On fait
souvent grand cas, en ce qui concerne la théorie de la photographie, des
« index selon Peirce ». Or, loin que la photographie soit éclairée
par la sémiotique du philosophe américain, elle est sans doute l'exemple qui en
montre le mieux certains défauts. Comme les six volumes des Collectée/ Papers de
1930 sont devenus peu accessibles, nos citations renverront presque toutes à
l'excellent choix des Philosophical Writings rassemblés
par Justus Buchler chez Dover en 1940. Les italiques sont de nous.
Les photos
comme signes sont d'abord des ICONES, c'est-à-dire des images, des
ressemblances, qui paraissent au scientifique Peirce «very
instructive» et «highly informative»; « in
certain respects they are exactly
like the objects they represent ».
Cependant, l'iconicité même fidèle n'implique nullement l'existence au sens peircéen. C'est une qualité saisie comme pur possible, Tone, une relation monadique, une Primarité,
Firstness, champ propre des artistes, selon le potential mood.
Mais les
photos comme signes sont également des INDEX, compris comme des INDICES au sens
français, lesquels sont reliés par un rapport physique, causal, avec leurs
objets : «they are physically forced to correspond point by point to nature», et « the fact that
is known to be the effect of the radiations of the
object renders it an index ».
L'indexalité peircéenne appartient
à la Secondness, domaine de l'événement pur, Token (marque), de l'action-réaction
en une relation dyadique, du « struggle », de l’existence, champ propre des hommes d'affaires, de pouvoir et
d'enseignement, selon l'imperative or exclamatory mood.
On sait que
Peirce distingue encore une troisième catégorie de signes, les SYMBOLES,
lesquels supposent une loi (« law ») et
conduisent à l'argument (« argument »), à l'inférence, à la relation
triadique, dont Peirce logicien remarque qu'on ne saurait l'obtenir à partir de
monades et de dyades, tandis qu'elle engendre toutes les autres relations (tétradiques, pentadiques, etc.).
C'est dans ce domaine de la Thirdness, du Type, qui est le champ propre du savant,
donc de Peirce, que s'étend la Reality, objets
réticulés en un Monde grâce à l'Inquiry « faillibiliste », selon le déclarative mood, et répondant au critère
« pragmatiste » (« pragmaticiste ») :
“I do not reason for the sake of my delight
in reasoning, but solely to
avoid disappointment and surprise». Ainsi, le Dieu de Peirce est real sans exister, visible à l'œil et au cœur : « as to God, open your eyes - and your
heart, which is also a perceptive organ - and you
see him ». Les photos
appartiennent-elles à la reality peircéenne?
Il observe que les « Dicent Sinsigns »,
dont font partie les « weathercocks » (girouettes),
qu'il privilégie, mais aussi les photos, comme il le dit incidemment, appellent
un « mode of combination, or Syntax »
de leur iconicité et de leur indexante, et que
celui-ci « must be also
significant ».
En tout cas,
il n'est jamais question chez Peirce que tel signe soit en bloc une icône, tel
autre un index, tel autre encore un symbole. Dans la plupart des exemples, le
même signe est icône sous tel aspect, index sous tel autre, symbole sous tel
autre, et encore ces aspects sont-ils chacun « of a peculiar
kind » selon que les autres aspects
(« respects ») interagissent avec eux. Bref, les classifications peircéennes visent des objets
formels plutôt que des objets
matériels, au sens scolastique. Cela tient à son « synéchisme »,
ou cohérence continue de tout avec tout. Comme à son attachement à Duns
Scot : « I am myself
a scholastic realist of a somewhat extrême stripe »
(274).
Peirce
convient que sa sémiotique est compliquée, parfois inextricablement :
« It is a nice problem to say to what class a given sign belongs ».
Mais son faillibilisme statistique le rassure : « But it is seldom
requisite to be very accurate ; for if one does not locale the sign precisely, one will easily corne near enough to its character for any ordinary purpose
of logic ».
Revenons-en
alors à ce qui concerne les photos. Nous les avons vues rangées parmi les
ICONES. Or, cette qualification est vraiment fort large, puisqu'elle s'applique
chez lui aux tableaux, aux idéogrammes, aux diagrammes, ce qui est
traditionnel, mais aussi aux équations algébriques : « an algebric formula is an icon » ; et même aux sentences : « the arrangement of words in the sentence must serve as Icons,
in order that the sentence may be understood ».
Mais des
problèmes plus graves nous attendent lorsque Peirce range les photos parmi les
INDEX. Rappelons-nous, pour apprécier les enjeux, que le français et plus
généralement les langues romanes font une distinction entre indices et index. Les INDICES (français) sont des effets d'une cause
signalant, trahissant cette cause ; étant non intentionnels, ils vont surtout
de l'objet vers le sujet. Les INDEX (français) sont des pointements
qui, étant intentionnels, vont surtout du sujet vers l'objet. Ainsi, dans notre
Philosophie de la photographie, les
photos peuvent se définir en toute rigueur comme des indices éventuellement indexés : indices pour le côté nature et le
côté technique des empreintes photoniques ; index
pour le côté sujet (le photographe) choisissant son cadre, sa pellicule,
ses révélateurs, son papier d'épreuve. Pour des raisons que nous avons
suggérées dans Logiques de dix langues
européennes, la langue anglaise ne fait pas cette distinction indice/index,
et ne connaît qu'index (pl. indices).
Or, ce qui
gêne ce n'est pas tellement que le locuteur anglais Peirce couvrirait les deux
acceptions divergentes (indice/index) par un même mot, -le logicien qu'il est
n'eût pas fait pareille confuson, - mais qu'en fin de
compte il ne reconnaît que les indices (au sens français), et y ramène les
index (au sens français) quand il en rencontre. Ce qui fait que l'INDEX (=
INDICE) peircéen couvre à la fois : 1) les indices (français), comme le
tonnerre ou les empreintes, dont celles de la photographie ; 2) les index français que sont les pronoms possessifs (« a possessive pronoun is two
ways an index », 110), relatifs, démonstratifs, ainsi que les Quantificateurs (« quilibet, quisquam, quidam » ; 3) les propositions : « a Dicisign
necessarily represents itself to be a genuine Index, and to be nothing more », étant
donné que « every kind
of proposition is either meaningless or bas a real Secondness
as ils object » ; 4) les noms de choses existantes une fois prononcés ou écrits : « A
Replica of the word "camel" is likewise a Rhematic
Indexical Sinsing, being really affected, through the knowledge
of camels, common to the speaker and auditor, by the real camel it denotes ;
5) les noms prononcés ou écrits de choses
imaginaires : « The same
thing is true of the word
"phœnix". For although no phœnix really exists, real descriptions
of the phœnix are well known to the speaker and his auditor
; and thus the word is
really affected by the Object denoted. ».
Ainsi, pour
la photographie, naissent deux inconvénients graves : 1) la notion d'INDEX
(= INDICE) invoquée est vraiment trop large, elle s'étend presque à tous les
signes sous certains aspects. 2) Pindicialité peircéenne (« to be affected by ») est parfois si ténue qu'elle se réduit
à une action cérébrale, ce qui pour typer la physicalité
de la photo ne suffit pas. Naît aussi un manque à gagner; car la tension entre
indice et index une fois bien articulée aurait amené Pierce à voir que les
opérations logiques inhérentes à la « lecture » des photos illustrait
remarquablement sa troisième inférence, celle qu'à côté de la déduction et de
l'induction il a appelée abduction ou retroduction.
Enfin, si nous nous permettons de sortir un moment de la photographie, l'index
adéquatement distingué de l'indice lui aurait sans doute soufflé que la
Mathématique, dont il fut tant préoccupé, est coordination générale des index, plutôt que « method of drawing necessary conclusions » et « study
of hypothetical states of things »,
selon la doctrine de son père, le mathématicien Benjamin Peirce ; et que
la Physique est coordination générale des
indices sous cette coordination générale des index. Mais le synéchisme peircéen invitait à
réduire les index à des indices. Et il a fort bien remarqué lui-même qu'un
philosophe préfère presque toujours la cohérence à la vérité.
L'on se
demandera du même coup pourquoi certains de nos contemporains sont si entichés
des « index selon Peirce ». Là encore Peirce sémio-sociologue
nous éclaire quand il souligne longuement que, pour la convivialité académique,
une idée floue et un tantinet fausse est plus rentable qu'une idée claire.
C'est le même flou qui, de diverses sources autour de Roland Barthes, a sans
doute fait la fortune du « message sans code », lequel est une contradictio in terminis ;
d'un « ça a été » où on ne précise guère de quel « ça » ni
de quel passé composé il s'agit ; d'un « punctum/studium »,
dont s'éloignèrent pourtant la plupart des photographes exemplaires ; du
très emphatique « c'est la Référence qui est l'ordre fondateur de la
Photographie », alors que les indices (français) fèrent mais ne ré-fèrent justement pas, portent mais ne pointent
pas, signalent mais ne désignent pas, à moins d'avoir été forgés par l'assassin
ou le voleur, et d'être ainsi devenus des index (français) ; d'une
constante confusion réel-réalité, alors que pousser
la distinction entre Réalité et Réel, comme aussi celle entre Monde et Univers,
est l'instrument le plus commode de toute esthétique photographique ; d'un
« la chose a été là », alors que rien mieux qu'une photo ne témoigne
qu'il y a si peu de « choses », et seulement des états-moments
d'Univers en un cours général; de « l'indicible singulier », quand
tout singulier n'est qu'un possible ou une illusion (de la mémoire), comme
Peirce le montrait parfaitement dès 1868 dans sa séminale profession de foi
anti-cartésienne : Somes
conséquences of four incapacities (plus tard, son
interpretant-interpreter sera dit « a quasi-mind », et l'appeler « a person »
est « a sop to Cerberus,
because I despair
of making my own broader conception understood »).
On voudra
bien comprendre que nos réserves à l'égard de Peirce sur le thème précis de la
photographie sont des exigences fraternelles, puisque l'auteur, implicitement
depuis toujours mais explicitement depuis L'Animal
signé (1980), partage le souci fondamental de Peirce, comme d'Aristote,
d'aller toujours, en épistémologie, initialement de l'Objet vers le Signe, et
non l'inverse. Même un index (français), qui va prochainement du Signe à l'Objet, vient lointainement de l'Objet au Signe, comme Peirce le maintient
seulement un peu trop fort, alors que pour Saussure, contemporain d'Ernst Mach
et maximaliste de «l'arbitraire du signe» (à partir de William Dwight Whitney, 1875), l'Objet glisse au statut d'un simple
Réfèrent dont on s'occupera plus tard, quitte à ne jamais le rattraper, en un
véritable upside-down épistémologique.
Ainsi, dans
la présente Philosophie de la
photographie, si les « indices » ont été opposés aux «signes»,
c'est uniquement en raison d'une définition nominale qui paraissait commode
pour souligner le vif contraste des empreintes photoniques, non intentionnelles, avec les touches
picturales, intentionnelles, et avec
leurs propres index, également intentionnels.
D'autant que le français a la distinction
signaler/désigner, l'indice signale, les autres signes désignent. Mais il va de
soi que, dans le cadre de l'Anthropologie
fondamentale, les indices font partie de l'ordre du Signe (la fièvre est
pour tout locuteur français le « signe » de l'infection, et a initié
la « sémiologie »), et sont même le premier temps de la suite
anthropogénique de base : Indices-Index-Peintures-Chiffres.
Mais, comme notre définition nominale, pourtant fortement déclarée dans le
chapitre 2, en a dérouté certains, il eût sans doute mieux valu, même en
Théorie de la photographie, parler constamment le langage de 1!'Anthropologie fondamentale, si lourd qu'il soit. Peirce était trop confiant de croire, en
bon scientifique, que les définitions nominales sont toujours licites et
parfois économiques.