ANTHROPOGÉNIES LOCALES - SÉMIOTIQUE
L'ANIMAL SIGNÉ - Quatrième partie - LES GRANDS MOMENTS DU SIGNE
Chapitre 14 - LE PHONÈME ET LE DÉSIGNÉ. FORME ET PRINCIPES DU MONDE
La Grèce fait une nouvelle rupture. Elle renforce l'égalité et la légèreté de l'alphabet phénicien en donnant à chaque lettre le même gabarit; et elle achève cette égalisation en notant non seulement les consonnes mais aussi les voyelles, toutes sur le même pied. Ainsi l'écriture devient invisible, d'autant qu'elle se lit proversivement de gauche à droite. Au point que le lecteur ne perçoit plus les caractères écrits, mais, à travers leur transparence, il croit saisir d'emblée des objets, réels ou imaginaires ou idéels. L'attention émigré de l'énoncé des sociétés tribales ou du désignant des empires primaires au désigné, compris comme le réel, ou l'être. Et ce désigné est saisi à la manière des nouvelles unités, les phonèmes, unités distinctives, dont les monèmes, unités significatives, souvent non séparés graphiquement, apparaissent seulement comme les composés. De façon semblable, les êtres macroscopiques du monde paraissent être des ensembles significatifs, mais résultant de principes non signifiants par eux-mêmes: l'eau, le feu, l'air, l'indélimité, chez les Ioniens; les quatre éléments animés par l'amour et la haine., chez Empédocle; la relation harmonique, chez Platon; l'abstraction des genres, chez Aristote; les idées peuplant l'intelligence du Créateur chrétien et de l'Un plotinien; l'étendue et le mouvement cartésiens; la sensation anglo-saxonne; la différence leibnizienne; les éléments a priori kantiens; la négativité hégélienne et marxienne.
Simultanément, les monèmes éclatants ont disparu, et sont remplacés par des raisons, les raisons d'être, et le sacré fait place à l'intelligible. La vérité est définie comme l'adéquation du schème mental au désigné; le schème mental est entendu comme un concept (qui ramasse l'être), tandis que le désignant, triomphant dans les empires primaires, est perçu comme une simple convention arbitraire. Le monème n'a pas disparu pour autant, mais il provoque l'analyse, et l'on se plaît à le décomposer en des unités sémantiques plus petites, ou plus générales, ou plus claires, ou plus distinctes, qui sont en deçà de lui. Du reste, cette recherche de principes plus élémentaires et plus universels dut être favorisée chez les Grecs du fait qu'ils parlaient une langue indo-européenne, où le monème ne coïncide pas fatalement avec la syllabe, comme en turc ou en chinois; et leur article défini permettant de substantiver n'importe quelle forme, et en particulier de parler de l'étant et du non-étant, de l'être et du néant, a certainement attisé les spéculations sur les principes. Mais, même avec ces adjuvants, la graphie invisible au lecteur et opposant fermement le distinctif au significatif n'est pas tombée du ciel. Entre-temps, l'économie était devenue marchande, maritime, mobile, travaillant avec une monnaie qui, de son côté, distribuait aussi le désigné, l'être, la substance de la marchandise ou du métal étalon selon des unités plus distinctives que significatives. Ce numéraire, autant qu'à un droit abstrait, devait donner naissance à de nouvelles conceptions du nombre, abstrait aussi, selon des unités vraiment neutres, loin des unités charnelles des arpentages et stockages des empires primaires. Conjointement, une vraie géométrie put naître, celle qui ne s'en tiendrait pas à la combinaison astucieuse de lotissements, mais, dans les triangles ou les cercles, devenus des figures, dégagerait des propriétés, donc à nouveau des principes communs. Du reste, les principes du monde furent justement conçus comme des nombres dans le pythagorisme, comme des propriétés géométriques chez le Platon du Timée, comme les deux conjoints chez le Descartes de l'étendue et du mouvement. Vue de mécaniciens, qui se confirma dans une architecture de mécaniciens, se complaisant, de l'architrave grecque à l'arc gothique, à rendre sensible la dérivation des masses.
Tout cela se retrouva dans le statut de l'image. Comme récriture phonétique, celle-ci est conçue maintenant comme un simple désignant dont l'idéal est de s'effacer devant le désigné: on loua Zeuxis de ce que ses peintures de raisins aient été picorées par des oiseaux Cette transparence à l'être, seule vérité, est obtenue en remplaçant les figures monématiques, fulgurantes, par des formes au sens strict, c'est-à-dire par des ensembles où des parties dites intégrantes renvoient directement à des touts (et non aux éléments voisins) et où inversement les touts renvoient directement à leurs parties intégrantes; par ce double mouvement de procession et de récession, l'ensemble s'axialise et se détache sur le fond (c'est ce qui se passe banalement dans la perception d'un triangle, d'un carré, d'un cercle, bref d'une «bonne forme»). Le tout dont il s'agit peut figurer des êtres particuliers comme dans la statuaire ou le temple grecs, mais aussi toute une situation, comme dans un tableau baroque, régi par une perspective plus ou moins unitaire, dont les êtres particuliers sont des différenciations locales. Dans tous ces cas, il y a composition au sens plein du terme: l'oeuvre est d'abord un champ global, dont les figures particulières apparaissent, dans la géométrie et l'anatomie conjointes, comme les éléments distinctifs. Le résultat est censé d'autant plus fort que l'unité générale s'y diversifie en distinctions plus nombreuses, et qu'en retour des distinctions plus nombreuses y renvoient plus directement à leur unité. Cette façon de voir, qui a été proprement la représentation classique, fut réputée si bien correspondre à la structure du réel que l'univers se donna lui-même pour un tableau, le macrocosme occidental, le grand ordre composé d'ombres et de lumières, grâce auxquelles le bien et le mal prenaient une valeur esthétique, compositionnelle. Et la personne humaine fut le microcosme parce qu'elle miniaturisait au mieux l'unité diversifiable et la diversité unifiée: «l'âme est en quelque sorte toutes choses». Quant au Dieu chrétien, un par la substance et trois par les personnes, il englobait la diversification et l'unification universelles. La Trinité du Père, du Fils et de l'Esprit continuera de résonner pendant deux millénaires dans les catégories kantiennes: unité, multiplicité, totalité; dans les synthèses kantiennes: connexion, disjonction, conjonction; dans la dialectique hégélienne et marxienne: thèse, antithèse, synthèse; dans les triades sémiotiques de Peirce: signe, objet, interprétant, et image, symbole, indice; dans la famille psychanalytique: père, mère, enfant. Avant de passer à notre dernière étape, contemporaine, il est utile de faire observer que les moments que nous venons de parcourir ont donné lieu à des intermédiaires. Le cas le plus intéressant est celui des civilisations qui en partie, comme les cultures indienne, chinoise, japonaise, ou en entier, comme l'Islam et l'époque romane chez nous, sont venues après la culture grecque, l'ont connue, ont été impressionnées par sa perception par formes, ont largement adopté cette perception, mais ont toujours refusé d'y adhérer complètement. Ainsi, dans tous ces cas, à mesure que l'acquis grec se diffusait ou était assumé, on a vu les figures se détacher, s'organiser lisiblement, et jusqu'à un certain point se composer. Mais, en même temps, des artifices anciens ou nouveaux furent partout développés pour que les formes ainsi émergentes ne se prélèvent pas trop nettement sur le fond, pour que leurs touts ne renvoient pas trop directement à chacun des éléments les composant. Et cela parce que ces civilisations gardaient le goût des fulgurations des empires primaires, ou même parce qu'elles désiraient continuer à cultiver quelque chose de la pulsation propre aux mondes tribaux.
Henri Van Lier |