ANTHROPOGÉNIES LOCALES - SÉMIOTIQUE
L'ANIMAL SIGNÉ - Troisième partie - L'ANIMAL SÉMIOTIQUE
Chapitre 11 - LES JE ET LA SANTÉ
Tout ceci conduit à fermer les échappatoires des fausses transcendances. Assurément, il y a longtemps que l'être humain s'est aperçu qu'il était une réalité sémiotique. Cependant, à travers toute la philosophie occidentale, les signes sont censés renvoyer à un au-delà d'eux-mêmes: aux idées chez Platon, aux genres chez Aristote, à un créateur source des idées et du monde dans le christianisme, à la conscience chez Descartes, ou encore à cette chose volatile qu'est l'âme dans la pensée courante. Sartre a renouvelé cette problématique en postulant que l'autre du monde et du signe, au lieu d'être une entité positive, était un néant, ou plutôt une néantisation. Dans le structuralisme qui a suivi, ce néant est devenu la fameuse case vide: de même que dans le jeu du taquin une case vide permet aux pièces de se mouvoir, ainsi le sujet serait l'absence, l'absent, permettant aux signes de circuler. Or, le fonctionnement de la signification ne nous a pas invités à postuler une âme, mais pas davantage de néant, ni de néantisation, ni de case vide. L'univers, les organismes et les signes ont suffi. La conscience étant supposée appartenir à toute organisation cosmique comme telle, la conscience réfléchie, propre à l'homme, s'explique assez par la propriété qu'ont les organisations sémiotiques de se prendre elles-mêmes pour objet. D'autre part, si les individus, du moins dans nos cultures, se perçoivent jusqu'à un certain point comme des «je descriptibles», c'est que ces systèmes physiologiques et sémiotiques qui durent quelques dizaines d'années et auxquels nous donnons des noms propres, ont une certaine continuité. En effet, ce sont des ensembles de boucles et de feuilletages à la fois chimiques et informatiques qui sont le lieu de sauts et de dérives, mais aussi, du fait qu'il s'agit de boucles et de feuilletages, dégagent un style global, par quoi ils sont objets de haine ou d'amour, pour autrui et pour soi. Et inversement, s'il y a dans nos cultures des «je libres», ce n'est pas qu'il y aurait un quelque chose, ou un rien, qui survolerait les organismes et les signes, ni même une négativité qui imprimerait leur mouvement à ces derniers, car ce mouvement tient dans les remplacements et les déplacements de la signification elle-même. Mais c'est que le «je descriptible» a beau avoir quelque cohérence, il ne peut jamais s'identifier ni avec la totalité des systèmes qui le composent, vu que leur résultante n'existe pas, ni non plus avec aucune des séries particulières dont les connexions, disjonctions et conjonctions sont sa réalité concrète à un moment donné. Contrairement au «je descriptible», qui est l'objet d'une affirmation maintenue tant bien que mal, et qui est un peu digital mais surtout très iconique, «je libre» est l'objet d'une négation incessante et s'exprimant dans des signes digitaux principalement, ou absolument: je ne suis pas ceci, ni cela, ni même «je descriptible». Plus simplement, je ne suis aucune série particulière, ni aucune totalisation de séries.
L'hésitation entre «je descriptible» et «je libre» ou leurs divers croisements inconscients, a été, dans notre culture, le fondement du sens et du non-sens: ce dont un philosophe comme Fichte a pu croire que c'était la source de toute rationalité, et un philosophe comme Sartre la source de l'absurde. En vérité, «je» est le lieu et le non-lieu où se réfléchissent toutes les distances internes du signe attisant le désir, et ses franchissements par le plaisir, le rire, le sourire, la sexualité, etc. Il conclut au sens quand il thématise les franchissements; il conclut au non-sens quand il thématise le fait que les distances sont infranchissables. C'est le même débat que celui qui faisait dire à Hölderlin que les mortels ont reçu en partage la joie, et à Bataille que leur partage est l'horreur. Mais, en fin de compte, il n'y a pas de débat véritable, il n'y a qu'une double affirmation dont aucun des termes n'est niable ni dialectisable par l'autre. Car il n'y a pas le sens, ni le non-sens. Ni même du sens et du non-sens. Il n'y a que la signification, qui implique localement et temporellement des bouts, des trajets plus ou moins longs de sens et de non-sens, avec le sens et le non-sens comme pôles, et comme illusion.
Si le signe c'est l'homme même, la santé de l'homme c'est la santé du signe. Et celle-ci tient sans doute en un mot: le jeu. Non pas au sens de jouer avec quelque chose. Mais de faire jouer, de donner du jeu à quelque chose. La seule loi de la santé: il faut que ça joue, c'est-à-dire que le désignant, le désigné, le schème mental, l'interprétant, le destinataire et le destinateur soient en imbrication mais souple. S'ils cherchent à s'aligner strictement, ce sont les crampes de la névrose, hystérie ou obsession, s'acharnant autour de l'impossible «je descriptible», moi. Qu'au contraire ils renoncent aux approximations suffisantes, et ce sont les viscosités ou les dérapages incontrôlés de la psychose, voulant étendre au monde entier le décalage spécifique de «je libre». Pour finir, la santé c'est la définition même du fonctionnement du signe: un remplacement et un déplacement inlassables en une approximation incessante de similitudes et de contiguïtés, d'oppositions, de complémentarités. Sans unité définitive. Sans système général. Sans dialectique, sinon sporadiquement dans les jalousies du même et de l'autre. Sans exclusion du bonheur, ni sans exclusion de l'horreur. En unifications de boucles multiples, difficilement et fragmentairement reliables. En séries hétérogènes d'autant plus efficaces et résonantes qu'elles ne poursuivent pas fanatiquement l'hétérogénéité ni l'homogénéité. En conclusion de cette brève anthropologie déduite du fonctionnement du signe, on voit la difficulté qu'il y a à dire où est l'homme, ou même un homme. C'est assurément des signes, un corps anatomo-physiologique, un milieu, des présences, des absences, un «je», des «je», aucune de ces variables n'étant plus facultative ni plus centrale que l'autre. L'individu humain c'est, durant le temps d'une vie, leur circulation, leur interaction à toutes. Henri Van Lier |