Je est un autre.
RIMBAUD
Jusqu'à l'invention de la photographie, les
spectacles de la nature et de la culture étaient en nombre limité et perçus de
façon anthropocentrique. Ce qui a frappé les photographes du XIXe siècle et
leurs clients, c'est que nature et culture proposaient des spectacles
inépuisables en nombre et en étrangeté. Et cela dans les grandeurs cosmiques
(Herschel l'astronome), dans les grandeurs moyennes (Geographical and Geological Survey of the Rocky Mountain Region), dans
les grandeurs petites (spécimens botaniques et zoologiques de Talbot ou des
frères Bisson), dans les phénomènes très brefs (Muybridge et Marey) ou
sous-marins (Thompson puis Boutant), dans les cultures en disparition (« The North American Indian » de
Curtis), dans les classes sociales méconnues (Riis et Hine), dans les
apparences innocentes (les « Alice » de Lewis Caroll). Et aussi dans les scènes
de la vie quotidienne : qu'on songe au « Did She ? » de Rejlander.
Dans tout cela, les caractères spécifiques de
toute photo, sur lesquels nous sommes revenus à loisir, et en particulier la
minceur de champ et le cadre-limite, font qu'entre des objets, des personnes et
des événements, normalement sans rapport, se déclenchent volontairement ou
involontairement de véritables collisions
dénotatives, connotatives, structurelles, texturelles, et surtout les courbures
et inflexions d'effets de champ perceptifs, où s'apparentent le très grand et
le très petit (photos aériennes et microscopiques).
Du reste, l'initiative du spectacle
photographique ne se limite pas à un simple être-là. A tout moment, des hommes,
des femmes, des enfants, isolés ou en groupe, prennent conscience d'être le thème d'une
photo, et l'on a signalé à l'envi leur comportement très actif en ce cas. Par
satisfaction d'être choisis, fait rare dans l'indifférence de la ville moderne.
Par plaisir d'être un moment acteurs et d'avoir un public minimum. Par croyance
dans la forme magique de l'image, chez les peuples peu industrialisés. Par
espoir d'être élus comme vedettes dans les populations très industrialisées. En
tout cas, l'être humain photographié n'est pas un objet. Presque toujours, même
s'il est malade ou disgracié, il collabore avec sa photo, comme l'ont montré
les êtres étranges pris par Diane Arbus. Marilyn Monroe, née dans la pellicule
(sa mère était monteuse), est l'exemple parfait de cette invention du
photographié à la fois par lui-même et par le processus photographique, autant
et parfois plus que par le photographe, ce dernier s'appelât-il Bert Stern.
Il y a davantage. Dans une photo même
conventionnelle, quelque chose apparaîtra souvent que ni le photographe ni le
photographié n'auront cherché, ni même pressenti. Une zone morte d'un visage,
la déclaration d'une épaule ou d'une cheville, un pli de vêtement émergeront
parce qu'ils étaient là avant toute intention possible, irrécupérables par
toute intention. Si celui qui vient d'être pris est souvent si anxieux de voir
ce que ça a donné c'est que le
« je » photographié est toujours un autre, inconnu et différent de
lui, préalable à lui. Trahissant une vérité d'un autre ordre que la sincérité
ou l'authenticité. Vieille comme nos existences, ou venant de plus loin encore
dans le temps et dans l'espace. Le « ça » du spectacle photographique
évoque celui de Freud, les codes des signes analogiques et digitaux préalables
à l'individu, mais il trahit aussi le « ça » de Groddeck, les
pré-significations des corps antérieurement aux systèmes de signes et en
dessous d'eux, dans d'étranges interactions croisant les devenirs culturels et
ceux des tissus et des espèces.
Pour la photographie, il n'y a pas de solution
de continuité entre le spectacle offert par les paysages, les vies animales,
végétales, minérales, et les stratifications des signes, des indices et des
corps humains. C'est le côté exemplairement photographique d'Avedon d'avoir
fait à la fois cette stratigraphie des corps et des esprits, jusqu'à celle de
son père mourant.
Ceci situe la photogénie, étymologiquement la
façon dont on est engendré par la lumière. (C'est le mot que Talbot avait
choisi avant que Herschel ne propose « photographie ».) Il y a la photogénie immédiate de ceux qu'on
reconnaît facilement en photo, sans perte appréciable de ce qu'ils sont dans la
vie courante. Il y a la photogénie
médiate de ceux dont la photo révèle des zones de « ça » psychologique et
de « ça » biologique imprévisibles en i dehors du placage du cliché.
Enfin, il y a encore une sorte de photogénie
transcendante, celle de ceux dont les apparences survoltent le processus photographique
lui-même, comme il y a des acteurs de
cinéma, tel Chaplin, dont la motricité exalte le processus cinématographique
comme tel. Et il va de soi qu'en ce cas ce sont moins les traits dénotatifs et
connotatifs qui importent que des effets de champ (perceptifs, moteurs,
sémiotiques, indiciels) avec leurs courbures et inflexions.
Et cela fait du même coup trois espèces de pose. L'arrêt rapide de celui qui sait
qu'il n'a qu'à être lui-même ou s'imaginer lui-même pour « passer ».
L'arrêt insistant de celui qui cesse de s'imaginer et laisse son organisme
faire que « ça » passe : figement d'action chez Diane Arbus, de rôle
social chez Sander, d'échantillon anthropologique chez Avedon. Enfin, la pose
de Marilyn, sorte de disponibilité absolue à l'égard de la pellicule, du papier
photo, de l'écran cinéma ; où la seule vie et même le seul « ça »
sont ceux de la photographie comme telle. Cette dernière photogénie est
peut-être la plus philosophique. C'est elle qui montre qu'il y a des images qui
sont, dans le sens plein, un monde à part
du monde. Pour saisir les implications déréalisantes de cette expérience-là
il faut prendre au pied de la lettre l'expression de métier (valable aussi, bien
qu'autrement, au cinéma) : « C'est
bon dans l'image. »