Le poids des mots, le choc des photos.
PARIS-MATCH
II faut mesurer, une dernière fois, à quel
point la photographie contrarie les conduites et comportements humains depuis
toujours. Quelles qu'aient été les civilisations, les hommes se trouvaient dans
un environnement dont les mystères mêmes leur étaient familiers, et qu'ils
percevaient. Percevoir c'était, comme
la phénoménologie l'a longuement décrit, être là dans une durée et un lieu,
parmi des objets et des événements détachés sur un fond, selon des systèmes
d'orientation polarisée par deux yeux,
deux oreilles, deux narines (de part et d'autre d'une arête nasale, insiste Bower), deux bras, deux jambes, une tête très mobile sur un
trou occipital médian, à quoi s'ajoutaient différentes couches successives et
hiérarchisées d'élaboration cérébrale (schèmes perceptifs, logiques,
sémantiques) et aussi de vastes systèmes de signes analogiques et digitaux
institués culturellement. La perception était élective et globalisante : per-capere. Que faisaient alors les œuvres
considérées comme importantes, ce que l'on appelait les chefs-d'œuvre de
l'artisanat ou de l'art ? Une intensification, un survoltage des
conditions perceptives. Des peintures des cavernes à Cézanne, du joueur de
flûte des Andes à l'orchestre wagnérien, on poursuivait ainsi des perceptions
intensifiées, survoltées, déclenchant secondairement des conceptualisations.
Par les courbures du trait et de la tache, par les torsions du son, par le
ramassement de cadres-nasses (picturaux, sculpturaux,
architecturaux, oratoires, chorégraphiques), par la cohérence en particulier
des effets de champ (perceptifs, moteurs, sémiotiques, parfois indiciels), le
lieu se condensait en ubiquité ou en multiprésence,
la durée en éternité ou en Aevum. Microcosmes
du macro-cosme. Ainsi, œuvres et hommes étaient concrets,
crûs ensemble (con-crescere).
La scène grecque, où des milliers de citoyens disposés en demi-cercle
étaient branchés sur trois acteurs et une quinzaine de choreutes qu'ils embrassaient
du regard et de l'ouïe, fut un des accomplissements les plus exigeants de cette
prétention perceptive. Théâtre, de theasthai, embrasser par l'œil (et l'oreille)
dans une juste et équitable distance.
On pourrait dire, sans trop forcer, que la
photographie nous frustre quasiment de toutes les propriétés appartenant à la
perception. Assurément, dans une épreuve positive, on peut pleinement percevoir
des plages claires et obscures sur un papier blanc ; à cet égard, le réel
et la réalité s'accordent assez ; le réel, rencontre des photons et des
halogénures, fait les points noirs ; et la réalité peut dire : voici
des taches ou des plages. Mais ce n'est pas tellement à cela qu'on pense quand
on parle de photos ou qu'on en manie. La réalité à laquelle on songe c'est
plutôt le spectacle éventuel que ces taches et plages donneraient à voir. Or,
ce spectacle-réalité-là, tout rongé qu'il est de réel
(en vertu des photons transporteurs diversement abstraits et filtrés), nous
avons vu qu'il déroutait le perçu, qu'il créait une sorte de non-scène par sa minceur de champ, son cadrage sec, ses
isomorphisme et synchronisme impitoyables, son battement négatif-positif,
sa digitalité ostensible, ses sous-charge et surcharge
informationnelles, sa saisie monoculaire, cyclopéenne (alors que la peinture,
quoique bidimensionnelle, est binoculaire, assurément chez Cézanne, mais même
chez Mondrian).
Ainsi le regard le plus innocent sur une
photographie crée une situation tout à fait étrange. D'une part, il y a un
regardeur, parfois circulant dans une galerie mais le plus souvent assis à
feuilleter un magazine, qui, lui, se trouve dans une situation de perception
concrète. D'autre part, il y a un morceau de papier noirci, perçu vraiment,
signalant un spectacle défiant presque toutes les conditions perceptives, et en
particulier déployant un espace, mais nullement un lieu. Temporellement, les
choses sont plus étranges encore. Le regardeur est bel et bien dans une durée,
et même dans un vrai présent, avec
l'épaisseur de durée inhérente à tout présent. Et il a devant lui un objet dont
le spectacle éventuel n'a, de son côté, aucune épaisseur de durée et est même
un exemple provoquant de pure simultanéité
au sens où l'entend le physicien : concomitance, moyennant la vitesse
de la lumière, entre l'émission des photons par le spectacle et leur
imprégnation dans la pellicule, cette dernière étant datée au milliardième de
seconde par le passage du dernier photon. En d'autres mots, tout ce qui
concerne le regardeur se trouve dans le présent, la simultanéité concrète de
Bergson ; tout ce qui concerne le spectacle photographique se trouve dans
l'espace-temps à quatre dimensions, dans la simultanéité abstraite d'Einstein.
Et la discussion historique de ces deux grands hommes a montré à quel point ce
dialogue-là était un dialogue de sourds.
Cela se passe donc plutôt mal entre les
empreintes photographiques et le corps, comme cela ne se passe pas trop bien
entre ces mêmes empreintes et les signes. Alors, où donc quelque chose
arrive-t-il ? Disons-le d'un mot : entre les plages claires et sombres des
épreuves et nos schèmes mentaux.
Pour voir de quoi il s'agit, il faut
absolument abandonner la définition technique du signe qui a été donnée par
Saussure pour des raisons historiques, et reprendre le mot dans son sens
traditionnel courant : un signe est un ensemble de signaux désignant un
désigné, événement ou objet. On peut dire alors que dans le fonctionnement
qu'est une signification il y a six
termes : un signe ou désignant ; un désigné, objet ou événement ; des
interprétants, autres signes situant oppositivement
le premier ; un destinateur et un destinataire ; enfin, et c'est le
point qui nous intéresse ici, entre le désignant et le désigné, un schème
mental. Dans le monde artisanal ancien, dominé par des signes et organisé en
une réalité relativement stable, les points saillants de ce fonctionnement
étaient, en plus du destinataire et du destinateur, le signe et son désigné.
Entre eux, on voyait bien qu'il y avait un certain schématisme mental, mais
celui-ci était si bien coincé entre le désignant et le désigné, si bien aligné
et tracé par eux, qu'on en parlait également au singulier sous le nom d'idée,
de concept, de notion, de représentation. Ainsi, tout restait bien dans le
cadre d'un cosmos, d'un monde.
La moindre photo secoue cette sécurité. Elle
n'a pas de vrais désignants ou signes, ni de vrais désignés ou référents, et
donc moins encore d'interprétants (elle a peu de réalité, elle n'est guère un
cosmos ou un microcosme). Par contre, ses empreintes sont souvent porteuses
d'indices, et éventuellement d'indices indexés, et pour autant elle est une
extraordinaire déclencheuse du schème mental. Ou plutôt de schèmes mentaux. Car justement ce que vont démontrer ses indices en
incessante germination et en incessants chevauchements, c'est qu'il y a, à la
moindre occasion, non pas un schème mental, mais des dizaines, des centaines de
schèmes mentaux. En d'autres mots, que l'idée ou le concept sont des illusions
sémiotiques, des Violences imposées par le désir de réalité au réel toujours
fuyant. Et effectivement, même dans les systèmes de signes, l'unité du concept
ou de l'idée est une illusion. Lorsque je dis « sucre », ce qu'il y a
entre le signe et l'objet ce n'est nullement une pensée simple mais un faisceau
(ouvert) où se croisent et s'activent : substance, matière, doux, en poudre, en
morceaux, cristallin, fondant, écœurant, amène, mauvais pour le diabète,
carbone, Pain de Sucre. Dans leur discours le plus courant, les locuteurs
bricolent sans cesse entre des milliers de schèmes mentaux en dérapages et en
fécondités, où la métaphore et la métonymie ne sont pas des figures de style ni
des déviations, mais le fonctionnement fondamental. C'est ce que les intelligences
artificielles nous ont fait toucher du doigt. Pour être à même de manier
les mots « arc » ou « marcher », elles nous demandent de
les définir, de leur en fournir le concept, l'idée. Et nous nous mettons en
route, croyant nous en tirer avec quelques traits sémantiques bien choisis. Mais
trois pages de traits sémantiques ne permettent toujours pas à une A.I. de
comprendre ou de se représenter ce que nous lui disons dans la phrase « L'Arc
de Triomphe penche sans menacer ruine », ou plus décisivement dans « Pierre
marche avec peine », ou simplement « Pierre marche ». Les désignants « arc » ou
« marcher » n'atteignent leur désigné qu'à travers des schèmes
mentaux pluriels, et plus analogiques que digitaux (ce qui est la seule façon
de se débrouiller avec cet inquiétant pluriel). Ce que les intelligences
artificielles nous forcent à voir dans le domaine des signes, la photo nous le
fait saisir plus naïvement dans le domaine
des indices, où les illusions de
stabilité et de définition ne font pas long feu. Dans les mondes anciens,
privilégiant la réalité, c'était le désignant
et le désigné (réfèrent), l'indice et l'indiqué, qui émergeaient. Dans un monde
scientifique et informatique comme le nôtre, transi de réel, ce sont, dans les
signes et dans les indices, les schèmes mentaux qui surgissent. Ils
interviennent dans les signes et dans les indices, dans la saisie de la réalité
comme dans celle du réel. Mais leur activité est plus patente quand il s'agit
d'indices et de réel que quand il s'agissait de signes et de réalité. Et c'est
pourquoi linguistes et sémiologues avaient si mal repéré
leur fourmillant pluriel dans ce dernier cas.
C'est assurément ce prodigieux déclenchement
de schèmes mentaux qu'on vise, avec plus ou moins de bonheur, quand on parle du
fantastique de la photographie. Sans
doute remarque-t-on, à ce propos, qu'elle satisfait peu l'imaginaire, tout comme elle déçoit la perception et la
désignation : on imagine dans ou
devant un tableau, une architecture
ou un texte ; la photo n'a pas de dedans, ni même de seuil. Le fantastique
introduit une autre expérience que l'imaginaire ancien. Depuis Hoffmann, il
explore le « surnaturel », ce qui n'est pas simplement notre durée et
notre lieu agrandis, où se mouvait le conte ancien ; surtout, depuis la
fin du XIXe siècle, il se complaît à certains aspects peu humains de la
science. Les accointances de la photo avec le réel, donc avec la science, et
donc aussi la science-fiction,
l'apparentent à ce fantastique-là, et ainsi au surréalisme dans la
mesure où il est lié au fantastique. Grande activeuse
de schèmes mentaux gyrovagues, la photo touche au rêve plus qu'à l'imaginaire. Et c'est pourquoi les similitudes et
les contiguïtés dont elle est parcourue relèvent des mécanismes que Freud a
repérés dans son Interprétation du Rêve. Ce
sont des condensations (Verdichtung) et des glissements
(Verschiebung), plus indiciels, plutôt que des métaphores
et des métonymies, plus sémiotiques.
* * *
Tout cela permet de situer les comportements
courants en présence de la photographie. On bavarde
autour, comme dans la manipulation de l'album de famille, à la fois pour
échapper à la panique du réel qui gît là et pour alimenter la réalité défaillante. La lecture des légendes de photos des magazines assure
à moindres frais les mêmes fonctions informatrices, animatrices et
apotropaïques. Mais l'attitude la plus
commune est le feuillètement. Pour une photo commentée ou légendée,
il y en a des dizaines de feuilletées. L'immense majorité des photos cyclées et
recyclées socialement répondent actuellement à ce critère de saisie non
frontale mais latérale, au détour de
la page ou du mur. C'est lors de leur feuillètement
que les photos (le pluriel a son importance)
déclenchent le plus simplement et le plus largement les schèmes mentaux de
partout et en tous sens dans des connexions immédiates œil-cerveau
mettant entre parenthèses le reste du corps. Le layoutest la mise en œuvre de cette texture et de cette structure.
Cependant, il arrive parfois qu'une photo se
regarde attentivement, et pas pour y repérer un renseignement, comme fait le
détective, ou une inflexion d'un visage ou d'un corps, comme fait l'amant, mais
pour elle-même. Alors que provoque-t-elle ? Des interprétations ? Par tout ce que nous venons de voir, la
photo échappe largement à l'interprétation et au déchiffrement, du moins si on
les conçoit comme la levée progressive de voiles et d'enveloppements surtout
sémiotiques ; Freud, à cet égard, est débouté autant que Hegel. Non, ainsi
regardée, la photographie nous fascine. Un
peu comme un serpent. Le serpent fascinateur nous happe de ses mouvements
d'avant en arrière (battements du négatif de négatif) et de gauche à droite
(chevauchements latéraux des indices). Le serpent n'est pas vraiment perçu par
le fasciné, médusé ; lui aussi instaure un non-lieu et une non-durée, hors de l'imaginaire. Mais la comparaison, comme
toutes celles qu'on peut appliquer à la photographie, achoppe à nouveau pour la
même raison : le serpent est une profondeur ; il est, bouche et ventre
béant, la profondeur même. Et faut-il redire que la photo est la minceur infinie,
qui ne peut nous happer ? Par là dangereuse et rassurante. C'est la
fascination la plus mentale qui soit. Léonard de Vinci estimait que la peinture
est une chose mentale, una cosa
mentale. En vérité, c'est la photographie qui est exactement la chose mentale. Mais ceci ne contredit
pas Léonard. De toutes les peintures, ce sont les siennes, et en particulier sa
Joconde fascinatrice, qui ont le plus de caractères photographiques, la profondeur
mise à part (« Léonard de Vinci,
miroir profond et sombre », dit Baudelaire). Quoi qu'il en soit,
l'adjectif « fascinant » est aujourd'hui devenu de mode, et la
multiplication à la fois des objets et des saisies photographiques n'y est
certes pas étrangère.