ANTHROPOLOGIE DU THEME
La notion de thème paraît innocente. Elle semble même si sûre
qu'on se demanderait bien sans préalable quels sont les thèmes d'une époque ou
d'un auteur, quel est leur devenir, et plus pratiquement comment les pressentir
ou les susciter. Avec la seule préoccupation qu'un thème en cache un autre.
Ce serait oublier que les thèmes ont des forces et des limites
en tant que tels, que la thématisation est un parti culturel assez particulier,
qui répond à un moment historique tardif, sans promesses d'éternité. D'autre
part, depuis quelques siècles, mais particulièrement aujourd'hui, les thèmes
sont à la fois causes et effets des théories et des modèles de connaissance
ambiants, des sujets artistiques individuels et collectifs, des structures
spécifiques des média qui les véhiculent et parfois franchement les sécrètent.
Cette lente mise en place et cette brusque fortune méritent réflexion.
1. L'anthropogénie de la thématisation
Platon et Aristote ne connaissent encore que le substantif
verbal 'thésis', la thèse, de la racine THE (poser), apparentée à 'facere', 'to
do', c'est-à-dire l'action de délibérément poser une chose pour la prélever, la
séparer du reste, y mettre l'accent,
la caractériser (la thésis est le contraire de l'arsis, la levée du pied du
danseur ou des doigts sur la flûte). Ce n'est que longtemps après la latinité
classique, chez Quintilien et Sénèque, puis Diogène Laërce, que le thème, le
théma, résultat de la thésis, désignera une proposition et commencera à augurer
du sens actuel.
Pourtant, la capacité de poser autoritairement le pied ou la
main sur quelque chose pour opérer un prélèvement est en route sur notre
planète depuis 30.000 ou 50.000 ans, depuis que sapiens sapiens a atteint une
perfection suffisante de sa station debout et de ses mains planes pour que ses
extrémités graciles lui suggèrent des gestes délimitateurs, dont témoignent ces
prélèvements que sont les outils, mais aussi les figures du paléolithique
supérieur. Puis, dès le début du néolithique, le primate vertical que nous
sommes a même imposé à ses constructions les angles droits que sa station
debout formait avec le sol, et que répètent les articulations de ses membres,
surtout des épaules, coudes, poignets, paumes, phalanges, phalangines,
phalangettes. Ainsi, disposant, comme tous les primates, d'un champ visuel
coloré binoculaire de 140° et cyclopéen de 200°, assez vague latéralement mais
acribique au centre, et donc globalisateur, le primate vertical, en raison de
ses caractéristiques anatomiques et du développement corrélatif de
représentations cérébrales éloignées, a pris l'habitude révolutionnaire de
refermer rotativement les angles droits, de cadrer. En témoigne le double cadre
d'adoration où sont superposés la déesse mère et le taureau à travers tout le
bassin méditerranéen. Les empires primaires, Sumer, Egypte, Chine, Olmèques,
devenus franchement cultivateurs et domestiqueurs, achevèrent ces prélèvements
cadreurs dans leurs premières écritures, encore survoltées au point de
provoquer la formidable tension verticale et horizontale du scribe assis du
Louvre.
Qu'ajoutait à cela la thèse selon Platon et Aristote, d'où
sortira plus tard le thème? (a) D'abord, elle refroidit le cadrage; prélever,
cadrer, ce sera désormais considérer quelque chose encore intensément, la
thésis est héroïquement active, mais dans une certaine distance. (b) Du même
coup, elle étend le prélèvement et le cadrage à tout, aux qualités, aux
espèces, aux déclarations des orateurs, aux proportions géométriques, aux
équations, mais d'habitude aux questions générales, que Cicéron dit
"infinitae", par opposition aux question spéciales,
"finitae". (c) Toujours par le même mouvement, elle rend tout ce
qu'elle touche oppositif, exclusif, négatif, contradictoire, fait apparaître
l'exclusion d'un élément comme la position d'un autre au sein d'un inventaire
fermé, nous dirions qu'elle digitalise : l'antithésis a été concomitante de la
thésis, avec une fortune qui s'est soutenue jusqu'à Kant, Hegel et Marx. (d)
C'est dire aussi que la thèse prélevait la forme non seulement "dans"
un fond, comme sapiens sapiens jusqu'aux empires primaires, mais
"sur" le fond, en repoussant le fond, en tendant à l'annuler, car le
fond c'est toujours du bruit de fond ; la forme, dans la thèse, renvoyait à une
autre forme, l'antithèse, plutôt qu'au fond, privilégiant ainsi, comme partout
depuis la Grèce classique, le convexe ("masculin") par rapport au
concave ("féminin"), réceptacle ou support neutre chez Platon. (e)
Enfin, la thésis grecque est réduplicative, elle pose ce qu'elle pose comme
tel, et aboutit pour finir à la fameuse conjonction aristotélicienne :
"è" (en tant que).
Ainsi devinrent possibles le droit, la démocratie (affrontement
de thèses), l'histoire, la tragédie, la comédie, la géométrie (le triangle
comme triangle), et un jour quelques bouts de physique pertinente chez
Archimède. Miracle grec? Plutôt, comme toujours, coïncidences et sélections
culturelles, telles celles qui avaient engendré déjà le prélèvement figuratif
au paléolithique, le cadrage sacré au néolithique, le cadrage tendu au début
des empires primaires, - le fait, entre autres, que, sur une péninsule
remarquablement située entre Etrurie et Asie Mineure, des marins héroïques à
force de commercer sur des mers difficiles mais praticables, furent amenés à
libeller des contrats d'assurance maritime, et cela dans une écriture
phénicienne qu'ils rendirent phonétiquement complète (consonnes + voyelles) et
graphiquement égale d'impact , donc donnant davantage l'illusion d'être
strictement transparente aux formes et idées posées. Ce qui les aurait conduits
un jour à proclamer, en vers, la plus héroïque des thèses (nous ne disons pas :
des thèmes) : l'étant est, le non-étant n'est pas.
Alors, pourquoi pas tout de suite le thème? Ce retard est
d'autant plus frappant que la praxis (l'action), la ktésis (la possession), la
chrèsis (l'usage), éminemment grecques aussi, et pourtant très antérieures à la
thésis, donnèrent aussitôt, dès Homère ou Hésiode ou Eschyle, des ktémata
(acquis), des pragmata (agis), des chrémata (utilisés). Encore, quand 'thema'
fit son apparition, ce fut d'abord pour désigner simplement, selon la racine
"thé", des portions astrologiques du ciel, chez Manethon (IIIe B.C.),
des portions de viande ou des coffrets, chez les Septante, une somme d'argent,
chez Plutarque. C'est seulement avec Quintilien et Sénèque que nous approchons
ce que nous entendons par thème, et encore limité au thème d'un discours. Chez
Apollonius Dyscole, au Ile siècle, le thème est l'article, dont le rôle
indexateur est bien marqué à cette occasion; le Bas-Empire Byzantin était
divisé en "thèmes", avec des légions, "thèmes" aussi; dans l'Etymologicum
Magnum du Xe siècle, le thème est la racine d'un mot, ou un mot dont dérivent
les autres. Enfin, quand, à partir du XIIIe siècle, 'tesme' se glisse en
français, puis dans les autres langues européennes, avec le sens de proposition
à élaborer, il demeure rhétorique (didactique, dit Robert) jusqu'à la fin du
XIXe siècle, et même jusqu'à hier. Dans Littré, on ne trouve guère que des
thèmes à traduire, des thèmes à décliner et conjuguer, des thèmes à développer
en musique, des thèmes (positions des astres) à interpréter en astrologie. En
1947, le Vocabulaire de la Philosophie de Lalande n'a qu'une ligne et demie
pour définir le thème, et ne trouve à citer qu'un texte des Nouveaux Essais de
Leibniz, où un thème incomplexe (chose ou idée) ou complexe (proposition,
vérité) est ce à quoi on applique des topiques (lieux d'invention) ou arguments
"pour l'expliquer ou le décrire".
Or, depuis quelques années, le thème et la thématisation sont
devenus si familiers, si impératifs, qu'ils suscitent même un colloque comme
celui-ci. Par opposition aux simples 'sujets traités' d'autrefois, expression
flottante mais large, le thème au sens actuel strict est délimitable,
mécaniquement traductible, développable par combinatoire ou par arbre
dichotomique, donc digitalisable. On ne gère pas une publication régulière de
romans photos, ni moins encore une série télévisuelle comme "Côte
Ouest", ni peut-être une revue de vulgarisation scientifique, sans définir
des thèmes, objets de sériations et de combinatoires. Le thème se distingue du
sujet traité un peu comme le terme, vocable dont l'histoire sémantique a été
parallèle à la sienne, se distingue du mot, et pour les mêmes raisons : les
besoins de l'industrialisation transnationale et de l'informatisation générale.
Le parallélisme entre 'thème' et 'terme' marque bien les forces
et les écueils. L'esprit séquentiel de la terminologie (prise au sens large de
sémantique séquentielle appelant une syntaxe et une compréhension du même type)
a éclairé et simplifié la linguistique, ainsi qu'en témoigne Natural Language
Understanding de James Allen. Semblablement, la thématologie, elle aussi
d'esprit séquentiel, jette des clartés sur la théorie et la modélisation
scientifiques, le programme politique, l'archétype, la figure, la situation, le
sujet artistique, la structure spécifique des média, du moins quand elle est
bien maniée, c'est-à-dire quand elle saisit les thèmes dans leur engendrement.
Mais en même temps, toute thématologie est sans cesse menacée de considérer les
thèmes indépendamment de leur engendrement, comme des résultats morts (le thème
sans la vivacité de la thèse, auraient pensé les anciens), tout comme la
terminologie, s'en tenant aux termes, définis mais morts, et oubliant le
fonctionnement des vrais mots, flottants mais vivaces, finit par occulter la
vraie linguistique, aujourd'hui presque en disparition.
2. L'engendrement des thèmes
Le rapport des thèmes aux archétypes, aux figures, aux situations ambiantes, a été envisagé, par exemple dans d'intéressantes études américaines sur "Dallas". Nous allons donc nous attacher plutôt à l'engendrement des thèmes par les théories, par les sujets artistiques, par les structures des média.
a. Thèmes et théories
Dans les sciences exactes, la théorie (ensemble de propositions
mathématisées ou modélisantes pourvues d'un dictionnaire expérimental) a pour
caractère qu'on n'est jamais sûr d'en avoir dénombré les thèmes, lesquels n'en
sont du reste que des vues. Quels sont les thèmes de la Relativité, restreinte
et générale? L'absence de système de références privilégié? Le remplacement
d'un système de références par un autre? Le remplacement d'un groupe de
transformations (Galilée) par un autre (Lorenz)? La substitution d'un système
de références intrinsèque à un système extrinsèque? L'exigence et la production
d'une définition physique, non psychologique, de la simultanéité? La liaison de
trois dimensions d'espace et d'une dimension de temps? Une vitesse concrète,
celle de la lumière, posée comme constante universelle? La mise en place en
même temps que le conflit du couple c et h? La liaison de la masse à la
vitesse? L'équivalence de l'univers à une géométrie? Une absolutisation de
l'espace-temps? Une théorie (Newton) devenant un cas particulier d'une théorie
plus large (Einstein)? Etc., etc.
Les relations entre théories et thèmes en science appellent
plusieurs remarques, dont voici quelques-unes pêle-mêle. Quand une difficulté
surgit, par exemple, l'actuel paradoxe des "wormholes" relativistes,
est-ce la théorie qu'il faut incriminer ou certaines de ses thématisations? Le
danger de la vulgarisation scientifique c'est qu'elle transforme les théories
en thèmes, et tout cerveau, même scientifique, est vulgarisateur ; le génie
c'est peut-être de n'être ni vulgarisateur ni thématisateur pendant un moment.
Si les sciences humaines sont peu ou pas des sciences, c'est qu'à de rares
exceptions près, elles travaillent par thèmes, sans avancer une théorie ni un
modèle de l'homme. Une difficulté particulière de l'économie est que les thèmes
y sont très apparents (inflation, balance des paiements, stimulation des
acteurs, équilibre général, optimation, etc.) et semblent parfois tellement
aller de soi qu'on en oublie le dictionnaire entre théorie et expérimentation.
En général, les thèmes ont la fâcheuse habitude de favoriser les savoirs, alors
que la science est affaire de théorie, déjouant les savoirs.
Cependant, dans les sciences exactes, de la physique à la
biologie, ceci ne semble pas trop grave, car les énoncés, dans la mesure où ils
sont mathématisables ou adéquatement modélisants (par exemple, dans le modèle
chimique du réflexe conditionné par l'équipe de Kandel), mobilisent les thèmes
en même temps qu'ils leur permettent de se poser.
b. Thèmes et sujets artistiques
La thématisation en art est plus inquiétante, parce qu'ici elle
évacue parfois tout à fait la théorie et la modélisation. Le propos spécifique
des oeuvres d'art est la réalisation d'un fantasme fondamental (relation à la
fois native et historique entre le milieu extérieur et le milieu intérieur d'un
organisme) plus ou moins individuel ou collectif, et cela à travers une
activation particulière d'une matrice qu'on peut appeler le tableau mécanique
existentiel, lequel comporte, par exemple, les couples énergie/information,
information/bruit, extérieur/intérieur, compact/diffus, haut/bas,
strident/non-strident, etc. Cette réalisation peut s'appeler le sujet
artistique d'une oeuvre, - sujet pictural, sculptural, architectural, musical,
littéraire, dansé, selon les disciplines. Ce sujet artistique peut tenir dans des
couleurs, des lumières, des tensions phoniques, des sauts sémantiques et
syntaxiques, mais toujours il active des effets de champ perceptivo-moteurs
(Hugo, Mondrian) et/ou des effets de champ logiques (Stendhal, Magritte). L'art
est une compatibilisation cérébrale des incoordonnables, et cela qu'il s'agisse
d'art quotidien, assurant les codes, ou d'art extrême, les subvertissant.
Au contraire, le thème de l'oeuvre au sens habituel (la
condamnation ou l'exaltation de la guerre, la pauvreté, l'amour, l'érotisme, la
bourgeoisie, le glissement du cosmos-monde à l'univers, etc.) est ce dont on
peut parler commodément, et qui a des relations avec les moeurs, voire la
morale, justement affaire d'accents, de déterminations, de combinatoire, et
donc de thèmes.
On voit les questions. Le propos premier de Racine était-ce
l'amour incestueux de Phèdre, thème affriolant et pathétique, ou
l'hystérisation du langage, sujet artistique? Celui de Giotto était-ce des
scènes d'évangile ou bien la sécurité des aplombs marquant un nouveau moment de
la substance occidentale? Celui de Michel-Ange, la colère de Moïse ou la
mécanique prenant corps dans un ressent qui se comprime pour se détendre? Celui
de Flaubert, le bovarisme, thème petit bourgeois par excellence, ou la
compacité épileptoïde étouffante, favorisant le "a-an" et tous les
enfermements. Celui de Mozart dans la Flûte enchantée, un prêche maçonnique ou
la structure même de la langue allemande à la source de l'opéra allemand, ou
plus primitivement encore le phrasé contrarié et la résonance vrillée qui
portent toute sa démarche?
L'histoire des artistes montre trois grandes relations entre
les thèmes et leur sujet artistique : (a) Dans le cas le plus fréquent, le
sujet artistique cherche des thèmes où s'actualiser, et à cette occasion
s'affirme et se purifie : Titien, Rubens, Greco, Chateaubriand, Mallarmé,
Beethoven, Mozart ; ou bien il se perd, par vieillissement ou encore parce
qu'il s'est plus ou moins épuisé d'un coup, chez le Ronsard des Idylles, le
Flaubert de Salammbô, le Claude Simon de la Route des Flandres. (b) Dans un
second cas, le sujet artistique se cherche des thèmes, mais sans purification
notoire, plutôt en l'exploration de facettes, chez Picasso, Magritte ou Borges.
(c) Proust propose un troisième cas, puisque dans Jean Santeuil le fantasme
fondamental a déjà engendré les thèmes, mais qu'il faut attendre la Recherche
du Temps Perdu pour qu'il engendre le sujet artistique. Mais même alors le
sujet artistique n'est jamais engendré directement par le thème.
La trivialité qu'il y a à manipuler des thèmes populaires ou
savants (l'influence du néo-platonisme sur les artistes de la Renaissance), et
la difficulté à saisir un sujet artistique, font que nous n'avons pas
d'histoire littéraire de la littérature, ni d'histoire picturale de la
peinture, ni d'histoire sculpturale de la sculpture. Et, s'il existe du moins
une histoire musicale de la musique, celle de Maurice Emmanuel, c'est que là
les thèmes (motifs suffisamment caractérisés, dit intelligemment Littré)
coïncident avec l'activation du tableau mécanique existentiel par le fantasme
fondamental, selon une résonance respiratoire chez Haendel, pulsatoire chez
Bach, bruitée chez Beethoven, en passage chez Schubert, en continuité décalée
chez Schumann, etc.
c. Thèmes et structure des média
Les média depuis toujours sont des convoyeurs, mais aussi des
pourvoyeurs de sujets artistiques et de théories, mais aussi de thèmes
scientifiques, politiques, moraux, etc. C'est qu'ils ont une structure physique
de base, et celle-ci exclut certaines choses et en appelle d'autres. L'écriture
égyptienne a créé la fulguration, l'écriture arabe et hébraïque (à vocaliser)
l'inquiétude interprétative, l'écriture grecque (complète et égale) l'évidence
rationnelle, qui chacune ont appelé des thèmes à leur convenance. Succédant au
rouleau, qu'on déroule lentement, le codex, où toute page est directement
comparable à une autre, a permis, activé, puis thématisé la non-contradiction
du discours. Les langues sont un médium si puissant qu'elles sont notre
troisième inconscient, - après notre physiologie et nos manipulations
techniques élémentaires, - et l'on n'a guère de peine à montrer que les
philosophes majeurs ont exprimé dans leurs thèses, leurs thèmes, mais aussi
dans leur sujet artistique (la part de celui-ci est considérable chez eux), les
structures de la langue dans laquelle ils pensaient.
A cet égard, il faut cependant faire une place particulière aux
média contemporains. La photographie, la radio, le cinéma, la télévision, les
bandes dessinées, la disquette informatique s'inscrivent dans des processus
très larges quant à leur production, leur réalisation, leur distribution, leur
public, leur financement planétaires. Or, plus le processus est lourd ou large,
plus sans doute la structure est impérative.
Il serait alors du plus haut intérêt de considérer d'abord les
structures physiques des média contemporains le plus complètement et le plus
finement possible. Cela a été fait partiellement en d'autres occasions (voir
bibliographie). Contentons-nous ici de rappeler quelques traits. La
photographie se prête apparemment à n'importe quoi, c'est sans doute le plus
permissif des média en raison de son maniement et de son faible coût, mais sa
texture ostensiblement photonique et son cadre plus indice (tenant à la limite
de la fenêtre) qu'index (tracé intentionnellement) suscitent, jusque dans la
photo la plus conventionnelle, une dissolution du cosmos-monde au profit de
l'univers, ou encore trouent de réel la réalité. Dans la bande dessinée, la
structure décidée - un multicadre aéronef dans le blanc nul, - a engendré
continûment des thèmes cosmogoniques, de McCay à Bilal. De même, le son radio a
une telle cohérence technique qu'il a déterminé une musique, le disco, puis une
certaine diction chez les présentateurs de cette musique, et du reste chez les
locuteurs radio, diffusant une éthique plus forte que tous les sermons.
Quant au cinéma, il a d'abord l'air, un peu comme la
photographie, d'être disponible à n'importe quel thème, et pourtant quand on
voit son histoire, on s'aperçoit que de Griffith à Hitchcock, du Parrain à
Alien ou Starwars, il s'est tenu à ceux qu'imposait sa structure. De celle-ci
retenons trois traits. (a) La formidable attraction qu'exercent sur des
mammifères supérieurs les mouvements dont la topologie (différentielle)
déclenche des perceptions de forces ; nous n'avons pas de mot pour rendre cela,
sauf peut-être le vieux mot français de mouvance, où le mouvement va
heureusement de pair avec des forces (la mouvance d'un fief). (b) D'autre part,
ces mouvances s'énergétisent mutuellement par leurs déplacements relatifs à
chaque déplacement de la caméra ; de nouveau, les mots nous manquent pour
traduire cela, sauf à parler un peu vaguement d'effet processionnel, comme en
architecture, où, à chaque pas que l'on fait, on voit aussi des rangées de
colonnes et de travées glisser les unes devant les autres avec leurs tensions
et pressions réciproques. (c) Enfin, le découpage en plans, au lieu de briser
la séquence, rafraîchit et confirme sa perception par variations d'angle, comme
chez d'autres mammifères en chasse. Filmée, la Recherche du temps perdu
participe à la même étoffe que le Duel de Spielberg, film parangon, dont le
thème est la structure cinématographique comme telle. Proust au cinéma,
répliquait vivement Schlöndorf à une présentatrice qui brandissait le thème
académique du désir, c'est une femme qui part, un homme la suit, il la rejoint,
il ne sait qu'en faire, elle repart, il la suit...
La télévision montre une structure, et donc aussi des thèmes semblables,
dans la mesure où elle est cinématographique. Mais, de plus, la télévision de
petit écran (assez différente de la TV de grand écran répandue aux Etats-Unis
et au Japon) propose le spectacle en une lumière émise, et non pas réfléchie
comme au cinéma. Or, pour sapiens sapiens jusqu'à l'invention de la
fluorescence, la lumière émise n'a appartenu qu'au feu et aux étoiles, tous
deux sacrés. Par texture et par structure, l'irradiation frontale de l'image TV
transforme le produit publicitaire et les présentateurs en idoles rayonnantes
mais froides, créant un nouveau mode de la présence dans un living room, qui
n'a justement plus à être un vrai foyer, mais un relais d'univers.
On ajoutera que les média contemporains, comme ceux de toutes
les époques, confortent leur structure du fait qu'ils forment entre eux un
concert où ils jouent des rôles complémentaires. En opposant la cosmologie
(jouant sur des principes universels) et les cosmogonies (jouant sur des récits
universels), il y a alors un sens à dire que la photographie joue la partition
de la cosmologie dure (activant c et h), la radio celle de la cosmologie douce
(activant le couple thermodynamique information/bruit), la bande dessinée celle
de la cosmogonie dure (Wuzz, Incal) et le cinéma celle de la cosmogonie douce
(Starwars, Guerre du feu). La télévision étant ambiguë à cet égard en raison de
sa double structure, cinématographique latérale et irradiante frontale.
Il serait de la plus grande importance, pour l'avenir des
sciences humaines, qu'on trouve un jour un vocabulaire admis par tous pour
distinguer dans une production artistique (et les productions médiatiques en
sont toujours) les différents niveaux : le sujet traité (s'il y en a un) devenu
ou non un thème, la mise en scène, le sujet artistique (qui est un vrai sujet,
et souvent le sujet principal, une optique, une fantasmatique réalisée, et pas
simplement un style, une forme jugée extrinsèque), la structure du médium (par
exemple, le champ perceptive-moteur de la phonétique d'une langue).
Mais finissons sur la situation actuelle des média, dont les
conséquences culturelles, économiques et politiques sont énormes. (a) Dans les
années qui viennent, il y aura ceux qui pensent d'abord objets, et les autres
d'abord processus, car nous sommes en train de passer d'un monde d'objets (et
de sujets), qui a tenu huit ou neuf siècles, à un univers de processus, où les
objets (et aussi les sujets) ne sont plus que des états locaux et des moments
transitoires de processus. (b) II y aura ceux qui pensent, agissent,
travaillent d'emblée des thèmes, et d'autres la structure des média, élaborant
tout thème en fonction de cette structure, comme engendré par elle.
Ceci s'illustre en zappant. Jusqu'à nouvel ordre, les
Américains, pour des raisons de pays et de langue, ont un sens aigu des
mouvances, de l'effet processionnel, du rafraîchissement séquentiel inhérents à
la structure du cinéma ; leurs thèmes, très archétypaux, découlent du médium,
les dialogues aussi ; cela est compris et vendable partout. Pour des raisons de
langue, les Anglais ont un sens aigu du son, ainsi que de la vie animale,
audible, puis visible ; le médium de base, qu'est la radio, et le thème sont
consanguins ; cela également est compris et vendable largement. Pour des
raisons de pays et de langue, les Français moralistes et juristes ignorent le
plus souvent la triple structure du cinéma, ainsi que la folie du son et de la
vie animale ; les dialogues courent après les thèmes moraux, lesquels utilisent
le médium plutôt qu'ils n'en découlent. Par contre, ces moralistes orateurs
semblent très à l'aise devant l'irradiation frontale de la TV, comme en
témoignent les génériques, les fonds de journaux parlés et les magazines de
TF1, de même que l'ensemble de la publicité française. Mais commercialement
cela reste local.
Dans un récent "Herald Tribune", Francis Ford Coppola disait à peu près ceci : "Acceptons la haute définition TV, sans protectionnisme. Puisque dans l'image c'est nous les plus forts, comme les Anglais dans le son, nous gagnerons d'autant plus que l'image sera meilleure." Est-ce si présomptueux?
NOTES
De l'auteur sur le
même sujet:
- "L'animal
signé," Bruxelles, 1980.
- "La philosophie
de la photographie," Cahiers de la photographie, Paris, 1983.
- "Le non-acte
photographique," ibidem, 1983.
- "La
photographie dans le concert des média," ibidem, 1985.
- "Anthropologie
du cadre," ibidem, 1986.
- "La bande
dessinée, une cosmogonie dure," Futuropolis, 1988.
- Sur "France
Culture," production Emmanuel Driant :
- "Les mouvements
de l'esprit dans la littérature du XVIIe siècle," cinq émissions, nov. 81.
- "Les
refoulements des sciences humaines," cinq émissions, sept.83.
- "Victor Hugo,
le grand-père et l'univers," cinq émissions, mai 85.
- "Le concert des
média," six émissions, août 86.
- "Anthropologie
de la musique," cinq émissions, déc.87.
- "Logiques des
langues européennes," cinq émissions, nov.88.
Henri VAN LIER
Institut des Arts de
Diffusion, Louvain-la-Neuve, Belgique