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ANTHROPOGÉNIES LOCALES - PHYLOGENÈSE
 
 
 
LES TROIS MOMENTS DE L'OBJET
 
 

 

1. L'OBJET ANCIEN NON OCCIDENTAL

 

Pour qui aborde les sensiblement, une première classe est formée par tous les objets d'autrefois qui n'appartiennent pas à la tradition inaugurée par la Grèce. Ce monde "primitif" compte les productions de l'Afrique, de l'Océanie, de l'Amérique précolombienne, de l'Asie. Ce dernier cas est moins clair, puisque Chinois, Hindous et Musulmans ont eu des contacts nets avec l'Europe, et d'autre part ils ont édifié, sur leur propre fonds, des cultures déjà très abstraites, qui évoquent par certains côtés l'attitude grecque. Mais, pour des raisons qui vont se préciser, ils se rattachent fermement à ce premier groupe. Seuls les objets japonais exigent un traitement spécial.

Or, ce qui s'impose d'emblée dans les objets anciens non occidentaux c'est leur matière. Il ne faudrait pas dire trop vite qu'elle est magique. Mais, abondante ou grêle, souvent soulignée par une patine, elle fournit le point de départ de l'entreprise, elle possède des vertus génératrices de l'ouvrage, et celui-ci en paraît d'abord une émanation. En sorte qu'elle déborde ostensiblement les Structures qui s'y déterminent. Et l'objet en obtient une profondeur voire une opacité, jusque dans la porcelaine translucide, qui le fait apparaître comme un renflement ou une dépression de l'étoffe du monde.

Le geste constructeur a autant de prestiges. Né des matières, ou plus exactement avec elles, il capte leurs forces et leurs rythmes, et leur répond par ses forces et ses rythmes en une sorte de fidélité dansée. On n'oserait pas parler de manipulation, car en ce cas, la main n'est pas un organe, un instrument. A travers elle passe seulement l'extrémité d'une force, dont l'homme est plutôt le véhicule que la source ou le détenteur. Et, de même que le geste n'est pas au service de l'artisan, il n'est pas au service de l'oeuvre à faire. Il ne se réduit jamais à effectuer, à être le moyen transitoire de quelque chose qui finirait par devenir indépendant de lui. C'est même trop peu de dire qu'il s'inscrirait dans l'ouvrage, car il continue sans cesse de s'y produire, comme la matière de s'y dévoiler, comme tous deux de s'y chercher l'un l'autre. Matière et geste demeurent avec l'objet, qui est leur étreinte, d'exacts. Et l'objet trouve dans cette rencontre, jusqu'à leur éclipse à tous trois, puisqu'il n'y a pas de vraie mort, une nouvelle façon de renfler ou de déprimer l'ambiance, sans rupture externe ni interne.

La structure constructive confirme cette densité. Elle est souvent d'un seul tenant. Et, même quand elle joint des pièces multiples, c'est sans marquer leur articulation. En particulier, la manière dont l'objet s'appuie sur le sol ou contre le mur ne poursuit jamais l'évidence d'une dérivation dynamique, s'équilibrant de relais en relais jusqu'à un lieu stable. L'édification paraît agrégative, plus végétale que vertébrée, en une succession de systoles et de diastoles. Des ustensiles d'Océanie jusqu'aux tours chinoises et aux temples cactus de l'Inde, l'art de construire obéit à la même propagation, seule démarche compatible avec une matière débordante et un geste nourri aux battements des corps.

Aussi la structure plastique de tout cela répond mal à ce qu'un Occidental appelle forme (Gestalt). Vers le dehors, elle néglige de se détacher sur un fond ; vers le dedans, elle ne se décompose pas en parties intégrantes, c'est-à-dire renvoyant directement au tout. Chaque portion de dessin ou de couleur s'ouvre à la voisine, et celle-ci à la voisine encore, en une prolifération de segments vitaux. Si une figure géométrique se dégage, comme dans certains ustensiles du paléolithique, c'est par une agglutination cohérente, telle l'abeille disposant son alvéole, non par l'intention totalisatrice d'une vraie géométrie. Ainsi, ni le tracé ni le chromatisme ne détachent ni ne prélèvent rien, que ce soit au-dedans ou par rapport au dehors. Ils aident à provoquer une confluence, où les forces, éparses dans la nature, se prennent à abonder.

Toutes ces prévalences du tactile sur le visuel commandent alors la structure opératoire, celle qui regarde l'usage. Même si l'emploi est rigoureux, comme dans un canoë ou un boomerang, il comporte plusieurs couches : la pierre à moudre Dogon est en même temps testicule procréateur. C'est pourquoi, dès que l'exigence technique se fait moins impérative, des zones importantes de l'objet ne concernent plus son usage apparent, et s'ouvrent à la décoration : non pas une décoration adventice, simple ornement ou nimbe d'une fonction principale, mais une vraie fonction seconde, ou tierce, contemporaine de la première, aussi digne ou plus digne. La frise des eaux fécondatrices, le crocodile porteur des ancêtres magisters de l'agriculture, les faiseurs de pluie bras levés n'égayent ni n'ennoblissent la porte Dogon ; ils la situent activement parmi des résonances cosmiques dont son recel de blé tire sa vertu. Il s'agit donc moins de fonctions diverses que d'une même fonction profonde, à plusieurs niveaux, comme la matière et le geste constructeur qui l'ont éveillée. Un rythme identique circule du monde à l'artisan, et de l'artisan à l'usager.

Dans cet univers non encore délié, et pour ainsi dire sans distance, il n'y a pas d'espace distinct des objets, et qui serait leur lieu. La prolifération des choses engendre seulement leur apparentement, comme la prolifération des segments engendre les choses. L'absence de subordination directe de parties à des touts, l'estompement corrélatif de la distinction forme-fond, l'élision des articulations d'appui, la contemporanéité du geste générateur et du geste usager, le débordement de la matière par rapport aux structures (constructives, plastiques ou opératoires), la soumission du visuel au tactile, tout interdit à l'espace de se détacher des phénomènes et d'être aperçu comme tel. Il peut y avoir balisage, arpentage de la terre et même du ciel, mais jamais géométrie au sens grec. Point de système de référence privilégié, et c'est pourquoi, remarquions-nous, la dérivation des poussées et tractions jusqu'aux endroits de repos demeuré implicite. Point d'étalons de mesure, mais, dans les cas les plus élaborés, la récurrence d'un même modèle : Ts'in Che Houang-ti ordonna de répéter, à travers l'Empire, un écartement type des roues de chars afin de prévenir la disparité des ornières. Si l'étendue n'est donc pas inerte et indifférenciée, les médiations qu'elle introduit ne rompent jamais avec celles de la phase orale, - tumescence et détumescence, - voire avec le péristaltisme utérin. Le lieu c'est l'ambiance.

Quant au temps, ne trouvant pas d'articulation dans l'espace, ni dans le passage de la production à l'accomplissement, de l'accomplissement à la consommation, de la consommation à la consomption, toutes phases senties contemporaines, il ne s'abstrait pas non plus et ne connaît que la durée et le battement. Du va-et-vient du bras laborieux à l'orbe des saisons ou à la grande année du monde et des dynasties, il est cyclique, même quand il se compte par chronique et par calendrier. Ce serait déjà trop dire qu'il est présence ou permanence, car celles-ci (présence, permanence) supposent reprise, distance, effort, impatience. Et le devenir tactile, dépourvu de repères sinon de proche en proche (en tissage), est patient, il est la patience même, sans désir de la veille ni du lendemain. Comme l'étendue dont il scande la coulée, il se borne à la détente et à la rétention. Les choses ne sauraient être solides ni fragiles. Elles sont seulement plus ou moins.

Enfin, l'objet ancien non occidental confirme son statut par le langage qui l'évoque. Dans le parler canaque analysé par Leenhardt, la nomination n'isole ni parties ni touts ; elle ne connaît que des participations où les pouvoirs et les événements se réduisent à des accents de l'ambiance. Même dans les langues moins "primitives", - sanskrit, chinois, arabe, hébreu, - la mélodie, le rythme, le timbre, le souffle déterminent une tactilité de la voix, par quoi l'expression parlée interdit à l'objet de s'abstraire vraiment du monde qui l'entoure, ou de l'homme qui le profère. Ce toucher de la parole importe au point que l'écriture est rare et que, quand elle apparaît, elle garde, dans ses modalités préphéniciennes (hiéroglyphiques, pictographiques, cunéiformes), une plastique pulsatoire qui confirme la compénétration de croissance des réalités qu'elle embrasse. Les caractères chinois, avec leur charge gestuelle, se composent moins d'éléments que de segments vitaux. Ils engendrent une écriture sans distances véritables du scripteur aux traits, des traits entre eux, du caractère à la chose, aux choses.

Ainsi ces objets ne sont pas des ob-jets ? Ils ne se jettent pas à la rencontre (ob-jecta), ils ne tombent pas (jecta) sous le sens (ob) de celui qui les fait ou les emploie. L'homme n'est pas devant eux et il ne travaille pas sur eux : ils sont ensemble dans les flux et les reflux d'une vie commune. Il n'y a donc point de place pour de vraies substances (ceci et cela), ni pour de vraies causalités (de ceci sur cela). De même qu'on ne saurait parler d'oeuvres, au sens où l'entend Hannah Arendt, c'est-à-dire d'édifications grandes ou petites, techniques ou ludiques, mais permanentes, grâce auxquelles les êtres humains donnent à leur agir des dimensions d'espace et de temps débordant leurs limites. Les choses restent proches de ce que le même auteur appelle travail, à savoir les tâches qui assurent l'entretien et le renouvellement de la vie. Les doubles et les vases que les Egyptiens ou les Etrusques emportaient dans la tombe n'offraient pas la survivance dans l'altérité qu'exige l'oeuvre. Supposant l'agir des morts et soustraits à l'agir des vivants (sinon dans les commémorations rituelles postulées par l'agir des morts), ils n'introduisent pas de relève d'une génération par une autre et se contentent de maintenir le continu. A ce compte, l'homme ne lègue ni ne possède, et c'est pourquoi il pratique moins le troc (supposant la rupture ob-jectale) que l'échange du don. Intense ou diminué, il subsiste.

 

 

2. L'OBJET ANCIEN OCCIDENTAL

 

Cependant, le monde ancien a proposé à la perception sensible une autre classe d'objets, de signification toute différente. Pressentis chez Homère, ils s'annoncent dans la Grèce du VIe siècle et se confirment dans le monde romain ; ils s'effacent durant les invasions barbares pour réapparaître à l'époque gothique, avant de régner de la Renaissance à hier.

La matière cette fois ne propose plus de débordement de forces. Au lieu de source, la voici réceptacle des structures, à qui elle permet juste de s'incarner. Il faut à cette fin qu'elle soit exacte, légale, ascétique, même dans le luxe. Elle aura donc des qualités, non des pouvoirs. On l'exigera solide pour qu'elle affirme la stabilité de la structure, qu'elle la reçoive avec exactitude. Elle évitera de paraître trop profonde, et par conséquent se fiera à la cire, au poli, au soyeux, qui soulignent le contour, plutôt qu'aux patines, qui l'épaississent. Sans doute une matière résiste-t-elle toujours quelque peu aux intentions qui viennent l'habiter, et c'est même par ses particularités qu'elle permet à un modèle de se multiplier en des individus discernables entre eux : elle est le principe d'individuation chez Aristote et chez les scolastiques. Mais on voudra que ces écarts soient le plus réduits possible. Ils distingueront les individus tout en assurant l'universalité du type. Ainsi, avec ses qualités définies et manifestes (non secrètes), avec sa quantité et sa solidité mesurables, sa neutralité individualisante (grâce à laquelle des individus presque identiques pourront être produits), la matière de l'objet occidental est apte à devenir terme de troc et de commerce. On a même envie de la dire abstraite, tant elle est visuelle et épurée ; mais on doit convenir qu'elle est concrète aussi, puisque le visuel s'y vérifie dans le tactile, et que ses singularités individualisent le modèle qui s'y reçoit. En réalité, elle nous fait voir que l'abstrait et le concret, ignorés du monde primitif, apparaissent, en même temps que le monde occidental, comme deux termes corrélatifs. Le premier a seulement sur le second une antériorité dialectique ; il faut avoir conçu le décollement et l'universalité pour parler de singularité et de lien.

Le geste constructeur se subordonne également aux structures. Il exécute ; il a pour tâche d'imprimer un dessein (un dessin) dans ou sur une matière. Il n'a pas à jouir de soi, à être présent à soi, puisqu'il a cessé de croître et de germer ; il fait. Et, comme il fait, il disparaît dès que l'oeuvre est faite, évacué par elle, dispensé d'être encore. Alors la chose est un résultat, le résultat du faire : le pragma du prattein, l'ergon et l'ergein. Et le geste artisanal, bien qu'Aristote le compte dans la cause efficiente, glisse progressivement à une autre catégorie, créée pour l'occasion: celle de la causalité instrumentale ; il est ce au moyen de quoi l'intention se réalise ; il manipule. A telle enseigne que la conception et l'exécution tendent à se succéder, celle-ci se bornant à réaliser celle-là. Le fait-à-la main n'est plus, comme la matière, qu'un principe d'individuation du modèle, et cela parce qu'il procède de cette autre matière, le corps humain. Il a une valeur mesurable d'adresse (qualitative) et de temps (quantitatif) stocké dans le produit. Bref, le geste s'est détaché triplement : de l'idée, qu'il sert ; de la matière, qu'il domine ; de l'oeuvre, à laquelle il est antérieur et qui l'évacué. Méritant lui aussi les désignations de concret et d'abstrait, il est mûr pour faire entrer jusqu'à l'agir humain dans une économie de marché.

On ne s'étonnera donc pas que ce qui s'impose d'emblée dans l'objet ancien occidental soit sa structure constructive. Non seulement elle recourt à des systèmes d'attache, comme il arrivait auparavant, mais elle les exhibe, elle se complaît aux subtilités d'une mécanique savante où des forces mesurables (non des pouvoirs débordants) s'équilibrent et se dérivent, de relais en relais, jusqu'aux points d'appui (sol ou mur), c'est-à-dire jusqu'aux systèmes de référence, garants de la stabilité et de l'intelligibilité générales. Elle aussi est donc abstraite à plus d'un égard. Mais en même temps, par l'articulation, - cette synthèse de la rupture et de l'union, - les pièces qu'elle emboîte n'y jouent nullement le rôle d'éléments purs, indifférents à l'ensemble où ils interviennent ; ce sont bel et bien les parties intégrantes de cet objet-ci, comme ces vertèbres appartiennent à ce squelette. L'évidence mécanicienne aboutit à coordonner et à singulariser un organisme, et ce n'est pas par métaphore que l'on parle des pieds, des mains, des bras, du ventre, du dos d'un fauteuil Louis XV, que ces pieds et ces mains se divisent en doigts, que ces jambes se courbent en genou, que ce dos s'achève en l'éminence d'une tête. Universel par la physique engagée, singulier par la cohérence interne et la prise d'appui, l'objet, même s'il n'est pas en rigueur une substance, se dresse, substantialisé.

C'est pourquoi sa structure plastique offre les caractères de la forme (Gestalt) au sens strict : le prélèvement du tout sur le fond, et la subordination directe des parties au tout. Ce résultat est obtenu par la soumission de la ligne et du volume à la géométrie, par la soumission de la lumière et de la couleur à la ligne et au volume. L'effort théorique est, sur ce chapitre, si grand, il résulte si peu du simple exercice du geste constructeur (comme c'était le cas dans les objets anciens non occidentaux) qu'on s'attarde souvent à des dessins préliminaires.

Et du coup, résultat ou cause, la structure d'usage est également centrée, unique. L'instrument sauf au stade élémentaire (la corde, le marteau, le ciseau) n'a qu'un emploi ; il n'a pas de fonction seconde. Si un certain excès de sa matière ou de ses structures constructives ou formelles sur sa structure d'usage lui ajoute des qualités d'agrément, de luxe, de piété ; si une décoration s'insinuant à l'occasion de cet excès obtient les mêmes résultats, ce n'est pas en développant une autre couche opératoire, - comme dans la porte Dogon, - mais plutôt en égayant, magnifiant, et éventuellement sanctifiant la fonction unique, en contribuant à son bon usage.

Ainsi les choses entretiennent, au dedans et au dehors d'elles-mêmes, des rapports assez précis et assez constants pour suggérer un système de référence ferme : l'espace, lequel confirme décisivement l'abstrait et le concret comme deux faces d'une même saisie du réel. Et en effet, s'il ne se trouve pas dans l'empirie des choses, - Kant dira qu'il est a priori, - l'espace occidental leur demeure coextensif : propriété des substances matérielles chez Aristote, étoffe des substances matérielles chez Descartes. De plus, il privilégie le rapport de contenant à contenu, c'est-à-dire le lien le plus simple qui unisse des choses tout en continuant à les distinguer : l'anneau prend place dans le coffret, le coffret dans l'armoire, celle-ci dans la pièce, qui est dans la maison, qui est dans la rue, qui est dans la ville, qui est dans la province, qui est dans l'Empire ou la Chrétienté, qui sont dans le monde : la contenance culmine avec la perspective du Quattrocento, forme des formes. Encore le contenu l'emporte-t-il sur le contenant, le convexe sur le concave, et cette approche, que Spengler appelle stéréométrique, est une nouvelle façon de détacher en imbriquant. Enfin, la permanence des étalons de mesure implique le concept de distance, qui est une ultime manière de combiner la distinction avec le lien. Ainsi, délimitant les choses, emboîté, convexe, situé, - autant dire visualisable et représentable, - l'espace occidental, où la géométrie l'emporte sur l'algèbre, a quitté les continuités du monde qui l'a précédé, mais il ignore autant les discontinuités du monde qui va suivre. Si l'ambiance primitive était utérine, il propose un monde phallique, c'est-à-dire que le ressaut y est conjonctif.

Un véritable temps se dégage alors, lui aussi abstrait et concret. Les objets-substances sont assez fermés et néanmoins assez liés entre eux. pour qu'on s'arrête à l'un puis à l'autre, pour qu'on passe de l'un à l'autre, pour qu'on se sente invité à nombrer ce parcours successif (numerus motus secundum prius et posterius) en une ponctuation qui trouve son exactitude, parallèle aux géométries, dans le temps spatialisé de l'horloge. Des fonctions et opérations comprises comme les effets des substances confirment l'ordre de l'antérieur et du postérieur. Le geste constructif, devenu instrumental, se soumet à une succession, numérable à son tour. Et la solidité poursuivie dans les matières suggère une ponctuation plus vaste que l'heure et la semaine : les années et les siècles de l'histoire.

Néanmoins, l'objet occidental ne se comprend pleinement que dans sa relation au langage. Si l'univers se compose de touts délimités, il y a un substantif pour chaque tout ; si les touts eux-mêmes s'articulent en parties intégrantes, il y a également un substantif pour chaque partie intégrante, jusqu'au dernier détail ; si les actions et les fonctions sont les effets des touts et des parties intégrantes, il y a un verbe pour chaque action ; si, pour s'intégrer dans ces ensembles définis, la matière et le geste constructeur sont réductibles à des qualités définissables (non à des pouvoirs), il y a un adjectif ou un adverbe pour chaque qualité j et, dans ce monde de substitutions exactes, doivent proliférer les pronoms, dont plusieurs du reste se rapportent à la délimitation, à la distance, à l'échange, à la propriété, à la qualification stricte (démonstratifs, possessifs, relatifs, indéfinis supposant des nuances raffinées de l'articulation). La langue gante l'objet et le juge, et c'est elle qui en fin de compte décide de son existence et de son droit (ce qui le transforme en matière de droit). Mais, en même temps, elle se veut elle-même objet, et nous la voyons adhérer à une écriture, - au point que sa forme artistique se nommera littérature (science des caractères écrits), - et à une écriture abstraite, phonétique, ménageant bientôt des accentuations et des ponctuations, puis s'interrompant de blancs entre les mots, les alinéas, les chapitres. Mais, par un renversement qui ne nous étonne plus, ces discontinuités sont des liens, elles sont seulement le temps vide de l'articulé. Les blancs de l'Encyclopédie et de la Comédie humaine forment le ciment le plus solide, le plus syntaxique qui soit intervenu entre les êtres. L'abstrait et le concret s'équivalent en rigueur.

Dès lors, l'objet ancien occidental propose vraiment un ob-jet (ob-jectum) , une réalité qu'on rencontre, qui résiste, contre laquelle on bute et on prend appui, qui tombe sous le sens, qu'on manipule, que l'on conçoit dans une intention, qu'on lègue à sa descendance, qu'on échange commercialement, qu'on mesure et qu'on pèse, dont on évalue le travail en temps (d'horloge), mais surtout que, dans toutes ces circonstances, on embrasse toujours du regard, en une possession à quelque distance, qui donne lieu à une saisie compréhensive et contemplative, sans voyeurisme, car le phallique - comme tout à l'heure l'utérin - demeure conjonctif. Telle est la permanence à la fois ascétique et fruitive de ce qu'Hannah Arendt appelle l'oeuvre, dépassant l'individu vers les générations : l'ergon, que l'on fait, le pragma, que l'on opère, le chrèma, qu'on utilise, le ktèma, qu'on acquiert, comme aussi avec une nuance plus juridique la res des latins, laquelle, à mesure que les peuples germaniques entrent en contact avec Rome, donne un caractère de propriété personnelle à l'allemand Ding (angl. thing, suèd. ting). Mais tous ces termes, déjà si explicites, paraissent inchoatifs en comparaison d'un autre qui éclate avec la révolution technique médiévale et recouvre alors l'Europe. Les Latins employaient ob-jicere (jeter devant, pro­poser, objecter), ils n'éprouvaient pas le besoin, pour rendre leur expérience, de détacher le participe passé objectum. Or celui-ci envahit le latin scolastique, puis il donne le français objet, l'allemand Gegenstand, le russe pred-met, le néerlandais voor-verp. Cette fois la vision occidentale a trouvé sa pleine cohérence. Kant n'aura plus qu'à définir le transcendant al, c'est-à-dire les structures les plus profondes du réel, comme l'ensemble des conditions de possibilité de l'objet comme objet.

 

 

3. L'OBJET CONTEMPORAIN

 

Si nous restons fidèles à la lecture sensible, esthétique, poursuivie jusqu'ici, on reconnaîtra que, depuis quelques années, apparaissent des produits d'une nouvelle sorte. Il n'est pas nécessaire d'aller les chercher dans les secteurs avancés de la technique. Une lampe à brunir Braun, un siège en polyester de Mangiarotti, une mise en page de Möbel Design, une structure tridimentionnelle calculée par Makowski, une Morris Cooper 850, ou tout simplement un sac en plastique, un bic, un vêtement en polyuréthane sont assez exemplaires. Ces objets introduisent une révolution opératoire et perceptive au moins aussi considérable que celle qui marque le passage de l'objet ancien non occidental à celui qui a pris corps en Grèce. On ne saurait les lier à une région ni à un groupe culturel particuliers, bien qu'ils supposent l'Occident comme moment dialectique antérieur.

Le plus frappant y est peut-être l'effacement de la matière. Celle-ci n'a plus, par rapport aux structures, aucun débordement ni de pouvoirs, ni de luxe, ni de solidité. Bien plus, elle se perçoit elle-même structurée : un transistor n'est pas quelque chose dans quoi un schème opératoire s'imprime, c'est de soi une structure explicitée, et insérée seulement dans une structure plus compréhensive. Au lieu de matières réceptacles, et de formes sceaux, il n'y a plus que des, niveaux de structuration. C'est pourquoi, si le matériau (cette matière démythifiée) n'est pas toujours artificiel, il tend à le devenir, car seul l'artifice lui donne la transparence structurale. Léger ou non, l'objet perd son caractère de substance. Les Anglo-Saxons affectionnent de distinguer les hardware (les marchandises, qui ont du poids) et les software (les schémas théoriques, sans poids, qui les structurent), en insistant sur l'actuelle expansion des seconds. Et c'est vrai. Mais, par cette prévalence, les hardware même deviennent soft. Le geste constructeur s'allège parallèlement vu que l'objet, devenu industriel, s'obtient à partir de matrices, et que ces matrices elles-mêmes commencent à être produites de façon industrielle, en l'occurrence cybernétiquement. Il n'y a donc plus de place ni pour la vie du geste, ni pour la valeur de travail et d'habilité. L'acte d'édification se réfugie dans le design, c'est-à-dire dans le projet. Plus de constructeurs à proprement parler, mais des faiseurs de projets, des progettatori. Et sans doute le designer, lorsqu'il conçoit son modèle, doit-il recourir à la manipulation du dessin, voire, pour des raisons qui vont se préciser dans un moment, à celle de la maquette. Mais, outre que ces gestes sont souvent confiés à des exécutants, et en tout cas n'apparaissent guère dans le: résultat, ils se désincarnent du fait des structures auxquelles ils s'appliquent.

Et en effet, la structure constructive s'est axiomatisée. Nous voulons dire qu'au lieu de partir des schémas végétaux du monde primitif ou animaux du monde occidental, elle procède de combinatoires qui ne démontrent plus leur validité par leur obéissance au monde, mais par leur cohérence et leur fécondité internes, c'est-à-dire par leur capacité d'instaurer un monde. Ce qui intéresse le constructeur, ce n'est plus, comme en Occident, de trouver des systèmes de relais dérivant linéairement ou élastiquement des forces jusqu'à des points d'appui naturels, mais de projeter des systèmes dont chaque point renvoie à tous les autres sans privilège marqué d'orientation ni de clôture, des systèmes cherchant, au lieu de se clore, à se continuer dans d'autres systèmes, en une ouverture réciproque (ce qui s'oppose à l'organicisme d'hier et explique l'aspect aérien, en tout cas aussi latéral et transversal que vertical, des nouveaux objets). Ainsi, la construction contemporaine, grande ou petite, procède par éléments. Les pièces qui y interviennent, plutôt que des parties intégrantes, donc propres à un objet particulier, sont des éléments purs, aptes à fonctionner en n'importe quel point de la combinatoire, idéalement dans n'importe quelles combinatoires, puisque celles-ci, axiomatisées, sont en nombre infini. Tandis que le pied d'un fauteuil Louis XV était un organe de ce corps, et échouait à travailler dans tout autre, le tube qui joue le rôle de pied dans une lampe du Bauhaus peut avoir une fonction similaire dans une chaise, ou une table, ou un échafaudage ; il peut intervenir comme marche dans une échelle, ou comme tirant dans une structure tridirectionnelle. Si bien qu'il convient même mal de le désigner comme pied, la métaphore étant aussi incongrue ici que dans un roman de Robbe-Grillet. Somme toute, le seul caractère que le produit contemporain ait gardé de l'objet occidental, c'est la rigueur et l'intelligibilité, mais en les poussant à un extrême où s'opère un renversement d'accent entre code et message. Naguère, le message constructif (la construction particulière de tel moulin hollandais) mettait assurément en oeuvre un code constructif (celui du moulin à vent hollandais), voire un code plus général (celui du moulin à vent) ; mais ces codes, étant en très petit nombre et très stables, paraissaient naturels ; on ne songeait pas à les expliciter ni à les définir comme axiomatiques ; ainsi saillait seule la construction particulière dans son individualité ; le code s'effaçait au profit du message. Au contraire, l'exactitude absolue de nos structures et de nos matériaux eux-mêmes structurés, jointe à la multiplicité des combinatoires qui souligne leur artifice (leur caractère axiomatique), fait que le code constructif ressort comme tel, qu'il s'affirme plus que les objets, lesquels en paraissent des applications accidentelles, - désubstantialisés par ce nouveau biais.

Aussi, la structure plastique va répudier la forme, toujours close. Il est vrai que la géométrie continue à régner dans l'ensemble et dans le détail, mais jamais des parties ne renvoient directement à un tout (Gestalt), ni un tout (Gestalt) ne se détache franchement sur son environnement comme sur un fond ; et cela parce qu'il n'y a point d'axe de symétrie appuyé, et qu'aucun contour ne cerne ni ne conclut. De son côté, la couleur fuit la profondeur et se plaît, plus qu'à la lumière (encore substantielle), à la vibration, à toutes les diffractions dans l'ambiance qu'elle a conquise par l'expérience de l'affiche. Bref, la structure plastique peut être dite elle-même fonctionnelle. Non seulement elle se soumet à la structure constructive, laquelle la soumet à son code explicité (par exemple, pour que les matrices soient fabricables cybernétiquement sans programmes spéciaux, il faut que les courbes de l'objet soient réductibles à des droites et des arcs de cercle) ; mais elle-même est fonctionnante. Au lieu de déployer une unité préalable, comme autrefois, elle déclenche, à partir d'éléments linéaires et coloristiques (à code également explicité), une unification jamais achevée ni achevable, mais seulement entreprise, - à la façon de ce qui se passe dans un tableau cubiste, dans les variations musicales sérielles, dans une bonne page d'un nouveau roman.

Enfin, la structure de maniement opère à son tour une désincarnation. D'abord, elle est prépondérante : au lieu de continuer le geste constructeur, comme dans le monde primitif, ou de se soumettre à l'objet substantialise, comme dans le monde occidental, elle domine, et c'est à elle que renvoient en fin de compte le matériau, le geste constructeur, la structure édificatrice et la structure plastique (dont les signaux linéaires ou colorés sont souvent des messages ou des redondances d'accès facilitant l'emploi). Or la réduction de la chose à l'emploi est déjà une dématérialisation. D'autre part, la fonction devenue libre de suivre sa logique se transforme elle-même en élément axiomatisé. Mieux encore, elle ne se rattache plus aussi uniment à un organe, ce qui lui conserverait un visage ; il arrive de plus en plus souvent qu'elle se réalise par le concours de plusieurs organes, qui chacun d'ailleurs ont plusieurs fonctions : tel est le double sens de la synergie, où chaque élément interagit avec tous les autres, dans des causalités circulaires difficilement repérables (qui exigent l'épreuve sur maquette), et où la fonction devient en quelque sorte mobile, plurale, défiant l'étreinte. Et sans doute est-ce ce nouveau statut du fonctionnement qui permet de comprendre le statut nouveau de la décoration. Ou bien elle est de trop, parce qu'elle boursouflerait des fonctions déjà complexes (ce que fait le styling), et c'est pourquoi le rigorisme du Bauhaus la proscrit. Ou bien elle intervient comme pure image sans relation à l'emploi, image fonctionnante à son tour, sans matière ni halo, qui loin d'unifier le produit, l'ouvre et l'allège encore : cannage de chaise peint sur des portières de Renault 4, calque de fleurs sur des 2CV, peintures voyantes improvisées par l'acheteur sur mainte voiture anglaise ; c'est le principe du Pop'Art.

Ainsi se définit non plus un espace, mais des espaces, discontinus. Les éléments sont pensés d'abord dans leur pureté séparée; ensuite, étant aptes à fonctionner en tous les points de la combinatoire, ils se perçoivent comme pouvant intervenir ailleurs en même temps qu'ici ; de plus, les combinatoires axiomatisées ne se réfèrent de soi qu'à elles-mêmes, elles ne sont pas déductibles d'un système général avec axes de références privilégiés (éventuellement haut, bas, droite, gauche, etc.). Il n'y a donc plus d'unité de l'espace, mais seulement': l'unification d'espaces multiples s'ouvrant les uns aux autres, dans une sorte de transparence active, l'espace au singulier étant précisément cette dialectique des espaces discontinus, des axiomatiques diverses dans leur ouverture informationnelle réciproque. Il n'y a pas de sens à se demander si cet espace est concret ou abstrait, car ce n'est pas une propriété des substances, ni le contenant des objets. Structuration en devenir des structures axiomatisées, l'espace est le réel même. Les notions de plein et de vide perdent de leur importance. Un fonctionnement n'est ni plein ni vide.

Et le temps n'est plus la mesure de la durée d'un être, ou du concret des êtres, comme dans le monde occidental. Il nombrait alors le déploiement de la substance, ou de sa dégradation ; dans les deux cas, il la confirmait dans son unité ; ce qui le rendait linéaire (un) et adventice. Il devient discontinu et essentiel, sans doute parce qu'il prend les caractères de l'espace auquel il s'applique, mais aussi pour des motifs particuliers. D'abord, les produits industriels apparaissent essentiellement périmables, vu que la découverte technique et la mode n'y répondent pas seulement à des visées mercantiles et à des impératifs de croissance économique - qu'on pourrait tempérer - mais aussi à une nécessité sémiologique. Comme ces objets ne jouissent plus des aléas du fait à la main, ni des profondeurs de la matière, leur seule chance d'introduire une improbabilité, donc une émergence informationnelle, donc une signification, c'est de proposer des nouveautés techniques ou du moins des nouveautés de mode (on ne saurait exiger d'incessantes découvertes, ni de perpétuelles modifications de la chaîne de montage). Ainsi, tandis que l'objet ancien se possédait et se consumait, le produit industriel se consomme, en économie dirigiste comme en économie de marché ; il ne signifie qu'avant ou après tel autre ; le temps ne le ronge plus, mais le nourrit. Ce qui l'efface comme unité substantielle d'autant mieux que la succession dont il s'agit est discontinue, parce que le rythme de renouvellement sémantique nécessaire n'est pas le même pour les divers éléments purs : d'où des années de décalage entre maniement, fonctionnement, construction, structure plastique, matériau d'un même poste de radio ou d'une même maison. Ainsi 1'espace-temps qui se substitue aux substances est lui-même désubstantialise. Il n'y a plus rien de la persévérance qui, selon Spinoza, portait et développait l'être ; il n'est pas non plus attente, comme l'évolution teihardienne (persévérance et attente se conjuguent dans les résolutions de la musique classique). C'est un équilibre, perpétuellement à restructurer, d'avances et de retards, qui ne se situent pas par rapport à une norme (une horloge) serait-ce cosmique, mais bien les uns par rapport aux autres, en des axiomatiques, sans cesse renouvelables. C'est le temps de la gestion, temps fonctionnant (comme celui des musiques nouvelles).

En fin de compte, tout ceci provoque et suit une désaffectation du langage. On ne saurait en effet dénommer des éléments purs, ni des combinatoires, ni les parties d'un espace sans système de référence fixe, ni les moments d'un temps gestionnaire, ni des objets qui sont seulement la rencontre de relations. Les pièces de ce récepteur-émetteur se désignent par des sigles et pas par des noms : AF115, OC71, OC72, OA79, etc. : le poste tout entier n'est qu'un ensemble de ces pièces et se désignerait au mieux comme AF115 + OC71 + OC72 + OA79, etc. ; au lieu d'être un objet ayant relation à d'autres, il n'est lui-même qu'une pièce, ou un relais d'un ensemble plus vaste : le réseau des ondes, des récepteurs et des émetteurs (le français poste est aussi significatif à cet égard que l'anglais set). On le voit, les sigles AF115, etc. ne sont pas des moyens abrégés de désigner des parties intégrantes ou des touts qui auraient des noms par ailleurs (un peu ce qu'était le discours mathématique pour Newton ou Leibniz) : c'est la seule désignation qui convienne à un monde d'éléments. Ces sigles ne sont donc plus un langage, ni même des écritures d'un langage ; ce sont des écritures introduisant une sémantique d'un autre genre, où le blanc, au lieu d'être conjonctif (comme dans les écritures ordinaires supposant une articulation de forces qualités ou substances), marque plutôt les discontinuités infranchissables du fonctionnement pur. On sait les corrélations culturelles de tout ceci : mathématique conçue comme théorie des ensembles, vogue du structuralisme, crise des langages, des rhétoriques, de la narration et de la description, du théâtre parlé, et en même temps tentative de créer une description et une narration munies de blancs discontinus (métonymiques , par opposition aux blancs de résonance de la métaphore) théâtre-geste, théâtre-espace, théâtre-balbutiement (logatomes), découpages typographiques des textes tant littéraires que journalistiques ou publicitaires. Rien n'est plus symptomatique de cet anonymat que l'emballage, qui crée littéralement le produit, et le désigne mieux que son nom. Le Vim n'est pas une poudre, qui porterait le nom de Vim, et qui serait contenue dans une boîte. C'est une boîte, dont le mot Vim est un élément important mais parmi d'autres, et qui sécrète un produit, un XY (on ne précise pas forcément qu'il s'agit d'une poudre), qui sert à récurer. Vim est une boite fonctionnante (récurante), où la substance n'a plus de part, à 1'encontre de la boîte d'apothicaire ou de la housse sur un fauteuil, ultime préservation d'une substance (essence végétale ou meuble) désignée par un nom. Nos articulations du réel ne sont plus les articulations du langage, qui perd sa place de parangon des systèmes sémiologiques, et Saussure s'est montré prophétique en réclamant une sémiologie qui le déborde.

Ainsi les objets ne sont plus des ob-jets. Il est spatialement et temporellement impossible de se tenir devant eux, de les faire tomber sous le sens, vu qu'ils sont ailleurs et dans un autre temps tout en étant ici et maintenant, vu qu'ils ne font qu'intensifier, passagèrement et en un point, le réseau. Il est impossible d'avoir à leur égard une relation propriétaire, et c'est pourquoi l'esprit bourgeois, là où il se maintient par la sclérose sociale, est devenu névrotique. La logique des objets nouveaux est d'être non propriété mais usage ; tel le Bic qui circule de poche en poche et qu'on a mauvaise grâce de réclamer ; telle la cité khan de Yona Friedman, où chacun s'abriterait et logerait où il se trouve. Cela tient à la quantité des objets, mais surtout à leur qualité à leur caractère non substantiel, non causal, ni abstrait, ni concret, mais opératoire, impondérable, échappant au contact tactile et à la domination visuelle. Au sens où Hannah Arendt entend les mots, il n'y a plus d'oeuvre transmise à la descendance (la solidité a perdu son prestige), et il y a beau temps que les artistes ont cessé de parler de chef-d'oeuvre et comme le travail s'efface lui aussi, reste que nos objets-environnement relèveraient de l'action, mais d'une action entièrement transformée en un acte léger où le sujet s'éprouverait non comme chair (encore force ou substance), mais comme le vide par quoi les relations circulent, c'est-à-dire s'empâtent ou s'ouvrent, s'étouffent ou résonnent. En tout cas, dans l'usage quotidien de nos produits, l'étoffe du réel n'est plus la force mimée de l'Afrique ou de l'Asie, ni la substance dénommée (ob-jectale) de l'Occident, mais la relation, dont force et substance sont seulement les croisements. Et ce fonctionnement renvoie à un sujet lui-même fonctionnant, ou plutôt à un sujet par lequel le fonctionnement (l'ouverture, la fermeture, l'orientation) peut avoir lieu.

 

Henri Van Lier,

Extrait de Communications 13, 1969, Les objets. pp. 89-104



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