Le grand art est altier. Tableau, statue, édifice nous
requièrent sans partage. Sans doute peuvent-ils être de connivence avec leurs
alentours, mais c'est moins pour servir que pour régner. Au contraire, il est d'autres
arts de l'espace, qui tout en cherchant rigueur et expression par le style, n'ont
pas cet absolu désintéressement ni cette autarcie. Ils servent, se
subordonnent. Ce sont les arts décoratifs. Et l'on peut y comprendre, à des
titres divers, le vitrail, la mosaïque, la tapisserie, le tapis, l'orfèvrerie,
le mobilier, l'illustration, le jardin.
Ils servent souvent dans le sens vulgaire. Le tissu de ce
fauteuil Louis XVI offre à considérer un paysage, mais invite d'abord à s'asseoir.
Le ciboire, le reliquaire, l'ostensoir, la boucle mérovingienne ou la fibule
romaine, la buire Renaissance ou le vase Tcheou, le jardin français ou anglais
ont tous une fonction matérielle; et si nous savons qu'elles n'iront jamais
dresser une table, les assiettes de Bernard Palissy ou de Picasso gardent la
relation à leur usage possible. Les enluminures commentaient un texte. Même la
tapisserie et le vitrail avaient une mission pratique : dans les débuts de
la royauté itinérante, les tentures [1]
suivaient, enroulées dans des coffres, les pérégrinations du prince; tantôt
elles coupaient les grandes salles des châteaux en pièces plus intimes et plus
faciles à chauffer, comme dans le chœur gothique elles protégeaient du froid
les chanoines; tantôt elles jouaient un rôle fastueux : au gré des
déplacements du roi ou du grand-duc, un lieu médiocre et de passage se
transformait par leur office en opulente salle d'audience. Quant au vitrail, il
versait la lumière dans le vaisseau de l'église. Un objet décoratif est
toujours quelque peu un ustensile.
Mais il a une manière plus subtile de servir : en
secondant un autre art. L'enluminure obéit à l'économie du texte qu'elle
accompagne, n'étant souvent qu'un dernier raffinement de sa calligraphie; et
tous les autres objets mineurs sont, de près ou de loin, serviteurs de l'architecture.
Aussi ne vivent-ils bien dans le musée qu'incorporés.
Enfin, troisième servitude : les objets décoratifs
célèbrent l'opulence de leur possesseur. Ils sont, si l'on veut, des
panégyristes. Sans doute y aura-t-il des degrés dans la magnificence selon
raffinement des cultures, et le luxe criard des Bourguignons contraste avec
celui, racé, des Médicis. Sans doute aussi la richesse du matériau prend divers
visages : rareté naturelle dans
l'or, l'argent, l'étain, les pierres précieuses; rareté de hasard dans les arts du feu ou les « curiosités »
fortuites, dont raffola l'Orient; labeur
engagé dans la tapisserie médiévale, dont un mètre carré demandait un an de
travail à un ouvrier qualifié, ou cette dentelle du Musée Gruuthuuse qui usa
les yeux de trois générations. En tout cas, toujours l'intention esthétique se
subordonne à l'étalage. N'oublions pas que l'ostentation de la richesse était
un instrument de la puissance dynastique : les tapisseries figurant au
mariage de Charles le Téméraire semblaient, pour les ambassadeurs étrangers et
les vassaux, aussi intimidantes à leur manière que les bataillons de la garde.
Et cette morgue ne fut jamais l'apanage des souverains; dans l'éclat du vitrail
et des joailleries offerts de leurs deniers, les syndics considéraient avec
orgueil l'autorité de leur ghilde. Même les arts populaires se rangent sous la
loi : contraints de renoncer aux matières coûteuses, ils se rabattent sur
le tapage du coloris, ce luxe du pauvre.
On dira que les arts majeurs ont des caractères semblables.
Le tableau aussi décore la paroi; la statue romane, et surtout la
statue-colonne, s'y relie le plus étroitement; l'architecture remplit des
offices très modestes; et tous ces arts ont en commun de manifester la richesse
du prince ou de la corporation. Mais ces subordinations ne sont qu'apparentes.
Pour aller aux exemples les plus délicats, la statue-colonne peut épouser le
mur, elle peut même s'inspirer de ses principes archi-tectoniques, elle lui
parle d'égal à égal : à elle seule un monde, son monde. De même l'architecture,
par la destination manifestée, assume ses contingences au point d'en faire un
accomplissement de sa forme. Dans les arts majeurs, le message spirituel tient
les commandes; le reste en émane. Dans les arts décoratifs, la destination est
première; le style les parachève.
Cependant les choses ne sont pas toujours aussi claires.
Peinture, sculpture, architecture, - arts majeurs, - tombent souvent au rang de
la décoration : décoration (et mauvaise) que tant de nos bâtiments
publics, que les statues de Canova, que certains Matisse ou même certains
Rubens trop faciles. Et à l'inverse, il semble qu'en des circonstances très
rares, les objets mineurs se soient haussés au-dessus de leur état, jusqu'à la
rigueur de l'absolu.
Deux chapitres s'imposent donc. Nous commencerons par
étudier ces formes artistiques à leur niveau normal. Nous les envisagerons
ensuite dans les moments d'exception où elles soutiennent la comparaison avec
les œuvres les plus hautes.
Chapitre 14 - Caractères généraux des arts décoratifs
La plupart des objets mineurs représentant des spectacles, nous prendrons pour fil directeur notre distinction des quatre éléments du tableau : sujet scénique, beauté d'agrément, absolu formel, sujet plastique. Nous modifierons seulement cet ordre pour une raison qui apparaîtra bientôt.
14A. LE SUJET SCÉNIQUE PITTORESQUE ET ATMOSPHÈRE
Servante, l'œuvre décorative ne peut accaparer l'attention.
Elle doit embaumer la vie quotidienne sans la divertir. Là même où elle offre
un spectacle, il faudra qu'il soit modeste. Des scènes poignantes ou simplement
trop réelles encombreraient.
On comprend ainsi la prédilection de la tapisserie pour le
spectacle rêvé. Ses deux chefs-d'œuvre baignent dans le merveilleux. L'Apocalypse d'Angers s'alimente au plus
énigmatique, au plus fantastique des livres du Nouveau Testament, et ses
morceaux les mieux venus sont ceux de la Bête à sept têtes. La Dame à la licorne nous propose une
allégorie si subtile qu'en dépit de Mérimée, qui crut y voir une figuration des
cinq sens, son thème exact défie encore notre sagacité. Non que le réalisme
soit banni des tentures, mais il y prend un visage détendu, anonyme comme un
proverbe. Voyons les titres : les Vendanges,
les Bûcherons, les Chasses de Maximilien, partout on
respire ce qu'il y a de plus apaisant, de plus général : le cycle des
saisons. Et s'il arrive à la laine de nous raconter au long une histoire, c'est
sans trop la prendre au sérieux, avec une fantaisie avouée. L'événement s'édulcore
dans la féerie de la fête profane, témoin le Bal des Sauvages, ou de la procession, témoin la Vie de saint Etienne. Somme toute, la
décoration veut le « pittoresque » : le mot a surtout concerné,
au XVIIIe siècle, le style du
jardin anglais, mais quand on sait qu'il y désigne la défiance du rationnel et
du sublime, l'irrégularité pour elle-même, une certaine rudesse bon enfant, une
forte dose de rêve et de surprise ne tirant pas à conséquence, on se prend à
penser qu'il conviendrait au spectacle de la tapisserie, de la verrière ou des
émaux.
Bien plus, le spectacle décoratif n'attend pas vraiment d'être
regardé. A Chartres, les vitraux sont presque illisibles et par la dimension et
par la profusion de leurs sujets. Aussi n'était-ce pas pour que nos touristes à
jumelles les déchiffrent pièce à pièce que leurs admirables créateurs y
amassèrent quelques milliers de motifs hagiographiques; on est fort revenu, ces
dernières années, de la « cathédrale catéchisme des humbles » :
son raffinement exégétique intéressait surtout le théologien. Non, en plus de
la volonté sacrale de racheter chaque fragment de matière, l'« obstructionnisme »
chartrain s'inspire d'une merveilleuse entente du spectacle décoratif, fait non
pour être médité, mais senti dans l'ensemble, confusément. De là l'importance
des bordures, dont l'ampleur et la qualité permettent
de reconnaître les pièces majeures, celles du XIIe
siècle et de la meilleure partie du XIIIe.
Dans la tapisserie, la bordure envahira le spectacle entier, le dissolvant, l'estompant.
Les semis, encore absents des premières figures de l'Apocalypse, jaillissent
dans les exploits de la Bête à sept têtes, et font leur perfection. La Dame à
la licorne ou l'Offrande du cœur sont constellées des fleurs de la Loire et d'animaux
sortis de tous les bestiaires médiévaux. Dans les « verdures » de
Chambord, les personnages glissent, émergeant à peine de l'intrication des
feuillages. Et si certaines tapisseries flamandes délaissent les semis, elles
les remplacent par une autre végétation luxuriante : le hennin et la
toilette bourguignonne.
Au vrai, le sujet scénique de la tenture ou du vitrail,
comme du tapis et des meubles historiés, a moins pour objet de conter des
aventures ou d'enseigner des dogmes que de créer une atmosphère. Il peut être
porteur d'un message profane ou sacré, aduler tel personnage ou tel groupe,
mais toujours allusivement, marginalement, comme un parfum. Il y est aidé, nous
allons le voir, par la structure formelle qui le sous-tend.
14B. LA RIGUEUR DE L'ABSOLU MANIÉRISME ET SCHÉMATISME
Lorsqu'une forme atteint à la rigueur de l'absolu, elle
exige une exploration attentive, et pour autant rompt avec le monde quotidien.
La décoration doit renoncer à cette intransigeance. Elle offrira unité,
symbolisme, primitivité, éternité, nécessité, - et les lois de composition,
comme le nombre d'or, y seront parfois plus visibles qu'ailleurs, - mais non
sans faiblesses.
On le comprendra si l'on veut se remémorer ses trois types
de service. La chaise, le bijou ou le plat, de destination trop particulière, peuvent
difficilement s'élever aux significations universelles par où l'architecture
rachète ses contingences. Et le pourraient-ils, que leur subordination à d'autres
objets d'art le leur interdirait : la chaise n'a pas le droit de se
refermer dans l'indépendance, il faut qu'elle renvoie à la table et aux autres
chaises autour d'elle; c'est pourquoi sa forme doit rester poreuse, garder une
indécision qui la relie à son accompagnement. Indécision accrue du fait que ces
panégyristes se soumettent encore à la richesse du matériau. Périsse le galbe
de la couronne, le diamant y fera sonner le nombre de ses carats.
Cette attention à la richesse nous suggère pourtant que la
médiocrité ici n'est pas langueur. Au contraire, si la forme se relâche sous la
pression du luxe, elle se voudra luxe à son tour, et le manque de rigueur sera
plutôt recherche vaine que paresse. A voir les serpents se tortiller dans les
plats de Bernard Palissy, les gaufrures des porcelaines de Saxe, le
savoir-faire des émaux de Limoges, on en vient à la conviction que le style
décoratif est fait d'une grosse part d'artifice, d'acrobatie. Ce raffinement
formel tournant à vide, - et qui s'allie bien, en l'occurrence, avec le
pittoresque du spectacle, - nous en connaissons le nom : maniérisme.
De celui-ci on soulignerait un autre aspect en observant que
la décoration schématise. La rigueur formelle d'un tableau ou d'une statue,
même d'un bâtiment, est irréductible à des structures géométriques : dans
le grand art, le sensible ne renvoie pas à un concept tout fait (triangle,
cercle) qu'il se contenterait d'incarner; il aurait alors la pauvreté d'une
signification, d'un signe d'autre chose, tandis qu'il veut ramasser la
profondeur de ce qui ne renvoie qu'à soi-même, d'un sens : son unité est
un labyrinthe parfait, inépuisable. Au contraire, la décoration non-figurative,
- arabesque, rinceau, entrelacs, - sans se réduire à la géométrie, est aisément
traduisible en ses concepts ; de sorte qu'elle se détermine, se limite comme
eux [2].
Et la décoration figurative ne fait pas exception : la Dame à la licorne se contente des
symétries un peu courtes de ses arbres symboliques et de ses personnages
(licorne, lion, mariée, servante), qui permutent seulement leurs positions. C'est
là un des traits fondamentaux des arts mineurs. On peut le déduire de leur
maniérisme, car rien n'est plus proche du schéma que la rigueur à vide; de leur
rôle de délassement; de leur liaison à l'architecture. Nous allons en découvrir
une raison toute différente.
14C. LE SUJET DÉCORATIF INDUSTRIE, CRÉATION DÉRIVÉE ET ÉCRITURE
II est temps d'y venir, les arts mineurs dépendent de
procédés mécaniques. Cela tient à leur nature. Ils servent, disions-nous :
ustensiles qui, par la volonté de spiritualiser l'existence, s'élèvent à la
dignité du beau. Mais les ustensiles - objets de série, même dans le système artisanal qui ignorait la production standard - sont exécutés plus ou moins
mécaniquement. Les arts décoratifs ne pensent pas à rougir de ce caractère, qui
marque leur lien original à la vie quotidienne. Les meilleurs artisans essayent
toujours d'en garder quelque chose : par opposition aux tapisseries de
mauvaise époque, qui désavouent leur trame et leur chaîne dans les minceurs de
la broderie, les chefs-d'œuvre des XIVe
et XVe siècles sont fiers de l'exhiber;
le bon orfèvre ou le bon verrier, loin de dissimuler les pièces rapportées,
font de leur puzzle une part de notre plaisir. On voit sans difficulté que ce
côté mécanique renforce encore le schématisme. Mais surtout, et ceci doit nous
retenir, il rend compte des limites du sujet
décoratif, quand on le compare aux autres arts plastiques.
En effet, par la production mécanisée, le contact du
créateur avec son objet devient indirect. Le pinceau dans la main du peintre,
le ciseau ou le pouce du sculpteur sont en contact immédiat avec la toile, le
marbre, le plâtre : d'où la précision du dialogue entre la matière et l'esprit.
Au contraire, Jean de Bruges, après avoir dessiné les cartons de l'Apocalypse, les confie à Nicolas
Bataille, le maître de l'atelier, qui à son tour s'en remet à ses ouvriers, car
dans la tapisserie bien des nuances ne se perçoivent qu'à la dernière
exécution; et l'exécution même n'est pas directe, puisque l'ouvrier travaille
sur l'envers des chaînes [3].
La condition des arts du feu, vitrail, émail, céramique, n'est
pas meilleure : il ne faut pas relire Bernard Palissy pour se convaincre
des aléas de couleur et de dessin que la cuisson (co-ouvrière) leur impose;
même nos modernes fours, si perfectionnés, leur gardent ce caractère de jeu de
hasard pour le meilleur et pour le pire, jeu tellement excitant qu'il devait
tenter Picasso. Et la mécanique triomphe chez le potier et l'ébéniste :
tour, scie, rabot ne peuvent se comparer, pour l'obéissance à l'impulsion
créatrice, au pinceau ou au ciseau. L'orfèvre n'y échappe pas davantage, malgré
sa parenté avec le statuaire : nous disions qu'il travaille ostensiblement
par pièces rapportées; sans compter la place qu'il fait lui aussi aux arts du
feu.
Mais alors, le vrai créateur, celui qui cherche une nouvelle
vision du monde, ne s'adressera pas d'abord à ces techniques. Un moyen d'expression
où l'on compte avec tant d'intermédiaires (matériels et humains), et qui de
plus, ne l'oublions pas, doit se limiter à la création d'une ambiance, se subordonner
à d'autres arts et faire une réclame tapageuse, est trop émoussé pour qu'on
songe à y obtenir cette conjonction infiniment délicate d'universel et de
singulier qu'on appelle un sujet plastique. C'est pourquoi, chez un grand
maître, la décoration reste passe-temps, curiosité, ou encore désir d'imprimer
sa vision à n'importe quel objet, le plus infime, le plus surprenant. En tout
cas, la création y est dérivée. Picasso
peignant des figures sur les vases de Vallauris ne progresse pas, ou guère: il
se copie lui-même, ou plus exactement se transpose, avec une étourdissante
prestesse. De même Braque composant pour Assy une porte de tabernacle, Matisse
des chasubles pour Vence, Léger une tapisserie d'autel pour Audincourt.
Il est donc bien certain qu'on retrouve dans les objets
mineurs quelque chose de ces visions originales qu'offrent tableaux et statues :
la majesté du règne de Louis XIV, la frivolité de Louis XV, l'austérité
rétablie sous l'Empire se lisent dans les mobiliers de l'époque; comme l'historien
des mœurs cueille des leçons dans le passage du premier style bourguignon aux
rodomontades de certaines tapisseries bruxelloises, puis à la dignité de Lebrun
ou à la fadeur de Boucher. Mais ce contenu formel reste contingent, il traduit
des tempéraments sans s'élever à l'absolu d'une vision du monde : il
répond à ce que nous appelions, pour Van Dyck, une écriture.
Le caractère mécanique des arts décoratifs est si important,
si lié d'autre part à leur rôle de serviteurs, qu'on a parfois pensé qu'il les
définissait. En vérité, nous avons dû prendre la précaution, durant ce
paragraphe, de taire l'architecture : car elle aussi fait une large place
au travail mécanisé, avec les intermédiaires qu'il implique. Ce n'est donc pas
à ce trait qu'on reconnaît décoration et art majeur, mais à la subordination ou
à la non-subordination. Cependant, si l'on voulait à toute force définir le
décoratif par la machine, on préviendrait la confusion avec l'architecture en
alléguant cette mécanique à petite échelle, pleine d'attention minutieuse, et
qu'on nomme parfois « industrie ». A ce compte, c'est leur caractère « industrieux » - lié à leur dépendance - qui
déroberait aux arts mineurs la plénitude du sujet plastique.
14D. LA BEAUTÉ D'AGRÉMENT LUXE ET RELATION À L'HUMANISME QUOTIDIEN
Le lecteur aura deviné pourquoi nous avons réservé la beauté
d'agrément. L'objet décoratif prend ici sa revanche.
Nous savons que cette beauté est présente dans les arts
majeurs selon qu'elle consonne ou non au style d'un maître. Au contraire, la décoration
de toute époque revient inlassablement aux matériaux qui sollicitent davantage
la sensualité : l'or, l'argent, la laine, la pierre précieuse, le jade, le
kaolin; et elle leur donne l'apparence la plus sensuellement délectable, par le
chatoiement, la rutilance, le poli. Ceci se vérifie non seulement dans le
meuble ou le tapis, encore profanes, mais dans la châsse, l'ostensoir, le
vitrail. Et somme toute, l'importance attribuée aux symétries, au nombre d'or,
à l'équilibre des teintes est souvent moins ici une recherche d'absolu qu'une
nouvelle façon de favoriser la joie facile de nos yeux. Quant à la joie des
mains, si je ne suis pas tenté de palper vraiment la statue, disions-nous
contre Read, et si en peinture et en sculpture les « valeurs tactiles »
restent intentionnelles, le plat, le bijou, le meuble, la tapisserie même invitent à caresser leur grain, leur poli, leur chaleur. Ils
veulent nous séduire, nous reposer, par tout notre être.
La jouissance esthétique est l'objet par excellence des arts
décoratifs. Elle les aide à accomplir leur mission de lien entre la vie
pratique et la vie de l'esprit. Avoisinant nos instincts quotidiens par sa
qualité sensible, et l'esprit par son désintéressement, elle a comme eux valeur
médiane, et nous n'avions pas tort de la placer, à propos du tableau, entre le
spectacle, encore prosaïque, et la rigueur de l'absolu.
Tel est le bilan de cette vue d'ensemble sur les objets
mineurs. En eux, l'art s'abaisse : ce qui lui importe, rigueur de l'absolu
et sujet plastique, se détend, et la beauté d'agrément, pour lui relative,
prédomine. Mais cette dégradation n'est pas que déficit. L'art y gagne d'élever
tout à soi : le lit, l'armoire, le couvert, le vêtement. Il les fait
participer aux créations les plus raffinées, les plus sophistiquées aussi, de
la culture. Il y révèle aux yeux et au cœur ce qu'il y a de plus humble et de
plus auguste : les gestes éternels
de l'homme, ceux qui concernent le manger, le vêtir, le dormir; et les matières éternelles de l'homme, le bois,
la laine, la soie, les métaux vénérables. Car il n'y a pas qu'un désir d'étalage
dans la recherche des substances précieuses et des industries acharnées, mais
un immense respect ému des choses et de la nature [4].
Ainsi, les objets mineurs ont un rôle culturel assimilable à
celui de l'architecture, dont ils sont les dévoués serviteurs. Comme elle, ils
répudient l'ésotérisme du tableau ou de la statue; ils accompagnent, élèvent la
vie de tous les instants. Ils le font peut-être de manière plus immédiate. L'air,
la lumière du bâtiment nous baignent d'un contact total mais insaisissable; et
il en va de même du vitrail ou de la mosaïque, dont nous dirons qu'ils sont
très proches encore des arts majeurs. La tapisserie, l'enluminure, l'assiette
de porcelaine, le couvert d'argent, le fauteuil, la bague, la broche et le
diadème, connaissent le contact limité mais plus chaud des cheveux, du corsage
ou de la main.
Auraient-ils été enfermés dans cet auréolement intime de l'existence, que les arts décoratifs mériteraient l'attention. Nous allons voir qu'ils
surent plus d'une fois en émerger [5].
Chapitre 15 - Accès des arts décoratifs à Part majeur
II y a d'abord une autorité indirecte des objets mineurs. A
cause de leur subordination, certains d'entre eux sont condamnés à des dimensions
fort réduites : qu'on songe aux intailles, sceaux, miniatures, aux dessins
ornant les vases. Or, si cette exiguïté renforce leur schématisme, elle invite
aussi l'artisan à survolter sa forme pour l'arracher à l'insignifiance; en
sorte que la structure décorative d'un petit objet, modeste quand on l'envisage
à son échelle, pourrait, agrandie, libérer une énergie extrême. La sublimation
serait complète si j'avais aussi le moyen de la soustraire à sa destination
trop matérielle. C'est tout cela qu'obtient la photographie : elle
agrandit, elle confère le désintéressement. Et du coup, la bague prend place à
côté de la statue, du tableau. Le Musée Imaginaire, humble accès aux arts
majeurs, se fait ici artiste lui-même. La plaque de bronze des steppes, le sceau
babylonien, voire le vase grec ou étrusque, parlent mieux reproduits par
Malraux que dans leur vitrine. Le signe plastique contracté, subordonné, se
libère, se développe en une sorte d'éruption.
Mais le procédé reste artificiel. Nous réprimons mal l'inquiétude
qu'entre l'artiste et nous s'interpose un intermédiaire qu'il n'avait pas
prévu. C'est un peu comme si un microscope spirituel nous agrandissait cent
fois les sentiments de notre entourage : les délicatesses deviendraient
pathétiques, mais seraient-elles encore des délicatesses? On dira que le
primitif, dans un monde moins excité, avait des perceptions plus intenses, en
sorte que l'agrandissement restitue, à notre mesure, ce que lui-même percevait
et voulait. Mais notre comparaison vaut toujours : pour rendre une nuance
accessible à un indélicat, il ne suffit pas de multiplier la mise; il percevra
quelque chose qui ne sera plus une nuance. Le Musée Imaginaire a révélé un
aspect important des objets mineurs. Il ne laisse pas de nous décevoir par ses
artifices [6].
Aussi, plus dignes d'attention sont les cas où la décoration
accède d'elle-même au grand art. Nombre de verrières, de mosaïques, de
tapisseries, d'orfèvreries, voire de céramiques, font preuve de tant de force
qu'elles rivalisent avec les peintures, les sculptures et les architectures les
mieux venues. Comment l'expliquer?
Nous ne pouvons répondre d'emblée, mais une hypothèse se
présente. Nous reconnaissions aux œuvres décoratives certains caractères
injurieux : l'utilité, le service d'un autre art, l'ostentation de la
richesse. Or, n'y a-t-il pas eu, au cours de l'histoire, des moments où la
destination pratique, loin d'être une faiblesse, a pu, comme dans l'architecture,
s'élever par la destination manifestée jusqu'à l'universel? Où le service d'un
autre art fut si étroit qu'il devint assimilation de sa dignité majeure? Où la
richesse des matériaux, au lieu de nuire à la forme, s'en fit un élément
expressif? En un mot, n'y a-t-il pas eu des époques, rares sans doute, dont la
vision du monde coïncida avec les qualités de l'un ou l'autre art mineur, si
bien que celui-ci, cessant d'être le lieu de créations dérivées et relâchées,
put exprimer un temps la pointe du génie?
Ce que nous avons dit de la sculpture magique, comme aussi
de la propension de nos contemporains à une sculpture et une peinture « de
la matière », nous suggère que des époques semblables ont dû se
rencontrer.
15A. LE VITRAIL ET LA MOSAÏQUE
Le vitrail chartrain est lumière. Les recherches plastiques
de Notre-Dame de la Belle Verrière y
font figure d'exception, et ses réussites les plus hautes restent l'Arbre de Jessé et certaines fenêtres
des collatéraux, où les histoires sont dissoutes dans la magnificence des
bordures, dans les armatures et les plombages, qui se compliquent du XIIe siècle au XIIIe, et dans la profusion des motifs. Qu'un détail veuille
émerger, il cède à la clarté sourde, sacrale, qui l'absorbe en le magnifiant.
Est-ce un art majeur? En tout cas, il n'a plus rien de
dérivé et exprime une saisie que lui seul peut rendre, car aucun autre objet
spatial ne saurait obtenir cette fusion à l'intérieur de lui-même, ni cette
fusion entre lui et nous, langage de partout et de nulle part, immdéiation
indicible, échappant presque à la condition d'art de l'espace, sorte de musique
de l'œil. De plus, qu'on se rappelle les réflexions des docteurs contemporains
sur la lumière-substance, sur Dieu-lumière éclairant et constituant tout du
dedans : le vitrail chartrain, suffusion par-derrière de clarté ténébreuse
et silencieuse, est l'apparition la plus convaincante, la plus extatique, de la
Transcendance médiévale.
Et du même coup, il rachète sa condition d'art serviteur. Il
ne décore plus la cathédrale, il fait partie de son tissu; il en est même l'élaboration
la plus exquise : le mur existe autant pour son ouverture mystérieuse qu'elle
pour lui. Le vitrail majeur sublime sa qualité d'ustensile, cessant d'être « commodité »
par où vient la lumière (il la dispense si chichement que les chanoines du xvm8
siècle, gens pratiques, le remplacèrent en plusieurs endroits par des
grisailles) pour assumer l'éclairage en signification d'éternité, « destination
spirituelle manifestée ». Sa richesse même oublie l'ostentation pour la
ferveur. Bref, les tares du décoratif s'y retournent en vertus. Le vitrail
chartrain n'emprunte rien d'essentiel à la peinture (qu'il venait supplanter en
partie), ni non plus à la statuaire; elles plutôt ne se comprennent pleinement
que dans sa clarté.
La mosaïque eut une fortune semblable à Byzance. A l'opposé
de la cathédrale gothique, l'architecture byzantine conçut un monde fermé,
éclairé de l'intérieur et souvent surplombé de la coupole, - espace de la
caverne, comme dit Spengler, - où la fenêtre a pour but non de donner la
lumière mais de provoquer la phosphorescence du mur, source mystique de tout,
La mosaïque n'y est pas une transposition de la fresque, un quelconque jeu de
patience s'amusant à représenter des figures au moyen de petits fragments de
pierre, d'émail, de verre, de bois; envisagé comme peinture, le Pantocrator est
schématique. Mais précisément, ses petites pierres éblouissantes ou éteintes ne
lui sont pas indifférentes. Par elles il cesse de recouvrir le mur, il l'est : mur lui-même devenu
luminescent et qui s'anime jusqu'à laisser paraître un visage. Sans cesser d'être
clos, l'édifice se fait transparence dorée de l'au-delà. Il exsude la lumière,
dit Procope.
On devine une fois de plus l'accession au statut majeur. Le
mur-image dans la pénombre de la basilique incarne ce qu'il y a de plus
singulier dans la vision chrétienne orientale : l'affirmation que ce
monde-ci en révèle un autre par transparence, que l'église de pierre, et les
murs de cette église, sont le lieu d'une théophanie. La mosaïque crée donc
autant et transpose aussi peu, dans la vision byzantine, que le vitrail dans la
vision gothique. Et comme ce dernier, elle s'incorpore si étroitement au
bâtiment qu'elle en partage et presque en résume la dignité. L'hiératisme, loin
d'être un schématisme banal, tient à la substance de la forme-mur.
Devons-nous dire que ces conjonctions ont été de courte
durée. Il suffit de voir la mosaïque avant Byzance, dans les pavements du
Bas-Empire et même dans la Bataille d'Issus
à la Maison du Faune à Pompéi, ou après Byzance, au Baptistère florentin de
San Giovanni, pour comprendre que seule une occasion exceptionnelle put
pleinement la justifier. De même, dès que le gothique se relâche et devient une
école, au lendemain de la Sainte-Chapelle, le vitrail se détache d'une
architecture qui ne le sollicite plus de l'intérieur. Il se prend à déclamer
des histoires, et tolère même sa contradiction : la grisaille et la
perspective. Tableau de verre (autrement dit, tour de force et amusette), il
contribuera à ôter leur reste d'âme aux églises de la Renaissance française,
qui en avaient déjà bien peu.
Le vitrail connaît aujourd'hui une résurrection. Nos
contemporains ont saisi la leçon chartraine : qu'il est moins un spectacle
qu'une musique. A côté de reconstitutions trop archéologiques comme celles de
Max Ingrand à Strasbourg, Blois ou Chenonceaux, nous comptons des
tentatives de grands maîtres. Ne songeons pas tant au Christ et à la Véronique de
Rouault à Assy, qui transcrivent des peintures (comme certaines de ses
peintures transcrivent des vitraux), qu'aux verrières de Matisse à Vence, de
Manessier aux Bréseux et surtout à Hem, de Bazaine et de Léger au baptistère et
dans la nef d'Audincourt. Léger a signé là une œuvre importante. Sa
monumentalité, ses rythmes larges et syncopés comme ceux de la machine, son
coloris brutal, sa figuration hantée de bidimensionnalité et de plan mural, son
goût artisanal de mécano se sont donné libre cours dans ces cent cinquante
mètres carrés de verrières, répartis en dix-sept triptyques, où le Père
Couturier eut l'idée de lui faire représenter la Passion par ses seuls
instruments : fouet, clou, poteau, tunique sans couture. Le style de
Léger, intensification strictement quantitative de l'espace, devait porter ces
objets frustes à l'universel. Et sa vision si puissante mais trop souvent
extérieure atteint dans cette évocation d'un supplice comme dans l'épaisseur
magique du verre coloré, sinon une profondeur vraiment religieuse, du moins la
sacralité.
Mais ce grand morceau pose de manière aiguë le problème
contemporain du vitrail. Nous avons dit que pour racheter ses servitudes et
accéder à la dignité d'art majeur, celui-ci devait être repris par une
architecture dont il serait en quelque sorte l'expression ultime. Or, la
situation présente est paradoxale. Là où il excelle, le bâtiment faillit :
ainsi, à Audincourt, Léger pulvérise la nef de Novarina, comme Bazaine, le
baptistère (et sa mosaïque, le porche) ; Manessier a quelque mal, aux Bréseux,
à dialoguer avec une église du XVIIIe
siècle, et les vitraux de Matisse à Vence rachètent tout juste, avec les
céramiques, une architecture sommaire. Par contre, Ronchamp, architecture de
grande volée, ne fait aucun appel au vitrail, ou plutôt honore sa dépouille
dans une dizaine de fragments de verre rouge, bleu, jaune, qui signifient,
paraît-il, la charité, la pureté et quelques autres choses. Ce qui n'empêche
que ce mur perforé de « mitraillettes de lumière » dresse une des
créations les plus originales de l'art sacré contemporain. La question est donc
de savoir si la grande architecture d'aujourd'hui veut encore le vitrail majeur
et la mosaïque, ou si elle ne les admet que dans un rôle très subalterne. Nous
allons retrouver ce problème à propos des autres arts décoratifs.
15B. LA TAPISSERIE ET LE TAPIS
Avec la tapisserie nous descendons. Jamais elle ne s'élève
aux sublimités du vitrail ou de la mosaïque. Sa chaleur laineuse lui donne
quelque chose d'invinciblement familier. Et elle ne peut prétendre à un rôle
architectural aussi strict.
Pourtant, en sa période de splendeur, elle n'apparaît pas
dérivée. Il faut voir en effet que la magnificence de Bourgogne, de Berry, d'Anjou
ne fut pas un luxe quelconque. La Renaissance approche, elle a commencé en
Italie, et l'homme veut jouir; mais, chez les Ducs apanages, au tournant de la
Guerre de Cent Ans et du Grand Schisme, ce que Huizinga a appelé la « fin
du Moyen Age » donne à cette soif on ne sait quoi de pervers et de
refoulé. C'est l'époque des tombeaux aux gisants atroces entourés de pleureuses
aux voiles tordus jusqu'au sol, des danses macabres, des méditations sur les
trois états de décomposition du cadavre : le luxe se fait frénétique,
convulsif, illimité par sa mauvaise conscience. Jamais l'homme ne donna tant de
prix à son corps avec la conviction de n'être rien. Il se tourne vers les
matières rares mais encore plus vers celles qui totalisent un travail acharné.
Il y a dans ce faste quelque chose des dilapidations de la fête primitive,
étudiées par les ethnologues : la consommation du labeur humain y est
mystique, rituelle, et culmine dans l'étiquette alors importée d'Orient. Cette
sorte d'orgie permanente nous a laissé les étoffes somptueuses des manteaux de
la Toison d'or, les orfèvreries flamboyantes, les patiences infinies des Livres
d'Heures, les miniatures géantes de Van Eyck.
La tapisserie exprime le plus adéquatement ce monde. Elle
suppose une application extrême; elle est liée à l'étiquette; les scènes qu'elle
représente, chasses et apothéoses, muent la vie en une fête grisante. Car la
griserie fait sans doute sa note parmi les arts de l'espace. Elle grise par la
chaleur de sa matière, par l'irréalité capiteuse de son décor où rien ne se
situe et où tout affleure, par son côté palpable, enfin par l'acoustique et le
parfum qu'elle donne aux pièces qu'elle revêt. Or, ce caractère convenait à la
qualité très spéciale du luxe des apanages qui, au lieu de se tourner vers l'art
pur, à la façon des Médicis, choisit l'extase dans le quotidien : le livre
d'heures, le hennin, le candélabre de vermeil, le collier. Et comme le faste
résumait la saisie de la condition humaine à ce moment, et que son exaspération
confinait à l'absolu, on admettra que son symbole le plus parfait, la
tapisserie, ait accédé à la dignité de vision du monde.
Sans compter que, dans ce temps de splendeur, elle
entretient avec l'architecture un commerce intime qui achève de la racheter.
Toute sa plastique en découle : ne pas trouer le mur. Tantôt elle
superpose ses personnages, comme dans les Vendanges,
les Bûcherons ou le Bal des Sauvages. Tantôt elle les
confond dans des semis de fleurs. Toujours elle s'interdit les dégradés trop
subtils qui entraîneraient un modelé et donc une perspective. Ses différences
de plans - car il y en a - sont signifiées, non senties, comme dans un Gauguin.
Bref, ou elle s'aligne sur le mur, ou elle en tient lieu. Pour autant elle a
quelque chose de commun avec la mosaïque, - autre produit de la magnificence et
de l'étiquette des basileis, - sinon que le passage de la pierre à la laine
nous conduit de la transcendance hiératique à l'immanence et au familier.
Culminant de la fin du XIVe
siècle (Apocalypse) au début du XVIe (Dame à la licorne), et produisant ses chefs-d'œuvre dans une aire
qui s'étend des Flandres à la Loire, la tapisserie peut se caractériser comme
un phénomène de l'esprit des grands Ducs. Lorsque François Ier fonde
la manufacture de Fontainebleau (1530-1590), elle aura reçu un coup fatal. Sous
l'influence italienne, le luxe perd la hantise de l'absolu pour la détente, la
vanité curieuse de bizarreries. Désormais, le lissier rivalisera avec le peintre,
auquel il emprunte servilement ses motifs et, comme le verrier de l'époque, il
cherche la perspective, le trompe-l'œil. Pire encore, il oublie le sens des
matières : alors que ses glorieux devanciers se contentaient d'une
trentaine de tons disposés par larges surfaces où continuait de paraître le
tissu, il les multiplie jusqu'à cinq cents au XVIIIe
siècle, pour nier la laine et donner l'illusion du tableau. Les exceptions
confirment la règle. Les quelques pièces remarquables qui voient encore le
jour, à Madrid ou aux Gobelins, participent à l'esprit bourguignon. Escurial,
Louvre, Versailles, n'est-ce pas le trajet de l'étiquette, du luxe sacré et de
la monarchie de droit divin!
On en aurait une dernière preuve en envisageant l'ancêtre de
nos tentures : le tapis. Combinant la mosaïque, la tapisserie, le vitrail,
lui aussi rejoignit si étroitement l'architecture qu'il en devint une partie,
le sol; lui aussi sut exprimer l'absolu de cet autre luxe mystique, le faste
des monarchies divines de l'Orient, de la Perse antique à celle d'hier. Aussi s'harmonisera-t-il
si bien avec l'esprit des grands Ducs que, réservé jusqu'alors en Europe aux
décorations murales, il fut rendu par eux à sa destination véritable :
objet somptueux que l'on foule aux pieds; parfois lieu réservé, oratoire.
Notons toutefois que, malgré cette adoption et l'établissement de la Savonnerie
par Henri IV, le tapis reste, en nos pays, un produit d'importation. Fait pour
être abordé de toutes parts, il tolère mal l'art figuratif (en ses sommets du XVIe siècle persan, hommes et animaux
ne sont ni plus grands ni plus importants que les semis de fleurs). Il s'épanouit
donc dans l'abstraction musulmane. La tapisserie, plus historiée, fut le tapis
de l'Occident naturaliste.
Nous devrions redire à propos de notre contemporain Lurçat
tout ce que nous remarquions dans le métier des meilleures tentures du XVe siècle. Même choix des thèmes
fantastiques, mi-réels, mi-rêvés, où se croisent les grands règnes de la nature
liés au cycle des saisons : Chantecler,
Vendanges, Jardin de coqs, Le Jardin du poète, Tropiques bleus, La Mare aux
étoiles, L'Homme et la terre. Même souci du plan mural et renonciation à
tout modelé. Même façon d'obtenir que le dessin naisse de la matière par la
multiplication des motifs épineux, où les arêtes ont l'air de pointer de la
laine (étoiles, feuilles découpées, plumes et ergots de coq, poils de bouc,
ailes de papillon ; ou ce titre qui est un programme : Le coq dentelle). Enfin, mêmes couleurs
choisies pour renforcer le caractère magique : bleus de nuit, teintes
électriques qui, par leur phosphorescence, émanent du tissu et lui confèrent un
rôle intrinsèque dans la forme. Et si les tonalités de Lurçat sont plus dures
que celles des médiévaux, n'oublions pas que le rosé-garance de notre Dame à la licorne fut, à l'origine, un
rouge hardi. Mais nous ne sommes plus au Moyen Age. Le goût du luxe sacré, qui
justifia pleinement la tapisserie, a peu d'équivalents à notre époque. Est-ce
pour cela que les tentures de Lurçat semblent un peu académiques de forme comme
de matière? Et où trouver la grande architecture contemporaine qui renoncerait
à parler par le seul jeu des murs et des baies, pour s'encombrer de tant de
pittoresque? Le nouvel Aubusson, malgré ses mérites, garde quelque chose de
factice. Vraies, chaudes, silencieuses, les tapisseries de Bissière n'échappent
à ce défaut que pour devenir des tissus collés, comme on dit des papiers
collés.
15C. L'ORFÈVRERIE
Le plus bel ostensoir s'harmonise avec la cathédrale, il n'en
fait jamais partie intégrante. Pour accéder à l'art, l'orfèvrerie n'a donc pas
la ressource d'épouser l'architecture. Par contre, la magie des matières, que
le vitrail, la mosaïque et la tapisserie dispersent quelque peu dans l'ampleur
de leurs formes, ici se ramasse, se concentre sous la palpation du regard et du
toucher avec une insistance fascinante. Or, l'Occident eut une époque où le
mystère minéral fut à l'intime de la vision du monde : l'âge roman. Nous
ne serons donc pas surpris que ce style et l'orfèvrerie comme grand art aient
connu des développements jumeaux. Ensemble, ils gisent dans les aspirations des
Mérovingiens; ensemble, ils prennent conscience d'eux-mêmes aux Xe et XIe
siècles; ensemble, ils atteignent leur maturité et leur équilibre au XIIe, puis, dès l'aurore du XIIIe, cèdent le pas à la révolution
gothique.
La courbe se dessine bien dans l'art mosan. La Châsse de saint Hadelin date de la fin
du XIe siècle. N'en retenons que
le pignon où un Christ, guerrier à cotte de mailles, foule aux pieds les
symboles du mal : l'aspic et le basilic. Lignes et volumes se gonflent, se
dépriment, se strient pour faire vivre un personnage, mais autant, sinon
davantage, une plaque d'argent, sur laquelle circule, comme une vie, la morsure
instable de la patine. La figure ne s'inscrit pas dans cette matière; elle est
son esprit apparu : qu'est-ce d'autre en effet ce Christ serrant dans ses
griffes d'oiseau des victimes fantastiques! Le génie proto roman d'exaltation
des substances bouillonne au point d'étouffer presque le souci plastique. -
Avec le Chef-reliquaire du pape saint
Alexandre, nous passons en plein XIIe
siècle. Une tête d'argent en ronde-bosse, tête d'empereur romain de la
décadence, repose d'aplomb sur un coffre rectangulaire. Le style perpétue celui
du maître de saint Hadelin, car les traits pèsent comme l'argent où ils se
prennent; ils brillent avec lourdeur, à la fois figure et chose, tête humaine
et talisman; aussi notre œil ne se choque-t-il pas, en descendant le long de ce
cou renflé, de le voir se minéraliser dans des pierreries en franc ressaut, et
enfin se perdre dans ce coffret auquel ses émaux, ses cabochons et les animaux
qui le soutiennent font un décor inquiétant. Mais la magie n'est plus présente
que par le mystère substantiel; sinon tout respire la discipline et le calcul :
celui qui a dressé cette tête connaît le secret des aplombs, il sait comment
les volumes se composent pour tenir. Par là Godefroid de Huy représente
peut-être l'apogée de l'orfèvrerie mosane. Alliant magie et plastique, il
réussit cette gageure de faire d'une tête en ronde-bosse une œuvre d'orfèvre,
non de sculpteur. - Enfin, au début du XIIIe
siècle, Nicolas de Verdun termine la Châsse
de Notre-Dame de Tournai. Malgré les remaniements qui ont dénaturé l'ouvrage,
son caractère demeure. Nicolas l'emporte en science sur ses devanciers :
il compose avec plus de mesure, repousse et cisèle avec plus d'adresse. Il est
très humain. Mais précisément, il y a chez lui tant de facilité et de bonne
grâce que le mystère s'évanouit. Les draperies deviennent fluides et les
matières ne pèsent plus. La lumière frôle la surface au lieu d'y pénétrer. L'artisan
a perdu le secret de faire parler les « natures », son secret.
Bientôt les vrais inventeurs de formes se tourneront vers la pierre, et les
orfèvres, comme le maître de la Châsse de
saint êleuthère, se contenteront de transposer les créations originales du
sculpteur. Le gothique une fois triomphant, l'orfèvrerie eut pour mission de
briller, d'étonner peut-être; elle n'inspira plus sa première terreur. - II en
va de même dans les ouvrages non figuratifs. Au regard des croix de procession,
calices, ciboires et pyxides romans, munis de simples filigranes en rinceaux
réguliers, Hugo d'Oignies, vers 1230, n'est plus qu'un virtuose : il aura
beau multiplier ses tigelles portant feuilles et fleurettes, et soulevées entre
leurs points de fixation pour être mieux fouillées par la lumière, l'orfèvrerie
a repris son éternelle carrière d'art ornemental. Dans la région mosane, sa
fortune et celle du style roman sont indissolublement liées. Nous retrouverions
cette loi partout ailleurs. En France, après des œuvres encore carolingiennes,
comme la Châsse de
Saint-Benoît-sur-Loire ou le Reliquaire de
Saint-Bonnet-Avalouze (VIIe
siècle), le revers de l'Evangéliaire de
saint Gozelin ou la Sainte Foy de
Conques (Xe siècle) donnent une
idée saisissante de la première période romane, celle où les matières ont
encore une telle puissance qu'elles secouent la forme. Mais au milieu du XIIe siècle, nous reconnaissons dans le
Vase en porphyre de Saint-Denis, puis, au début du XIIIe, dans la Vierge en
argent de Beaulieu-sur-Dordogne, l'équilibre souverain de Godefroid de Huy [7].
Enfin, en ce même XIIIe siècle, l'orfèvrerie
de la France du Nord, devenue gothique, démissionne dans l'imitation des formes
architecturales et sculpturales.
Telle est l'originalité de cet art. Si le vitrail verse l'extase,
si la tenture grise, l'orfèvrerie fascine. La Sainte Foy, toute en or, ne représente pas le sacré; par sa matière
magique, elle est le sacré lui-même, obsédant. Avec la raideur de sa posture
frontale, la fixité de ses yeux en verre bleu et émail blanc, ses grouillements
de pierreries, elle fulgure, redoutable. On comprend qu'à cette époque où les
idées iconoclastes avaient encore des adeptes, les contemporains aient qualifié
ce genre de statues, apparues dans le Massif Central à la fin du Xe siècle, d'« idoles païennes ».
Dans l'orfèvrerie non-figurative, un calice ou un évangéliaire romans ne servent pas une fin sacrée et ils ne
reçoivent pas de cette fin leur dignité. C'est au contraire leur puissance de
talisman, où se concentrent les vertus du métal, des pierres rares et des
émaux, qui sacralise les gestes du rituel. Ou plutôt gestes et choses ne font
qu'un. Ils sont si bien destination manifestée qu'on ne peut les imaginer en
contact qu'avec l'eucharistie, les reliques des martyrs ou la parole de Dieu.
Ici encore, la Renaissance marque expansion et déclin. Le
succès tint à des facteurs monétaires : la découverte de l'Amérique allait
jeter sur le marché une quantité inouïe de métaux précieux, si bien que les
rois voulurent leur vaisselle d'or, et que « n'eussiez scu guère aller en
maison de laboureur ni autre sur le plat pays que n'y eussiez trouvé vaisselle
d'argent » [8].
Cependant, la Renaissance pourra ciseler des choses très savantes, Benvenuto
Cellini et ses émules français pourront déployer toutes les habiletés et
parfois de vrais dons artistiques, l'orfèvrerie n'en aura pas moins perdu la
seule vertu capable de la soustraire au luxe gratuit : la fascination
magique. Cette décadence ne s'exprime nulle part aussi cruellement que dans l'art
des émaux. Ceux cloisonnés de Byzance, puis ceux champlevés des Romans,
combinaient lumière, matières et couleurs en des arcanes impressionnants. La
Renaissance connaîtra des émaux monochromes, vrai contresens, et des émaux
polychromes qui, pour rivaliser avec les effets de la peinture, oublieront leur
densité substantielle. Ainsi, en Europe, l'orfèvrerie majeure est romane. Il
faut à cet art la sève de la barbarie, saisie en ce moment fugitif où elle s'éveille
à la civilisation. La civilisation claire, ordonnée, ne peut que le tuer.
Un coup d'œil sur l'Asie le confirme. L'art animalier des
steppes - ces petites pièces de bronze, accessoires d'équipement et de
harnachement (agrafes, boucles de harnais, appliques de chariot) représentant
des combats de cervidés et d'équidés, de loups et de tigres, avec une force et
une rigueur inimitables - culmine sans doute chez les Huns vivant sur la
frontière nord de l'empire chinois entre 700 et 100 avant J.-C., nomades assez
éloignés de la civilisation pour garder un sens aigu des matières, assez en
contact avec elle pour révéler ce sens dans une forme. Quant à l'évolution du
bronze chinois, à en croire René Grousset, sa courbe serait des plus
significatives : les vases rituels, de forme monumentale, auraient atteint
leur apogée dans la civilisation du bronze des Chang, pour décliner sous les
Tcheou, dynastie forte, et connaître une nouvelle phase créatrice durant l'ère
des états Combattants, correspondants de notre féodalité [9].
Nous y retrouvons l'éternelle portée magique de la haute orfèvrerie : les
légendes du pays racontent les pouvoirs chamaniques des anciens fondeurs et
forgerons, et si le jade y a un tel prestige, c'est encore que, matière pure et
noble, il dispense des « vertus ». Le Moyen Age disait : « Grande
vertu est donnée es plantes, très grande vertu est donnée es pierres ».
Nos contemporains n'ont rien produit de décisif en ce
domaine, à moins qu'il ne faille y compter des pièces telles que la Grue de Picasso. Comme tant d'autres
ouvrages de l'artiste, ce bronze peint rappelle par plus d'un côté l'orfèvrerie.
Même goût des matières insolites : la patte est faite d'une fourchette, la
queue d'une pelle, le cou d'un morceau de câble, l'aigrette d'un vieux robinet
à gaz. Même dignité héraldique, fascinante. Et en effet, nous admettrions
volontiers que Picasso soit moins sculpteur qu'orfèvre. Nous y reviendrons dans
un instant à propos de sa céramique.
15D. LES AUTRES ARTS DÉCORATIFS
L'orfèvrerie est sans doute le dernier objet mineur qui se
puisse égaler au grand art. Les autres formes de décoration, même en leurs
sommets, nous laissent indécis.
Le jardin et le meuble épousent de très près l'architecture
qu'ils accomplissent, et c'est là un côté ennoblissant pour des arts
auxiliaires. Mais quant au reste, tout les compromet : le jardin obéit aux
caprices des saisons; le meuble dépend à l'extrême des procédés mécaniques, et
sa finalité est trop triviale pour être universalisée. Les parcs de Le Nôtre à
Vaux-le-Vicomte et à Versailles, les armoires de Boulle sans corniche ni
soubassement dans la rigueur de leurs angles droits, nous donnent la plus haute
idée du règne de Louis XIV. Mais le procédé du « boulle et contre-boulle » [10],
ou les ingénieuses canalisations des jardins du Roi Soleil, trahissent un autre
ordre d'ambition que celui du peintre, et même de l'orfèvre ou du lissier.
L'illustration connut, en nos pays, trois moments de gloire.
Les entrelacs de l'initiale XPI du Book
of Kells épousent parfaitement la vision de cryptogramme et de géométrie un
peu schizophrénique qui fut celle de l'Irlande au VIIIe siècle. Ensuite, Carolingiens et Romans devaient
trouver dans leurs Bibles d'orfèvres, lourdes comme des tables de la loi, le
lieu d'élection de leurs inventions graphiques : c'est là en effet - dans l'Evangéliaire d'Ebbon et le Psautier d'Utrecht (IXe.), dans les Bibles mozarabes de Léon et le Pontifical
de Winchester (Xe.) - que s'inventent
les formes dont les fresques peintes ne donneront qu'une copie servile, mais
qui, recréées par les sculpteurs d'Autun et de Vézelay, devaient être portées
jusqu'au faîte de l'art. Enfin, nous avons dit que le luxe des grands Ducs
avait voulu s'exprimer dans les Riches
Heures, et celles de Pol de Limbourg pour Jean de Berry témoignent d'initiatives
créatrices dans le paysage. Il y a donc des réussites majeures de la miniature.
Mais outre qu'elles sont très rares, elles souffrent d'un vice décoratif :
enluminées ou historiées [11],
elles cessent le plus souvent d'« illustrer », et le livre devient
une simple collection de gouaches ou de dessins. Parmi les modernes, Miro et
Matisse semblent avoir eu des dispositions pour le genre : leur espace
détendu, cinématique, devait s'arranger de ce coup d'œil allusif, au fil du
texte et au détour de la page, requis par l'illustration. Mais leur vision,
dans ce cas, est-elle vraiment majeure [12]?
Par contre, la Suite Vollard de
Picasso ou ses Histoires Naturelles de
Buffon sont des recueils de gravures sans intention de commentaire. Somme
toute, la seule tentative réussie de fondre un texte avec les arts du dessin
demeure la calligraphie chinoise, où l'alphabet même prend figure. Encore, si l'ignorance
de la langue nous empêche de juger pleinement de cette expression plastique,
croyons-nous deviner que la plus belle écriture n'égale jamais un paysage Song.
Quant à la poterie, elle se disqualifie parce qu'elle n'est
pas décoration tout entière, mais se compose d'un objet « recouvert »
d'un motif décoratif. Ainsi en va-t-il des faïences de la Renaissance, d'Urbino
ou d'ailleurs, imitant la peinture avec une virtuosité un peu vaine. Les
faïences lustrées hispano-moresques ont déjà l'avantage que, non-figuratives,
elles associent plus intimement décoration et objet. Les Chinois apportent la
solution radicale par la porcelaine Song et Ming, ù le décor ne couvre plus l'ustensile,
mais pénètre le kaolin translucide. Néanmoins, comme la poterie reste de forme
schématique, plus d'un peuple primitif flanque ses vases précieux (souvent
destinés aux usages funéraires) de figures sculptées, ou les fait tout entiers
sculptures, céramique dans les arts précolombiens, bois dans l'art du Congo :
le travail du tour le cède alors à celui, différencié, du sculpteur. Picasso
aura eu le mérite de résumer un moment tous ces efforts à Vallauris, dans une
sorte de céramique-statuaire-orfèvrerie convenant bien à son tempérament de
magicien, de joueur, de sorcier [13].
La céramique pure connut cependant un moment majeur, fulgurant. Il y fallut la
Grèce. L'instinct architectonique et le don de faire passer le volume dans la
surface donnèrent au corps du vase la grandeur monumentale. Quant aux figures,
le parti d'exprimer le volume dans le contour permit de leur garder la présence
sans briser le volume céramique, en renforçant même ses articulations. Et voici
que l'amphore du Dipylon et le cratère François comptent parmi les monuments de
l'architecture, de la sculpture et de la peinture.
* * *
Il ne nous est pas indifférent que, même en Grèce, la grande
céramique ait précédé l'âge classique. Dans toute œuvre décorative il y a, dans
le bon sens du terme, quelque barbarie. Nous l'avions dit pour l'orfèvre, on
peut le répéter de tous. Là où la décoration est majeure, un moyen âge fait la
toile de fond. La mosaïque attendit que le visage humain prenne ce regard d'au-delà
créé par le christianisme, - aube du Moyen Age, - pour devenir à Byzance et
Ravenne l'expression centrale d'une vision de l'homme. Les bibles inquiétantes
s'échelonnent du VIIIe au XIe siècle. La décoration des
chapiteaux culmine dans l'ère romane, et les gothiques déjà seront incapables
de refaire les chapiteaux non figuratifs d'Autun. Le beau vitrail est
proto-gothique, et plus précisément roman. Au XVe
siècle, la tapisserie manifeste ce qu'il y a de plus médiéval, d'un médiéval
exacerbé par son crépuscule, dans l'esprit des grands Ducs. Et donnent la même
leçon l'Afrique, l'Islam, la Chine des Chang ou la steppe des Huns, des Scythes
et des Sarmates : les bronzes d'équipement et les tapis sont d'inspiration
nomade.
Nous n'avons plus à en donner les raisons. Seul le « primitif »
est assez proche du tellurique et assez patient pour percevoir la magie des
matières. Seule sa virginité s'étonne de l'ustensile et lui trouve les vertus
extraordinaires qui éveillent l'art. Chez lui seul, le schématisme épouse d'assez
près les rythmes cosmiques pour se gonfler de vie. Seul enfin, il baigne dans
une société intégrée où l'art est populaire, car la décoration n'est pas le
fait d'élus, créateurs ou spectateurs, mais de la collectivité dans sa vie
quotidienne. Bref, le décoratif implique si bien le primitif qu'on pourrait
retourner la proposition et dire qu'où survit la sève et l'intégration
primitive, la décoration reste vivace. Témoin nos villages lorsqu'ils étaient
encore rustiques, abritant des traditions solides du meuble et de la poterie.
Notre siècle peut inquiéter à cet égard. L'esprit magique
est révolu, et la sculpture « matérielle » démontre qu'il procède
chez nous d'une attitude où entre plus de réflexion que d'instinct. D'autre
part, l'homme contemporain agit par larges plans, de manière efficace, en quête
d'horizons, et la patience pour elle-même n'est pas son fort. Quant à la
culture populaire, elle est devenue thème de congrès.
Plus grave, - car il y aura toujours des gens épris de
minuties artisanales et même de « barbarie », - l'architecture
contemporaine ne semble pas attendre la décoration. Ronchamp nous avait avertis :
on n'y conçoit ni un vitrail de Léger, ni une mosaïque de Bazaine, ni une
tapisserie de Lurçat, mais le seul béton de Le Corbusier. Sans doute, la
peinture ou la sculpture y seraient aussi mal venues : tel ce travail
voulu par Henry Moore pour s'harmoniser avec le dépouillement d'un building de
Londres, et où la statuaire se réduit presque à un bossage subtil. Mais le
tableau peut se contenter du musée, et la statue n'attend de l'entourage qu'un
écho. Les arts décoratifs sont échos eux-mêmes. Pour qu'ils vivent, il faut qu'une
voix les appelle.
Du reste, la décoration comme nous l'avons décrite
appartient peut-être à un état social périmé. Lorsque la communauté était
pauvre, elle déléguait de rares individus - princes ou riches - à l'acte de
consommer une poignée d'objets exquis par leur luxe de nature ou de labeur, et
qui la représentaient, la valorisaient tout entière. Dans nos sociétés où les
biens sont en grand nombre et où la plupart les consomment, il n'y a plus de
raison pour sacraliser pareillement quelques fétiches. L'objet rare n'est qu'un
bluff transitoire, perçu comme tel.
Enfin, et cette fois nous touchons au nœud, l'industrie a
changé le goût et l'échelle des valeurs. Selon ses critères, un objet d'usage n'a
nul besoin, pour être humain, de l'enrobement esthétique. Comme nous l'avons vu
de l'architecture, la richesse sémantique, c'est-à-dire l'inscription et l'ouverture
dans le réseau ambiant, lui suffit, du moins si elle y est manifestée, comme le
veut le fonctionnalisme du Bauhaus et du meilleur design.
Alors, il faut s'attendre à ce que nous développions deux catégories
de produits : les œuvres d'art proprement dites, fragments du monde à eux
seuls un monde, et les objets d'usage courant, cherchant la qualité
fonctionnelle. Dans l'entre-deux, les arts décoratifs, sollicitant un reflet du
grand art sur l'objet quotidien, sont condamnés à disparaître, ou à nourrir de
rares et dispendieux besoins de fantaisie. Encore eux-mêmes - tout comme l'Op
et le Pop - subissent-ils la contagion du design industriel. Cherchant à se
réduire à un jeu d'unités plastiques [14],
les intégrations architecturales de
Vasarely - revêtements de céramique, cloisons transparentes - souhaitent jeter
les bases de ce que leur auteur appelle un folklore planétaire, seule
décoration viable dans une civilisation fondée sur la production de masse.
Henri Van Lier
Les Arts de l'Espace, Casterman,
1959
Notes:
[1]
Une tenture
est un ensemble de pièces de tapisserie se rapportant à un même sujet.
[2]
Cf. à
ce sujet Mikel DUFRENNE, Phénoménologie
de l'expérience esthétique, 1953
[3]
Il y a
néanmoins une nuance entre basse et haute lissier. Dans le métier de basses
lisses flamand, dont le cadre est horizontal, l'ouvrier suit un carton appliqué
contre les fils de chaîne, et dont il n'aperçoit entre eux qu'une faible
partie; il ne peut avoir de vue d'ensemble qu'au prix d'un long démontage; il
exécute donc presque servilement, sans vraie inspiration décorative au contact
de la matière vivante, et on comprend que ce soit en Flandre que la tapisserie
ait pris la manie de copier des tableaux (lesquels étaient du reste inversés de
gauche à droite, en raison du procédé). Par contre, dans le métier de hautes
lisses français, où le cadre sur lequel sont tendus les fils de chaînes est
vertical, le lissier aperçoit dans un miroir une large portion de son travail,
il peut même en prendre une vue d'ensemble en passant derrière son métier; il
compose donc assez librement, cherchant l'effet décoratif : son carton
reste derrière lui et il se contente de le consulter.
[4]
Ce
côté d'intimité avec l'existence a été bien dégagé par Gaston BACHELARD dans sa Poétique de l'Espace,
1957.
[5]
A
aucun moment nous n'avons employé « décoration » ou « décoratif »
dans le sens que leur donnent Berenson et Wölfflin, lequel écrit : « L'histoire
de la peinture est essentiellement, et non secondairement, une histoire de la
décoration. « Pour ces auteurs, le décoratif comprend, dans les arts
plastiques, tout ce qui ne représente rien, le non-figuratif. C'est là,
nous semble-t-il, un emploi malheureux, si l'on songe que le mot désigne déjà
les arts mineurs. Comprenant dans le décoratif arts mineurs et peinture
abstraite, on donne lieu à des équivoques. Au sens où nous employons le terme,
- le seul spontané, - la peinture abstraite n'est « décorative » que
si elle est médiocre, incapable de s'élever à la rigueur d'un sujet pictural.
Reste d'usage, par contre, d'appeler « décoratif » ce qui s'aligne
sur le plan mural : en ce sens, Gauguin est décoratif. Encore vaudrait-il
mieux éviter cette ambiguïté dans un domaine où il y en a déjà tant.
[6]
Malraux,
comme tout le monde aujourd'hui, use beaucoup des ressources photographiques :
agrandissements, cadrages, éclairages originaux, et cela même pour les arts
majeurs. La méthode a ses dangers. On découvre ainsi un Chardin dans les fonds
d'une peinture de l'école de Fontainebleau. N'est-ce pas oublier que ce fond
était un fond? En faire la « forme » est un contresens plastique :
on ne découpe pas plus un tableau qu'un texte. En agrandissant un centimètre
carré bien choisi d'un Titien on ferait de celui-ci un précurseur des « tachistes ».
Comme en éclairant astucieusement un visage d'Olympie on peut le rapprocher d'un
masque nègre.
[7]
Limoges,
centre vital de l'orfèvrerie (surtout émaillée), resta fidèle à l'inspiration
romane jusqu'à la fin du XIIIe
siècle. Pour des raisons politiques, le duché d'Aquitaine, alors indépendant,
écartait les influences du domaine royal, où s'accomplissait la révolution
gothique.
[8]
L'orfèvrerie
comme la tapisserie furent toujours liées à des
contingences économiques, dont il faut tenir compte pour comprendre l'évolution
de ces arts.
Si Henri IV institue
les Gobelins, c'est pour empêcher que les achats de tapisseries (marchandises
très chères) ne provoquent des évasions de capitaux vers la Flandre. De même,
en ces époques d'économie fermée où les métaux précieux étaient la mesure de la
richesse, le travail de l'orfèvre était protégé par les rois, qui garantissaient
les poinçons. Autre liaison, négative, à la prospérité : dans les temps de
désastres on fondait les pièces, - ce qui nous vaut de très mal connaître
certaines époques, comme l'orfèvrerie de Louis XIV, disparue lors des misères
de la fin du règne.
[9]
Cf.
René GHOUSSET, Encyclopédie de
la Pléiade, Histoire universelle, I. Nous avons mis quelques conditionnels,
car il y a sur ces problèmes plus d'une querelle entre les doctes, et nous
appelons ici vases Chang ce qu'on appelle parfois vases Tcheou.
[10]
Pour
éviter toute perte de substance dans les meubles de cuivre et d'écaillé qu'il
avait imaginés, Boulle les fit par pendants : dans l'un, le cuivre assurait
les fonds, et l'écaillé le dessin; dans l'autre, vice versa.
[11]
Le
Moyen Age distingue l'historié, figuratif et d'esprit plus occidental,
de l'enluminé, non-figuratif, où l'artiste se livrait à la fantaisie
pure, d'inspiration exotique. Au XIVe
siècle, l'enlumineur et l'historieur seront souvent deux hommes
différents travaillant à un même livre. Cf. BALTRUSAITIS,
Le moyen âge fantastique, p. 143.
[12]
On se
fera une idée de l'illustration à notre époque, plus importante qu'on ne le
croit d'ordinaire, en feuilletant l'Anthologie du livre illustré par les
peintres et les sculpteurs de l'école de Paris, Skira.
[13]
L'album
que Kahnweiler a consacré à sa « sculpture » pullule de « céramiques »
et « d'orfèvreries ».
[14]
Une « unité
plastique » est un rapport élémentaire de deux couleurs et de deux figures :
cercle rouge sur carré bleu, losange vert sur carré jaune, etc.