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Texte de l'auteur (3 pages) en PDF
 
 
 
ANTHROPOGÉNIES LOCALES - SÉMIOTIQUE
 
 
 
PHILOSOPHIE DE LA PHOTOGRAPHIE - CONCLUSION
 
 
 
LA PHOTOGRAPHIE ET LES OPÉRATEURS CONTEMPORAINS
 
 
 

On aura sans doute remarqué au passage que la considération de n'importe quelle photo obligeait à déplacer un peu tout dans le domaine des sciences de l'homme, qu'il s'agisse des rapports du désignant et du désigné, du concept et des schèmes mentaux, de l'indice et de l'index, des effets de champ perceptifs, moteurs, sémiotiques, indiciels, du réel et de la réalité, du Moi et du couple œil-cerveau, de l'engagement et du feuillètement, de la foi et de la mauvaise foi sentimentales, du témoignage et du silence, des règles plus dissuasives que prescriptives, de l'information et du bruit, du cosmos-monde et de l'univers, du sujet et des états d'univers, des objets et des relais de processus, etc.

Ceci pose la question du rapport étrange entre la photographie et la philosophie. La photo existe depuis 1840 environ, et elle est l'objet le plus philosophique qui soit. Or ni Nietzsche, ni Bergson, ni Husserl, ni Heidegger, ni Sartre n'ont tenu des propos de quelque ampleur à son propos. On serait tenté de répondre sèchement que depuis un siècle les philosophes ont été à tous égards en dehors de l'époque : ainsi Sartre, qui a eu pourtant le mérite insigne d'être le seul à avoir osé penser le statut d'être de la conscience, n'a pas proposé les moindres rudiments d'une philosophie ni de la nature, ni de la technique en des années où se créait la cybernétique, où Watson et Crick découvraient la double hélice de l'ADN, où Miller bouleversait la cosmologie en montrant que des acides aminés s'obtenaient à partir de leurs éléments moyennant un simple apport d'énergie. Mais le cas de la photographie est sans doute plus topique. Les philosophes depuis Nietzsche sont souvent devenus des philologues, ils lisent ou, comme on dit, ils relisent. Or rien n'est moins citatif que la photo. Elle répète exactement, ou bien décale et transmute, comme l'ADN, mais ne cite pas ni ne paraphrase. Entre photographie et philosophie, il y a sans doute une trop grande différence d'humeur. Le plus silencieux et le plus bavard. Les philosophes ont témoigné de la photographie seulement malgré eux, quand ils parlent d'en-soi, de quasi-relations, de sadisme monoculaire, de dérive, de synthèse connective, de traduction multidimensionnelle, et certes de dissémination.

Au fond, les seuls qui aient compris théoriquement la photographie ce sont les peintres. Pas les photographes, qui ne la comprenaient que pratiquement. Les peintres étaient les victimes immédiates, et la victime est souvent lucide sur son bourreau. Depuis 1850 à peu près, toute l'histoire de la peinture a consisté à thématiser les aspects fondamentaux de la photo, et quasiment selon leur ordre d'évidence. L'impressionnisme pour le grain analogique. Le cubisme pour les cadrages multiples. Le futurisme pour le bougé monochrome. Les ready-made, les trébuchets et les élevages de poussières de Duchamp pour le prélèvement et les effets quantiques et aléatoires du grain digital. Le surréalisme pour les objets trouvés, l'antiscène, l'autre scène, L'abstraction naturelle pour les chevauchements des plages indicielles. L'action painting pour le bougé couleur. Le pop'art et la BD pour la transmutabilité, le recyclage, la rhétorique des index. Support-surface pour l'opposition du cadre-index et du cadre-limite. Le new image postmoderniste pour la solitude et l'instantanéité imprenables de l'indice comme état d'univers pré-sémiotique, hors lieu et hors durée.

Mais revenons aux philosophes. Ceux d'autrefois n'étaient pas philologues, ni citatifs, sauf au Moyen Age, ni déconstructeurs. Ils estimaient que la philosophie avait pour tâche principale et peut-être unique de repérer les opérateurs de leur temps. Les opérateurs d'une époque sont les mots clés, les objets clés, les images, les gestes, les algorithmes, les effets de champ qui déclenchent, entretiennent, relaient tous les petits systèmes locaux et transitoires dont la compatibilité mouvante est la vie de l'époque. On pourrait espérer que quelques-uns au moins de nos philosophes, recrus de certains ressassements, soient à nouveau tentés par l'air frais du dehors, et réassument la mission philosophique traditionnelle en s'efforçant d'abord de repérer le moins incomplètement possible les opérateurs fondamentaux du monde contemporain, puis d'évaluer, non leur concordance avec nos habitudes mentales, mais leurs concordances et leurs discordances entre eux, étant entendu que, pour l'animal signé qu'est l'homme, ce sont toujours les signes et les objets-signes qui ont mené le monde, et pour finir modelé les désirs, après négociations avec quelques hormones.

Parmi ces opérateurs, ils repéreraient très vite la photographie, puis d'autres. Et ils ne manqueraient pas d'être frappés par leurs coïncidences épistémologiques, ontologiques, éthiques. Ce n'est pas ici le lieu de poursuivre en détail cet exercice. Contentons-nous d'énoncer quelques-uns de ces opérateurs par leur nom, en laissant au lecteur le soin de laisser chaque fois se répandre leurs harmoniques à travers ses schèmes mentaux pour d'innombrables phasages et déphasages. Enonçons donc sans commentaire et en désordre ces déclencheurs. Photographie. ADN spécifique et non spécifique. ARN transmetteur et non transmetteur. Son digital. Musique de phasage-déphasage. Happening. Mode multisex. Société de distribution (non de consommation ni de production). Théâtre de la non-scène. Publicité industrielle. Economie de compatibilité-comptabilité. Calcul des indications. Cinéma d'effets. Théorie de la fécondité du bruit. Lo vue par Voyager 1 et 2. Lien de la créativité et de la répétition. Goldoraks engendrés par la lumière émise (non réfléchie) de l'image TV. Prévalence de la voie sur la demeure. Courant de non-art. Boîtes noires. Populations plutôt qu'espèces. Adaptation par sélection. Sociabilité sans société. Radio phatique. Cerveaux pluricentrés et multiprésents. L'homme comme animal signé et le sachant. La signification comme fonctionnement de remplacements et déplacements à distance. Familiarité des intelligences artificielles et des extraterrestres, A.I. et E.T...

Au cas où ces résonances peut-être stimulantes et assurément réelles nous échapperaient, il resterait à la photographie, sinon à nous, quelque consolation. C'est que, quand nous aurons cessé de philosopher sur les photos et que la dernière se sera émiettée sur la Terre refroidie, les galaxies continueront, à coups de constantes cosmiques c et h et d'énergie photonique hv, à s'entre-photographier d'un bout à l'autre de l'univers pour quelque éternité. Et leurs clichés continueront à être d'autant plus remarquables que leurs prises de vues n'ont pas, comme les nôtres, à se tenir dans les longueurs d'ondes électromagnétiques de cinq cents nanomètres, que leur transmutabilité est aussi inimaginable que leur nombre, et que, pour ces parfaits photographes tout court, les cadre-index sont si bien assumés par les cadres-limites qu'il n'y a plus de cadre du tout.

 

Henri Van Lier

Philosophie de la Photographie

in Les Cahiers de la Photographie, 1983

 
 
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