ANTHROPOLOGIE DU THEME

 

La notion de thème paraît innocente. Elle semble même si sûre qu'on se demanderait bien sans préalable quels sont les thèmes d'une époque ou d'un auteur, quel est leur devenir, et plus pratiquement comment les pressentir ou les susciter. Avec la seule préoccupation qu'un thème en cache un autre.

Ce serait oublier que les thèmes ont des forces et des limites en tant que tels, que la thématisation est un parti culturel assez particulier, qui répond à un moment historique tardif, sans promesses d'éternité. D'autre part, depuis quelques siècles, mais particulièrement aujourd'hui, les thèmes sont à la fois causes et effets des théories et des modèles de connaissance ambiants, des sujets artistiques individuels et collectifs, des structures spécifiques des média qui les véhiculent et parfois franchement les sécrètent. Cette lente mise en place et cette brusque fortune méritent réflexion.

1. L'anthropogénie de la thématisation

Platon et Aristote ne connaissent encore que le substantif verbal 'thésis', la thèse, de la racine THE (poser), apparentée à 'facere', 'to do', c'est-à-dire l'action de délibérément poser une chose pour la prélever, la séparer du reste, y mettre l'accent, la caractériser (la thésis est le contraire de l'arsis, la levée du pied du danseur ou des doigts sur la flûte). Ce n'est que longtemps après la latinité classique, chez Quintilien et Sénèque, puis Diogène Laërce, que le thème, le théma, résultat de la thésis, désignera une proposition et commencera à augurer du sens actuel.

Pourtant, la capacité de poser autoritairement le pied ou la main sur quelque chose pour opérer un prélèvement est en route sur notre planète depuis 30.000 ou 50.000 ans, depuis que sapiens sapiens a atteint une perfection suffisante de sa station debout et de ses mains planes pour que ses extrémités graciles lui suggèrent des gestes délimitateurs, dont témoignent ces prélèvements que sont les outils, mais aussi les figures du paléolithique supérieur. Puis, dès le début du néolithique, le primate vertical que nous sommes a même imposé à ses constructions les angles droits que sa station debout formait avec le sol, et que répètent les articulations de ses membres, surtout des épaules, coudes, poignets, paumes, phalanges, phalangines, phalangettes. Ainsi, disposant, comme tous les primates, d'un champ visuel coloré binoculaire de 140° et cyclopéen de 200°, assez vague latéralement mais acribique au centre, et donc globalisateur, le primate vertical, en raison de ses caractéristiques anatomiques et du développement corrélatif de représentations cérébrales éloignées, a pris l'habitude révolutionnaire de refermer rotativement les angles droits, de cadrer. En témoigne le double cadre d'adoration où sont superposés la déesse mère et le taureau à travers tout le bassin méditerranéen. Les empires primaires, Sumer, Egypte, Chine, Olmèques, devenus franchement cultivateurs et domestiqueurs, achevèrent ces prélèvements cadreurs dans leurs premières écritures, encore survoltées au point de provoquer la formidable tension verticale et horizontale du scribe assis du Louvre.

Qu'ajoutait à cela la thèse selon Platon et Aristote, d'où sortira plus tard le thème? (a) D'abord, elle refroidit le cadrage; prélever, cadrer, ce sera désormais considérer quelque chose encore intensément, la thésis est héroïquement active, mais dans une certaine distance. (b) Du même coup, elle étend le prélèvement et le cadrage à tout, aux qualités, aux espèces, aux déclarations des orateurs, aux proportions géométriques, aux équations, mais d'habitude aux questions générales, que Cicéron dit "infinitae", par opposition aux question spéciales, "finitae". (c) Toujours par le même mouvement, elle rend tout ce qu'elle touche oppositif, exclusif, négatif, contradictoire, fait apparaître l'exclusion d'un élément comme la position d'un autre au sein d'un inventaire fermé, nous dirions qu'elle digitalise : l'antithésis a été concomitante de la thésis, avec une fortune qui s'est soutenue jusqu'à Kant, Hegel et Marx. (d) C'est dire aussi que la thèse prélevait la forme non seulement "dans" un fond, comme sapiens sapiens jusqu'aux empires primaires, mais "sur" le fond, en repoussant le fond, en tendant à l'annuler, car le fond c'est toujours du bruit de fond ; la forme, dans la thèse, renvoyait à une autre forme, l'antithèse, plutôt qu'au fond, privilégiant ainsi, comme partout depuis la Grèce classique, le convexe ("masculin") par rapport au concave ("féminin"), réceptacle ou support neutre chez Platon. (e) Enfin, la thésis grecque est réduplicative, elle pose ce qu'elle pose comme tel, et aboutit pour finir à la fameuse conjonction aristotélicienne : "è" (en tant que).

Ainsi devinrent possibles le droit, la démocratie (affrontement de thèses), l'histoire, la tragédie, la comédie, la géométrie (le triangle comme triangle), et un jour quelques bouts de physique pertinente chez Archimède. Miracle grec? Plutôt, comme toujours, coïncidences et sélections culturelles, telles celles qui avaient engendré déjà le prélèvement figuratif au paléolithique, le cadrage sacré au néolithique, le cadrage tendu au début des empires primaires, - le fait, entre autres, que, sur une péninsule remarquablement située entre Etrurie et Asie Mineure, des marins héroïques à force de commercer sur des mers difficiles mais praticables, furent amenés à libeller des contrats d'assurance maritime, et cela dans une écriture phénicienne qu'ils rendirent phonétiquement complète (consonnes + voyelles) et graphiquement égale d'impact , donc donnant davantage l'illusion d'être strictement transparente aux formes et idées posées. Ce qui les aurait conduits un jour à proclamer, en vers, la plus héroïque des thèses (nous ne disons pas : des thèmes) : l'étant est, le non-étant n'est pas.

Alors, pourquoi pas tout de suite le thème? Ce retard est d'autant plus frappant que la praxis (l'action), la ktésis (la possession), la chrèsis (l'usage), éminemment grecques aussi, et pourtant très antérieures à la thésis, donnèrent aussitôt, dès Homère ou Hésiode ou Eschyle, des ktémata (acquis), des pragmata (agis), des chrémata (utilisés). Encore, quand 'thema' fit son apparition, ce fut d'abord pour désigner simplement, selon la racine "thé", des portions astrologiques du ciel, chez Manethon (IIIe B.C.), des portions de viande ou des coffrets, chez les Septante, une somme d'argent, chez Plutarque. C'est seulement avec Quintilien et Sénèque que nous approchons ce que nous entendons par thème, et encore limité au thème d'un discours. Chez Apollonius Dyscole, au Ile siècle, le thème est l'article, dont le rôle indexateur est bien marqué à cette occasion; le Bas-Empire Byzantin était divisé en "thèmes", avec des légions, "thèmes" aussi; dans l'Etymologicum Magnum du Xe siècle, le thème est la racine d'un mot, ou un mot dont dérivent les autres. Enfin, quand, à partir du XIIIe siècle, 'tesme' se glisse en français, puis dans les autres langues européennes, avec le sens de proposition à élaborer, il demeure rhétorique (didactique, dit Robert) jusqu'à la fin du XIXe siècle, et même jusqu'à hier. Dans Littré, on ne trouve guère que des thèmes à traduire, des thèmes à décliner et conjuguer, des thèmes à développer en musique, des thèmes (positions des astres) à interpréter en astrologie. En 1947, le Vocabulaire de la Philosophie de Lalande n'a qu'une ligne et demie pour définir le thème, et ne trouve à citer qu'un texte des Nouveaux Essais de Leibniz, où un thème incomplexe (chose ou idée) ou complexe (proposition, vérité) est ce à quoi on applique des topiques (lieux d'invention) ou arguments "pour l'expliquer ou le décrire".

Or, depuis quelques années, le thème et la thématisation sont devenus si familiers, si impératifs, qu'ils suscitent même un colloque comme celui-ci. Par opposition aux simples 'sujets traités' d'autrefois, expression flottante mais large, le thème au sens actuel strict est délimitable, mécaniquement traductible, développable par combinatoire ou par arbre dichotomique, donc digitalisable. On ne gère pas une publication régulière de romans photos, ni moins encore une série télévisuelle comme "Côte Ouest", ni peut-être une revue de vulgarisation scientifique, sans définir des thèmes, objets de sériations et de combinatoires. Le thème se distingue du sujet traité un peu comme le terme, vocable dont l'histoire sémantique a été parallèle à la sienne, se distingue du mot, et pour les mêmes raisons : les besoins de l'industrialisation transnationale et de l'informatisation générale.

Le parallélisme entre 'thème' et 'terme' marque bien les forces et les écueils. L'esprit séquentiel de la terminologie (prise au sens large de sémantique séquentielle appelant une syntaxe et une compréhension du même type) a éclairé et simplifié la linguistique, ainsi qu'en témoigne Natural Language Understanding de James Allen. Semblablement, la thématologie, elle aussi d'esprit séquentiel, jette des clartés sur la théorie et la modélisation scientifiques, le programme politique, l'archétype, la figure, la situation, le sujet artistique, la structure spécifique des média, du moins quand elle est bien maniée, c'est-à-dire quand elle saisit les thèmes dans leur engendrement. Mais en même temps, toute thématologie est sans cesse menacée de considérer les thèmes indépendamment de leur engendrement, comme des résultats morts (le thème sans la vivacité de la thèse, auraient pensé les anciens), tout comme la terminologie, s'en tenant aux termes, définis mais morts, et oubliant le fonctionnement des vrais mots, flottants mais vivaces, finit par occulter la vraie linguistique, aujourd'hui presque en disparition.

2. L'engendrement des thèmes

Le rapport des thèmes aux archétypes, aux figures, aux situations ambiantes, a été envisagé, par exemple dans d'intéressantes études américaines sur "Dallas". Nous allons donc nous attacher plutôt à l'engendrement des thèmes par les théories, par les sujets artistiques, par les structures des média.

 

a. Thèmes et théories

Dans les sciences exactes, la théorie (ensemble de propositions mathématisées ou modélisantes pourvues d'un dictionnaire expérimental) a pour caractère qu'on n'est jamais sûr d'en avoir dénombré les thèmes, lesquels n'en sont du reste que des vues. Quels sont les thèmes de la Relativité, restreinte et générale? L'absence de système de références privilégié? Le remplacement d'un système de références par un autre? Le remplacement d'un groupe de transformations (Galilée) par un autre (Lorenz)? La substitution d'un système de références intrinsèque à un système extrinsèque? L'exigence et la production d'une définition physique, non psychologique, de la simultanéité? La liaison de trois dimensions d'espace et d'une dimension de temps? Une vitesse concrète, celle de la lumière, posée comme constante universelle? La mise en place en même temps que le conflit du couple c et h? La liaison de la masse à la vitesse? L'équivalence de l'univers à une géométrie? Une absolutisation de l'espace-temps? Une théorie (Newton) devenant un cas particulier d'une théorie plus large (Einstein)? Etc., etc.

Les relations entre théories et thèmes en science appellent plusieurs remarques, dont voici quelques-unes pêle-mêle. Quand une difficulté surgit, par exemple, l'actuel paradoxe des "wormholes" relativistes, est-ce la théorie qu'il faut incriminer ou certaines de ses thématisations? Le danger de la vulgarisation scientifique c'est qu'elle transforme les théories en thèmes, et tout cerveau, même scientifique, est vulgarisateur ; le génie c'est peut-être de n'être ni vulgarisateur ni thématisateur pendant un moment. Si les sciences humaines sont peu ou pas des sciences, c'est qu'à de rares exceptions près, elles travaillent par thèmes, sans avancer une théorie ni un modèle de l'homme. Une difficulté particulière de l'économie est que les thèmes y sont très apparents (inflation, balance des paiements, stimulation des acteurs, équilibre général, optimation, etc.) et semblent parfois tellement aller de soi qu'on en oublie le dictionnaire entre théorie et expérimentation. En général, les thèmes ont la fâcheuse habitude de favoriser les savoirs, alors que la science est affaire de théorie, déjouant les savoirs.

Cependant, dans les sciences exactes, de la physique à la biologie, ceci ne semble pas trop grave, car les énoncés, dans la mesure où ils sont mathématisables ou adéquatement modélisants (par exemple, dans le modèle chimique du réflexe conditionné par l'équipe de Kandel), mobilisent les thèmes en même temps qu'ils leur permettent de se poser.

 

b. Thèmes et sujets artistiques

La thématisation en art est plus inquiétante, parce qu'ici elle évacue parfois tout à fait la théorie et la modélisation. Le propos spécifique des oeuvres d'art est la réalisation d'un fantasme fondamental (relation à la fois native et historique entre le milieu extérieur et le milieu intérieur d'un organisme) plus ou moins individuel ou collectif, et cela à travers une activation particulière d'une matrice qu'on peut appeler le tableau mécanique existentiel, lequel comporte, par exemple, les couples énergie/information, information/bruit, extérieur/intérieur, compact/diffus, haut/bas, strident/non-strident, etc. Cette réalisation peut s'appeler le sujet artistique d'une oeuvre, - sujet pictural, sculptural, architectural, musical, littéraire, dansé, selon les disciplines. Ce sujet artistique peut tenir dans des couleurs, des lumières, des tensions phoniques, des sauts sémantiques et syntaxiques, mais toujours il active des effets de champ perceptivo-moteurs (Hugo, Mondrian) et/ou des effets de champ logiques (Stendhal, Magritte). L'art est une compatibilisation cérébrale des incoordonnables, et cela qu'il s'agisse d'art quotidien, assurant les codes, ou d'art extrême, les subvertissant.

Au contraire, le thème de l'oeuvre au sens habituel (la condamnation ou l'exaltation de la guerre, la pauvreté, l'amour, l'érotisme, la bourgeoisie, le glissement du cosmos-monde à l'univers, etc.) est ce dont on peut parler commodément, et qui a des relations avec les moeurs, voire la morale, justement affaire d'accents, de déterminations, de combinatoire, et donc de thèmes.

On voit les questions. Le propos premier de Racine était-ce l'amour incestueux de Phèdre, thème affriolant et pathétique, ou l'hystérisation du langage, sujet artistique? Celui de Giotto était-ce des scènes d'évangile ou bien la sécurité des aplombs marquant un nouveau moment de la substance occidentale? Celui de Michel-Ange, la colère de Moïse ou la mécanique prenant corps dans un ressent qui se comprime pour se détendre? Celui de Flaubert, le bovarisme, thème petit bourgeois par excellence, ou la compacité épileptoïde étouffante, favorisant le "a-an" et tous les enfermements. Celui de Mozart dans la Flûte enchantée, un prêche maçonnique ou la structure même de la langue allemande à la source de l'opéra allemand, ou plus primitivement encore le phrasé contrarié et la résonance vrillée qui portent toute sa démarche?

L'histoire des artistes montre trois grandes relations entre les thèmes et leur sujet artistique : (a) Dans le cas le plus fréquent, le sujet artistique cherche des thèmes où s'actualiser, et à cette occasion s'affirme et se purifie : Titien, Rubens, Greco, Chateaubriand, Mallarmé, Beethoven, Mozart ; ou bien il se perd, par vieillissement ou encore parce qu'il s'est plus ou moins épuisé d'un coup, chez le Ronsard des Idylles, le Flaubert de Salammbô, le Claude Simon de la Route des Flandres. (b) Dans un second cas, le sujet artistique se cherche des thèmes, mais sans purification notoire, plutôt en l'exploration de facettes, chez Picasso, Magritte ou Borges. (c) Proust propose un troisième cas, puisque dans Jean Santeuil le fantasme fondamental a déjà engendré les thèmes, mais qu'il faut attendre la Recherche du Temps Perdu pour qu'il engendre le sujet artistique. Mais même alors le sujet artistique n'est jamais engendré directement par le thème.

La trivialité qu'il y a à manipuler des thèmes populaires ou savants (l'influence du néo-platonisme sur les artistes de la Renaissance), et la difficulté à saisir un sujet artistique, font que nous n'avons pas d'histoire littéraire de la littérature, ni d'histoire picturale de la peinture, ni d'histoire sculpturale de la sculpture. Et, s'il existe du moins une histoire musicale de la musique, celle de Maurice Emmanuel, c'est que là les thèmes (motifs suffisamment caractérisés, dit intelligemment Littré) coïncident avec l'activation du tableau mécanique existentiel par le fantasme fondamental, selon une résonance respiratoire chez Haendel, pulsatoire chez Bach, bruitée chez Beethoven, en passage chez Schubert, en continuité décalée chez Schumann, etc.

 

c. Thèmes et structure des média

Les média depuis toujours sont des convoyeurs, mais aussi des pourvoyeurs de sujets artistiques et de théories, mais aussi de thèmes scientifiques, politiques, moraux, etc. C'est qu'ils ont une structure physique de base, et celle-ci exclut certaines choses et en appelle d'autres. L'écriture égyptienne a créé la fulguration, l'écriture arabe et hébraïque (à vocaliser) l'inquiétude interprétative, l'écriture grecque (complète et égale) l'évidence rationnelle, qui chacune ont appelé des thèmes à leur convenance. Succédant au rouleau, qu'on déroule lentement, le codex, où toute page est directement comparable à une autre, a permis, activé, puis thématisé la non-contradiction du discours. Les langues sont un médium si puissant qu'elles sont notre troisième inconscient, - après notre physiologie et nos manipulations techniques élémentaires, - et l'on n'a guère de peine à montrer que les philosophes majeurs ont exprimé dans leurs thèses, leurs thèmes, mais aussi dans leur sujet artistique (la part de celui-ci est considérable chez eux), les structures de la langue dans laquelle ils pensaient.

A cet égard, il faut cependant faire une place particulière aux média contemporains. La photographie, la radio, le cinéma, la télévision, les bandes dessinées, la disquette informatique s'inscrivent dans des processus très larges quant à leur production, leur réalisation, leur distribution, leur public, leur financement planétaires. Or, plus le processus est lourd ou large, plus sans doute la structure est impérative.

Il serait alors du plus haut intérêt de considérer d'abord les structures physiques des média contemporains le plus complètement et le plus finement possible. Cela a été fait partiellement en d'autres occasions (voir bibliographie). Contentons-nous ici de rappeler quelques traits. La photographie se prête apparemment à n'importe quoi, c'est sans doute le plus permissif des média en raison de son maniement et de son faible coût, mais sa texture ostensiblement photonique et son cadre plus indice (tenant à la limite de la fenêtre) qu'index (tracé intentionnellement) suscitent, jusque dans la photo la plus conventionnelle, une dissolution du cosmos-monde au profit de l'univers, ou encore trouent de réel la réalité. Dans la bande dessinée, la structure décidée - un multicadre aéronef dans le blanc nul, - a engendré continûment des thèmes cosmogoniques, de McCay à Bilal. De même, le son radio a une telle cohérence technique qu'il a déterminé une musique, le disco, puis une certaine diction chez les présentateurs de cette musique, et du reste chez les locuteurs radio, diffusant une éthique plus forte que tous les sermons.

Quant au cinéma, il a d'abord l'air, un peu comme la photographie, d'être disponible à n'importe quel thème, et pourtant quand on voit son histoire, on s'aperçoit que de Griffith à Hitchcock, du Parrain à Alien ou Starwars, il s'est tenu à ceux qu'imposait sa structure. De celle-ci retenons trois traits. (a) La formidable attraction qu'exercent sur des mammifères supérieurs les mouvements dont la topologie (différentielle) déclenche des perceptions de forces ; nous n'avons pas de mot pour rendre cela, sauf peut-être le vieux mot français de mouvance, où le mouvement va heureusement de pair avec des forces (la mouvance d'un fief). (b) D'autre part, ces mouvances s'énergétisent mutuellement par leurs déplacements relatifs à chaque déplacement de la caméra ; de nouveau, les mots nous manquent pour traduire cela, sauf à parler un peu vaguement d'effet processionnel, comme en architecture, où, à chaque pas que l'on fait, on voit aussi des rangées de colonnes et de travées glisser les unes devant les autres avec leurs tensions et pressions réciproques. (c) Enfin, le découpage en plans, au lieu de briser la séquence, rafraîchit et confirme sa perception par variations d'angle, comme chez d'autres mammifères en chasse. Filmée, la Recherche du temps perdu participe à la même étoffe que le Duel de Spielberg, film parangon, dont le thème est la structure cinématographique comme telle. Proust au cinéma, répliquait vivement Schlöndorf à une présentatrice qui brandissait le thème académique du désir, c'est une femme qui part, un homme la suit, il la rejoint, il ne sait qu'en faire, elle repart, il la suit...

La télévision montre une structure, et donc aussi des thèmes semblables, dans la mesure où elle est cinématographique. Mais, de plus, la télévision de petit écran (assez différente de la TV de grand écran répandue aux Etats-Unis et au Japon) propose le spectacle en une lumière émise, et non pas réfléchie comme au cinéma. Or, pour sapiens sapiens jusqu'à l'invention de la fluorescence, la lumière émise n'a appartenu qu'au feu et aux étoiles, tous deux sacrés. Par texture et par structure, l'irradiation frontale de l'image TV transforme le produit publicitaire et les présentateurs en idoles rayonnantes mais froides, créant un nouveau mode de la présence dans un living room, qui n'a justement plus à être un vrai foyer, mais un relais d'univers.

On ajoutera que les média contemporains, comme ceux de toutes les époques, confortent leur structure du fait qu'ils forment entre eux un concert où ils jouent des rôles complémentaires. En opposant la cosmologie (jouant sur des principes universels) et les cosmogonies (jouant sur des récits universels), il y a alors un sens à dire que la photographie joue la partition de la cosmologie dure (activant c et h), la radio celle de la cosmologie douce (activant le couple thermodynamique information/bruit), la bande dessinée celle de la cosmogonie dure (Wuzz, Incal) et le cinéma celle de la cosmogonie douce (Starwars, Guerre du feu). La télévision étant ambiguë à cet égard en raison de sa double structure, cinématographique latérale et irradiante frontale.

Il serait de la plus grande importance, pour l'avenir des sciences humaines, qu'on trouve un jour un vocabulaire admis par tous pour distinguer dans une production artistique (et les productions médiatiques en sont toujours) les différents niveaux : le sujet traité (s'il y en a un) devenu ou non un thème, la mise en scène, le sujet artistique (qui est un vrai sujet, et souvent le sujet principal, une optique, une fantasmatique réalisée, et pas simplement un style, une forme jugée extrinsèque), la structure du médium (par exemple, le champ perceptive-moteur de la phonétique d'une langue).

Mais finissons sur la situation actuelle des média, dont les conséquences culturelles, économiques et politiques sont énormes. (a) Dans les années qui viennent, il y aura ceux qui pensent d'abord objets, et les autres d'abord processus, car nous sommes en train de passer d'un monde d'objets (et de sujets), qui a tenu huit ou neuf siècles, à un univers de processus, où les objets (et aussi les sujets) ne sont plus que des états locaux et des moments transitoires de processus. (b) II y aura ceux qui pensent, agissent, travaillent d'emblée des thèmes, et d'autres la structure des média, élaborant tout thème en fonction de cette structure, comme engendré par elle.

Ceci s'illustre en zappant. Jusqu'à nouvel ordre, les Américains, pour des raisons de pays et de langue, ont un sens aigu des mouvances, de l'effet processionnel, du rafraîchissement séquentiel inhérents à la structure du cinéma ; leurs thèmes, très archétypaux, découlent du médium, les dialogues aussi ; cela est compris et vendable partout. Pour des raisons de langue, les Anglais ont un sens aigu du son, ainsi que de la vie animale, audible, puis visible ; le médium de base, qu'est la radio, et le thème sont consanguins ; cela également est compris et vendable largement. Pour des raisons de pays et de langue, les Français moralistes et juristes ignorent le plus souvent la triple structure du cinéma, ainsi que la folie du son et de la vie animale ; les dialogues courent après les thèmes moraux, lesquels utilisent le médium plutôt qu'ils n'en découlent. Par contre, ces moralistes orateurs semblent très à l'aise devant l'irradiation frontale de la TV, comme en témoignent les génériques, les fonds de journaux parlés et les magazines de TF1, de même que l'ensemble de la publicité française. Mais commercialement cela reste local.

Dans un récent "Herald Tribune", Francis Ford Coppola disait à peu près ceci : "Acceptons la haute définition TV, sans protectionnisme. Puisque dans l'image c'est nous les plus forts, comme les Anglais dans le son, nous gagnerons d'autant plus que l'image sera meilleure." Est-ce si présomptueux?

 

NOTES

De l'auteur sur le même sujet:

- "L'animal signé," Bruxelles, 1980.

- "La philosophie de la photographie," Cahiers de la photographie, Paris, 1983.

- "Le non-acte photographique," ibidem, 1983.

- "La photographie dans le concert des média," ibidem, 1985.

- "Anthropologie du cadre," ibidem, 1986.

- "La bande dessinée, une cosmogonie dure," Futuropolis, 1988.

- Sur "France Culture," production Emmanuel Driant :

- "Les mouvements de l'esprit dans la littérature du XVIIe siècle," cinq émissions, nov. 81.

- "Les refoulements des sciences humaines," cinq émissions, sept.83.

- "Victor Hugo, le grand-père et l'univers," cinq émissions, mai 85.

- "Le concert des média," six émissions, août 86.

- "Anthropologie de la musique," cinq émissions, déc.87.

- "Logiques des langues européennes," cinq émissions, nov.88.

 

Henri VAN LIER

Institut des Arts de Diffusion, Louvain-la-Neuve, Belgique