Une première évolution se produisit quand, au-dessus des
groupes tribaux autarciques, se mirent en place, généralement dans les régions
pastorales, des organisations se chargeant de redistribuer les inégalités
locales, les surplus et les manques. Du dixième millénaire à la fin du
quatrième, le nouveau système put se contenter de comptages assez élémentaires,
où des dés d'argile de différentes formes marquaient les nombres, et des
dessins sommaires la nature du bétail échangé [1].
Mais, depuis 3000, avec les développements de l'agriculture, des réserves et
des échanges plus importants provoquèrent la création de centres, avec
l'apparition des écritures: de l'hiéroglyphe au quipu.
Toute une série de termes vont s'impliquer aussitôt: la
route, le stockage, l'inventaire, le lotissement, l'arpentage, le cadastre,
donc également la loi, le comptable, le juriste, le scribe, ainsi que le
pouvoir surplombant du pharaon, ou de l'inca. Les parcelles familiales sont
articulées dans les lotissements des villages, eux-mêmes articulés dans le
territoire, c'est-à-dire la Terre maintenant lotie et unifiée. La guerre cesse
d'être la pratique rituelle du maintien des différences tribales; elle corrobore
et agrandit le territoire, c'est-à-dire l'unité distribuante. Les codages
locaux se survolent à partir d'un principe plus vaste, plus élevé, qui s'énonce
comme code proprement dit. Une arithmétique et une géométrie des lotissements
se met en place: des triangles additionnés donnent des carrés ou des
rectangles; les roues superposées donnent des cylindres; et tout cela dressé et
combiné fait des pyramides et des ziggurats.
Mais surtout, les rigueurs de l'inventaire et du code
général survolent la palabre des codages locaux. Ils déclenchent l'entrée des
écritures: pictogrammes, puis idéogrammes, puis graphies phonétiques partielles
comme dans le phénicien et l'hébreu (où primitivement les consonnes sont
notées, pas les voyelles). Ainsi, à l'intérieur du flux continu de l'énoncé, se
détachent l'une de l'autre des unités significatives, les monèmes. C'est eux,
ces véritables lotissements du sens, ces premiers arpentages sémantiques, que
le scribe assis du Louvre inscrit.
Et l'on voit du coup quelle hauteur il porte. Car, ainsi
isolé, le monème prend une force d'origine et de principe. Il est saisi comme
venant d'en haut, et arrêté. Il est toujours, pour finir, le nom de Jahvé, le
mot imprononçable, tant il est puissant et jaloux dans sa solitude; tant il résonne
vers la profondeur. En fin de compte, il renvoie à l'identité du dieu unique.
Et du monarque unique. Edictées en ces monèmes infiniment compacts, souvent
inscrits sur des tables et des stèles de pierre, la volonté du dieu et celle du
monarque sont impénétrables, injustifiables, imprévisibles. Elles touchent ceux
qu'elles atteignent dans l'opposition absolue du oui et du non, de la vie et de
la mort, devenues exclusives l'une de l'autre.