des catastrophes élémentaires, nous n'avons
envisagé que les formations extérieures,
plasticiennes, des choses ; Jéhovah modelant Adam, ou Michel-Ange modelant
Moïse. Or, cela ne nous dit pas ce qui se passe dans le tronc ou dans la feuille
d'un arbre en croissance. << Kant a réclamé « une gloire
éternelle » pour Reimarus, qui en avait fait la remarque. >>. Seule
une Chimie, ou une Biochimie, peut en rendre compte. Inventant des formations
non plus plasticiennes, mais, osons lâcher le mot,
des formations séquentielles.
François 1er – Séquentielle, Dieu, où sommes-nous ? « Mais où
sont donc Platon et le bon Aristote », aurait dit notre cher Villon ?
Leonardo – Et même, où est le grand Démocrite ? Car, lui, il a
vraiment frôlé la solution. S'il s'était seulement dit que, parmi ses atomes, il en avait quatre ou cinq de très fondamentaux <<
hydrogène, soufre, azote, carbone, oxygène >> ; et que ces cinq auraient pu former une
vingtaine de molécules ayant la propriété
à la fois simple et surpuissante de posséder une partie semblable, par quoi
s'attacher, et une partie différente, par quoi différer << nos vingt
acides aminés >> ; alors il aurait entrevu que ces molécules
miraculeuses peuvent s'attacher en chaînes << polymériques >>
parfois fort longues, lesquelles par leurs séquenciations diverses, seraient
capables, en s'enroulant sous l'effet de leurs liaisons chimiques, d'engendrer
des milliards de très grosses molécules différentes, << ces molécules
nommées protéines par Berzelius, parce
qu'elles lui paraissaient de première importance, proteios >>. Sources suffisantes, pour l'essentiel, des anatomies et
des physiologies de tous les vivants. Ainsi, donc, le Vivant serait, comme on
l'a toujours cru, une affaire de modelage,
de catastrophes élémentaires, mais au coeur du coeur, il serait, ce qu'on n'a
jamais imaginé, une affaire de séquenciations, et de reséquenciations.
<< Ce que René Thom, mathématicien des catastrophes élémentaires, méprisa
constamment, parce que ce processus séquenciateur ne donnait pas lieu à une
intuition, et que seul l'intuition garantissait, à ses yeux, une ontologie et
une épistémologie. >>
Pierre Radisic, Waldszenen
François 1er – Leonardo vous n'êtes pas diabolique, vous êtes le diable
même. Car vous venez, sinon d'effacer, du moins de déplacer Dieu. O Tentateur,
la création ne serait plus l'affaire d'un Créateur peintre, sculpteur,
architecte, poète traçant le monde, mais
le témoin d'un processus séquenciateur et
reséquenciateur qui suffirait à produire tous les vivants, et de manière
imprévisible pour lui. Dieu aventurier d'un Univers aventureux. << Dont
on ne pourrait même plus dire qu'il joue ou « ne joue pas aux
dés » d'Einstein >>. Le concept suprême ne serait plus le
Logos, la Raison, mais l'Aventure et l'Admiration du Singulier Imprévu. De même
qu'avec un clavier d'une vingtaine de touches, le musicien peut faire des
milliards de milliards de compositions musicales, ainsi vingt molécules
<< vingt acides aminés >>, capables de s'attacher et de se
différencier, formeraient tous les arbres, et même tous les animaux de mes
forêts. << Le caractère musical des acides aminés est signalé par
Dressler et Potter, Discovering Enzymes, Sc.Am.
Library, 1991 >>. Cette fois il faut que je dorme vraiment, car ma tête
éclate. J'ai un coin tranquille dans un grenier, « mon grenier », que
même Claude de France ne connaît pas. Seul mon Chambellan.
Le troisième soir
6. LES CHEMINS DES ÉCRITURES
François 1er – Cette fois, je viens pour me délasser, puisque nous n'avons
plus rien d'important à décider. Le projet est lumineux, même s'il y faudra
quelque temps, vous dites des siècles. En attendant, il serait bon que vous
fassiez une esquisse dessinée de notre Genèse en quatre phases, et je maintiens
ma commande. A quoi vous ajouterez un texte court pour dire les pouvoirs de
votre « photographie » en cette matière, avec quelques schémas des
appareils que vous projetez. Que ce serait beau qu'on puisse dire un jour que
la photographie a été inventée en France ! Quelle conclusion pour notre musée
des machines, ici à Amboise ! Enfin, même si cela déborde un peu le sujet,
je veux que vous concluiez par un exposé succinct sur ces formations
séquentielles (chimiques), qui pourraient être,
dites-vous, la source des formations vivantes. C'est trop essentiel. Le tout
fera un bel in-octavo à la façon d'Alde Manuce. Et je laisserai de mon règne un
souvenir digne des Très riches heures du Duc de Berry.
Léonard – Je souhaiterais pourtant faire une remarque ultime, Sire.
Je la formule en une phrase, puisque vous êtes venu vous délasser. (Un silence
quelque peu solennel). Pour notre Genèse, la photographie analogique, que je viens de vous décrire, manque encore de quelque
chose : des propriétés de l'écriture.
François 1er – Ah, Leonardo, c'est bien vous, l'écriture et toujours
l'écriture. Il y a, dites-vous, des vertus de l'écriture en tant qu'écriture.
Et vous écrivez en miroir pour mieux faire apparaître ces propriétés comme
telles. Notez que vous avez sans doute raison. Les Chinois ont une intelligence
si versatile, dit mon descendant de Marco Polo, parce qu'ils manient des
milliers de caractères d'écriture. Les Juifs Massorètes tirent toutes sortes de
conclusions du nombre des lettres des mots. Et que seraient les propos de
Luther si, au lieu du gothique allemand, ils étaient écrits dans la nudité de
l'italique d'Alde Manuce ? Vous m'avez
affirmé souvent, et je le crois, que c'est l'écriture des Grecs, égale et complète,
qui leur a fait croire qu'un texte est transparent à l'idée, laquelle est
transparente à l'Etre, à l'être en tant qu'être (to on è on). Une écriture inventant la Grèce ! Mais quel rôle aurait
l'écrit dans une Genèse photographique ?
Ecriture Coufi
Léonard – Eh bien, Sire, une écriture est faite de traits. Les milliers de caractères de l'écriture chinoise sont tous
obtenus à partir d'une dizaine de traits. Or, le trait est quelque chose
d'extraordinaire dans l'Univers, et il y a fallu l'Anthropos, avec son corps
indexateur. Le trait en tant que trait (tractum,
tracé, tiré) est de soi vide de sens ; il est seulement oppositif, index
pur, c'est-à-dire décharché, désindicialisé, radicalement mathématique. Vous
savez que j'aime dire que la mathématique est la théorie générale de
indexations, et la pratique absolue des index. Quel est le mérite de nos
récents chiffres indiens-arabes, sinon qu'ils sont faits de traits nus, qui en
font l'instrument d'une algèbre, impossible en chiffres romains, ou
grecs ? Et quelle merveille que ce trait qu'est le zéro, que nous avons refusé
pendant des siècles, parce que nous ne voulions pas du néant, alors qu'il est
le tremplin de nos algèbres ! C'est le trait des chiffres et des figures
qui fait de la mathématique essentiellement une écriture. Sachez-le, si j'avais
encore deux ou trois ans devant moi, je les consacrerais à faire une
peinture qui conjuguerait les vertus de l'image et du trait.
François 1er – Vous n'y pensez pas, une peinture encore ultérieure à la Joconde ?
Leonardo – Oui, franchement. Par le tissage de l'image et du trait
(écrit), elle combinerait l'aspect catastrophique, analogique et plastique, des formations vivantes, leur Mécanique,
et leur aspect séquentiel, presque purement
digital, que nous avons reconnu à leur Chimie. Cela ferait des tableaux
mouvants qui se liraient plus transversalement que frontalement, où chaque
forme serait en train d'en déclencher une autre. Cet engendrement courrait de
traits en traits jusqu'aux bords du cadre, non pour s'y interrompre, mais pour
en refluer. Au total, ce serait une Genèse ininterrompue d'organes vivants,
d'images, de chiffres (nombres et mots), même de notes de musique. Une
Evolution généralisée. J'appellerais cela Les chemins des écritures. On y verrait l'engendrement du Monde, mais bien plus encore l'engendrement de nos Idées, des étapes tantôt ouvertes tantôt souterraines par lesquelles nos
imaginations s'avancent et se bousculent dans nos cerveaux, sans que
« nous » y soyons pour rien ; qui, au contraire, nous fait « nous »,
pour autant que nous soyons « nous ». Somme toute, il s'agirait, en
même temps que le paysage du monde, de « peindre le paysage
cérébral ». Mais il y a bien des chances que
je n'y sois plus l'an prochain. Il y faudra un autre ou une autre, peut-être
celle qui un jour complétera mon Anthropos mâle en croix romaine par un
Anthropos femelle en croix de saint André. << Les Chemins des
écritures de Micheline Lo ? >> .
Micheline Lo
7. LA PHOTOGRAPHIE ÉCRIVANTE : LES RESSOURCES DU DIGITAL
François 1er – Mais ce que vous envisagez là, Leonardo c'est une Genèse en
peinture. Revenons, si vous voulez bien, à votre Genèse en photographie.
Laquelle, dites-vous, devrait avoir certaines propriétés de l'écriture.
Léonard – Oui, une photographie génétique, une photographie de
la genèse qui ne serait plus analogique mais digitale. Une photographie ayant recours aux propriétés du trait. Somme toute, le principe en est simple. Les empreintes
photographiques, disions-nous, sont composées de grains chimiquement sensibles. Le « photographe », pour reprendre
votre mot, est alors obligé de prendre ces grains par paquets, il est donc
fatalement dans l'analogie, pas dans l'écriture. Mais un jour, la Physique et
la Chimie pourraient changer cela. Seraient conçus des grains sensibles d'une
autre nature, dont les réactions à la forme, à la couleur, aux valeurs, aux
saturations, etc. seraient traductibles en une suite de décisions 0/1, de bits
(BInary digiT). Voilà pourquoi je parle de
« photographie digitale ». Alors, il serait loisible de manier ces
grains un à un. Ou encore selon des groupes
parfaitement définis mathématiquement, moyennant
des algorithmes. Ce qui permettrait une infinité
de modifications d'après des intensités, des taux de courbures, des plans,
mille autres inflexions cosmogoniques chaque fois parfaitement déterminables.
Au fond, ce serait ces algorithmes qui, dans la « photographie
digitale », joueraient le rôle des traits de l'écriture. Dans votre français de la Renaissance, vous n'avez pas peur de
créer de nouveaux mots. Laissez-moi alors parler d'une fabrication textique, et d'une lecture textique de la
photo. Bref, d'une photographie textique.
François 1er – Et quel avantage pour notre Genèse ?
Leonardo – D'abord, cette photographie-là permettrait certaines leçons
concernant la formation des choses, et
nous avons déjà effleuré le sujet à l'occasion des figures géométriques en
naissance grâce à mon clair-obscur. Des algorithmes appropriés pourraient
accentuer certains groupes de transformation générateurs du monde...
François 1er – Et quoi encore ?
Leonardo – Ils pourraient rendre sensible la formation multiforme
de nos perceptions. En effet, ils attireraient
l'attention sur ces phases multiples, ces computerisations successives, qui me
sont nécessaires pour que « je voie une bouteille replie d'eau sur une
table ». D'abord un contraste indécis dans l'environnement ; puis de
premières différenciations renforcées par nos relais nerveux ; puis le
souvenir de certaines formes et concepts déjà rencontrés, etc. << Kandel,
Hubel, David Marr, Orban, Crick, Koch >>. Fini le point de fuite unique
de nos perspectives linéaires. Finies aussi les fragmentations ad libitum. << Les éparpillements du cubisme analytique ? >>.
Non, seraient créées des perspectives multiples et cependant compatibilisables,
et même coordonnables. Le spectateur de la photo palperait en quelque sorte le
devenir des ses perceptions, leurs « chemins principaux et chemins
secondaires ». << Déjà le titre de Paul Klee ? >>.
François 1er – Je compte deux siècles de plus pour notre projet de
Genèse ?
Leonardo – Non, Sire, seulement deux guerres mondiales. Car ce n'est
pas le nez de Cléopâtre, ni le Prince de notre
cher Macchiavelli qui font l'essentiel de l'Histoire. Etant donné qu'il s'agit
d'un anthropos angularisant et transversalisant, c'est la succession
des types de machines. Nous sommes aujourd'hui
au stade des machines d'énergie. Moulins
à eau. Moulins à vent. Sans oublier ces petites machines à vapeur que les Grecs
avaient inventées pour ouvrir automatiquement les portes des temples, à
l'ébaudissement des fidèles. Tout cela peut être amélioré, agrandi jusqu'à
lancer mes maquettes d'avions dans le bleu du ciel, et mes maquettes de
sous-marins dans le fond des mers ; jusqu'à tirer des obus d'une ville à
l'autre. Voilà ce qui aboutira à la première Guerre mondiale. Boucherie brutale, mais d'où sortira une charcuterie raffinée.
C'est que, pour tirer des obus sur un avion ou sur un sous-marins, il faut, à
côté de machines d'énergie, des machines d'information, réglant des canons capables de suivre une cible en mouvement. Il y
aura alors une Deuxième guerre mondiale, où tous
ces servo-mécanismes se mettront au point, et au lendemain de laquelle se
populariseront des computers digitaux, analogiques, hybrides, qui permettront
de manier partout des grains d'informations un à un. Et donc aussi nos grains d'information de la photographie
digitale. Auxquels s'appliqueront sans résistance des algorithmes appropriés.
Vous voyez l'intérêt d'un musée des machines ici à Amboise.
François 1er – Et c'est cela que vous appelez une photographie
écrite ?
Leonardo – Accordez-moi un ultime crochet par les mathématiciens.
Certains d'entre eux soutiennent que la mathématique, cette écriture vide de
sens, et combinant seulement toutes les indexations montrables et écrivables,
construit ou dévoile un réel derrière la réalité
(physique, sociale, psychique). << René
Lavendhomme, Les Lieux du sujet, 2001 >>.
Eh bien, je me risque à dire que les algorithmes de la digitalisation photographique
construiront, révèleront un réel de traits, un réel d'écriture, sous la réalité turgescente de la photographie analogique, avec ses significations
et ses intentions débordantes. Ce « réel-là » pourrait être seulement
structurel. Mais surtout, à mon sens, il serait neurophysiologique, indiquant
comment c'est pas à pas et selon des sentiers multiples que nos donnés
sensoriels s'organisent en perceptions, du reste jamais achevées.
François 1er – Je ne suis pas sûr de tout comprendre dans vos abstractions.
Mais, pour mettre les choses un peu au concret, est-ce que la photographie
analogique, la photographie digitale, et aussi vos Chemins des écritures, auraient une puissance égale lors des quatre étapes de notre
Genèse ?
Léonard – Eh bien, je risque un survol. (1) Première série. Pour la topologie générale, celle du Tohu Bohu initial, celle des
ailes noires sans vent, la peinture est trop épaisse, comme je vous disais, et
la photographie, et surtout la photographie digitalisée fera merveille. (2) Deuxième série. Par contre, pour la topologie différentielle des catastrophes
élémentaires, je serais porté à croire que Les Chemins des écritures resteront plus à l'aise, car il s'agit de suivre, méandre par
méandre, des mouvements intestins ou mentaux. Mais ne préjugeons de rien, et
essayons toujours. (3) Troisième série.
Pour les géométries en naissance, l'écriture de la photographie digitale me semble tout à fait adaptée, voire révolutionnaire. (4) Quatrième
série. Quand il s'agit de lèvres, de sourire,
de volume d'une tête, je crois qu'il y en aura pour toutes les techniques,
qu'elles soient photographiques ou picturales.
François 1er – Et seront-ce les mêmes ouvriers qui feraient les photos
analogiques et digitales, et aussi les oeuvres plastiques, peintures ou
sculptures ?
Leonardo – Je ne voudrais pas m'avancer trop. Mais, comme peintre,
architecte et sculpteur, il me semble que pour la photographie digitalisante les
esprits sculpturaux auraient des aptitudes
particulières. Chez nous, le sculpteur est celui qui perçoit les surfaces d'un
volume comme résultant des pressions de forces intérieures. Voyez les Grecs et
Michel-Ange. Et aux porches de vos cathédrales, c'est celui qui
percevait le rayonnement légèrement bombé d'une intériorité. Mais, ce pourrait
être aussi, un jour, celui qui dans un volume quelconque verrait les coupes
(les traits, les algorithmes, les écritures) internes par lesquelles il se
construit en une ou des perceptions. Ce
serait celui qui, au lieu de voir des objets sitôt identifiés, sentirait de
quelles virtualités constructives ou perceptives ils résultent. Non pas pour
une perception ou une construction idéale, qui n'existe pas, mais pour des
perceptions et constructions génératives, séquentielles, évolutives. <<
Il s'agirait de re-présentations au sens neurophysiologique, comme quand de ganglion en ganglion,
d'aire en aire, nos systèmes nerveux re-présentent leurs donnés, c'est-à-dire les présentent à nouveau (re) et
autrement (re), parfois isotopiquement, parfois allotopiquement, en vue de
leurs utilisations motrices, comme y a insisté, dès 1964, J.Z. Young, A
Model of the Brains. >>
François 1er – Et bien, Leonardo, malgré l'effort, je trouve que nous nous
sommes délassés quand même. Nous appartenons à cette génération des folies
sages, que l'extraordinaire et l'impossible divertissent. Celle de la môria d'Erasme. Celle de la Mandragola de
Macchiavelli, la plante qui rend fou, de la même racine grecque que môria. Nous sommes la génération de la savantissime prostituée philosophe
de la Celestina de Rojas, qui influencera nos
théâtres et nos romans pour un siècle. Voyez nos jeunes. Paracelse est à Bâle
et Nostradamus à Salon-de-Provence.
Henri Van Lier