ANTHROPOGÉNIES LOCALES - SÉMIOTIQUE
PHILOSOPHIE DE LA PHOTOGRAPHIE
Première partie - TEXTURE ET STRUCTURE DE LA PHOTOGRAPHIE
Chapitre 6 - LA RÉALITÉ ET LE RÉEL, LE COSMOS-MONDE ET L'UNIVERS, L'ÉVENTUEL ET LA BOITE NOIRE
En vérité, c'est une autre nature qui parle à la caméra que celle qui parle à l'œil ; au point surtout qu'à la place d'un espace élaboré par l'homme en pleine conscience s'introduit un espace élaboré inconsciemment... Grâce à la photographie, nous faisons l'expérience de cet inconscient optique (Optisch-Unbewusten), comme de l'inconscient pulsionnel (Triebhaft-Unbewusten) par la psychanalyse. WALTER BENJAMIN, Kleine Geschichte der Photographie, 1931.
Après tous les caractères que nous venons de parcourir, la photographie se situe peut-être le mieux grâce à l'opposition qu'on fait souvent aujourd'hui entre le réel et la réalité. Dans ce cas, la réalité désigne le réel en tant qu'il est déjà ressaisi et organisé dans des systèmes de signes, donc par des signaux intentionnels, conventionnels et systématiquement définis, et pour autant distribué en objets et en actions, qui sont les désignés que dénomment ou représentent ces signes. Le réel, par contre, c'est ce qui échappe à la réalité ainsi comprise, tout ce qui est avant elle, après, en dessous, ce qui n'est pas encore apprivoisé dans nos relations techniques, scientifiques, sociales, ce que Sartre, par exemple, a appelé les quasi-relations de l'en-soi.
L'indice est entre réel et réalité. Il est ces quasi-relations chaotiques, innommables et irreprésentables, et qui, d'ordinaire brusquement, se prennent en une relation : schème, mot, dessin, chiffre, où elles passent à la réalité, mais souvent hypothétiquement, partiellement, fragilement, en chevauchements sur d'autres relations possibles, et mangées d'autres quasi-relations. Dans leur émergence, les indices sont aidés par la décision interne de leur texture et de leur structure, plus ou moins analogique ou dénommable, mais aussi par les index qui, en les désignant, augmentent leur probabilité d'être visés dans un certain contexte, et donc d'être tels ou tels. Ainsi l'indice est du réel au départ, et de la réalité seulement au terme — terme rarement décisif, du reste. Or, par rapport à un éventuel spectacle, une empreinte photographique est un indice d'indice : indice (très direct) des photons imprégnateurs ; et, à travers leur médiation multiplement abstractive, indice (très indirect) d'objets et d'actions extérieures. Ainsi une photo n'est pas seulement un mélange de réalité et de réel. C'est un phénomène où ce qui est représenté de réalité l'est à travers une trame de réel, une double trame : la chimie des pellicules, la physique des lentilles. Encore à travers est-il un tour inexact, c'est dans qu'il faut dire, puisque la photo est infiniment mince, et n'a pas d'arrière ni d'avant. Même très figurative, une photo c'est donc des fragments de réalité dans une (double) trame de réel. Il est vrai que, dans le cas de photos publicitaires, pornographiques, industrielles, familiales, les index très impérieux et les analogies très frappantes peuvent faire en sorte que nous oubliions cette trame pour ne plus voir que des stimuli-signes. Mais, même alors, les quasi-relations du réel ne font pas qu'avoisiner les relations de la réalité, elles sont la maille dans laquelle ces relations sont en germination toujours précaire. Ceci confirme la priorité des effets de champ perceptifs, moteurs, sémiotiques, indiciels. Car comment entre des quasi-relations matricielles et des relations fugitivement engendrées ne se tendraient pas presque à tout instant, comme leur lieu de conversion réciproque, des effets de champ, des courbures, des inflexions ? Même très figurative, une photo c'est de la réalité sourdant du réel. Inversement, c'est de la réalité rongée de réel. On peut dire ceci autrement en jouant d'un autre couple de catégories. Les Grecs opposaient à Chaos, la non-information et le bruit, Cosmos, l'ordre (cosmétique), que les Latins ont traduit presque littéralement par Mundus, le bien nettoyé (le non-immonde). Dans ce cadre, Chaos était du côté du réel, et le Cosmos-Monde du côté de la réalité, dont l'homme pouvait être vraiment le dominateur et le résumé sémiotique, le Microcosme. Les Latins eurent le mérite, attesté chez Cicéron, d'introduire une notion plus compréhensive, celle d'Univers, du tourné-vers-1'un, susceptible d'embrasser Cosmos et Chaos, l'ordre et le désordre, l'information et le bruit, la néguentropie et l'entropie, l'improbabilité et la probabilité, la mise au point et l'obscénité, la scène et la non-scène. On voit où se tient la photographie. Par ses index et certains indices plus ou moins indexés, elle offre des fragments de Cosmos-Monde. Mais la chimie de son image latente et la physique abstractive de ses lentilles appartiennent bien à l'Univers dont elles sont des états. Des bouts de cosmos-mondes sont donc ici aperçus dans des états d'univers. Il y a une troisième façon de dire les choses. Dans le monde ancien, ce qui importait c'était l'événement, au point que, depuis les Pharaons et les Romains, beaucoup avaient vécu pour leur tombeau ou leur gloire posthume, c'est-à-dire pour la consécration définitive de l'événement qu'ils avaient été. On se défiait de l'éventuel, l'événement incertain. La photographie appartient largement à ce dernier. Eventualité de ses prises de vue et de ses développements. Empreintes éventuellement indicielles, indices éventuellement indexés. Eventualité des redécoupages et des layout ultérieurs. L'événement implique une certaine mise en valeur, sinon un jugement de valeur, et semble se référer bon gré mal gré à quelque banalité. L'éventuel, entre empreinte et indice, entre indice et index, entre réalité et réel, entre Cosmos et Univers, est d'une disponibilité plus grande et, comme le processus, il se situe dans un cours (quelque chose suit son cours, dit Beckett), qui n'a pas nécessairement de fin ni de but, qui les décourage même. La réalité est événements et objets. Le réel est processus et relais. C'est donc en toutes sortes de sens que la photographie est bien une affaire de noir. Pour ses rouleaux de pellicule et de papier vierges, pour ses boîtiers, pour ses laboratoires de développement et d'impression, ce qu'il y a de premier, comme pour les espaces instellaires, c'est la nuit, la non-lumière dans quoi se manifestent ponctuellement, incidemment, des éventualités lumineuses, surgies de l'ombre et retournant à l'ombre. Le photon photographique ne traverse la nuit de l'appareil que pour refaire de l'ombre, le négatif de l'image latente. Et ce noir tient dans une chambre, avec ses œuvres secrètes et génitales. On ne parle là que de bobines, d'imprégnateurs, de bains, de développateurs et de révélateurs. La photographie est plus utérine que phallique. L'architecte, le danseur, le peintre, le sculpteur, l'artisan, l'écrivain travaillent dans la chambre claire ; même leurs nuits sont éclairées de lumières. Le photographe se meut dans la chambre noire, et il y fait toujours, pour finir, rentrer les futurs regardeurs avec lui. La photographie est même l'expérience la plus vive de ce que le physicien appelle une boite noire, celle dont on voit bien l'entrée (input) et la sortie (output), mais sans jamais trop savoir ce qui se passe entre les deux. La fonction de la réalité et du cosmos c'est de dissimuler les boîtes noires, de faire croire que tout est réductible à des signes, des référents, objets et événements, et donc à des liens élucidables de causalité. L'appréhension du réel et de l'univers c'est d'oser regarder en face les boîtes noires partout où elles sont, c'est-à-dire à peu près partout, sachant qu'il y a moins de causalités tranchées que de ce qu'Heisenberg appelait des trains de probabilités. Ces trains de probabilités sont statistiquement calculables et prévisibles ; cela ne veut pas dire qu'ils soient continûment descriptibles. D'où que nous la prenions, la photographie nous donne le lieu et la durée, propres à la réalité, sous les espèces d'un espace-temps, non-durée et non-lieu, propres au réel. Inventées et pratiquées par des Terriens, les photos sont des affaires extraterrestres pour des Extraterrestres.
Henri Van Lier |