ANTHROPOGÉNIES LOCALES - SÉMIOTIQUE
L'ANIMAL SIGNÉ - Première partie - DU SIGNAL AU SIGNE
Chapitre 3 - LES CIRCONSTANCES DU SIGNE
On sait qu'un jour un mammifère supérieur, à travers les méandres de l'évolution des espèces, s'est trouvé doué d'un talon corrélatif d'une colonne vertébrale assez verticale pour que ses membres antérieurs deviennent des mains, que nous supposerons achevées, c'est-à-dire douées de l'opposition du pouce aux quatre autres doigts. Or la main ainsi placée et construite manipule, c'est-à-dire qu'elle remplace, déplace, assimile, juxtapose, imbrique, pèse et mesure ressemblances et différences, et aussi joue, fait jouer. Elle aide également à mettre les choses à une distance moyenne de l'organisme, devant lui, en une sorte de disponibilité à l'expérimentation. Pris dans cette activité de perpétuelle redistribution latérale et frontale, de jeu, de décalage, les instruments déjà connus de l'animal durent avoir tendance à s'organiser en petits systèmes mobiles et partiellement arbitraires, c'est-à-dire en outils. L'outil, par opposition au simple instrument, renvoie à d'autres outils. On aperçoit ce que la manipulation a dû apporter à la signification quant à l'organisation de ses désignés, et aussi de ses schèmes mentaux. Du reste, la main trace, et pour autant elle a certainement favorisé aussi l'apparition de certains désignants, lorsque sa trace, sur le sol meuble ou la paroi humide, s'est répétée et différenciée. Et, seule ou avec le bras, elle peut aisément indiquer, ce qui est une façon rudimentaire de désigner.
La bouche, qui jusque-là avait pour tâche de broyer et déglutir les aliments mais aussi de les sélectionner et les prélever, fut déchargée de ces dernières fonctions par la main, et put donc être réduite. Simultanément, la colonne vertébrale redressée permettait que la tête soit maintenant posée en équilibre sur elle, en d'autres termes que le trou occipital, par lequel le système spinal rejoint le cerveau, soit désormais médian, l'axe de la colonne passant par le centre de gravité de la masse crânienne. Alors, pour porter cette tête en équilibre et allégée d'une bouche trop forte, plus besoin de ces musculatures puissantes qui, chez les quadrupèdes et quadrumanes antérieurs, la liaient au tronc. Il suffisait d'un raccord souple. C'était la possibilité d'un cou, qui allait s'allonger, permettant les mouvements variés des organes perceptifs rassemblés dans la tête, - d'où de nouvelles distributions du monde en désignés similaires, contrastés, contigus, éloignés, - mais aussi favorisant le développement d'un appareil phonateur, d'une véritable voix. Chaque matin, le petit d'homme gazouillerait d'une tout autre façon que les oiseaux dans leurs trilles de l'aube. Son larynx développé et sa cage thoracique dégagée mettraient à sa disposition des sons non seulement multiples, mais précis, très différenciables, accordables en octaves, tierces mineures, tierces majeures, quartes, quintes, et opposant clairement le haut et le bas, le compact et le diffus, le nasal et le guttural. Là encore on songe à des remplacements, déplacements, équivalences et discordances plus ou moins arbitraires créant une merveilleuse étoffe prête à servir de substance à des désignants parfaitement différenciés, que ce soient les notes des musiques mimétiques et pures, ou les phonèmes des langues. D'autre part, ce nouvel équilibre crânien joint à la réduction des mâchoires libérait une partie du volume de la tête; pas à l'arrière, occupé depuis longtemps par le cervelet et le cerveau profond, mais à l'avant, dans cette cavité où avait commencé de s'implanter le cortex. Or le cortex c'est le lieu des réceptions et des commandes motrices à hautes différenciations, comme aussi des détours les plus longs entre les stimuli et les réactions; c'est également le lieu des mémoires, c'est-à-dire du stockage de certains trajets non pas montés héréditairement, comme les instincts, mais appris. Du coup, avec le cortex accru, les perceptions et les réactions motrices non seulement s'affinaient mais s'élaboraient de plus en plus sur place, à l'intérieur du cerveau, sans avoir à se réaliser chaque fois dans les circuits extérieurs de la vie de relation. Dernier venu de l'Evolution, le néocortex temporal est même décrit par les physiologistes comme le lieu d'association des associations, voire des associations interprétatives. Ainsi, substitutions, assimilations, juxtapositions, oppositions, éloignements, bref simulations de plus en plus proches et distantes, variées ou fidèles, vont s'activer dans tous les sens du «comme si», en une incessante pratique du décalage, c'est-à-dire du jeu et de l'arbitraire partiel.
D'autant plus que, grâce aux acquis premiers de la main, de la voix et du cortex, l'homme avait pu s'aménager des abris plus sûrs que ceux de l'animal, et jouissait donc d'un sommeil plus long, au point de reconduire plusieurs fois par nuit cette phase du sommeil dite paradoxale parce qu'elle est la plus profonde et la plus active, étant le moment du rêve. Or, le rêve est un extraordinaire activateur d'échanges, assimilant et juxtaposant les réalités les plus hétéroclites, rompant au contraire les ensembles les mieux structurés techniquement, intellectuellement ou affectivement. C'était donc un surcroît d'arbitraire, voire de désapprentissage, lequel, nous le savons mieux aujourd'hui, est la condition de tout apprentissage vraiment majeur [1].
L'impuissance et le contrôle
II ne faudrait pourtant pas présenter de façon trop optimiste le passage au signe comme un simple gain. Les remplacements et déplacements perpétuels de la signification impliquent une inquiétude; son arbitraire suppose un saut dans un certain vide, dans un ailleurs de la réalité, dans un irréel et surréel; les à-peu-près de ses assimilations et juxtapositions, de ses métaphores et métonymies, comportent des risques incessants; ses apprentissages vont de pair avec l'angoisse de désapprentissages. On peut alors penser que, pour prendre de pareilles distances à l'égard des conforts et des infaillibilités des stimuli-signaux, l'animal a dû y être contraint. C'est pourquoi on insiste depuis longtemps sur les carences vitales du «bipède nu», acculé pour seulement survivre à se précipiter dans la légèreté et l'adaptabilité fulgurante du signe, que lui proposaient ses capacités manuelles, laryngales, néocorticales, oniriques. Néanmoins, l'exemple des enfants-loups, qui échouent à créer la signification, ou même à l'assimiler, prouve que n'y suffisent pas ces facultés, ni même ces angoisses. Il y faut encore le groupe social. Le mimétisme intense est indispensable pour initier l'individu au signe, et aussi pour le rassurer à propos de ses étrangères; seule la norme collective, la pression des destinataires, obtient que les innombrables systèmes locaux propres à la signification ne se dissolvent pas trop vite à mesure qu'ils se constituent. Cette exigence est illustrée par le remarquable roman de Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique. Un nouveau Robinson ayant décidé, à l'encontre de l'ancien, de reconnaître qu'il est vraiment solitaire sur son île et qu'il est donc seul à voir les objets qui l'entourent, s'aperçoit que ceux-ci lui apparaissent comme des événements singuliers, foudroyants, non référés à d'autres dans un système quelconque; tant il est vrai que c'est la multiplicité des points vue des destinateurs et des destinataires jointe à leur exigence d'une certaine stabilité des désignants et interprétants qui fait qu'il y a des désignés réels ou imaginaires, au lieu d'une succession de perceptions, d'imaginations et de mouvements erratiques, que Tournier appelle «phantasmes».
Or, pour rester dans nos problèmes d'origine, les conditions nécessaires à la stabilisation sociale du signe ont existé et d'ailleurs existent toujours dans certains groupes d'animaux avancés. Des singes passant de la forêt, plus close, à la savane, plus ouverte, à travers la situation intermédiaire de la vie de lisière, en viennent à opérer des répartitions des mâles et des femelles, des jeunes et des adultes, qui sont des débuts de division du travail et donc d'organisation sociale. Chez l'homme, des dispositions semblables, encore stimulées par l'extrême longueur du nourrissage des petits, ont dû créer entre les individus des échanges, des attentes, des promesses, des réclamations, des négoces, c'est-à-dire une perpétuelle exigence des destinataires à l'égard des signes bricolés par les destinateurs. D'autant plus que la station debout établissait, entre les congénères, des relations frontales, découvrant les faces et les regards amis ou ennemis, qui devaient renforcer l'objectivation et l'ajustement des significations pratiquées. Il faut encore souligner, chez le bipède debout et nu, la singulière évidence des organes du corps. Ceux-ci, disposés comme ils sont, pouvaient devenir non seulement des facteurs du signe, mais ses objets privilégiés, ainsi qu'il se voit dans la pudeur, le supplice, le cannibalisme, et en particulier les rites funéraires [2]. Le cadavre humain a certainement contribué à déclencher la démarche sémiotique par ses ambiguïtés violentes entre le présent et le passé, le présent et l'avenir, le réel et l'imaginaire, son invisibilité et sa visibilité simultanées par le tombeau (le sema grec est à la fois tombeau et signe); inversement il en a été le champ d'application par excellence dans les minuties de la sépulture. Ajoutons qu'aucune espèce animale n'a disposé de l'extraordinaire émetteur et stockeur d'information qu'est le visage féminin imberbe.
Le signe c'est l'homme même
II semble donc bien que les caractéristiques biologiques et protosociales de l'homme, dans un écosystème apte à les susciter et à les maintenir, permettent de comprendre la mise en place et le maintien de ce fonctionnement très spécial qu'est la signification. Décrire les structures de l'espèce humaine revient à parler d'un animal capable de traiter le réel à distance, sans devoir à chaque coup le transformer physiquement, et donc avec de larges degrés d'arbitraire. Capable de faire qu'il y ait un lointain et un proche, des semblables et des opposés, des contigus et des complémentaires, engendrant ainsi l'espace. De faire aussi, par les rétentions et les anticipations, que l'instant du stimulus-signal se distribue en présent, passé et avenir, engendrant ainsi le temps, la mémoire et le projet. De travailler sur le reste et simultanément sur soi. De tout ordonner en systèmes partiels, mais qui pour autant rouvrent toujours tout système. De viser tous les êtres, tous les devenirs, et même le non-être. D'appeler donc et de fournir une opération et une relation capables de construire toutes les autres: la signification. En retour, décrire les caractères, les forces, les approximations du signe, c'est décrire tout l'homme, c'est-à-dire le projet, l'interprétation, la réflexion (capacité des termes de la signification de se prendre entre eux pour désignés), la réflexivité (qui est la réflexion sur la réflexion), la théorie, la pratique, la liberté (qui est un autre mot pour l'arbitraire et l'approximation), l'origine (qui est l'éternel retour et le déjà-là du signe), la postulation de finalité et d'immortalité. L'homme n'est pas la conscience, car la conscience est sans doute vieille comme l'univers et comme l'événement. L'homme c'est la conscience réfléchie, ou mieux c'est l'événement réfléchi. Or l'événement réfléchi n'est rien d'autre que la signification, dont le signe est le moment voyant. Il ne suffit pas de dire que, grâce à la signification, l'homme est en mesure d'exploiter son environnement et aussi de se réfléchir tout en réfléchissant le monde. La signification est l'autonomie, l'initiative, le recodage, la réflexion. Ainsi l'être humain se définit en toute rigueur comme l'animal sémiotique, c'est-à-dire l'animal où le signe se construit en construisant l'homme. Le signe est le propre de l'homme. Ou mieux, le signe c'est l'homme même. Dans l'histoire de l'univers, le signe et l'homme sont entrés du même pas. Henri Van Lier Notes:
[1]
Leroi-Gourhan (A.), Le Geste et la parole, Paris, Albin Michel, 1965. |