ANTHROPOGÉNIES LOCALES - SÉMIOTIQUE
PHILOSOPHIE DE LA PHOTOGRAPHIE - POSTFACE
NOUVELLES PERSPECTIVES THÉORIQUES
Depuis la première version de cet ouvrage, diffusée par le Palais des Beaux-Arts de Bruxelles en novembre 1981, dix ans ont passé. On n'a pas cru devoir changer la version définitive publiée par les « Cahiers de la Photographie » au printemps de 1983, à deux ou trois coquilles près. Cependant, des précisions sont intervenues entretemps. L'ouvrage insiste fortement sur le fait que la photographie (et conséquemment la photogravure), étant granulaire, c'est-à-dire construite physiquement par grains, donne à saisir le caractère « quantique » de l'Univers, ce qu'aucune autre image ne fait. Les physiciens, et en particulier Schrödinger, ont depuis longtemps fait remarquer que sans la structure quantique de l'énergie (l'irréductibilité de h, quantum d'énergie), notre Univers serait strictement continu, et donc incapable de susciter des individus et des événements. La photographie est donc déjà philosophique par sa granularité. Or, si le caractère quantique de l'effet photoélectrique intervenant dans la formation de son négatif était bien compris (c'est même l'effet photoélectrique interprété par Einstein qui a définitivement donné corps à la Théorie des Quanta), la quantification dans le développement de son négatif était demeurée obscure. Ce n'est plus le cas depuis qu'on a repéré « l'effet quantique de taille » qui y intervient ; les auteurs de l'explication l'exposent eux-mêmes dans « La Recherche » de janvier 1990, sous le titre La photographie révélée. Que le mot « quantique » apparaisse dans leur texte, même s'il n'a pas chez eux le sens radical qu'il a dans l'effet photoélectrique, confirme cet aspect original et cosmologique du processus photo. Mais la philosophie de la photographie s'est confirmée également de lumières venant de plus loin. (1) De ce qu'on appelle parfois maintenant une ontologie intelligible. (2) D'une meilleure connaissance de notre système visuel de primates. (3) D'un certain modèle de l'homme davantage anthropogénique. - Une brève promenade de ces trois côtés donnera de nouvelles résonances à l'articulation des Indices et des Index, comme à la distinction entre Réalité et Réel, entre Monde et Univers, qui sont au cœur de cet ouvrage.
1. PHOTOGRAPHIE ET ONTOLOGIE INTELLIGIBLE
Sapiens sapiens comme primate, et même déjà comme mammifère, a toujours perçu que son environnement comportait des plis, des fronces, des crêtes, des bouches, etc. Et quiconque a essayé, dans une photo, non seulement d'identifier des personnages et des objets, mais encore de dégager et de suivre les formes qui étaient là en genèse, a dû suivre des plissages, des froncements, des failles. Ce qu'il y a de nouveau depuis quelques années c'est que les catastrophes, ou changements de formes, ont donné lieu à une certaine mathématisation, la Topologie et l'Analyse différentielles, et que par là ce qui avait toujours paru être un ensemble de caractères pratiques de facto s'est mis à s'organiser en système de jure. On s'est aperçu que pli, fronce, queue d'aronde, papillon, ombilic hyperbolique, ombilic elliptique, ombilic parabolique (cet ordre est voulu) constituaient les sept catastrophes élémentaires responsables de beaucoup (de l'ensemble ?) des formations et transformations macroscopiques de l'Univers. La première édition de Stabilité structurelle et morphogenèse (SSM1) de René Thom est de 1972, chez Benjamin, Massachusetts, la seconde augmentée (SSM2) de 1977 à InterEdition, et son Esquisse d'une sémiophysique (ES) est de 1988, chez le même éditeur. Dans ce nouveau cadre, l'environnement proche ou lointain (et donc aussi les empreintes photoniques de l'environnement) n'offre plus simplement un tableau aléatoire d'objets prélevables on ne sait trop comment, mais un champ formel habité d'attracteurs morphiques, qui dans leur combinaison détermine des bassins d'attractions morphiques, compatibilisant des forces divergentes, et donnant lieu à des gradients de potentiel morphiques plus ou moins doux ou abrupts, simples ou complexes. Comme les transformations ne passent pas d'une forme à une autre de manière continue et égale, mais catastrophiquement, par sauts morphiques, - et moyennant des états stables, instables, métastables, - l'Univers se donne ainsi comme «quantique» non seulement dans le comportement de ses particules élémentaires, ou de ses effets de « petite » taille (le développement photographique), mais aussi, en un sens évidemment plus large, dans les formes de ses montagnes et de ses organes vivants, d'une espèce à une autre, et peut-être surtout d'un stade épigénétique à un autre. De la sorte, prennent quelque peu SENS la suite de nos fleurs-bourgeons-fruits, la succession des feuilletages de nos embryons, les ombilics de nos bouches, estomacs, anus, matrices et « aiguilles » (ombilics elliptiques) d'injection séminale. A partir de la « singularité » V - x4, et du « déploiement universel » V = x4 + u2 + vx, les fronces d'une jupe de Coco Chanel flirtent avec les failles des synclinaux et des anticlinaux des planètes sous le nom de « Catastrophe de Riemann-Hugoniot ». On se met même à comprendre quelque chose à la nidification et au nursing des oiseaux, dont la théorie behavioriste des séquences efficaces renforcées avait fait un beau mystère. Jorge Luis Borges nous avait bien dit que, même pour les imaginations dévergondées, les monstres sont en nombre limité, très limité. Initiatrices de tout ceci, les éditions successives et enrichies depuis 1917 de On Growth and Form de D'Arcy Thompson ont montré pour les formes animales que l'Univers opère morphiquement selon des « chréodes », des chemins obligés, en petit nombre, tout compte fait. C'est l'intérêt du multicadre trans-mutationnel qu'est la bande dessinée d'être la vérification constante de cette évidence. Nous avons essayé de le montrer dans La Bande dessinée, une cosmogonie dure (Colloque de Cerisy, Futuropolis, 1989). La photographie est, en ce cas, un lieu tout à fait remarquable. Alors que les signes de la peinture sont fatalement déjà formés, même quand ils déforment, ou tentent d'être pré-formés comme dans les marbrures des Renaissants, une photo, étant une empreinte indicielle indexable, propose tous ses formés avec des non-formés, en bord de catastrophes. Elle témoigne non seulement du pli mais du plissement. Non seulement de la fronce mais du froncement. D'autant qu'elle est elle-même, techniquement, une catastrophe. Et cela si ostensiblement que René Thom n'a pu manquer de l'alléguer en parlant apparemment de tout autre chose (de la notion de « champs moyens ») : « Or, qu'est-ce que la photographie sinon une catastrophe chimique contrôlée dont l'ensemble-germe est l'ensemble des points d'impact des photons dont on veut déceler l'existence ? » (SSM1, 120). L'ensemble-germe est « l'ensemble des points où apparaît la nouvelle phase» (SSM1, 114). Et de continuer : « Idem pour les chambres à bulles ou à étincelles, pour la détection des particules élémentaires » (SSM1, 120). Bien plus, quand le même René Thom se risque à un alinéa sur l'art (SSM1, 316), il nous fait songer assurément à des tableaux, à des poèmes, à des phrases musicales, à des pas de danse, mais tout autant aux empreintes photoniques de la photographie : « L'œuvre d'art agit comme un germe de catastrophe virtuelle dans l'esprit du spectateur. A la faveur du désordre, de l'excitation produits dans le champ sensoriel par la vision de l'œuvre, certaines chréodes très complexes - de trop grande complexité pour résister aux perturbations du métabolisme normal de la pensée - peuvent un moment se réaliser et subsister. Mais nous sommes en général incapables de formaliser, ou même de formuler, ce que sont ces chréodes dont la structure ne peut se plier à la codification du langage sans être détruite ». « Complexes » veut dire là « systématiquement excitées » et « dont l'exécution a été dirigée par quelque centre organisateur de grande codimension ». Les os de Mallarmé ont dû frémir si leur est parvenue cette version mathématisante de sa définition également rigoureuse de la production artistique : «Vertige / voici que frissonne / L'espace / comme un grand baiser / Qui fou de naître pour personne / Ne peut jaillir / ni s'apaiser». Avec ceci que, quand il s'agit de photographie, le « centre organisateur» n'est que très peu le cerveau du photographe, et beaucoup les « chréodes » de l'Univers ambiant. C'est encore mieux pour ceux qui sont à la recherche d'une « ontologie intelligible ». Du reste, le rafraîchissement du regard suscité par la Topologie et l'Analyse différentielles se complète de l'actuel regain d'intérêt pour la Topologie générale. Pour ceux qui ont toujours cru que le CHAMP existentiel activé par l'art, la littérature, la publicité, l'amour, la ferveur religieuse, le bonheur discrètement extatique de se tenir dans tel fauteuil près de telle fenêtre à telle heure du jour (oh ! Rousseau !), n'était pas une affaire de dénotation et de connotation, ni de signifiant et de signifié, ni de référence ou de code, ni d'expression et de contenu, ni de permutation circulaire, ni de signe barré, ni de signe vidé, ni de « punctum » transformant le regardeur ou l'entendeur en saint Sébastien sémiotique, mais un TAUX original de proche/lointain, ouvert/ fermé, englobant/englobé, contigu/non contigu, continu/non continu, compact/diffus, chemin/non chemin, adhérent/non adhérent, etc., où résonnait souverainement et fragilement l'Univers, quel réconfort que d'apprendre que le topologiste, ce mathématicien fondamental, n'a lui aussi à la bouche que les mots : voisinage, points voisins, ouvert, fermé, continu/non continu, contigu/non contigu, englobant, englobé, adhérence, chemin, nœud ! Jolie rencontre entre la mathématique, la physique, l'embryologie (Organisers and Gènes de Waddington est de 1940), et même la phénoménologie, que Lévi-Straus considérait jadis comme une philosophie pour midinettes. The Raven d'Edgard Pœ c'est donc autre chose que de simples équivalences de sonorités, comme le voulait Jakobson. C'était un TAUX de (sons) proche/lointain, etc., bref un mode d'exister! Et une photo aussi. Néanmoins, on se rappellera que l'ontologie intelligible est loin d'être achevée. Comme l'a pointé brièvement Waddington (SSM2, XIV), pour comprendre vraiment les formations et transformations du minéral et du vivant, nous restons devant la tâche considérable de concilier les vues morphologiques macroscopiques de la topologie différentielle avec les vues morphologiques (stériques et allostériques) microscopiques de la chimie. Plus précisément, il nous faut savoir comment passer d'un espace avec un très grand nombre de dimensions, comme celui qui paramétrise les états biochimiques d'une cellule, à l'espace-temps seulement quadridimensionnel de l'embryologie. Cette perplexité qui n'est pas près de s'éteindre rend notre joie plus humaine.
2. PHOTOGRAPHIE ET VISION DE PRIMATE
En 1982 parut Vision de David Marr, chez Freeman. Son auteur était décédé en 1980, après deux ans de lutte contre la mort. Dès 1973, il avait bénéficié des commodités exceptionnelles de recherches et d'échanges du Artificial Intelligence Laboratory du M.I.T. Son ouvrage, même s'il n'est pas pleinement achevé, est mozartien, comme un certain Requiem et comme le décès de son auteur à trente-cinq ans. « This book is meant to be enjoyed » est la première phrase d'un chef-d'œuvre de souplesse, dont les éditeurs ont rendu l'esprit jusque dans le choix du format ouvert et la ductilité du papier. Heureux pays où l'on vous fait de. pareils tombeaux ! David Marr a engagé une théorie computationnelle de la vision. C'est-à-dire qu'il ne se demande pas quelles sont les localisations des opérations visuelles dans les différents relais et aires, ce qui est l'affaire du physiologiste, mais bien quels doivent être a priori les computs (filtres, zéro crossings, etc.) et quelle doit être leur suite en « niveaux » (levels) pour que notre système nerveux parvienne à élaborer, à partir d'une rétine bidimensionnelle, d'abord un objet à 2,5 dimensions, ou « viewer centered », puis un objet à 3 dimensions, ou « object centered ». Ensuite, dans son dernier chapitre, le cinquième, il se demande comment cet objet une fois constitué peut être identifié, stocké et retrouvé en mémoire; sa réponse est qu'il se signale par le nombre et les proportions des segments qu'il retient dans un cylindre idéal de référence. Un des meilleurs spécialistes du cortex cérébral du Chat et des Primates concluait peu après : « Meeting these challenges is the immense task awaiting visual neurophysiologists in the coming decade» » (Guy Orban, Neuronal Opération in the Visual Cortex, Springer-Verlag, 1984, p. 341). Pour notre propos, on remarquera surtout comment ces computations neuronales consistent à déchiffrer des indices en les indexant diversement. Ce que confirme le travail de clivage opéré dès la rétine (par là un « petit cerveau », qui est du reste une évagination du cortex), et les innombrables feedbacks entre relais optiques (The Human Neuronal System, Sydney, 1990, ch. 28).
La photo, empreinte indicielle éventuellement indexée, est intimement concernée par cette problématique, où il s'agit de l'indexation d'une indicialité. Elle est même si douée à cet égard que des photographes ont pris comme sujet photographique d'exploiter les catastrophes chimiques qui ont lieu depuis la prise de vue et le développement du négatif jusqu'au positif et à la photogravure, pour nous faire vaguer dans ces stades préliminaires de la construction visuelle à 2,5 dimensions (Giacomelli), ou dans la nomination progressive de l'objet (Ralph Gibson). La référence à la physiologie éclaire d'ailleurs un autre point curieux. Car regarder une photo peut paraître d'abord une performance bizarre. En effet, d'un côté, voici un objet particulièrement immobile et inerte en raison de son cyclopéïsme et de son isomorphisme d'enregistrement, et qui de plus est souvent simplement en noir et blanc. Et, en face, braqué là-dessus, un appareil visuel de primate dont les performances ont été sélectionnées pendant quelques millions d'années selon l'impératif de distinguer la nourriture, les ennemis et les partenaires dans la forêt haute tropicale colorée, où il était très efficace d'avoir au moins trois types de récepteurs visuels, deux dans les basses fréquences, un dans les hautes, et où il était bon aussi d'avoir une vue à la fois latérale et centrante, s'exerçant à travers l'épouillage constant jusqu'à exceller dans la reconnaissance des visages et des expressions oculaires des congénères, lesquels avaient justement la singularité d'avoir des faces relativement différenciées. Ainsi, regarder une photo, surtout en noir et blanc, n'est-ce pas une vertigineuse performance d'abstraction et de construction en même temps que de codification ? Peut-être pas tellement. En effet, les deux dernières décennies ont confirmé que, dans la vision des primates (et ailleurs aussi), les signaux de la forme, de la couleur et des directions de mouvement sont transmis de relais en relais et d'aires en aires selon des voies nerveuses souvent coaxiales mais distinctes, quoique connectées. On en aura une saisie suffisante en parcourant les chapitres sur la vision (28 à 31) des Principles of Neural Science (Elzevier, Third Edition, 1991), ou bien Eye, Brain and Vision (Scientific American Library, 1988) de Hubel, un des pionniers du domaine, ou plus succintement mais très significativement La construction des images par le cerveau de Sémir Zeki, un autre pionnier (« La Recherche », juin 1990). Selon l'expression consacrée, il n'y a pas de «grandmother cell» de la théière-bleue-en-train-de-verser-du-thé, ni même tout simplement de la théière-bleue. En d'autres mots, même dans nos perceptions visuelles, qui sont pourtant les plus continues, - donc les plus « idéalistes », comme le notait Nogué dans son utile Esquisse d'un système des qualités sensibles, - il n'y a d'unité du perçu que comme unité opératoire. Plus précisément, il n'y a d'unité du perçu qu'au sein du cycle complet : perception → motricité → perception..., où la flèche dominante va toujours vers le dehors (vers la proie, le partenaire, l'ennemi), donc dans la précipitation (prae-caput, tête en avant) globale de l'organisme mammalien vers l'environnement, qui fait qu'il se saisit littéralement sur l'environnement, et dans la segmentarisation qu'il en opère. Une photo, comme le reste, est donc « vue » à travers cette indépendance des récepteurs mais dans ce circuit et ce milieu objectivants, ce qui fait que son regardeur n'a besoin d'aucune abstraction, et souvent même pas de vraie interprétation pour en faire des unités. D'autant que le cerveau des mammifères supérieurs est très apte aux pluricentrations, c'est-à-dire aux changements de centres d'attention (observez un chien sur un trottoir). Et que, chez l'homme au moins, les pluricentrations visuelles ne supposent même pas nécessairement de mouvements des yeux, comme il a été démontré. Ainsi la physiologie de la vision éclaire le fonctionnement perceptif de la photographie, laquelle en retour éclaire notre vision. Le sauvage ne lit peut-être pas une photo du premier coup, car il faut qu'il en repère le caractère d'empreinte non inversée droite gauche. Mais, ce pas franchi, le reste est sans embûches.
3. PHOTOGRAPHIE ET ANTHROPOGÉNIE
Les sciences humaines sont généralement si défaillantes parce qu'elles considèrent rarement l'anthropogénie, c'est-à-dire l'ordre dans lequel les accomplissements humains se sont mis en place dans l'espèce, de même qu'ils ont à s'établir et se rétablir dans chaque individu à travers son épigenèse, mais aussi à chaque instant où sa vigilance s'arrache au sommeil, à la torpeur, à la distraction, à l'attention flottante, qui sont ses états les plus constants, pour ne pas dire premiers (la néguentropie n'est sans doute jamais qu'un arrachement local et transitoire dans une entropisation générale). En particulier, la croyance flatteuse que l'homme commencerait avec le langage, la méconnaissance des effets de champ perceptivo-moteurs de l'image, celle aussi du champ indiciel protolangagier qu'est la technique, faussent l'anthropologie dès le départ. La photographie, considérée avec quelque rigueur, invite à remettre un peu les choses en place, ou plus exactement en succession. Nous ne saurions ici proposer une anthropogénie étoffée. Mais relever quelques balises en ce sens, tout en invitant le lecteur à jouer avec des photos quelconques, indiquera déjà de quoi il s'agit. Voici donc une anthropogénie en bref. Sapiens sapiens est ce primate qui, par sa vision primatale à la fois centrante et large, jointe à sa station debout et à ses deux mains à pouce opposé devenues planes, et bien sûr par un développement néocortical corrélatif, a progressivement distribué son environnement en segments de plus en plus stables. Bien plus, sous les comparaisons transversalisantes favorisées par les mains planes, et pour autant topologisantes, géométri-santes et indexatrices, certains segments environnementaux ont été saisis comme interchangeables, comme pouvant être autres ou ailleurs qu'ils n'étaient; ils ont été possibilisés. Le domaine technique est alors en rigueur la panoplie des segments d'un environnement où l'instrument animal (prolongement frontal du corps) s'est fait instrument humain ou outil (transversalisé et possibilisé). Ces segments fonctionnent du même coup comme indices les uns des autres : transversalisé et possibilisé, le clou est indice du marteau, et inversement. Or l'indicialité bien comprise est déjà une première imagerie ou diagrammatisation potentielle, c'est-à-dire un premier jeu de projections réciproques à distance entre segments. Du reste, la respiration modulable, la dentition égale et le pharynx haut (compatibles avec la station debout), dans le contexte de la technique indicielle, transver-salisante (diagrammatique) et possibilisatrice, devaient inviter à mettre en place les sons soutenus de la musique, et (après, entre-temps, auparavant, ou les trois en causalité circulaire) les sons discrets du langage, ces derniers ayant sélectionné le développement de nos centres digitalisateurs de l'hémisphère gauche (Broca et Wernicke avec leur faisceau arqué). Ainsi, les représentations analogiques et digitalisâmes de la technique finirent par mettre en place les signes pleins analogiques de la peinture et les signes pleins à la fois analogiques et digitaux des mots du langage, puis les « chiffres » des écritures. Quant aux index, une fois transversalisés, ils donnèrent lieu à la mathématique, coordination générale des indexations (direction, consécution, répétition). Dans cette vue, la physique-chimie-biologie consiste à reprendre l'indicialité transversalisée de l'environnement technicisé dans la coordination d'index de plus en plus puissants, donc dans une diagrammatisation et une mathématisation aussi compréhen-ives que possible. Ce qu'il y a de remarquable dans les photos, indices photoniques éventuellement et faiblement indexés, c'est qu'elles épousent dans sa direction l'anthropogénie telle que nous venons de l'esquisser, et qu'elle sera développée dans notre Anthropologie fondamentale. Alors que la peinture, la sculpture, la littérature, même la musique, nous poussent (illusoirement) à considérer d'emblée les choses par le haut, ou par la fin, donc à partir des signes intentionnels pleins, et à considérer les indices et les index, ainsi que la technique indicielle, comme des phénomènes subalternes, au point que les philosophies les ont généralement oubliés, les photos, également oubliées par les philosophes et pour les mêmes raisons, nous affrontent constamment à la situation inverse, anthropogénique, qui est d'avoir d'abord à se débrouiller dans un environnement en le segmentarisant, le comparant, l'échangeant, le transversalisant, le possibilisant, l'indexant, l'indicialisant. Tout cela parmi des champs perceptivo-moteurs et logico-sémiotiques encore très actifs. Puis seulement après et épisodiquement de se représenter les choses plus extractivement, plus abstractivement, par des signes analogiques et digitaux pleins (à référents déterminés), qui nous donnent alors l'illusion de pouvoir nous contenter d'eux et de nous passer presque du Monde, devenu simple réfèrent, bref d'être des créateurs, des démiurges. Les conceptions platonicienne et même kantienne de la mathématique sont le climax de cette prétention, alors que d'y voir la coordination générale des index concrets, puis des indexations abstraites, explique à la fois son historicité laborieuse, la permanence de ses acquis, bref son statut de transcendantal en construction. (Pour le dire en passant, notre définition de la mathématique comme pratique de la coordination générale des index, ou mieux des indexations, fait d'une pierre plusieurs coups. Outre qu'elle semble éclairer le statut à la fois exact et toujours quelque peu magique ou mystique des mathématiques, - rien n'est plus exact, magique et mystique qu'un signe référentiel vide, - elle fait de l'index (opposé à l'indice), en photographie ou ailleurs, autre chose qu'un terme général, bien plutôt un champ vaste et ordonné dont les mathématiques ont exploré les virtualités depuis des siècles. D'autre part, en face de ce plus éminemment coordonnable que sont les purs index, l'art se détache mieux comme compatibilisation (rythmique) des incoordonnables. Il faut alors vérifier que ce sont bien des index et des indexations que manipule le mathématicien. On commencerait à s'en convaincre en parcourant les «objets» mathématiques élémentaires mais riches rassemblés dans les Mathematical Snapshots de Hugo Steinhaus, dont les éditions progressivement augmentées ont couru de celle de 1938, à Oxford University Press, à celle de Flammarion de 1964, Mathématiques en instantanés. Qu'y a-t-il là sinon directions, pointages d'origine et de fin (ordinalité), poignées-collections (cardinalité), rotations (module), projections, latéralisations (à gauche/à droite), parcours-chemins, etc., bien avant la mesure, qui n'en est qu'un cas particulier. Reste à s'assurer que les mathématiques raffinées jouent avec des «objets» de même sorte, seulement plus épurés ou généralisés. En tout cas, la logique formalisée, sœur des mathématiques, se tient dans une aire toute proche quand Spencer-Brown intitule son système : Logique des Indications.) Du reste, l'anthropogénie que nous rappelle inlassablement la photographie ne nous invite pas seulement à la modestie, elle nous induit aussi à mieux comprendre nos performances les plus hautes. La condition du génie a partout été d'être un ressourcement à partir des stades anthropogéniques initiaux. Qu'il s'agisse d'un texte philosophique des Présocratiques ou mathématique de Riemann. D'un trait de plume de Mozart ou de Proust. Comme, exemplairement, d'une prise de vue de Stieglitz. Enfin, à l'égard d'une anthropologie fondamentale, la photographie nous aide sans doute à une dernière conversion, en nous poussant à passer de la catégorisation initiale traditionnelle en Occident : monde/conscience à une catégorisation qui conviendrait sans doute mieux à notre nouvelle situation dans l'Univers : fonctionnements/présence(s). Quand on s'est nettoyé des présomptions que donne une insistance excessive sur les signes référentiels pleins, lesquels finissent par affronter plus ou moins une Conscience et un Monde, on est peut-être mieux disposé à voir que dans l'Univers il n'y a sans doute, au principe comme à la fin, que des fonctionnements (descriptibles) et des présences (non descriptibles). Ce sont ces deux ordres irréductibles que la con-scientia latine, chrétienne, cartésienne, sartrienne, répondant à l'artisanat rationnel et encore à la première industrie, a cru pouvoir fondre, durant deux millénaires, dans la « liberté », conçue paradoxalement comme des fonctionnements présentifiants et des présences fonctionnantes, dont Kant déjà avait relevé les apories. (La catégorisation fonctionnements/présence), avec ses moments principaux, a été définie par l'auteur dans Les philosophies du temps, in « L'art et le temps », Palais des Beaux-Arts de Bruxelles, 1983.) Or, la photographie, par l'antériorité anthropogénique qu'elle donne aux indices et aux index, est plus présentielle que conscientielle, et déjoue jusqu'à un certain point les prétentions de création et de liberté pure de la « conscience » classique. A ce titre encore, elle serait pour nous l'objet, ou plutôt le processus, le plus philosophique qui soit. * * * La suppression des « Questions de méthode » ne doit pas faire oublier ce qui s'y trouvait d'essentiel. Les remerciements à mon collègue Roger Huybrechts, ingénieur chez Agfa, pour ses réactions toujours éclairantes. Et aussi la dédicace du livre, d'autant plus sincère qu'elle était furtive : A LA MEMOIRE BOULEVERSANTE DE ROBERT CAPA
Henri Van Lier |