Ce processus international définit une sorte
d'homo photographicus. Ce dernier a sans doute commencé par
être un réaliste. Ce qui lui importait alors c'était que les représentations fournies
par les empreintes photographiques donnent les choses non pas telles qu'elles
agissent physiquement, mais telles qu'elles nous apparaissent dans nos
corrections perceptives. Les objets sont bleutés dans l'ombre, rougeoyants le
matin et le soir, fortement affectés par les couleurs des objets voisins ;
une même colonne est grande ou petite selon qu'elle est proche ou lointaine,
comme elle est droite ou courbe selon qu'elle est située en face ou sur les
côtés. Notre perception régularise, rationalise tout cela, en donnant aux
choses une couleur dite locale (indépendante de leur environnement) et une perspective
orthogonale, avec des étalons de mesure « corrigés ». Il est certain
que les ingénieurs physiciens et chimistes continueront à dépenser des trésors
d'ingéniosité pour satisfaire ce réalisme-là, non réel, mais perceptif, en
luttant contre les « déformations » en barril
ou en fuseau des objectifs, et en jouant des filtres pour
« améliorer » les couleurs. Dans cette démarche, c'est l'homme
technicien et la technique qui se subordonnent à l'homme utilisateur, surtout
occidental.
Mais la mise en place d'un homo photographicus
planétaire produit aussi une subordination inverse, où la technique mue par
sa logique propre modifie les habitudes perceptives et mentales de l'être
humain. Témoin la nouvelle cartographie, où on voit la photo couplée à
l'ordinateur proposer les situations géographiques et historiques dans des
espaces courbes, où elles ne sont soumises ni à des dispositions orthogonales,
ni à des couleurs réalistes, ni à des étalons de mesure reconnaissables.
Pourtant, nous ne sommes pas gênés, nous avons plutôt un sentiment de
concentration et de mise en évidence. La photographie, en accord avec d'autres
processus planétaires, comme l'ordinateur, le son, l'automobile et l'avion, a
donc donné naissance, par-dessus les différences culturelles, à une nouvelle
saisie, plus topologique que géométrique,
activant moins conceptuellement et idéellement et
plus opératoirement les schèmes mentaux, vision informaticienne, moins
soucieuse de réalité et de réalisme que de réel.
Ceci est plus sensible encore si nous prenons
le cas violent des Treize portraits de
Susan, réunis il y a longtemps déjà par Dicter Lübeck pour la revue
suédoise X, avec la
collaboration d'une douzaine de laboratoires de recherche et d'une trentaine de
photographes. Ce que nous avons là sous les yeux est bien le résultat de la
rencontre physique d'une jeune femme vivante avec des techniques
diverses : radiographie, agfacontour,
duplicateur thermique, stéréo-photogrammétrie dans
l'abord des reliefs, hologrammes et microscopie électronique pour les textures,
ultrasonoscopie, barogrammes
et thermogrammes, multiplicateurs d'intensité lumineuse
du type « œil de hibou », etc. Or, devant ces structurations qui
n'interviennent d'aucune manière dans notre monde perceptif, nous savons
simultanément : que ce que les appareils ont saisi, ils l'ont bien vu, et
correctement vu ; que nous ne le verrons jamais ; que, même après que les
appareils nous l'ont transmis, nous ne pourrons jamais vraiment le percevoir.
Nous percevrons l'empreinte, mais pas le spectacle ; ou alors un spectacle sur
une « autre scène », en non-scène, en anti-scène.
Or, il faut bien voir que ce cas limite ne
fait que pousser à l'extrême les provocations des photographies courantes. Nous
n'apercevons même plus les déformations en barril des
photos de reportage. C'est sans doute en partie que notre couple œil-cerveau fait les « corrections » optiques
souhaitées. Mais c'est assurément aussi que la photographie nous habitue aux
espaces courbes, où le regardeur construit mentalement, informatiquement, sans percevoir vraiment. La photo a si bien changé
nos épistémologies et nos esthétiques que les raccourcis des très grands
angulaires de Bill Brandt, dans lesquels la saisie de l'appareil déborde
franchement les pouvoirs perceptifs du couple œil-cerveau,
ont pu devenir des classiques populaires. Là, l'« autre scène »
côtoie la scène quotidienne, interférant avec elle, dans un apprivoisement
réciproque.
L'initiative de la technique est telle dans la
photo que, durant près d'un siècle, jusqu'à ce que Beaumont Newhall
ouvre d'autres voies, les historiens ont conçu son histoire comme celle d'une
suite de découvertes et d'astuces de techniciens. Aujourd'hui encore des
magazines à grand tirage annoncent mensuellement les transformations des
objectifs et des pellicules à des fins commerciales,
mais aussi en une sorte de célébration rituelle. Quiconque a assisté à des
conciles de photographes, comme à Arles, a vu ce mouvement mi-fraternel
mi-agressif, par lequel les appareils passent de main en main, chacun les
touchant, les pesant, les manipulant, moins pour découvrir ce qu'il sait déjà,
que pour participer à un rite, un culte. L'appareil photographique n'est pas un
objet. C'est un relais dans un
processus ou dans un réseau. Comme le
magnétophone, son frère sonore. Et le réseau, remarquait Simondon,
est devenu un des lieux du sacré contemporain.
Entre autres, nous venons de le voir, parce que c'est là que parlent des
Pythies que nous entendons sans les comprendre.
Dans le Cosmos-Monde
ancien, dont l'homme était le Microcosme, les initiatives matérielles et
instrumentales étaient ancillaires, au point de ne pas être considérées comme
pertinentes dans le système de représentation. Dans l'information-bruit et les signes-indices de l'Univers, auxquels nous nous ouvrons,
les débordements incessants de l'homme par ses moyens techniques, ou plus
exactement par son milieu technique,
qui n'est pas un simple moyen, sont souvent ce qu'il y a de plus pertinent dans
le système. Du reste, qu'est-ce que la pertinence
dans des empreintes lumineuses, éventuellement indicielles, et
éventuellement munies d'index ?
Ainsi, la photographie est un des trois ou
quatre lieux, avec le son, les éclairages, l'ordinateur, l'automobile, l'avion,
où se manifeste la vraie nature initiatique de la technique dans le monde
contemporain. En ce sens, elle n'est pas seulement technique, mais techno-logique.