La prise de vue comme telle est de nature surréaliste.
SUSAN SONTAG, On Photography, 1973.
Somme toute, la photographie ébranle la scène.
La scène est d'abord un certain lieu
assez marqué, qui se trouve à bonne distance de notre œil et de notre corps, ni
trop près ni trop loin, pour que nous puissions embrasser du regard ce qui s'y passe. Ensuite,
ce sont les objets, les personnages et les actions qui se manifestent dans ce
lieu avec l'évidence souhaitée. La scène ne se retrouve pas dans toutes les
civilisations, l'africaine par exemple. Mais die a été si fortement introduite
chez nous par les Grecs, puis elle a si intensément pénétré toute l'histoire de
l'Occident, qui fit consister l'immortalité bienheureuse dans une vision
béatifique, que, dans l'esprit de beaucoup, la photographie fut sans doute
inventée pour mettre des choses en scène, et présenter des scènes dramatiques
ou touchantes encore mieux que la peinture.
Or, en raison des caractères de l'empreinte
lumineuse, Une photo figurative propose une sorte de non-scène. Sa profondeur (minceur) de champ fait qu'une grande
partie du spectacle évoqué est visiblement trop près ou trop loin pour être
embrassé, et du reste se spatialise par rapport à un plan abstrait (le plan de
plus haute définition) plutôt qu'il n'occupe un véritable lieu. De même, le
cadre-limite et le cadre-index font intervenir des bords sans relation
organique avec l'ensemble ou du moins avec une partie de la structure des
objets visés. L'isomorphisme des objectifs contribue à plaquer et donc à
annuler le lieu. La synchronie écrase semblablement la durée. Le battement du négatif
de négatif secoue la stabilité attendue de la scène, tandis que la digitalité
fait apparaître tout trait comme présent et absent, et que le mélange de
surcharge et de sous-charge d'informations renverse les rapports habituels à
l'environnement. Dès que nous essayons de les étreindre réellement comme
scènes, même les photos les plus glorieuses, prenons les racines de cyprès de
Weston, provoquent ce sentiment d'absurde que donnait à Sartre, dans la Nausée, la vue hors-scène de la
racine du Jardin des Plantes. On ne choque même pas en disant qu'il y a par là
dans toute photo quelque chose d'obscène,
par une étymologie malheureusement forcée, puisque ob-scaenus vient sans
doute non d'ob-scaena (à côté de la scène), mais d'ob-scaevus (gauche, de
mauvais augure).
Mais en même temps, et toujours à partir des
mêmes caractéristiques de l'empreinte lumineuse, la photographie offre ses
objets de spectacle avec une évidence extrême dans la publicité, la
pornographie, la photo industrielle ou familiale, au point de nous inviter à
introduire le mot nouveau de stimuli-signes. On connaît bien les stimuli-signaux du monde animal, ces
signaux qui, atteignant le cerveau de l'organisme récepteur, y déclenchent des
comportements complexes de nourrissage, de nidification, de fuite,
d'accouplement, etc. Ce sont des déclencheurs (releasers). Impérieusement
indexées, certaines photos parviennent, grâce à leur minceur de champ, leur
cadrage, leur isomorphisme et synchronie, leur battement, leur sous-charge et
surcharge, à présenter une stature, un geste, un organe, une action dans un
prélèvement et une intensification tels que le spectateur est littéralement
déclenché. On a donc envie de parler, dans ce cas aussi, de stimuli-signaux.
Mais, comme cet effet n'est obtenu que par une indexation très forte, et que
les index appartiennent au domaine conventionnel, intentionnel et plus ou moins
systématique des signes, nous parlerons de stimuli-signes.
Est-ce une scène ? Mais, ce coup-ci, ce qui nous est présenté l'est de
façon si immédiate, si non-médiate, qu'il y a dans le choc une non-maîtrise, et
ainsi une non-scène contraire.
Enfin, les romans-photos invitent à se
demander si la photographie ne ressuscite pas avec force la notion de figure, au sens où le mot était très
actif au XVIIe siècle. Une figure alors ce n'est ni un objet, ni une action, ni
une forme. C'est une certaine façon d'occuper l'espace, de se tenir seul ou
avec d'autres, immobilement, mais de manière significative : « faire
figure de » c'est occuper une
certaine place, être dans une position signifiée par l'épithète, dit
Littré. La Bible est peuplée de figures, et Pascal use à ce propos du terme de
« figuratives ». Chantal Akerman, juive, fait un cinéma des figures,
à caméra frontale immobile. Le roman-photo travaille de même. Les personnages
n'y sont pas des individualités, ils ne font pas d'actions véritables, ni même
des gestes. Ils sont inexpressifs et morts. Mais ils occupent des places, et
cela suffit au sens : se profiler dans un couloir, être tourné vers un angle d'une
pièce, se tenir entre deux bêtes, attendre devant une porte, être assis le
regard au loin, dépasser quelqu'un de la tête, se dresser sur une estrade.
Autant de figures. Les qualités de texture et de structure dont nous venons de
voir qu'elles permettent à la photo d'être porteuse de stimuli-signes font
qu'elle est susceptible de porter aussi l'immobilité de figures. Ses forces de
mort deviennent là consécratoires. Dans le roman-photo, dans certaines
publicités, dans des séquences-photos à volonté artistique, comme chez Duane
Michals, et aussi dans plus d'un tableau de famille.
Nous revenons de la sorte à ce qui nous avait
frappés d'entrée de jeu : que la photographie a deux effets opposés, ce qui
rend difficile tout discours à son propos. Elle est, à certains égards, ce
qu'il y a de plus vague et, à d'autres, ce qu'il y a de plus clair. Non-scène
pourtant, pourrait-on dire, dans les deux cas. Tantôt parce qu'elle reste en
deçà des évidences de la scène. Tantôt parce qu'elle les rend aveuglantes, dans
l'abstraction inverse.