Mes meilleures photographies ont été celles qui se
sont trouvées elles-mêmes. J'ai fait assez de photographies pour voir
maintenant à la façon d'une lentille qui converge vers un morceau de pellicule,
pour agir comme un négatif projeté sur un morceau de papier sensible, pour parler
comme une épreuve sur un mur. Je ne sais pas trop mal comment éliminer les
anecdotes de mes photos. Et, paradoxalement, j'ai appris aussi qu'un heureux accident
pouvait être cultivé.
MINOR WHITE, Found Photographs, Memorable, 1957.
Contrairement à l'initiative du peintre, qui
est au commencement comme celle de Dieu, l'initiative du photographe vient
après. Après celle du spectacle, qui vient après celle de la nature, qui vient
après celle du processus photographique mondialement développé. De toutes ces
initiatives, celle du photographe est aussi la seule facultative. Des photos,
même de situations psychologiques et sociales, sont obtenues par l'application
automatique d'objectifs, de pellicules, de développateurs, de fixateurs ; elles
offrent souvent des résultats intéressants, voire importants, tandis que les
textes ou les tableaux aléatoires n'en fournissent guère. Mais enfin, il y a
certains effets qui ne peuvent s'obtenir que par l'intervention d'un agent
humain, le photographe. A la fois
facultatif et dernier, et cependant miraculeux, le photographe a un statut sans
doute encore plus difficile à définir que celui des photos qu'il fait, ou plus
exactement qu'il aide à se faire.
Tout d'abord, ce statut n'est pas univoque.
Car il y a les photographes de la prise de vues, ceux du développement, ceux du
tirage positif, ceux de l'imprimé et du lay-out, qui ne coïncident généralement
pas. Puis, comment ne pas tenir compte de ce « photographe »
particulier qu'est un directeur artistique, lequel, devinant les désirs
existants ou développables des clients de son magazine, décide non seulement
quelle planche-contact sera ou non retenue, mais encore, sur l'heureuse élue,
que ce sera cette prise-ci, et aucune de ses semblables, qui deviendra l'enfant berlinois parmi les ruines ou le pied-noir rentrant au pays.
Néanmoins, quand on dit
« photographe » sans autre précision, on songe au preneur de vues.
Comme l'activité sexuelle, l'activité photographique connaît une phase
d'excitation, une phase en plateau, une phase de déclenchement quasi végétatif,
avant une phase de résolution, préludant à divers stades de grossesse en
chambre noire avec, moyennant coupes et recadrages, dodging
et burning in, et divers lay-out, de simples ou
multiples accouchements. Dans cette métaphore, la prise de vues est le moment
orgastique. La photographie a ses manuels d'obstétrique et ses philosophies
dans le boudoir. Celles-ci ont été les plus florissantes, confirmant la
primauté du preneur de vues. C'est lui que nous allons suivre surtout.
Pour qu'ait existé une certaine photo d'un
paysan italien montrant l'ennemi allemand en fuite, il a fallu Robert Capa. Le
reporter de guerre, tandis qu'il marchait vers la colline du fond, a pressenti
que le paysan et le soldat américain accroupi à son côté, allaient former un
triangle s'inscrivant dans le triangle du paysage, mais aussi que le paysan
allait lever son bâton jusqu'au moment où celui-ci recouvrirait un pli de la
pente. Si bien que, pendant un instant, on ne saurait plus si c'était seulement
un individu qui faisait un geste dénonciateur ou si c'était un pays tout entier
qui vomissait l'intrus.
L'extrême concentration nerveuse que demande
ce genre de déclic, à la fraction de seconde et d'angle près, est bien connue
des reporters, mais aussi des autres professionnels qui se sont retrouvés dans
la scène de Blow up où Antonioni
montre un photographe de mode mitraillant son modèle avant de s'écrouler sur un
divan dans une sorte d'épuisement orgastique. Cette exigence culmine chez ceux
qui, comme Weston et Cartier-Bresson dans l'instantané, Cameron dans la pose,
pratiquent l'absence de retouche et l'intégralité du négatif, lesquelles
exigent la prévisualisation, c'est-à-dire
la capacité d'anticiper dans le moindre détail ce que sera le résultat. Cartier-Bresson
parle de son sautillement sur la pointe des pieds pour trouver l'angle intense
et, selon son titre célèbre « le moment décisif ». Il compare le
déclic à une botte d'escrimeur. Ceux qui mitraillent, et choisissent,
recadrent, retouchent après, pour ne pas tout jouer sur un déclic, n'en sont
pas moins passionnément mobilisés, bien que pour d'autres raisons et à d'autres
moments, parfois plusieurs années plus tard, quand d'anciennes
planches-contacts donneront lieu à de nouvelles sélections selon de nouveaux
codes.
Mais curieusement, dans toute cette passion
chaude ou froide, prévaut une certaine modestie. A peu près tous les preneurs
de vues font consister l'essentiel de leur rôle dans la vision. Vision photographique.
Il s'agit là d'enregistrer non de construire. Et d'enregistrer non pas le
soldat tombant, si émouvant soit-il, mais la rencontre d'éléments de la réalité
du soldat frappé avec ces éléments de réel
que sont les photons réfléchis puis imprégnateurs, en que l'empreinte
photographique ainsi obtenue sera, moyennant développement et tirages, un
extraordinaire déclencheur de schèmes
mentaux, que l'on sent déjà s'agiter en soi à ce moment. Beaucoup de
photographes déclarent avoir cette vision de manière directe et constante, et
depuis leur plus jeune âge. Ce qui serait doublement intéressant. Car cela
n'est pas tout à fait le cas des peintres, qui peignent surtout ce qu'ils
construisent ; et ceci confirmerait, s'il en était besoin, à quel point
les photographes ne composent pas au
sens strict. D'autre part, la quotidienneté du regard photographique chez le
photographe justifierait sa quotidienneté chez le regardeur, dans le feuillètement de magazines short life, alors que la
peinture est une affaire de musée ou de sanctuaire domestique.
On a donc dit trop vite que le preneur de vues
était un chasseur d'images. Le mot s'accorde avec : charger, braquer,
tirer, prendre : take, shoot (shot), snap (mordre, boucler).
Cependant, l'appareil photographique n'est nullement un revolver, sauf par le
bruit du déclic et par la protubérance phallique qu'exploitent ses publicités.
Il n'est pas non plus, pour rester dans les métaphores sexuelles, une pompe
aspirante. C'est plutôt une trappe, où
il faut induire le gibier à venir se prendre. Le preneur de vues semble être un
chasseur-trappeur. Le trappeur est aussi passif qu'actif.
Pour que la bête entre dans le dispositif de l'homme, l'homme doit
préalablement entrer dans le comportement de la bête. Trapper
est un mot des Indiens de l'Amérique du Nord, pour lesquels la chasse est
justement une complicité entre le prenant et le pris, une fraternité suprême.
Le rapprochement classique entre photographie et sexualité est suggestif si on
y retient l'idée d'une réciproque coaptation rythmique.
Et la métaphore de la trappe dit bien aussi que le photographe reste dehors, assiste. Le
trappeur se contente de mettre en relation le piège et le gibier. Le preneur de
vues met en relation le spectacle et la chambre noire. Il ne voit jamais
exactement comme la pellicule
« voit ». Si le viseur est distinct de l'objectif, l'Œil voit en même
temps que l'appareil, mais d'un autre point de vue. S'il s'agit d'un reflex,
l'Œil voit du même lieu que l'appareil, mais dans un autre moment, avant lui.
La comparaison s'arrête là. D'habitude, le
trappeur n'oriente pas la trappe d'instant en instant vers le gibier ; et
surtout il mange sa proie. Le preneur de vues est aiguilleur en même temps que
trappeur ; l'essentiel de son activité consiste à mesurer des angles de saisie,
des courbures d'entrée, des moments d'ouverture, des vitesses de rabattement,
des tranches d'épaisseur de la prise. Et il ne mange pas son gibier. Souvent,
prédateur pur, il prend pour prendre,
sachant qu'il ne prendra jamais que des ombres : vole l'ombre des autres, dit Terayama. Ou bien il recycle
aussitôt ces « choses mentales » dans les tirages indéfinis et
multiformes de l'industrie. Ou bien il accumule
ses traces dans de babyloniennes photothèques, dans l'attente des recyclages sans fin. Curieux chasseur-trappeur
qui ne prend pas le gibier mais les traces du gibier ! Et dont le gibier
comprend les lapins de garenne, l'inflexion du sourire de l'amante et la
nébuleuse d'Orion.