ANTHROPOGÉNIES LOCALES - SÉMIOTIQUE
L'ANIMAL SIGNÉ - Troisième partie - L'ANIMAL SÉMIOTIQUE
Nous avons vu comment l'homme, un certain mammifère supérieur, a pu devenir, moyennant un organisme et un environnement particuliers, le lieu où la signification a éclos à partir du signal et du stimulus-signal. Nous allons maintenant considérer de plus près comment le signe, étant donné son fonctionnement de base et ses deux grandes voies, analogique et digitale, crée la réalité humaine avec ses forces et ses faiblesses.
Chapitre 7 - LE CORPS SIGNÉ ET SIGNIFIANT
Ce qui frappe d'abord dans la réalité humaine c'est à quel point il est impossible d'y envisager le corps indépendamment des images et des symboles qui le configurent et le distribuent. Si l'on observe que l'enfant, à cause d'une prématuration spécifique, se meut et se nourrit beaucoup plus tardivement que les petits des animaux, et qu'en même temps il a des circuits corticaux accrus lui permettant d'anticiper mentalement les démarches qu'il ne peut pas encore réaliser en fait, alors les images, qu'elles soient physiques ou mentales, et qu'elles représentent des corps ou des objets, ne sont pas des expressions qu'un organisme constitué d'avance projetterait autour de soi; au contraire, ce sont des figures grâce auxquelles un organisme flou au départ va se donner une certaine structure. C'est pourquoi, par rapport à nos corps anatomo-physiologiques, nos images sont plus constituantes que constituées; elles nous regardent autant et plus que nous ne les regardons; ce qui rend compte, selon Lacan, de la structure paranoïaque qui sous-tend toute compréhension humaine [1]. On notera cependant que les images ainsi constitutives varient fort selon les cultures. Dans la nôtre, la structure recherchée fut traditionnellement une «bonne forme», où le corps s'idéalisait narcissiquement comme un tout fait de parties intégrantes, un organisme au sens fort, soutien du «moi»: d'où sans doute l'importance excessive que Lacan attribue à l'image de soi dans le miroir. Mais d'autres structurations se rencontrent, et tant les Mélanésiens de Leenhardt [2] que beaucoup d'hommes contemporains se donnent des corps plus discontinus à partir d'images à'éléments de corps (de la mère ou d'autres) et même d'objets très variés. Le tout est qu'il y ait imitation, image. Cependant nous avons vu les limites des signes analogiques en général: ils sont en sympathie, en empathie, ce qui est justement précieux pour la constitution d'un corps proche à lui-même plutôt qu'orthopédique, mais ils demeurent un peu vagues. Aussi la structuration du corps propre s'achève-t-elle par l'identification à des signes digitaux, en particulier aux mots du langage courant, grâce auxquels il se distribue selon un tronc, une tête, des membres, dans nos langues à nous, et selon d'autres articulations de langage dans d'autres cultures. Il n'y a donc de corps humain que signé. L'être humain n'est pas un corps anatomo-physiologique, ni non plus une âme, mais les intrications d'un corps anatomo-physiologique et d'images et symboles qui donnent figure à ce corps. Ce rôle formatif du signe est si important que toutes les langues du monde possèdent un équivalent du mot laid, accompagné partout d'un geste ou d'une mimique de rejet, pour réprouver ce qui pourrait compromettre la distribution analogique et digitale des corps telle qu'elle est établie dans chaque culture: ici c'est le bossu qui est jugé menaçant, là l'obèse, là le maigre, là encore le dissymétrique ou le trop régulier. La langue russe est particulièrement explicite à cet égard, puisque «laid» s'y dit bez-obraznyj, littéralement «sans image»: quand quelqu'un, et en particulier un enfant, fait quelque chose de laid, au physique ou au moral, on lui dit très philosophiquement: par ton acte, tu détruis l'image de l'homme, tu compromets ce sans quoi il n'y a pas d'être humain, tu es inhumain. Le grec a-schèmon, littéralement «sans configuration», ne disait pas autre chose.
Mais, en parlant de la sorte, nous avons pris les cas où les signes travaillent le corps humain d'assez loin, culturellement, dans ses grandes distributions anatomiques ou comportementales. Il ne faut pas oublier qu'ils le travaillent également de tout près, dans ses mouvements les plus fugitifs et à travers des distributions si locales et secrètes, à travers des remplacements et déplacements physiques et sémiotiques si fuyants qu'ils ne sont même plus désignables. C'est ce qui se produit quand une bouche savoure des aliments, quand un poing part brusquement sous l'effet d'une plaisanterie, quand une note de musique déclenche un vertige érotique. Ce sont ces interactions somato-sémiotiques, à la fois quasi ponctuelles et démesurément floues, que Freud a appelées Triebe, ce qu'on a traduit en français par pulsion. Il y a là tout un domaine qui chez l'animal relève de l'instinct; mais l'instinct répond à des stimuli-signaux, est monté d'avance et confond l'individu et l'espèce; l'homme, sans doute parce qu'il est passé au signe, a très peu d'instincts, et même un comportement de base comme la copulation est chez lui appris (comme du reste chez les singes supérieurs). La pulsion est alors ce qui correspond à l'instinct chez un être qui s'oriente non plus par stimuli-signaux mais par images et symboles. Et le résultat va être très différent. Tissée de signes, la pulsion se construit à travers une histoire individuelle. Et du coup elle donne à l'être humain un corps individuel, alors que l'instinct maintient le corps animal dans les règlements généraux de l'espèce. Somme toute, par le signe, élément éloigné du corps, l'être humain obtient un corps qui à certains égards est plus proche de soi que le corps animal; ou plus exactement un corps qui est un certain soi. La pulsion est la découverte clef de la psychanalyse, dont le mérite aura moins été de marquer l'importance de la sexualité que sa nature, à savoir la pénétration de toutes les distributions et motions les plus infimes de la chair humaine par des signes, et inversement la pénétration de tous les signes, même les plus sublimes, par les distributions et les motions secrètes de la chair. Les stades prénatal, oral, anal, phallique, conjonctif, en tant qu'investissements sémiotiques successifs des ouvertures du corps, régissent vraiment les relations entre l'extérieur et l'intérieur d'un organisme humain, c'est-à-dire ses relations fondamentales avec l'ensemble de la réalité. La sexualité reste le thème central de la psychanalyse parce qu'elle est l'expérience la plus radicale et la plus initiale de la compénétration réciproque de la chair et du signe.
Mais la pulsion ainsi comprise éclaire également l'opposition de l'agressivité et de la cruauté. L'agressivité répond à des stimuli-signaux; la cruauté se meut sous l'emprise, les raideurs et les caprices des signes. L'animal, instinctif, n'est pas cruel mais agressif. L'homme, pulsionnel, est peu agressif, et toute son histoire est surtout la suite de ses cruautés, monstrueuses ou anodines. La cruauté c'est, pour finir, l'inscription physique du signe, qu'il soit analogique ou digital, sur le corps du significateur, et aussi socialement sur celui de tous les interprètes, dont nous avons vu qu'ils étaient indispensables au maintien de la signification en tant que garants [3]. Les rites majeurs de la cruauté sont le supplice et la torture. Le supplice réinscrit avec le fer et le feu les signes sur le corps délinquant, c'est-à-dire sur l'organisme qui a échappé un moment aux significations de la tribu. La torture cherche dans le corps de celui qui appartient à une autre tribu, à un autre parti, la clé de sa différence, ou la confirmation de cette différence. Quotidiennement, la cruauté marqueuse est présente dans les scarifications et les tatouages des sociétés tribales, et elle s'insinue dans la vie la plus banale des sociétés industrielles: sans remonter aux bras croisés des écoliers d'autrefois, ou aux corsets orthopédiques de nos grands-mères, elle reste à l'oeuvre dans n'importe quelle contrainte de politesse et de civilité.
La psychanalyse a parlé, dans tous ces cas, de castration, et plus précisément de castration symbolique, du moins dans l'école lacanienne. A condition de ne pas considérer d'emblée le sexe mâle, à la mode occidentale, mais les deux sexes, comme on le voit ailleurs dans la circoncision des hommes et les excisions des femmes, ou dans les symétries du lingam et du yoni, ou du yang et du yin, cette façon de parler a l'avantage d'exprimer fortement le statut de la réalité humaine. En effet, pour marquer comment notre organisme est contraint de passer au signe, les rituels ont choisi ce qui s'y trouve de plus individuel, puisque c'est par excellence le lieu de la jouissance, et aussi de moins individuel, puisqu'il s'agit des seuls organes incomplets, coupés (sexus), appelant donc leur complémentaire, et du reste dépassant l'individu vers l'espèce par la génération. Parler de castration symbolique souligne alors le fait que le plus organique de l'organisme doit se mettre à distance du corps brut de façon cérémonielle. En passant à l'image, par exemple par le port d'étuis péniens. Mais aussi en passant au langage, comme quand, au lieu de nommer simplement le pénis, ce qui n'évoque qu'une réalité anatomo-physiologique parmi d'autres, la psychanalyse parle de phallus, afin sans doute que la majesté du mot latin, lui-même déjà magnifié par sa reprise au grec, marque à coup sûr, à propos d'un organe vital, le rôle organisateur du nom.
II ne serait cependant pas bon de trop mettre sur le même pied, du point de vue du passage au signe, l'analogique et le digital, autrement dit l'image et le symbole, et donc la Mère et le Père. Il faut rappeler la déduction de Francis Martens [4], selon qui le contraste entre la maternité, évidente, et la paternité, seulement «imputée» jusque dans le droit romain, explique dans les sociétés tribales le rôle privilégié de l'oncle maternel et le mariage préférentiel entre cousins croisés: deux façons d'obtenir la différence, propre à l'animal classificateur, mais avec le minimum de dissemblance. Ainsi la mère, personnage central, proche et stable, est du côté des identifications par impact, propres à l'image; le père, périphérique et léger, est du côté des articulations propres au symbole, au nom. Alors, l'organe mâle n'est pas tant lié à la génération; il fonctionne plutôt comme le signe de l'articulation des biens, des rangs, de ce qui de soi n'est à aucun individu, mais exemplifie le lien mobile qu'est la signification. Opportunité de le mettre du côté du désignant pur. Et quand, avec les patriarcats postérieurs, il sera censé être le principe actif de la fécondité, il ne perdra pas pour autant sa valeur d'articulation d'une génération à une autre; il demeurera lié au nom, au nom du père; comme aussi à l'implication logique et à l'attribution grammaticale, symptomatiquement appelée copule. Dans l'hindouisme, le linga c'est à la fois le phallus et le signe, le symbole distinctif, le mot clé du mantra rituel. D'où qu'on le prenne, le phallus reste donc la réalisation somatique la plus frappante du signe digital. Et comme celui-ci radicalise les propriétés du déplacement et du remplacement du signe, moins tranchées dans le signe analogique, il y a un sens à parler de la castration symbolique comme affectant d'abord, sinon les hommes, du moins la masculinité.
Henri Van Lier Notes:
[1]
Lacan (J.), Le Stade du miroir, in Ecrits, Paris, Seuil, 1966. |