Après avoir parcouru le domaine des arts de l'espace, il nous
reste à jeter un coup d'oeil par-delà leurs frontières pour saisir la situation
qu'ils occupent au sein de la vie de l'esprit. Nous commencerons par
circonscrire l'attitude artistique en général. Puis, nous y cernerons l'intention
particulière de la peinture, de la sculpture et de l'architecture, eu égard à
leur spatialité.
16A. L'INTENTION ARTISTIQUE
L'action pratique, la science positive, la recherche du plaisir
ont en commun de nous faire atteindre ce que Kant appelle phénomènes, c'est-à-dire
des réalités concrètes mais relatives, liées qu'elles sont à des besoins, des
conditions expérimentales, des tempéraments. Par contre, la philosophie,
fût-elle relativiste, se prononce sur l'être essentiel, de même que l'action
morale dans la mesure où elle pose des actes pour leur valeur inconditionnée;
mais philosophie et morale, qui allèguent un absolu, l'atteignent de façon
abstraite, la première parce qu'elle procède par concepts et discours, la
seconde parce qu'elle s'attache à la forme des actions, non à des objets. Bref,
toutes les attitudes que nous venons d'énumérer nous mettent en présence soit d'un
concret relatif, soit d'un absolu abstrait. Or, notre désir profond est d'absolu
concret. L'amour y achemine, en découvrant la personne dans l'échange des
libertés et l'abandon. N'y en aurait-il pas un autre accès, sous forme
possessive? Tel semble bien le rôle de l'art. En effet, si nous nous mettons en
quête de ce que requerrait une possession absolue, nous retrouvons tous les
caractères mis à jour par notre analyse des arts de l'espace - et il en irait
de même des arts du temps.
16A1. La possession absolue
La possession ne peut avoir pour objet qu'une chose sensible. L'imaginaire
est inconsistant; l'idée, impalpable; la personne, secrète. Or, nous avons vu
que l'objet des arts de l'espace était la forme picturale, sculpturale,
architecturale, cette réalité là-sous-nos-yeux. Ce qu'il y a en eux d'idéal ou
d'imaginé (de représenté et non vu), c'est leur sujet scénique, lequel ne fait
pas partie de leur message premier [1].
Mais pour que la possession soit absolue, il faut que l'objet
sensible contienne, et immédiatement, toute chose. Aussi le sujet plastique
rassemble-t-il l'univers dans son unité inépuisable, son symbolisme universel,
sa primitivité radicale, son éternité retrouvée, sa nécessité libre. Et il le
présente de manière immédiate, sans distinction du signifiant et du signifié :
il est, disions-nous, non pas signification (renvoyant toujours au-delà) mais
sens (ne renvoyant qu'à soi-même). En sorte que tous les théoriciens de l'art
ont observé que le sensible ici est identiquement l'intelligible, le singulier
identiquement l'universel [2].
L'objet artistique s'affirme comme un monde.
Réalise-t-il pourtant l'absolu? Sartre a sans doute raison de
définir l'absolu comme un en-soi (une réalité objective) qui serait en même
temps un pour-soi (une conscience). Cela non seulement parce que la réalité
totale comprend l'esprit dans son sein, mais aussi parce qu'il n'y a de monde
véritable que ramassé dans l'intériorité de l'esprit. Il faudrait donc que l'être
plastique soit un monde-personne. Et en effet, l'objet d'art, insatisfait de
capter les rythmes cosmiques (ou précisément pour les capter), s'intériorise,
se personnifie en exprimant son créateur - non dans ses particularités d'individu
mais dans ce qui en lui débouche, singulièrement, sur l'universel et le
totalise. A tel point que l'objet artistique prend de la personne le caractère
d'indépendance : ni dans l'espace
ni dans le temps, mais instaurant son
temps et son espace; ne se jugeant point à une norme étrangère, Perfection ou
Beauté, mais à la norme originale qui s'invente en lui (le style est une
logique qui obéit à sa propre loi et se juge par elle); il n'est même pas
mesuré par l'intention de son créateur, puisque c'est par son office que cette
intention se détermine et atteint à l'universalité [3].
En somme, il ne lui manque qu'un dernier trait de la conscience :
la transparence à soi. C'est ce que lui apportera l'acte esthétique, la saisie
par le spectateur. Là le cycle se ferme : du côté de l'objet, un en-soi
doué de plusieurs qualités du pour-soi vient à acquérir la dernière, la
transparence; du côté du sujet, un pour-soi trouve enfin un objet où il puisse
entièrement se reconnaître et se mirer comme dans son propre en-soi.
On le voit, la possession absolue de l'art est un acte sui generis, conjuguant toutes nos
facultés du réel. Fondamentalement, c'est un phénomène de perception sensible,
mais une perception qui a les vertus de l'intelligence, puisqu'elle capte l'universel
dans le singulier. Et cette intelligence-perception est aussi sentiment, si l'on
entend par ce mot la faculté de juger du sens dernier des choses, de leur
portée existentielle radicale [4].
On lui reconnaîtra même certains caractères de l'amour, puisque son objet
détient plusieurs vertus de la personne, et que celle-ci s'atteint dans la
mesure où, loin de s'immiscer en elle ou de la circonvenir par violence, on la
laisse s'épanouir dans un recueillement qui la ratifie, y consent. Comment mieux désigner cette perception-intelligence-amour-sentiment que du vieux terme
de contemplation?
Encore, pour qu'un objet soit pleinement intériorisé par la
conscience faut-il qu'elle le saisisse par son principe et, à cette fin, qu'elle
soit elle-même son origine, qu'elle le crée. La possession saturante sera donc
une contemplation créatrice. Et c'est bien ce qui se passe dans l'art, avec une
différence d'accent entre le créateur et le spectateur : l'artiste crée
pour contempler, ou plus exactement (car il s'attarde peu à savourer ses
résultats) son action est contemplante; et le spectateur, lui, contemple en
retrouvant le mouvement créateur par lequel l'objet a été intériorisé; il se
fait co-créateur. L'intériorité, même chosifiée, n'est pas une qualité qu'il n'y
aurait qu'à reconnaître, mais un mouvement d'intériorisation active à revivre
chaque fois [5].
Ars en latin, technè et poièsis en
grec, marquent bien ce caractère opératif. Création,
dans les langues modernes, a l'avantage de montrer
qu'il ne s'agit pas ici d'un simple aménagement pratique du réel, comme dans
les fabrications ordinaires, mais de l'instauration d'un être singulier et
total [6]
L'art nous met donc sans cesse en présence de couples et de
conjonction de couples : sensible-intelligible, singulier-universel, dans
l'objet; perception-intelligence, contemplation-action, dans le sujet,
en-soi-pour-soi, dans l'union de l'objet et du sujet. Qu'on n'imagine pourtant
point ces couples sous la forme de synthèses, car l'absolu ne s'obtient pas par
combinaison. Loin de conjoindre nos facultés déjà distinctes, la saisie
artistique tente de retrouver l'instant où elles ne sont pas encore séparées.
Si l'art suppose une ascèse, un effort, c'est vers plus d'innocence.
16A2. Les limites
Cependant la possession absolue implique dans son exigence même
les principes de sa limitation. D'abord, l'unité stricte à laquelle elle
prétend postule que son objet soit homogène, autant dire spécialisé. Et nous
voyons les arts répudier les sensations brutes, trop mêlées, pour s'attacher
aux qualités sensibles, aux qualia [7] : parmi tous les bruits de la
nature, le musicien classique garde les sons purs : le do, le ré, etc.; et
parmi les centaines de sons purs audibles, il en retient quelques dizaines pour
leur clarté combinatoire; le poète, même s'il écrit en vers libres, se donne
des contraintes que Valéry disait exquises; le peintre a lui aussi son clavier,
sa palette, généralement d'autant plus serrée et plus fixe que le maître est
plus grand; quant aux sculpteurs et architectes, nous les avons vus soucieux de
matières simples et de modules.
Et ce n'est qu'un premier choix. Les couples supposés par elle,
la possession absolue veut qu'à leur tour ils s'unifient, et partant s'accentuent.
Dans le singulier-universel, dans l'objet-personne, si c'est toujours le
premier terme qui l'emporte, il s'ouvre au second, et doit le faire soit en
gardant lui-même l'accent, soit en le mettant sur son ouverture; d'où le
gracieux et le sublime, le classique et le baroque, l'épique et le tragique,
etc. Qui dit art, dit « genres »; et l'artiste ne mélange les genres
antérieurs que pour créer des genres nouveaux, aussi stricts, aussi spécialisés
à leur manière que les anciens. Du reste, à l'intérieur du genre, nous savons
que l'œuvre devient présence à tout en reprenant tout dans l'intériorité de la
personne, laquelle n'atteint l'universel que par le point de vue. C'est
pourquoi il n'y a pas d'absolu formel sans la contraction d'un sujet plastique, musical ou poétique.
Quittant alors l'objet de la possession absolue pour son mode
de saisie, nous voyons la même impatience de toute limitation engendrer d'autres
limites. En science, voire en philosophie, les acquis s'ajoutent et nous pouvons
les récapituler à loisir. Au contraire, les saisies absolues, se prétendant
totales, ne s'additionnent pas; l'art recommence chaque fois à zéro, comme un
miracle, pour le créateur comme pour le spectateur; je ne suis jamais sûr de
retrouver le tableau ni la sonate; et si je les retrouve, ce sera d'une manière
incomparable. Qui s'entêterait à réfléchir sortirait de la contemplation
créatrice pour passer à l'attitude du savant ou de l'homme d'action. L'analyse
rationnelle et surtout le travail d'intégration sensible préparent la saisie
absolue, ils ne la constituent jamais ni ne peuvent la promettre. Elle se donne
comme un moment, par grâce.
Du reste, dans l'instant où je l'atteins, cette possession me
fuit par sa présence même. Elle évoque la distinction marcélienne entre
problème et mystère. Une signification, qui renvoie à d'autres significations
ou à des utilités, peut nous être connue ou inconnue : elle est
problématique, non mystérieuse. Mais un sens, où le sensible est l'intelligible,
où le singulier condense l'universel, se manifeste à la fois transparent et
inépuisable, transcendant par la vertu même de sa proximité.
Enfin, l'en-soi-pour-soi auquel prétend le couple du sujet et
de l'objet artistique est travaillé d'une étrange contradiction. Pour se
reconnaître absolument dans un objet et s'y mirer comme dans son propre en-soi,
la conscience crée un monde-personne; mais dans la mesure où ce monde devient
personne, il gagne une autonomie par laquelle il échappe à la conscience qui
veut s'y posséder. Et qu'on ne croie pas que le créateur ait ici beaucoup d'avantages
sur le spectateur, sous prétexte que l'œuvre l'exprime : car elle le fait
non pas à la manière de son sourire qui reste lui, naissant et mourant avec son
sentiment, mais à la façon d'un être singulier qui se détache, se referme sur
son existence propre pour autant même qu'il est expressif [8].
Nous voyons peut-être mieux alors pourquoi l'artiste ne sait vraiment ce qu'il
veut faire qu'après l'avoir fait. Cela tient sans doute, comme nous l'avions
noté, aux nécessités générales de notre pensée, qui n'arrive jamais à se
trouver elle-même qu'à travers des manipulations techniques communes à l'inventeur
d'une machine et au mathématicien résolvant ses équations. Mais il y a beaucoup
plus dans le cas présent : la machine construite par moi, je puis
adéquatement la comprendre (même si elle a les degrés de « liberté »
d'une machine cybernétique), tandis que l'œuvre d'art, personnalisée, échappe à
son créateur dans la mesure où il la crée.
Somme toute, la possession absolue appelle, allègue, invoque,
plus qu'elle ne possède. Avec cette nuance que l'invocation, en cet ordre, est
déjà possessive.
16A3. La dialectique de l'art
Tant d'exigence jointe à tant de faiblesse imprime à l'art un
mouvement incoercible, une inquiétude permanente. On y souligne d'ordinaire l'insatisfaction
de l'âme de l'artiste, dont la soif de prise absolue, inassouvie par les objets
limités qu'elle se donne, repart vers des objets nouveaux : et cet aspect
est indéniable, bien qu'il concerne surtout le spectateur. Mais chez le
créateur, si l'insatisfaction est aussi grande, - plus grande, - elle vient d'abord
d'un appel de l'objet lui-même. La création artistique, c'est moins un homme
qui tente de combler ses désirs ou d'apaiser ses inquiétudes (par exemple, en
créant un anti-destin) qu'une œuvre qui postule l'existence, et le fait avec l'autorité
d'un être ayant, répétons-le, certains privilèges et donc certains droits de la
personne [9].
Cet appel est double. D'abord l'œuvre entrevue - et elle l'est sitôt que le
créateur prend contact avec l'art de son temps et y sent poindre la possibilité
d'un art nouveau - réclame son ultime perfection comme si la négligence qui la
laisserait à mi-chemin devait revêtu- la gravité d'un avortement. Et d'autre
part, une fois accomplie, elle devient le principe d'une relance aussi radicale :
étant absolue et limitée, elle tend à se développer, mais, singulière, elle n'y
parvient qu'en suscitant des singularités nouvelles, aussi complètes et
indépendantes qu'elle-même. Ainsi, l'artiste créateur est engagé dans une suite
de requêtes, impérieuses comme une vocation.
L'art serait donc une force uniquement salvatrice si, à côté de
cette dialectique qu'on pourrait dire positive, il n'en connaissait de
négatives, qui le menacent d'abord lui-même. Soif de possession qui ne s'étanche
qu'en des moments furtifs et gracieux, comment ne serait-il pas tenté de
recourir à tous les moyens pour éterniser ces instants ou pour provoquer
(contradictoirement) la grâce : et l'on sait le rôle qu'y joueront les
excitations, parfois les excitants. D'autre part, puisqu'il suppose la
singularité de l'objet, comment ne serait-il pas induit à poursuivre
artificiellement ce qui veut être la sincérité même, l'accent personnel :
et l'on sait encore la place qu'y tient l'originalité concertée, autant dire la
fausse originalité. Bien plus, l'intention artistique est naturellement
sollicitée de nier ou de gauchir les autres attitudes fondamentales de l'esprit.
Ainsi, son mode d'expression symbolique l'incline à mépriser les démarches
moins senties et moins riches, mais plus rigoureuses, de la science. Les
préoccupations de la morale lui répugnent autant : l'art n'est nullement
vis-à-vis du mal dans la situation de la philosophie et de la religion, qui ne
le connaissent que pour le polariser vers le bien, ou de la science, qui lui
enlève ses attraits dans ses
descriptions objectives; par la concrétude du symbole affleurent lumières et ténèbres, les unes et les
autres dans leur fascination ; la philosophie de Gœthe, où Dieu et le Diable
dialoguent entre égaux, est par excellence une philosophie d'artiste. Quant à l'amour
on pourrait le croire tout proche : n'a-t-il pas le même désir d'un absolu
concret; mais le fait que l'artiste veut posséder
le cœur du réel lui rend plus difficile qu'à quiconque la conversion par
laquelle on consent à s'y abandonner; et en effet l'amour humain chez Gœthe,
Wagner, Baudelaire, Proust ou Valéry prévoit toujours l'œuvre où il s'exprimera,
c'est-à-dire qu'il n'est plus l'amour. Enfin, l'art se tourne vers la
Transcendance avec un tel effort de saisie intelligible et sensible que, dans
ses rapports avec la religion, il tend à s'assimiler le divin plus qu'à s'y
ouvrir; et Claudel opposait pertinemment la Muse et la Grâce.
Bien entendu, ces dialectiques négatives n'eurent pas cours aux
origines. Point de fausse originalité quand la personne est plus collective qu'individuelle.
Point de vaine excitation quand la transe relie l'individu aux valeurs
fondamentales d'une société. Et quels conflits d'attitudes surgiraient-ils en
un temps où religion, technique, morale, philosophie épousent encore les
rythmes universels de façon sensible et symbolique? On comprend que l'art ne
fut jamais aussi grand, ou du moins aussi aisé, aussi égal, qu'en ces époques
où il absorbait tout. Mais l'analyse et la réflexion ont, au cours des siècles,
distingué les domaines, au point que pour l'homme moderne l'art apparaît
désormais comme une attitude à côté d'autres [10].
A défaut de pouvoir les soumettre, peut-il s'aligner sur elles, les servir? La
leçon du passé s'accorde ici avec la théorie : contrairement au savant et
au philosophe, souvent stimulés par des buts extra-scientifiques ou
extra-philosophiques, l'artiste se perd dès qu'il s'engage (ou qu'il se
désengage). Il n'est authentique et efficace que dans sa terrible innocence. L'art
fut l'âme des grandes civilisations dans la mesure où il sut rester lui-même,
par-delà l'utile et l'inutile, le bien et le mal, le vrai et le faux, ou plutôt
en deçà. Il est alors de son temps en pressentant l'avenir : non
propagandiste mais prophète. Le paradoxe aujourd'hui, c'est que l'innocence
fasse figure d'activité spécialisée et réflexive. On aurait pu croire qu'elle s'y
compromettrait sans remède. L'événement a montré qu'elle y a gagné une pureté
accrue et que l'art continue de vivre, en tension avec d'autres démarches
antagonistes, à la fois redoutable et nécessaire.
16B. L'INTENTION PARTICULIÈRE DES ARTS DE L'ESPACE
On a proposé diverses classifications des arts, qui toutes
offrent leurs difficultés et leurs avantages. Il est traditionnel d'opposer
arts visuels et arts auditifs. Etienne Souriau distingue des arts du premier
degré, s'exprimant uniquement par leur forme artistique, comme la peinture
abstraite contemporaine, et des arts du second degré, qui en plus de cette
forme dite « primaire » ont une forme « secondaire »
évoquant des spectacles, à la façon de la peinture classique. Notre travail
nous invite à opposer arts de l'espace et
arts du temps. A quoi on peut objecter
que toute œuvre artistique, quelle qu'elle soit, est spatio-temporelle :
même indépendamment de son volume sonore, la symphonie engendre un espace, vu
qu'elle se déploie comme un organisme, une structure; et il y a un temps du
tableau, puisqu'il est parcouru de rythmes et qu'il entretient un mouvement
interne par lequel il rassemble sa diversité en l'unité d'un sens. Il n'empêche
que tableau, statue, bâtiment sont d'abord des objets dans l'espace (instaurant
l'espace), comme la symphonie, le poème et la danse sont
d'abord des objets dans le temps (instaurant le temps). Et cette différence
entraîne plusieurs conséquences remarquables.
La première propriété de l'espace est de rendre évident le
caractère matériel de l'objet. Kant
en faisait la forme du sens externe, par opposition au temps, plus spirituel,
forme du sens interne : le temps résorbe la matière dans le mouvement,
dont il est le nombre. En effet, il nous faut presque un effort pour songer qu'en
poésie ou en musique le son et la voix demeurent
corporels; et l'on en dirait autant des évolutions du danseur. Au contraire, en
sculpture, la matière a une telle importance que nous l'avons vue parfois en
conflit avec la forme; l'architecture, même quand elle n'est pas magique, lui
fait une place par sa constructivité; et en peinture, si les substances se
dérobent dans la couleur, celle-ci se présente comme un corps, une chose, à
moins de n'être que trompe-l'œil.
La seconde caractéristique de l'espace est d'offrir un objet complexe simultanément. Le tableau étale
ses parties devant nous, bien que l'œil doive le parcourir; l'enchaînement des
profils dans la statue, des englobements dans l'édifice, est vécu comme l'exploration
progressive d'une réalité déjà là. Au contraire, si la poésie connaît quelque chose
de cette simultanéité dans les images spatiales qu'elle charrie, si la musique
offre une épaisseur instantanée de l'harmonie et du contrepoint, si la danse
combine des figures, ce caractère s'efface dans le devenir du rythme et de la
mélodie : même un accord tenu ou une figure statique sont entraînés dans
le flux de la vibration ou d'un équilibre instable, ouverts sur l'instant
suivant.
Le troisième et dernier caractère essentiel de l'espace est de
nous fixer, de nous établir, de nous situer.
Nous ne localisons nos souvenirs dans le temps que par l'évocation des
endroits parcourus. Aussi, la musique me transporte partout et nulle part, et
bien que la poésie évoque des lieux, elle-même est sans lieu. Par contre, la
situation, la référence prend toute sa force en architecture, espace englobant;
mais on la retrouve presque égale dans une sculpture, centre d'une étendue
disposée en écho ; le tableau même me fixe : figuratif ou non, avec ou
sans foyer de perspective, il nous établit dans le jeu d'axes par rapport
auquel il s'intègre. Quant à la danse, elle fait la transition, illustrant le
pouvoir stabilisateur de l'espace et l'évanescence du temps.
Or, chacun de ces trois caractères contribue à orienter l'expérience
artistique dans le même sens, vers une possession plus radicale, plus claire,
plus fixe.
Prenons la matérialité. La possession absolue, disions-nous,
suppose qu'on participe à l'origine de l'objet, et la contemplation en art est
toujours en même temps action, création. Mais ce peut être à deux niveaux. D'une
part, la forme nous entraîne dans une suite d'inventions à la fois
imprévisibles et nécessaires, nous donnant de réaliser une action humaine
idéale où tout serait ensemble voulu et spontané, universel et intime : de
ce point de vue, les arts du temps rendent les moindres fluctuations de la
durée créatrice avec une subtilité incomparable. D'autre part, la forme nous
fait participer à l'acte libre qui l'a conçue. Et sur ce point, leur
matérialité privilégie les arts de l'espace. L'effort d'édification est inscrit
dans la matière du bâtiment; le marbre ou le bronze portent
glorieusement les traces du travail; le tableau conserve presque toujours des
souvenirs de sa facture, et même lorsqu'il les efface, il enregistre la touche
ou le trait. C'est la différence entre arabesque musicale et picturale :
celle de Mozart est l'occasion d'un mouvement libre de notre ouïe, celle de
Botticelli, d'un mouvement libre de notre œil, mais qui témoigne en sus de cet
autre mouvement libre, de ce geste par lequel Botticelli l'a engendrée. Comme
on y insiste justement aujourd'hui, les arts de l'espace sont des arts du geste créateur. Non que l'auditeur
averti ne retrouve dans la tragédie et la symphonie quelque chose de leur
genèse, mais la liberté constituante s'y efface au profit de la liberté
constituée (les arts du temps n'accèdent à la liberté constituante que sous une
forme seconde, dans l'exécution). Ainsi, la matérialité des arts de l'espace,
qui inscrit l'effort créateur premier, rend leur vertu possessive particulièrement
intense et radicale.
Cette impression se renforce si l'on considère leur
simultanéité. Qui tente d'introduire aux œuvres sait la peine plus grande qu'il
y a à commenter la musique, la danse et la poésie. Et la difficulté ne provient
pas seulement du fait qu'elles s'écoulent. Même en isolant une phrase musicale,
un vers, voire en détachant chaque syllabe d'un vers, ces arts restent moins
saisissables parce qu'ils doivent toujours se parcourir dans le même sens; ils
sont irréversibles. Or, la réversibilité,
comme on le voit bien en sciences, apaise seule
notre besoin d'analyse. Le tableau, la statue, le bâtiment, que l'on enchaîne
en toutes directions, où les « après » peuvent toujours devenir des « avant »,
donnent de ce fait une impression de complétude, de clarté, de fermeture que
les arts du temps ignorent.
Enfin, le même sentiment s'accentue encore si l'on considère le
pouvoir situant des arts de l'espace. Musique, poésie et danse, parce qu'elles
sont partout et nulle part, ont le privilège de réaliser une communion très
étroite avec la conscience : Platon notait déjà que la musique « pénètre
jusqu'à l'intime de l'âme ». Mais pour autant, ajoutait-il, elle se montre
indiscrète : elle entraîne, ensorcelé, toujours au bord du dionysiaque.
Les arts de l'espace sont exclus de cette intimité : l'objet y est tenu à distance et le regard nous situe par
rapport à sa présence immobile. Mais aussi ce que la possession perd en
proximité, elle le compense en saisie lucide, ferme, objective.
Somme toute, si l'intuition est connaissance immédiate d'un
objet, et si l'art, poursuivant une saisie absolue, vise à une intuition, on
peut dire que les arts du temps favorisent la
connaissance immédiate, tandis que
les arts de l'espace favorisent la saisie d'objet.
En d'autres mots, dans ce monde-personne qu'est l'œuvre d'art, les premiers
soulignent l'intimité, la spontanéité de la personne, les seconds accentuent la
chose.
Aussi les arts de l'espace présentent-ils un absolu à la fois
plus et moins proche. Plus proche, en ce sens qu'ils le possèdent de façon
matérielle, simultanée, située. Moins proche, parce que l'objet plastique,
soulignant son caractère de chose, appuie sur l'indépendance, et donc aussi sur
ce qu'il y a de fascinant et de redoutable dans le sacré en musique ou en
poésie, les dieux nous parlent ou nous leur parle et la voix établit toujours
quelque proximité; dans la danse ne épousons une forme jusque dans nos muscles.
Au contraire, distant immobile, compacte, la statue conserve l'autorité
inquiétante l'idole; le temple est la maison du dieu (et tout édifice est un
temple); le tableau ne rompt jamais entièrement avec l'icône. Peu importe que l'intention
qui s'y manifeste soit divine ou humaine, - toujours les deux sans doute, -
elle nous impose la révérence du culte son autarcie de chose-en-soi.
Et ajoutons : de chose morte. Tandis que la phrase
musicale, poème, la danse ne parlent que ressuscités, recréés dans la chaleur
de l'exécution, l'œuvre plastique est voix d'outre-tombe, voix muette, même
quand nous la commentons bruyamment. Elle a l'apanage de la poésie des ruines.
Le vieillissement détache ses lignes maîtresses, ses intentions profondes. Il
témoigne surtout que dès sa naissance l'esprit réifié avait partie liée avec la
mort.
Encore faut-il voir que cette mort est une vie. Par elle la
possession spirituelle atteint sa concentration la plus fruste mais la plus
forte. Par elle aussi la présence humaine connaît la pérennité d'une chose pour
dialoguer avec les siècles.
Henri Van Lier
Les Arts de l'Espace, Casterman,
1959
Notes
[1]
L'Imaginaire
de SARTRE (1940) s'intéresse uniquement au spectacle du tableau. L'amorce d'une
esthétique sartrienne se trouve plutôt dans la notion de poésie défendue par Qu'est-ce
que la littérature (1948) et dans Saint Genêt (1952).
[2]
On
trouve la remarque dès la Critique du Jugement de KANT (1790) et l'Esthétique de HEGEL (1835), bien qu'en des sens très
différents.
[3]
Cf.
Mikel DUFRENNE, Phénoménologie
de l'expérience esthétique, 1953, qui désigne l'œuvre d'art comme un
quasi-sujet.
[4]
Le
caractère perceptif de l'acte esthétique a été bien souligné par M. DUFRENNE, op. cit.
Sur la nature du sentiment, cf. Theodor HAECKEH,
Métaphysique du sentiment, 1953. - A. - H. Maslow a relevé que
dans l'art, l'amour, etc., la perception, de perspectiviste, devient totale, Cognition
of being in the peak-experiences, Ain. Psych. Assoc., Chicago, sept. 1958.
[5]
Cf. LAVELLE, Traité des valeurs, II,
Les valeurs esthétiques, 1955.
[6]
Cf. E.
SOUHIAU, La correspondance des
arts, 1948.
[7]
Cf. SOURIAU, op. cit.
[8]
L'autonomie
de l'œuvre musicale a été bien marquée par Boris de SCHLOEZER, Introduction à Jean-Sébastien Bach, 1947.
E. SOURIAU, op. cit., observe de même que, lorsque mon ami me joue la Pathétique,
nous sommes trois dans la pièce, moi, mon ami, et la Pathétique; son
exemple eût été plus saisissant encore, et tout aussi vrai, si Beethoven
lui-même m'avait joué la Pathétique : nous aurions toujours été
trois. Et nous l'aurions encore été si Beethoven avait devant moi improvisé sa
sonate.
[9]
Cf.
sur ce point E. SOURIAU et M. DUFRENNE, très apparentés.
[10]
On a
souvent redit, depuis Malraux, que l'attitude artistique était une invention
assez Jeune : il aurait fallu attendre que le Renaissant perde la foi
religieuse, et surtout que la galerie princière, puis le musée isolent les
œuvres de leurs fonctions cultuelles ou magiques, pour qu'un fétiche ou un
masque nègres connaissent la « métamorphose» qui, d'instruments du culte,
allait les transformer en sculptures. C'est oublier que, si l'art est religion,
la religion primitive est art : elle poursuit si bien l'immanence, elle
accède si bien au sacré par la communion sensible avec les grands rythmes de l'univers
que son but est celui même de l'art : chaque geste du sculpteur ou du
danseur africains est commandé par des rites, mais ces rites rejoignent la
communion artistique avec le cosmos (cf. GRIATJLE,
Arts de l'Afrique noire). C'est pourquoi le musée moderne ne « métamorphose »
pas un objet rituel en objet d'art; il prive seulement un objet qui était art
et religion, de sa seconde composante.
D'ailleurs, l'art s'est moins séparé de la religion et des autres
attitudes, que la religion et les autres attitudes ne se sont séparées de lui.
Chez les Juifs et dans l'Islam, la distinction s'accusa par la découverte du
Transcendant. Et si, à la Renaissance, on a le sentiment d'une émancipation de
l'art vis-à-vis du religieux, il ne faut pas oublier que l'époque se
caractérise surtout par une libération des sciences vis-à-vis de l'art (avec
les tentations de naturalisme, puis de divertissement, qui en résultèrent pour
ce dernier).