Dans les températures de 40 millions de degrés qui
régnent au cœur des effondrements pré-stellaires, l'hydrogène finit par se
convertir en hélium, en même temps qu'un photon de rayonnement gamma est
libéré. Son énergie s'amenuisant à chaque pas, le photon entreprend son périple
héroïque : il faudra un million d'années pour que sous forme de lumière enfin
visible, il atteigne la surface et s'élance dans l'espace. Une étoile est née.
CARL SAGAN, Cosmos, p. 225.
La nature est au travail dans toute
instrumentation quelle qu'elle soit. Les horloges activent les lois de la
mécanique, les encres celles de la chimie. Mais, dans la plupart de ces cas,
les lois naturelles sont dissimulées, et nous ne voyons guère que l'artifice. Au
contraire, dans la photographie, la lumière est très présente, très explicite,
et elle indique sa naturalité comme telle. Bien plus, elle dévoile la nature
dans ses aspects tout à fait fondamentaux. En effet, la lumière n'a pas
seulement la naturalité plus ou moins locale de l'eau, de l'air ou du rocher.
Elle engage les structures de l'univers dans ce qu'il a de plus large et de
plus ténu, dans ses communications à distance et dans ses minimes énergies. Ce
qui revient à dire qu'elle comporte et exhibe les deux constantes cosmiques, c et h,
que le photographe rencontre sensiblement.
10A. LA CONSTANTE C
Dans ses lentilles, le processus
photographique exploite et concentre le principal messager de l'univers, les
ondes électromagnétiques. Celles-ci ont des propriétés remarquables. Leur
déplacement est linéaire, sauf effet gravitationnel énorme. Leurs réfringences,
quand elles passent d'un milieu à un autre, sont soumises à lois fixes. Leurs
franges d'interférences sont continues et calculables. Elles sont isotropes :
dans le vide, leur vitesse est constante en toutes directions. Pour la
Relativité, cette vitesse est indépassable au point d'être la constante
cosmique c. Grâce à tout cela se créent des simultanéités et donc aussi un
espace et un temps coordonnés, un espace-temps. C'est par les ondes électromagnétiques
qu'existé entre des îlots d'espace-temps prodigieusement éloignés ou
rapprochés, une espèce d'unité qui fait que tout événement appartient à
l'Univers, au tourné-vers-l'un. Travailler sur ce lot de propriétés tournant
autour de c est, pour l'ingénieur des lentilles et pour le photographe, une
façon déjà remarquable de toucher à la nature des choses.
Bien plus, parmi les ondes électromagnétiques,
certaines sont privilégiées dans le système solaire. Comme le soleil a une
température extérieure de 5800 degrés Kelvin, son rayonnement électromagnétique
le plus intense a une longueur d'onde tournant autour de 2,9 mm (longueur
d'onde privilégiée du corps noir à 1° Kelvin) divisée par 5800, c'est-à-dire
500 nanomètres. Or, l'œil humain a précisément été sélectionné par l'Evolution
pour son adaptation aux ondes allant de 400 à 700 nanomètres : 500 pour le vert
au centre, 400 pour le bleu, 700 pour le rouge. Ainsi, moyennant d'autres
performances optiques, l'homme saisit sa lumière de la façon la plus équilibrée
et la plus intégratrice. Cette faculté remarquable est un des éléments qui,
avec la station debout, la main, le larynx, le néocortex, l'alimentation
omnivore, ont contribué à faire de lui l'animal signé, ce mammifère où ont pu
éclore les signes analogiques et digitaux, c'est-à-dire l'humanité dans ce
qu'elle a d'original. Le regard
intégrateur est l'expérience pratique, scientifique, esthétique
fondamentale de la complicité entre l'homme et le monde solaire, et au-delà
l'univers. En d'autres mots, il fait de l'être humain l'animal cosmique, puis
universel.
Tous les photographes se sont plu à souligner
que l'appareillage photographique avec son obturateur, son diaphragme, ses
lentilles, sa surface sensible, reprenait le dispositif de l'œil, avec sa
paupière, son iris, son cristallin, sa rétine, le tout réglé autour des
longueurs d'onde de 500 nanomètres et de l'isotropie de la lumière. Ainsi la
photo également est solaire. Cependant, au lieu de conformer l'Univers à notre
Cosmos-Monde, elle ouvre le Cosmos à l'Univers, et à certains égards elle l'y
dissout : ses initiatives techniques nous ont montré que non seulement elle
utilise les complicités entre la lumière et l'œil humain, mais aussi leurs
conflits, qu'elle nous oblige à thématiser. Comme elle est techno-logique, la
photographie est cosmo-logique.
10B. LA CONSTANTE H
Elle l'est encore dans un second sens. Au
moment où la lumière du spectacle éventuel franchit les lentilles sous forme
ondulatoire et continue et qu'elle atteint la pellicule sensible,
s'introduisent des discontinuités, des granularités, et donc des effets
aléatoires de plusieurs sortes. Et l'aléa et grain sont aussi fondamentaux dans
la nature que la rigidité figurale.
D'abord les cristaux d'halogénures ont beau
être disposés le plus régulièrement possible dans l'émulsion fixée sur le
support rigide, leur position et leur orientation n'ont jamais la régularité
des ondes lumineuses qui les atteignent. Ils sont affectés par elles selon des
discontinuités qui donnent lieu à un premier genre de fractionnement, ou de
grain.
Plus chimiquement, les ondes lumineuses qui
opèrent la transformation des sels d'argent en argent (noir), créant ainsi le
négatif photographique, obtiennent cet effet par des apports d'énergie
lumineuse. Or cette dernière n'est pas un phénomène continu, comme les ondes ;
comme toute énergie, elle ne peut apparaître qu'avec une valeur qui soit un
multiple de la seconde constante cosmique, h
; elle est granulaire, corpusculaire, quantique.
Au moment où les ondes lumineuses continues atteignent les halogénures
d'argent, à l'endroit de tel cristal elles ont une énergie égale à un multiple
entier de h et suffisante pour
induire la transformation, ailleurs non. Les cristaux sont atteints
discontinûment.
D'autre part, les transformations ainsi
opérées dans certains cristaux sont si faibles qu'elles sont invisibles, elles
ne donnent qu'une image latente. On
fait donc en sorte que les cristaux transformés induisent leur transformation
dans des cristaux voisins non encore transformés. Cette opération de
colonisation est le développement. Comme il s'agit à nouveau de modifications
chimiques, donc de transferts d'énergie, cette action donne lieu à une image
visible cette fois, le négatif, mais où les discontinuités de l'image latente
sont accrues par de nouvelles discontinuités.
Enfin, quand l'image négative de la pellicule
est inversée en une image positive sur le papier, comme il s'agit toujours de
modifications d'halogénures, et donc d'énergies chimiques, une quatrième
granulation s'établit, recueillant en soi les trois précédentes. C'est le grain
de l'épreuve, le grain auquel on pense d'abord quand on parle de photo, et qui
est d'autant plus ostensible qu'il y a davantage agrandissement.
Ainsi, le processus photographique, après avoir
fait toucher les continuités figurales liées à la constante cosmique c, met en œuvre et thématise maintenant
l'autre aspect fondamental de l'univers : son caractère quantique, granulaire,
aléatoire, et donc aussi ses changements irréversibles, son historicité réelle,
liés à la deuxième constante cosmique, h.
Les granulations successives de la prise de vue, du développement, de
l'impression y donnent lieu à des répartitions prévisibles comme distributions
statistiques, mais ceci n'abolit pas les singularités figurales que les
modifications de quelques cristaux subordonnées aux sautes de quelques grains
d'énergie peuvent déclencher. Il n'y a guère d'exemple plus simple de la façon
dont, partout et tout le temps, des événements microscopiques de soi insignifiants
donnent lieu à du bruit mais aussi à des phénomènes macroscopiques
significatifs, et ainsi éventuellement à un nouveau cours des choses.