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Texte de l'auteur (7 pages) en PDF
 
 
 
ANTHROPOGÉNIES LOCALES - SÉMIOTIQUE
 
 
 
PHILOSOPHIE DE LA PHOTOGRAPHIE
 
Première partie - TEXTURE ET STRUCTURE DE LA PHOTOGRAPHIE
 
 
 
Chapitre 7 - LE DÉCLENCHEMENT DES SCHÈMES MENTAUX
 
 
 

Le poids des mots, le choc des photos.

PARIS-MATCH

 

II faut mesurer, une dernière fois, à quel point la photographie contrarie les conduites et comportements humains depuis toujours. Quelles qu'aient été les civilisations, les hommes se trouvaient dans un environnement dont les mystères mêmes leur étaient familiers, et qu'ils percevaient. Percevoir c'était, comme la phénoménologie l'a longuement décrit, être là dans une durée et un lieu, parmi des objets et des événements détachés sur un fond, selon des systèmes d'orientation polarisée par deux yeux, deux oreilles, deux narines (de part et d'autre d'une arête nasale, insiste Bower), deux bras, deux jambes, une tête très mobile sur un trou occipital médian, à quoi s'ajoutaient différentes couches successives et hiérarchisées d'élaboration cérébrale (schèmes perceptifs, logiques, sémantiques) et aussi de vastes systèmes de signes analogiques et digitaux institués culturellement. La perception était élective et globalisante : per-capere. Que faisaient alors les œuvres considérées comme importantes, ce que l'on appelait les chefs-d'œuvre de l'artisanat ou de l'art ? Une intensification, un survoltage des conditions perceptives. Des peintures des cavernes à Cézanne, du joueur de flûte des Andes à l'orchestre wagnérien, on poursuivait ainsi des perceptions intensifiées, survoltées, déclenchant secondairement des conceptualisations. Par les courbures du trait et de la tache, par les torsions du son, par le ramassement de cadres-nasses (picturaux, sculpturaux, architecturaux, oratoires, chorégraphiques), par la cohérence en particulier des effets de champ (perceptifs, moteurs, sémiotiques, parfois indiciels), le lieu se condensait en ubiquité ou en multiprésence, la durée en éternité ou en Aevum. Microcosmes du macro-cosme. Ainsi, œuvres et hommes étaient concrets, crûs ensemble (con-crescere). La scène grecque, où des milliers de citoyens disposés en demi-cercle étaient branchés sur trois acteurs et une quinzaine de choreutes qu'ils embrassaient du regard et de l'ouïe, fut un des accomplissements les plus exigeants de cette prétention perceptive. Théâtre, de theasthai, embrasser par l'œil (et l'oreille) dans une juste et équitable distance.

On pourrait dire, sans trop forcer, que la photographie nous frustre quasiment de toutes les propriétés appartenant à la perception. Assurément, dans une épreuve positive, on peut pleinement percevoir des plages claires et obscures sur un papier blanc ; à cet égard, le réel et la réalité s'accordent assez ; le réel, rencontre des photons et des halogénures, fait les points noirs ; et la réalité peut dire : voici des taches ou des plages. Mais ce n'est pas tellement à cela qu'on pense quand on parle de photos ou qu'on en manie. La réalité à laquelle on songe c'est plutôt le spectacle éventuel que ces taches et plages donneraient à voir. Or, ce spectacle-réalité-là, tout rongé qu'il est de réel (en vertu des photons transporteurs diversement abstraits et filtrés), nous avons vu qu'il déroutait le perçu, qu'il créait une sorte de non-scène par sa minceur de champ, son cadrage sec, ses isomorphisme et synchronisme impitoyables, son battement négatif-positif, sa digitalité ostensible, ses sous-charge et surcharge informationnelles, sa saisie monoculaire, cyclopéenne (alors que la peinture, quoique bidimensionnelle, est binoculaire, assurément chez Cézanne, mais même chez Mondrian).

Ainsi le regard le plus innocent sur une photographie crée une situation tout à fait étrange. D'une part, il y a un regardeur, parfois circulant dans une galerie mais le plus souvent assis à feuilleter un magazine, qui, lui, se trouve dans une situation de perception concrète. D'autre part, il y a un morceau de papier noirci, perçu vraiment, signalant un spectacle défiant presque toutes les conditions perceptives, et en particulier déployant un espace, mais nullement un lieu. Temporellement, les choses sont plus étranges encore. Le regardeur est bel et bien dans une durée, et même dans un vrai présent, avec l'épaisseur de durée inhérente à tout présent. Et il a devant lui un objet dont le spectacle éventuel n'a, de son côté, aucune épaisseur de durée et est même un exemple provoquant de pure simultanéité au sens où l'entend le physicien : concomitance, moyennant la vitesse de la lumière, entre l'émission des photons par le spectacle et leur imprégnation dans la pellicule, cette dernière étant datée au milliardième de seconde par le passage du dernier photon. En d'autres mots, tout ce qui concerne le regardeur se trouve dans le présent, la simultanéité concrète de Bergson ; tout ce qui concerne le spectacle photographique se trouve dans l'espace-temps à quatre dimensions, dans la simultanéité abstraite d'Einstein. Et la discussion historique de ces deux grands hommes a montré à quel point ce dialogue-là était un dialogue de sourds.

Cela se passe donc plutôt mal entre les empreintes photographiques et le corps, comme cela ne se passe pas trop bien entre ces mêmes empreintes et les signes. Alors, où donc quelque chose arrive-t-il ? Disons-le d'un mot : entre les plages claires et sombres des épreuves et nos schèmes mentaux.

Pour voir de quoi il s'agit, il faut absolument abandonner la définition technique du signe qui a été donnée par Saussure pour des raisons historiques, et reprendre le mot dans son sens traditionnel courant : un signe est un ensemble de signaux désignant un désigné, événement ou objet. On peut dire alors que dans le fonctionnement qu'est une signification il y a six termes : un signe ou désignant ; un désigné, objet ou événement ; des interprétants, autres signes situant oppositivement le premier ; un destinateur et un destinataire ; enfin, et c'est le point qui nous intéresse ici, entre le désignant et le désigné, un schème mental. Dans le monde artisanal ancien, dominé par des signes et organisé en une réalité relativement stable, les points saillants de ce fonctionnement étaient, en plus du destinataire et du destinateur, le signe et son désigné. Entre eux, on voyait bien qu'il y avait un certain schématisme mental, mais celui-ci était si bien coincé entre le désignant et le désigné, si bien aligné et tracé par eux, qu'on en parlait également au singulier sous le nom d'idée, de concept, de notion, de représentation. Ainsi, tout restait bien dans le cadre d'un cosmos, d'un monde.

La moindre photo secoue cette sécurité. Elle n'a pas de vrais désignants ou signes, ni de vrais désignés ou référents, et donc moins encore d'interprétants (elle a peu de réalité, elle n'est guère un cosmos ou un microcosme). Par contre, ses empreintes sont souvent porteuses d'indices, et éventuellement d'indices indexés, et pour autant elle est une extraordinaire déclencheuse du schème mental. Ou plutôt de schèmes mentaux. Car justement ce que vont démontrer ses indices en incessante germination et en incessants chevauchements, c'est qu'il y a, à la moindre occasion, non pas un schème mental, mais des dizaines, des centaines de schèmes mentaux. En d'autres mots, que l'idée ou le concept sont des illusions sémiotiques, des Violences imposées par le désir de réalité au réel toujours fuyant. Et effectivement, même dans les systèmes de signes, l'unité du concept ou de l'idée est une illusion. Lorsque je dis « sucre », ce qu'il y a entre le signe et l'objet ce n'est nullement une pensée simple mais un faisceau (ouvert) où se croisent et s'activent : substance, matière, doux, en poudre, en morceaux, cristallin, fondant, écœurant, amène, mauvais pour le diabète, carbone, Pain de Sucre. Dans leur discours le plus courant, les locuteurs bricolent sans cesse entre des milliers de schèmes mentaux en dérapages et en fécondités, où la métaphore et la métonymie ne sont pas des figures de style ni des déviations, mais le fonctionnement fondamental. C'est ce que les  intelligences artificielles nous ont fait toucher du doigt. Pour être à même de manier les mots « arc » ou « marcher », elles nous demandent de les définir, de leur en fournir le concept, l'idée. Et nous nous mettons en route, croyant nous en tirer avec quelques traits sémantiques bien choisis. Mais trois pages de traits sémantiques ne permettent toujours pas à une A.I. de comprendre ou de se représenter ce que nous lui disons dans la phrase « L'Arc de Triomphe penche sans menacer ruine », ou plus décisivement dans « Pierre marche avec peine », ou simplement « Pierre marche ». Les  désignants « arc » ou « marcher » n'atteignent leur désigné qu'à travers des schèmes mentaux pluriels, et plus analogiques que digitaux (ce qui est la seule façon de se débrouiller avec cet inquiétant pluriel). Ce que les intelligences artificielles nous forcent à voir dans le domaine des signes, la photo nous le fait saisir plus naïvement dans le domaine  des indices,  où les illusions de stabilité et de définition ne font pas long feu. Dans les mondes anciens, privilégiant la  réalité, c'était le désignant et le désigné (réfèrent), l'indice et l'indiqué, qui émergeaient. Dans un monde scientifique et informatique comme le nôtre, transi de réel, ce sont, dans les signes et dans les indices, les schèmes mentaux qui surgissent. Ils interviennent dans les signes et dans les indices, dans la saisie de la réalité comme dans celle du réel. Mais leur activité est plus patente quand il s'agit d'indices et de réel que quand il s'agissait de signes et de réalité. Et c'est pourquoi linguistes et sémiologues avaient si mal repéré leur fourmillant pluriel dans ce dernier cas.

C'est assurément ce prodigieux déclenchement de schèmes mentaux qu'on vise, avec plus ou moins de bonheur, quand on parle du fantastique de la photographie. Sans doute remarque-t-on, à ce propos, qu'elle satisfait peu l'imaginaire, tout comme elle déçoit la perception et la désignation : on imagine dans ou devant un tableau, une architecture ou un texte ; la photo n'a pas de dedans, ni même de seuil. Le fantastique introduit une autre expérience que l'imaginaire ancien. Depuis Hoffmann, il explore le « surnaturel », ce qui n'est pas simplement notre durée et notre lieu agrandis, où se mouvait le conte ancien ; surtout, depuis la fin du XIXe siècle, il se complaît à certains aspects peu humains de la science. Les accointances de la photo avec le réel, donc avec la science, et donc aussi la science-fiction,  l'apparentent à ce fantastique-là, et ainsi au surréalisme dans la mesure où il est lié au fantastique. Grande activeuse de schèmes mentaux gyrovagues, la photo touche au rêve plus qu'à l'imaginaire. Et c'est pourquoi les similitudes et les contiguïtés dont elle est parcourue relèvent des mécanismes que Freud a repérés dans son Interprétation du Rêve. Ce sont des condensations (Verdichtung) et des glissements (Verschiebung), plus indiciels, plutôt que des métaphores et des métonymies, plus sémiotiques.

*  *  *

Tout cela permet de situer les comportements courants en présence de la photographie. On bavarde autour, comme dans la manipulation de l'album de famille, à la fois pour échapper à la panique du réel qui gît là et pour alimenter la réalité défaillante. La lecture des légendes de photos des magazines assure à moindres frais les mêmes fonctions informatrices, animatrices et apotropaïques. Mais l'attitude la plus commune est le feuillètement. Pour une photo commentée ou légendée, il y en a des dizaines de feuilletées. L'immense majorité des photos cyclées et recyclées socialement répondent actuellement à ce critère de saisie non frontale mais latérale, au détour de la page ou du mur. C'est lors de leur feuillètement que les photos (le pluriel a son importance) déclenchent le plus simplement et le plus largement les schèmes mentaux de partout et en tous sens dans des connexions immédiates œil-cerveau mettant entre parenthèses le reste du corps. Le layoutest la mise en œuvre de cette texture et de cette structure.

Cependant, il arrive parfois qu'une photo se regarde attentivement, et pas pour y repérer un renseignement, comme fait le détective, ou une inflexion d'un visage ou d'un corps, comme fait l'amant, mais pour elle-même. Alors que provoque-t-elle ? Des interprétations ? Par tout ce que nous venons de voir, la photo échappe largement à l'interprétation et au déchiffrement, du moins si on les conçoit comme la levée progressive de voiles et d'enveloppements surtout sémiotiques ; Freud, à cet égard, est débouté autant que Hegel. Non, ainsi regardée, la photographie nous fascine. Un peu comme un serpent. Le serpent fascinateur nous happe de ses mouvements d'avant en arrière (battements du négatif de négatif) et de gauche à droite (chevauchements latéraux des indices). Le serpent n'est pas vraiment perçu par le fasciné, médusé ; lui aussi instaure un non-lieu et une non-durée, hors de l'imaginaire. Mais la comparaison, comme toutes celles qu'on peut appliquer à la photographie, achoppe à nouveau pour la même raison : le serpent est une profondeur ; il est, bouche et ventre béant, la profondeur même. Et faut-il redire que la photo est la minceur infinie, qui ne peut nous happer ? Par là dangereuse et rassurante. C'est la fascination la plus mentale qui soit. Léonard de Vinci estimait que la peinture est une chose mentale, una cosa mentale. En vérité, c'est la photographie qui est exactement la chose mentale. Mais ceci ne contredit pas Léonard. De toutes les peintures, ce sont les siennes, et en particulier sa Joconde fascinatrice, qui ont le plus de caractères photographiques, la profondeur mise à part (« Léonard de Vinci, miroir profond et sombre », dit Baudelaire). Quoi qu'il en soit, l'adjectif « fascinant » est aujourd'hui devenu de mode, et la multiplication à la fois des objets et des saisies photographiques n'y est certes pas étrangère.

 

Ces photos de Lartigue et de Brassaï déclenchent sans doute plus efficacement nos schèmes mentaux dans la mise en pages activante de « Vogue », ou d'autres journaux, que sous un passe-partout clôturant, dans un musée. Ceci vaut à plus forte raison des photos de reportage. C'est le problème commercial des galeries. Seuls quelques photographes se prêtent à l'encadrement - Catalogue « Vogue ».

Musée Jacquemart-André.

 
 

Estompant les termes saillants de la signification, et activant les schèmes mentaux, qui concernent autant ou plus les indices que les signes, la photographie rend flottante également la position du destinataire, que visaient plus topiquement les œuvres anciennes, textes ou dessins, même quand elles avaient des ambitions posthumes et s'adressaient « to the happy few ». Sans doute il y a les fans de Marilyn ou d'Elvis qui croient que le poster de leur ami ou amie leur a été personnellement destiné. Mais, en général, le regardeur de photographie se sent d'autant moins interpellé, et d'autant plus branché impersonnellement sur un processus qui le déborde, que ce qui est atteint en lui n'est pas l'entièreté de son corps ou la singularité de ses systèmes de signes, mais justement ses schèmes mentaux, c'est-à-dire ce qu'il y a de plus général, de plus insaisissable et de moins individuel en chacun. On a beaucoup parlé de l'indifférence du regardeur de photographies, de son simple intérêt (« c'est intéressant » est encore plus fréquemment employé que « c'est fascinant »). On a attribué cette a-pathie (non-affection au sens des stoïciens) à l'habitude. Et c'est vrai. Mais la photo, comme les éruptions de volcan, les raz de marée, les grandes sécheresses, crée une indifférence plus radicale et plus philosophique par sa texture et sa structure mêmes, plus proches du réel, impassible, que de la réalité, passionnée.

A moins qu'on préfère dire que le réel, ainsi regardé, soit à la fois impassible et foudroyant. Dans Vendredi ou les limbes du Pacifique, Michel Tournier imagine la situation d'un homme vivant seul des années durant sur une île, et qui, au lieu de maintenir son sentiment de réalité par la pratique des signes et des rites sociaux, comme l'ancien Robinson, en serait venu au contraire à saisir les arbres, les collines, les anfractuosités de la roche pour eux-mêmes, quasiment sans référentiel aucun. Pour désigner l'emprise réciproque de l'homme et de l'environnement qui se produit alors, l'auteur a parlé de fantasme. Le mot évoque bien le caractère de co-incidence (tomber-dans-ensemble entre sujet et objet), d'immédiation (non-médiation, non-dialectique), de fascination et coercition impérative (performative) du fantasme repéré par la psychanalyse. Et aussi comment s'amenuisent la réalité au profit du réel, l'événement au profit de l'éventualité, la causalité au profit de la boîte noire, le concept-idée au profit des schèmes mentaux. On ne peut nier que les photographies les plus sophistiquées ou les plus familières, même regardées le plus socialement et sociologiquement, c'est-à-dire de la façon la moins photographique, ne finissent par provoquer, dans notre couple œil-cerveau, quelque chose de cette phantasmatisation-là. Ce n'est pas dans la caverne idéaliste de Platon qu'il faut aller pour approcher la photographie. C'est sur l'île du Pacifique de Vendredi.

 

Suda,  c. 1967, Printletter

 
 
 

Henri Van Lier

Philosophie de la Photographie

in Les Cahiers de la Photographie, 1983

 
 
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