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Texte de l'auteur (6 pages) en PDF
 
 
 
ANTHROPOGÉNIES LOCALES - SÉMIOTIQUE
 
 
 
L'ANIMAL SIGNÉ - POSTFACE
 
 
 

L'animal sémiotique, s'étant transformé depuis le début de ce siècle en homme sémiologique, devait fatalement instaurer une science des signes. Ce fut le fait de la sémiotique de Peirce, ou de la sémiologie de Saussure, et, quand il s'agit plus étroitement du langage courant, de la linguistique. Ces deux disciplines, qui d'abord ont donné des résultats appréciables, sont actuellement en crise. Elles appellent des changements d'attitude. Et c'est pourquoi il ne sera pas inutile, pour finir, de souligner quelques-uns des partis, plus ou moins à contre-courant, qui ont été pris au cours des pages qui précèdent.

Tout d'abord, il semble redoutable d'envisager les signes pour eux-mêmes. On sait que c'est ce qu'a inauguré Saussure, faisant ainsi écho à la théorie physique de son temps, celle de Mach et de Poincaré. Il s'intéressa dans le langage à la langue, au système, en laissant pour plus tard l'étude de la parole, de l'usage concret qu'un locuteur en faisait, ce qui déjà mettait hors jeu le destinateur et le destinataire. Et d'autre part il a défini le signe comme l'union d'un signifiant et d'un signifie-idée (devenue encore plus abstraitement chez Hjelmslev [1] la solidarité d'une expression et d'un contenu) mettant le monde extérieur en dehors du champ de la langue: le monde cesse d'être visé comme un objet, ainsi que le voulait encore Peirce, pour devenir un réfèrent. Cette approche devenue de règle met actuellement les linguistes dans la situation paradoxale d'avoir accumulé un grand nombre d'observations sur le jeu formel des «signifiants» et des «signifiés», mais pour finir de ne pas savoir comment ces deux termes de la signification justement signifient, c'est-à-dire mordent sur ce qu'ils visent et sont mordus par lui; d'où les appels des linguistes en direction des logiciens [2]. Par ailleurs, s'installer ainsi dans le langage pour se demander ensuite comment il rejoint les choses a favorisé les discours contournés des philosophes et logiciens herméneutes autour de l'interprétation et de l'intentionnalité.

Si des propos sur le signe commencent par l'image du ciel étoile, ils finissent par la vue d'une grande ville la nuit. C'est alors qu'on sent le mieux comment le phénomène humain, scintillement de signes analogiques et digitaux, est emporté dans l'immensité de l'univers.
Photo IPS, Paris

 
 

C'est pourquoi nous sommes à tout coup revenus au seul point de départ, qui est la signification en tant que fonctionnement indissociable de six termes, relation et opération où n'interviennent pas de simples référents, mais bien directement le monde, provocateur et mobilisateur, avant d'être visé et intentionné. Ainsi, en maintenant traditionnellement que le signe est le désignant, et qu'il ne jouit donc d'aucune autarcie, on n'a plus à rechercher à la fin ce qui ne cesse d'être toujours au commencement et tout le long, à savoir le monde et les schèmes mentaux; et la théorie de l'interprétation perd un peu de ses détours et de ses voiles pour considérer des remplacements et des déplacements plus nettoyés.

En même temps, on évite le second écueil, qui est qu'à force d'envisager les signes pour eux-mêmes, on finit par croire qu'ils forment des systèmes aussi unitaires dans leur syntaxe et leur sémantique que dans leurs phonèmes. Or, en maintenant la signification au départ, on voit au contraire qu'on se trouve toujours et partout en présence de petits systèmes locaux et transitoires, qui tentent alors de se compatibiliser, et le font plus ou moins selon qu'une culture valorise une raison universelle ou une forte ritualisation du langage, ou qu'elle cherche au contraire des efficacités immédiates. Et on comprend du même coup que les tropes, comme la métaphore et la métonymie, sont une pratique fondamentale du bricoleur langagier, le remplacement-par-déplacement, par superposition et juxtaposition approximatives, dans ses tentatives de constituer des exactitudes au fur et à mesure remises en question par les circonstances de l'environnement et de ses énoncés.

Quant à tout ce reste de la sémiologie qui n'est pas la linguistique, et qui s'occupe des arts plastiques, de la musique, du cinéma, de la radio, de la télévision, des produits de l'industrie, etc., il est plus mal en point, puisque après trois-quarts de siècle il en est toujours à l'état de programme. Cela tient à plusieurs raisons, tels les emprunts intempestifs à la linguistique et l'ignorance des sémiologues concernant les structures originales des objets techniques, très importantes en ce cas. Mais la cause essentielle reste à nos yeux l'incapacité où est l'homme occidental de thématiser ce que nous avons appelé les effets de champ perceptifs (l'optique qui se dégage de signes ou d'objets du seul fait qu'ils ont tels taux d'ouverture et de fermeture, de verticalité et d'horizontalité, etc.). Comme nous l'avons signalé, ces effets de champ jouent un rôle considérable dans le langage courant, quand parlent un poète, un enfant, un camelot, un amant, mais ils ne l'envahissent pas de part en part; d'où la possibilité de développer de larges secteurs de la linguistique sans en tenir compte. Par contre, ils traversent d'un bout à l'autre et perpétuellement les systèmes de signes analogiques, ils peuvent même y jouer un rôle exclusif, comme en musique; c'est pourquoi leur méconnaissance fait avorter d'entrée de jeu toute sémiologie générale.

C'est là que les quatre moments du signe, que nous avons distingués à partir des quatre pôles disponibles de la signification, peuvent nous venir en aide. On y voit clairement que nous sortons de deux millénaires et demi de règne de la forme au sens strict (contemporaine de l'écriture phonétique). Or la perception par formes tend à exclure les effets de champ perceptifs; elle va à prélever la figure (visuelle ou sonore) hors de son fond, l'information hors du bruit; et donc à nier ou à négliger les croisements d'émersions et d'immersions et les grands courants globaux de l'espace et du temps. Assurément, chez les artistes grecs, renaissants, classiques majeurs, la forme est déclencheuse de fond, d'espace-temps universel, vu que telle est la visée de tout art extrême; et des effets de champ moins universels, plus limitativement culturels, sont pratiqués journellement par les populations de nos pays, comme par tous les peuples du monde, puisque c'est là le coeur de ce qu'on appelle une civilisation. Mais chez les théoriciens occidentaux, et même chez les artistes dès lors qu'ils deviennent théoriciens, l'idéologie qui veut que seules les formes soient intéressantes, avec leurs dénotations et leurs connotations, a le dessus, et refoule, même chez des esthéticiens pour le reste très sensibles, d'autres considérations. Au point que chez ceux, très rares, où quelque chose de cet ordre est signalé, c'est alors comme s'il s'agissait d'une puissance indicible, non comme d'une seconde dénotation, ou dénotation d'un second ordre, ayant ses lois propres d'expression et de déchiffrement.

Le mannequin et la vitrine apparentent la ville et la nécropole, l'être et l'apparence: culte des masques chez l'homme sémiologique.
Photo Friedli

 
 

Mais notre articulation en quatre moments souligne aussi l'anachronisme du «concept», éliminé aujourd'hui par le schème mental, par la structuration et la modélisation, ce qui précisément remet à l'avant-plan dans toutes les pratiques contemporaines les rapports entre information et bruit, leurs fécondations réciproques, et donc aussi les effets de champ perceptifs qui sont ainsi déclenchés comme contenus essentiels des oeuvres. Il suffirait donc aux sémiologues d'être plus proches des pratiques actuelles de la science, la technique, la radio, la télévision, la photographie, etc., saisies dans leur spécificité, pour qu'une théorie correcte, c'est-à-dire reconnaissant aux effets de champ perceptifs le rôle essentiel qu'ils jouent dans les signes analogiques mais aussi dans la littérature et le langage courant, s'épanouisse en une authentique sémiologie générale.

En fin de compte, sur les différents points que nous venons d'évoquer, il faut faire dans la sémiologie et la linguistique, et donc généralement dans l'anthropologie, la même révolution que celle qui a été opérée, depuis les années 50, dans la biologie. Une révolution de modestie. Brusquement on s'est aperçu là que les phénomènes les plus complexes de la vie, qui avaient suscité tant d'élucubrations sublimes, découlaient de jeux extrêmement simples et très objectivables, des combinaisons de triplets formant les chaînes d'ADN, c'est-à-dire de substitutions et de déplacements compliqués mais cernables. Le moment est sans doute venu d'étendre cette modestie et cette objectivation à la saisie des civilisations en reconnaissant que, dans les plus fines subtilités du sens et du non-sens, de l'interprétation et de l'interlocution, il n'y a pour finir que les fonctionnements de la signification. Et que ceux-ci, comme les mutations et les contrôles génétiques, tiennent aussi en des substitutions et des déplacements, d'un autre ordre assurément, puisqu'ils sont à distance, arbitraires, réfléchis et très approximatifs (l'animal est peu approximatif), mais pas tellement étranges après tout quand on considère les circonstances du signe: la main, la voix, le cortex accru, le dénuement natal, la frontalité, les relations sociales, le rêve, que le mammifère humain a vu découler progressivement, au cours d'avènements hasardeux mais pas miraculeux, de sa nudité et de sa station debout.

Photo Agence Top, Paris

 
 
La télévision est un analyseur sémiologique impitoyable. C'est pourquoi elle déconditionne plus qu'elle ne conditionne. Ses gros plans, son image luminescente, son «petit écran» mobile, font paraître les êtres pour ce qu'ils sont: des informations en émergence fragile sur le bruit, des trains de bits 0-1, des successions de patterns et d'effets de champ sociaux tant dans leurs gestes que dans leurs syntaxes, leurs intonations, leurs contenus de discours. Avec le sentiment que des dérives incessantes des signes peut sortir à tout moment strictement n 'importe quoi, comme des dérives incessantes des tissus vivants, A condition que les nouveaux systèmes qui surgissent, grands ou petits, soient viables, c'est-à-dire soient capables de se reproduire. Vu que la viabilité est au regard de l'Evolution le seul critère de validité des systèmes, tant culturels que vivants.
Vidéo Willoughby Shrp (Vito Acconci)

 
 

 

Une écologie généralisée

 

Mais il sonnerait faux de terminer ces réflexions sur le signe par des considérations théoriques. La prise de conscience que les grands phénomènes mondiaux de l'heure ne sont pas énergétiques, ni économiques au sens traditionnel, mais précisément sémiotiques, est sans doute ce qu'il y a de plus original dans la situation présente.

Cela est vrai des relations entre nations, où l'on saisit mieux chaque jour que les mentalités sont plus importantes, pour les éventuels développements ou non-développements, que tous les transferts de capitaux, de biens, de technologie. Et cela vaut aussi de l'idéal même du développement. Au lieu d'apparaître comme allant de soi, celui-ci se donne pour ce qu'il est: une mentalité particulière. La chose apparaît d'autant mieux que c'est à propos de l'aspect informatique des systèmes que les problèmes se posent le plus crûment. Est-il souhaitable de renforcer indéfiniment les coordinations? Ne sont-elles pas en train d'établir des interdépendances si étroites qu'elles suppriment ces réserves de désordres nécessaires à la réorganisation ou tout simplement au maintien des systèmes existants? La surabondance informatique ne favorise-t-elle pas les perceptions, les apprentissages, les dialogues liés aux proto-informations, en défavorisant ceux qui sont liés aux deutéro-informations, allant du langage de simple présence à l'humour et au paradoxe? Si c'est vraiment l'hétérogénéité de l'organisme, de l'imaginaire et du symbolique qui se surmonte dans la rythmisation du plaisir, dans l'ébranlement de la sexualité et du rire, dans la fluidification du sourire, y a-t-il tant d'avantages à multiplier les maîtrises, et n'y aurait-il pas intérêt à remplacer la notion de développement par celle de frugalité, avec ses implications de modération et de jouissance?

 
 

Ainsi la prise de conscience des bouclages, débouclages, rebouclages, feuilletages, effets de champ qui traversent toute la réalité conduit au projet d'une écologie généralisée [3]: celle qui prend en compte non seulement les grands cycles minéraux et le renouvellement des espèces vivantes, mais encore les populations de signes, avec leurs même exigences d'ordre et de désordre, de contrôle et de réserves incontrôlées.

Henri Van Lier

Le Poët-Sigillat, 15 août 1978

 
Notes:
 

[1] Hjelmslev (L.), Prolégomènes à une théorie du langage. Pans, Minuit, 1966.
[2] Seuren (P.), Tussen Taal en Denken, Utrecht, Oosthoek, 1975.
[3] Bateson (Gr.), Steps to an Ecology of Mind, New York, Chandler, 1972.

 
 
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