Plutôt que de reproduire le réel, la photographie le
recycle — c'est un des processus clés des sociétés modernes. Sous la forme de
ces images, les événements et les choses assument de nouvelles fonctions, se
voient assigner des significations nouvelles, qui dépassent les distinctions
habituelles entre le beau et le laid, vrai et faux, utile et inutile, entre bon
et mauvais goût.
SUSAN SONTAG, La Photographie, 1976.
Quand il s'agit de sonates, de statues, de
tableaux, de textes, ce n'est pas impunément qu'on coupe et redécoupe,
qu'on éclaire et obscurcit, qu'on analogise ou digitalise.
Au contraire, la photo se prête et invite à toutes les métamorphoses.
Cela tient à son caractère ostensiblement
digital, qui fait que, lorsqu'elle passe de l'état d'épreuve positive à celui
d'imprimé dans un journal, il n'y a pas de changement de nature, ce qui n'est
pas le cas d'un tableau, tout analogique au départ, et pour qui la
digitalisation de l'imprimé est un changement de régime ; la photo est, dès sa
première empreinte, une impression. Puis, son recadrage n'est pas fatalement
plus illégitime que son cadrage, qu'il s'agisse de cadre-limite
ou de cadre-index, tous deux largement aléatoires,
comparés au cadre-nasse du peintre. Sa sous-charge et sa surcharge d'informations sont telles que
des ablations et additions y sont souvent innocentes. Une non-scène
s'accouple facilement avec une autre non-scène, ce
qui n'est vraiment pas le cas d'une scène avec une autre scène. Et des indices
indénombrables, en chevauchements et en perpétuelle émergence à partir d'un
fond où ils s'immergent en retour répugnent peu à perdre ou à s'agréger
quelques nouveaux compagnons. D'autre part, une chose qui tient en tant d'états
successifs et discontinus (image latente, épreuve négative, épreuve positive de
contact, épreuve positive agrandie, version imprimée, lay-out divers) pourrait-elle ne pas bifurquer à chacune de ses étapes ?
En rigueur, on ne peut même pas dire qu'une photo change, puisqu'elle est
largement indésignable. A part peut-être dans son
image latente (mais qui la fréquente là ?), son identité tient-elle dans son négatif ou dans ses tirages ? Ce
qui compte le plus en photographie, disait Stieglitz, c'est la page imprimée.
Mais alors laquelle ? Celle réalisée par le photographe ? Beaucoup ne
font pas leurs tirages eux-mêmes. Et, même quand ils les font, pourquoi pas
d'autres? Alors que le titre d'un tableau est lié à ce tableau-ci à cet
endroit, le titre d'une photographie ne renvoie qu'à un processus, qui ne peut se concrétiser qu'à travers des états
multiples, et indéfiniment.
Nous retombons sur l'idée de déclenchement.
Clic et déclic. Clic de la guillotine de l'obturateur. Clic de l'émergence de
l'image latente se développant en négatif. Clic du blowup à travers les agrandisseurs. Clic des coups de ciseaux du cadrage
et des recadrages. Clic des entre-choquements du lay-out
dans la mise en pages des magazines. Clic de la multiplication foudroyante à
chaque tour de rotative. Clic de l'œil au détour du feuillètement.
Clic du couple œil-cerveau quand, à travers la
mémoire et les mécanismes perceptifs, ces bouts d'empreinte se réinjectent
parmi d'innombrables autres bouts d'empreintes tout aussi inclassables, dans un
recyclage sans fin. La plus absolue dissémination.
La photo précise ainsi des aspects de la
théorie de l'information. Elle nous rappelle d'abord qu'il faut être prudent
quand on parle de dégradation de l'information
à travers les copies. Assurément, de copie en copie, le nombre de bits noir-blanc contenus dans une première épreuve d'une photo
ne peut que se dégrader. Mais la théorie dit aussi qu'il n'y a d'information
que par rapport à des systèmes récepteurs et
sélecteurs, qui décident si ceci est ou non une information pour eux. Or, en
raison de la texture et de la structure photographiques, des dégradations de
bits y font souvent apparaître d'autres indices ou d'autres chevauchements pour
les codes du lecteur. Sans compter qu'une multiplication aussi exorbitante du
Même, serait-ce dégradé, augmente les chances de coïncidences fécondes avec
d'autres empreintes indicielles aux quatre coins du monde.
Ces déclenchements répétitifs et bifurquants, ces accrochages et décrochages, cette
implication réciproque de la reproduction
et de la transmutabilité s'apparentent
aux fonctionnements fondamentaux de la Vie. Là aussi, que ce soit dans la
reproduction de l'ADN ou dans celle de nos mémoires cérébrales, cela se répète
des milliards de fois, et en même temps cela se transmute sans cesse. Nous
savons de mieux en mieux, depuis une trentaine d'années, que l'un ne va pas
sans l'autre, qu'il n'y a de transmutation inscriptible que grâce à une
quantité énorme de répétition. En amont, pour qu'il y ait des chances
d'imprévu. En aval, pour que l'imprévu ne soit pas aussitôt annulé.
Dès que la photographie est apparue, sa
transmutabilité a été ressentie et mise en œuvre de façon très populaire. Le pêle-mêle fit se fondre et se confondre
les photos en tous sens. Le magazine (le
magasin où l'on trouve tout) les fit glisser et se chevaucher de page en page
dans son feuillètement.
Henri Van Lier
Philosophie de la Photographie
in Les Cahiers de la Photographie, 1983