Un polaroïd, c'est un coup de marteau dans de la crème fraîche.
Un polaroïd, c'est un coup de burin dans la transparence.
STEFAN DE JAEGER
Nous avons procédé jusqu'ici en privilégiant
la photo en noir et blanc pour des raisons de préséance historique et
méthodique. Il est temps de nous demander si les autres types de photographie
possèdent au même degré les caractéristiques déjà rencontrées ou s'ils les
nuancent et parfois en proposent d'autres.
8A. LA PHOTO COULEUR : LA SYMBIOSE
La photo couleur a plusieurs traits en commun
avec le noir et blanc. C'est toujours l'altération des halogénures d'argent qui
y fournit le contraste de l'ombre et de la lumière, et les pigments colorés
sont articulés sur cette différenciation de base. La photo couleur aussi est
une empreinte mince, dans un cadre-limite, isomorphique, synchrone, négatif de négatif (complémentaire
de complémentaire), digitale, surchargée et sous-chargée
(une trentaine de teintes au lieu de milliers), éventuellement indicielle et
indexée.
Mais certains de ces caractères sont
renforcés. L'empreinte colorée est plus indicielle à certains égards que
l'empreinte noire et blanche, puisque les teintes, leur saturation, leur
luminance sont porteuses d'indications concernant les saisons et les heures du
jour, les atmosphères affectives, les états chimiques des sols et des cultures
dans les clichés géologiques ou agronomiques. Dans le cas de stimuli-signes, la couleur ajoute à la vitesse de
reconnaissance et à la charge émotive. Et elle refuse encore davantage les
interprétations subtiles propres aux systèmes de signes, puisque les index,
seuls éléments franchement sémiotiques de la photo, y sont noyés dans
réchauffement général.
Par contre, par cet échauffement même, la
couleur diminue la digitalité et renforce l'analogie. Elle atténue l'effet de
battement négatif-positif. Tout le côté figé, hors
lieu et hors durée, est tempéré, car le contraste des teintes chaudes qui
avancent et des teintes froides qui reculent crée des convections, voire des
relations tactiles. Bref, la photo couleur n'évacue pas autant la perception,
ni l'imagination courante, ni les formes élémentaires de l'interprétation. Elle
est favorable aux dénotations et aux connotations un peu grosses, et du même
coup se prête moins aux tensions d'où peuvent naître les effets de champ
(perceptifs, sémiotiques, indiciels).
Ceci peut être considéré comme un apport, en
particulier dans les stimuli-signes de la publicité
(pas aussi simplement dans ceux de la pornographie). Ou au contraire comme des
impuretés à l'égard de l'austérité de la non-scène
photographique, et surtout comme une paresse dans la recherche des effets de
champ, très puissants dans le noir et blanc. C'est un fait que, pendant
longtemps, la plupart des photographes exigeants s'en sont tenus au noir et
blanc. Mais on a vu depuis qu'il y avait moyen de priver la couleur de ses
facilités. En découpant ses contrastes, comme font Bourdin ou Hiro. En la surchauffant encore, dans les bougés saccadés,
les panoramiques, les proximités ob-scènes de Ernst
Haas. En la faisant résonner dans le contre-jour, comme Helmut Newton, qui dans
ses couleurs reste le maître de la résonance du noir qu'il est dans ses photos
lithos. En en faisant un instrument de flatulence,
autre ob-scénité, chez Irving Penn. Et l'Inde
n'aurait jamais livré ses effets de champ et leur touffeur sans la couleur
d'Eliot Elisofon. Les deux pôles du familier et du
terrible sont latents dans toute photo. Selon qu'on emploie le noir et blanc ou
la couleur, on part plus près de l'un ou de l'autre. Ceci ne détermine pas
fatalement où on arrive.
8B. LA DIAPOSITIVE : LA TRANSFIGURATION
La diapositive est si fréquemment employée
comme un simple document qu'on oublie un peu qu'elle a un statut photographique
très original, et que les montages audio-visuels qui l'exploitent vraiment ne
sont pas, comme disent parfois les Sud-Américains, le
cinéma du pauvre.
C'est qu'elle n'est pas une empreinte plate,
comme la photo. Elle véhicule un flux lumineux.
Elle dissout donc le cadre-limite et le cadre-index, puisque le noir qui l'entoure est une ombre
ambiante et atmosphérique, appartenant à la pièce où on la projette. Ainsi elle
ne rompt plus le contact avec celui qui la regarde ; elle l'embrasse
presque architecturalement au point qu'il redevient un spectateur, et non
simplement un regardeur, un rencontreur. On ne tombe
pas sur une diapositive comme sur une photo, on y baigne.
D'autre part, la diapositive est riche. La lumière n'y souffre pas des
affadissements que lui inflige sa réflexion sur les diverses couches des photos
ordinaires. Filtrée par l'inversion de la dia, elle garde tous ses pouvoirs de
clarté, de contraste, de saturation, donc généralement d'information, et en
particulier ses noirs sont vibrants. Dans cette ferveur, la digitalité
disparaît au profit de l'analogie, et sont sauvés ou même intensifiés plusieurs
aspects de la perception, sans perdre néanmoins la synchronie, l'isomorphisme,
la terrible immobilité de la photo. La diapositive transfigure.
Ce statut paradoxal, où la perception est
stimulée et contredite, est avivé dans les montages audio-visuels où la discontinuité
lente des vues successives, même momentanément fondues, contraste avec les
continuités et les empathies de la bande sonore. Meyerowitz
a montré ainsi New York au Muséum of Modem Art. Jespers
et Roquiny ont construit des séquences fantomatiques, à la Altdorfer, de
Louvain-la-Neuve la nuit, qu'aucun autre moyen n'eût obtenues, ni le cinéma,
trop vivant, ni la photo, trop spectrale (radiographique). Et le montage
audio-visuel est également spécifique dans la saisie de structures à la fois
fixes et actives, comme le fantasme d'une
civilisation ou d'un écrivain.
Le pouvoir transfigurateur de la diapositive
pose la question du sens ou du contre-sens des
projections lumineuses d'œuvres des arts traditionnels. Peintures, sculptures,
architectures anciennes possèdent d'avance le caractère de perceptions
intensifiées, à quoi la diapositive ajoute la nouvelle intensification
perceptive de son flux lumineux. L'œuvre prend alors un caractère survolté, au
point que la vue de l'original dans un musée déçoit souvent nos contemporains.
Sont-ce des trahisons ? La diapositive trahit sans doute la mur alité de
Gauguin ou les dépressions du Maestro dei Aranci.
Mais elle convient à Rembrandt, qui cherchait précisément une matière lumière,
transfigurée. Il y a un sens à dire qu'en peignant la Conjuration de Julius Civilis Rembrandt peignait une diapositive.
8C. LE POLAROÏD SX 70 : LE RETOUR DU CORPS
Mais la différence la plus grande avec la
photographie primitive a été introduite, il y a quelques années, par le polaroïd.
Pour aller droit au point le plus vif, remarquons que rien ne fut plus étranger
au corps que la photo, puisqu'il était la profondeur même, et qu'elle était la
minceur même. Or, par diverses caractéristiques, le polaroïd retrouve certains
aspects de la profondeur du corps de toujours, quoique dans une distance
« photographique », qui convient bien à la sensibilité contemporaine,
conditionnée par d'autres spécificités concordantes de notre environnement
industriel.
D'abord, un polaroïd SX 70 ou 600 est une
usine chimique en réduction. Son image 7,8 X 8 que nous avons en
main est fixée, mais elle a été le lieu d'une élaboration qui s'est faite là
sous nos yeux de manière progressive, lente, avec au fur et à mesure ses aléas
et jusqu'à ses traces de travail (les subtiles lignes de flux et reflux des
produits). Cette profondeur chimique, génétique, aléatoire est comme
matérialisée dans l'épaisseur du carton et le format carré de l'image-carreau. Grouillement et genèse qui suggèrent une
première consonance avec la profondeur du corps, avec ses anticipations et sa
durée. Le polaroïd est un anti-instantané.