Le rôle de l'anthropogénie dans ce
genre de colloque était de rappeler le caractère de facultés fondatrices du
sourire et du rire dans le devenir d'Homo, ainsi que les variétés du couple
esprit/humour selon les grandes civilisations (Japon, Chine, Inde, Islam,
etc.), et aussi selon les logiques des langues, ici européennes.
Le rire et le sourire se tournent souvent le dos. L'esprit et
l'humour ne font pas fatalement rire, parfois à peine sourire. Peut-on du moins
embrasser tout cela sous la notion large de comique? Mais le sourire absolu,
celui d'un bouddha khmer, n'appartient au comique d'aucune façon.
Bref, si l'on veut trouver quelque chose de commun au sourire,
au rire et au couple esprit/humour, il faut d'abord remonter à une panoplie
anthropogénique fondamentale. Puis, remarquer que cette panoplie ne se
rencontre jamais à l'état pur, et n'opère que modalisée selon la pratique de
chacune des grandes civilisations, dont l'Occident. Puis, en Occident, selon des
régions et des langues formant presque système. Enfin, pour l'Occident actuel,
selon l'aire de jeu de la Contemporanéité.
1. UNE PANOPLIE ANTHROPOGÉNIQUE
Les spécimens sapiens
sapiens, ou êtres humains, se caractérisent par la multiplicité des séries
d'événements qui les constituent. Ces séries sont à tout le moins au nombre de
neuf: (a) des processus végétatifs; b) des comportements animaux, c'est-à-dire
une combinaison de perceptions, de réactions affectives et motrices,
d'apprentissages, d'implications environnementales; (c) une distribution de
l'environnement et du corps propre en segments techniques, grâce à la
transversalisation opérée par les deux mains planes, résultant elles-mêmes de
la station debout; (d) la mise en place d'indices, puisque des segments sont
techniques dans la mesure où ils renvoient les uns aux autres; (e) un système
d'index permettant de pointer les segments indiciels ainsi déterminés; (f)
abstraits de ces indices indexés, des signes pleins (à référents segmentiels
déterminés) analogiques: ce sont les images; (g) abstraits davantage mais pas
fatalement postérieurs, des signes pleins (à référents segmentiels déterminés)
digitaux ou du moins digitalisables, c'est-à-dire réductibles à une suite de
bits 0/1: .ce sont les nombres et les éléments traductibles des langues; (h)
une instance de continuité organique et mentale des spécimens, dite «je»,
«moi», «sujet», «individu» (non divisé), «do
kamo» (intensément vivant), etc., selon les situations culturelles; (i) des
présences (-absences) accompagnant certains fonctionnements cérébraux
présentiels; ainsi, la «conscience» latine (con-scire,
savoir à la fois) a bientôt postulé une présence-absence fonctionnante, et
inversement des fonctionnements présentifiants (et pas seulement présentiels),
en une fusion, ou confusion, qui a fini chez Sartre par s'appeler «liberté».
L'important pour notre sujet est que ces neuf couches ou séries
sont fort hétérogènes entre elles, soit qu'elles tirent franchement à hue et à
dia, soit qu'elles s'avèrent incoordonnables, c'est-à-dire ne puissent être ni
pensées ni même activées à partir d'un unique système de coordonnées. Ainsi,
une part considérable de l'existence humaine consiste à se débrouiller avec ces
discordances et déhiscences (gaps), moyennant trois recours interdépendants: la
technique et la science; l'art quotidien et l'art extrême; la triade
sourire-rire-esprit/humour. A quoi il faudrait ajouter l'amour et la haine, si
nous en avions le loisir.
La technique et la science s'appliquent et arrivent à étendre
le champ du coordonnable, mais avec un reste important.
Ce reste l'art tente d'en réaliser, sinon la coordination, du
moins la compatibilisation, et cela par le rythme et par l'inflexion. Le
rythme, sur lequel il faut insister parce qu'il se retrouve dans la panoplie
sourire-rire-esprit/humour, n'est pas une simple régularité de la répétition,
ni un phasage exact, mais une combinaison de variations et de répétition, un
phasage malgré des déphasages, des déphasages dans le phasage, permettant de concilier
fragilement, et par l'intervention du temps (même dans les arts plastiques où
l'oeil est sans cesse en parcours), des segments à la fois semblables et
dissemblables, mieux, où la similitude et la dissimilitude s'engendrent
mutuellement. Le dérèglement réglé du swing africain, la provocation indienne
du sitar par le tabla, la combinaison chez les Pygmées d'un tempo strict avec
un jodl polyphonique en sont des exemples clairs. Le balancement de l'autiste et
le dessin stéréotypé du schizophrène en fournissent le contre-exemple. Une
expérience permanente du rythme, souvent fruste d'ailleurs, se trouve dans le
langage courant. En effet, celui-ci comprend une dimension digitalisable (le
phonématique, le sémantique traductible, les algèbres de Boole ou de Heyting de
la syntaxe) et une dimension analogique (le phrasé, le phonétique, l'épaisseur
sémantique, la syntaxe compositionnelle) qui obligent constamment le locuteur à
des compatibilisations d'incoordonnables.
Et en plus du rythme, l'art active une autre ressource
compatibilisatrice qui intervient dans la panoplie sourire-rire-esprit/humour,
l'inflexion. Celle-ci est permise par le fait que la perception et la motricité
ainsi que les activations logiques ne distribuent pas les éléments d'une
situation dans un espace-temps neutre, mais chaque fois dans un bassin
d'attractions à attracteurs multiples, déterminant des gradients de potentiel,
et du même coup des effets de champ perceptivo-moteurs ou logiques. Ces effets
de champ sont bien illustrés par la démarche (laquelle n'est pas seulement une
marche), par l'écriture selon le graphologue, par le langage, où les inflexions
s'ajoutent au rythme pour compatibiliser tant bien que mal le digital et
l'analogique. L'art concentre et intensifie les effets de champ perceptivo-moteurs
et les effets de champ logiques, qu'il soit art quotidien (confirmant des
codes) ou art extrême (subvertissant les codes jusqu'à faire sourdre des
structures d'univers). Assistés par le rythme, les effets de champ artistiques
sont alors le pictural de la peinture, le musical de la musique, dont devraient
s'occuper une théorie et une histoire pertinentes de la peinture et de la
musique. Dans la littérature extrême, c'est, nous dit Proust, «sous les
paroles, l'air de la chanson, qui en
chaque auteur est différent de tous les autres», et qui devrait être l'objet
d'une théorie et d'une histoire pertinentes du phénomène littéraire. Car les
effets de champ perceptivo-moteurs et logiques varient selon les situations,
mais à l'intérieur d'un hyperchamp (comme on parle d'un hyperespace) propre à
un individu.
Néanmoins, les compatibilisations rythmiques et inflexives de
l'art laissent à leur tour un reste. D'où un nouveau recours au rythme et à
l'inflexion, non plus cette fois pour compatibiliser, mais pour neutraliser.
C'est la panoplie sourire-rire-esprit/humour, où la neutralisation s'opère
selon trois modalités. (1) Survoler (to
surf) les séries incoordonnables et incompatibilisables; c'est le sourire. (2)
Les fuir de près ou de loin; c'est le rire, toujours plus ou moins
catastrophique. (3) Rythmer et infléchir la circulation
des oppositions, puisqu'il n'est pas possible de rythmer et infléchir
directement les opposés; c'est l'esprit/humour.
On précisera que, dans ce dernier couple, l'esprit est surtout
réfléchi, alors que l'humour est surtout réflexif. Ainsi l'humour tend à se
situer au-delà des circonstances particulières et au-delà des sujets
particuliers en une appréhension tendre de la situation humaine en général (Pickwickpapers), tandis que l'esprit,
activation ou saillies des éléments pris en compte jusqu'à leur carambolage
plus ou moins contrôlé (Madame de Sévigné), vire souvent à la forme agressive
qu'est l'ironie, dans laquelle un sujet sachant convoque d'autres sujets
sachants (ou presque) à dénoncer des sujets ne sachant pas ou ne voulant pas
savoir (Voltaire), ou bien encore glisse dans le calembour, dérive automatique
du code langagier, en deçà des sujets et de la situation (non au-delà, comme
l'humour). Du reste, humour et esprit, voire sourire et rire, sont parfois des
pratiques rythmiques et inflexives tellement élaborées que s'y créent des
effets de champ perceptivo-moteurs et logiques autosuffisants, autarciques, en
sorte qu'au lieu de simplement neutraliser les incornpatibilisables, ils
donnent le sentiment qu'ils les compatibilisent, rejoignant par là le résultat
de l'art.
Pour mesurer l'urgence anthropogénique de la panoplie
sourire-rire-esprit/humour, on remarquera à quel point elle est précoce et
constante dans la vie humaine. (a) Le sourire apparaît dès les premiers jours
chez le nourrisson, exploitant la différenciation des muscles faciaux
sélectionnée chez sapiens sapiens par
la suppression de la prise directe de la nourriture et par la phonétisation du
langage; remarquablement, le sourire néonatal est concomitant aux réplétions et
évacuations alimentaires (turgescence et déturgescence) mais aussi aux fuseaux
du sommeil paradoxal (REM, rapid eye
movements), eux-mêmes largement synchrones avec les moments intenses du
rêve, ainsi qu'avec les premières érections génitales. (b) Le rire ne tarde pas
non plus. Dès un an et demi, voici que, grâce à l'élévation du pharynx, le
souffle et la voix sont suffisamment en place pour que des émissions soufflées
ou aspirées forment plus ou moins volontairement ou spastiquement des séquences
autoentretenues et même communicatives selon la réaction de Baldwin
(perŒption-motricité-p-m-p-m...). (c) Quant à l'esprit et à l'humour, l'enfant
de trois ans en saisit largement les premières formes, tandis que l'enfant de
cinq ans en perçoit à peu près toutes les subtilités, démontrant à quel point
le métalangage est inhérent au langage. (d) A l'adolescence la panoplie entière
ajoute à ses fonctions antérieures sa liaison aux jeux de l'amour, du reste
anticipée chez le petit enfant. (e) Chez l'adulte, elle se développe à
l'occasion de toutes les situations où des déhiscences et des discordances
sérielles sont particulièrement sensibles, comme dans la politique, le
commerce, la vie conjugale, grands thèmes des comédies, voire dans le bluff
supposé par la recherche scientifique, de Galilée à Hubble.
Enfin, pour apprécier pleinement sa fonction à l'égard des
incoordonnables et des incornpatibilisables, on aura soin de situer notre
panoplie parmi les autres neutralisateurs d'incoordination et
d'incompatibilisation, diversement rythmiques et inflexifs eux aussi; la
somnolence, la rêverie, l'ivresse, le rougissement, l'orgasme par
synchronisation neuronique.
Du reste, le terme de neutralisation n'est pas sans inconvénients.
Car il donne un peu trop à croire que tout cela serait seulement homéostatique,
voire entropique, alors que c'est tout autant «dissipatif» au sens de la
thermodynamique, c'est-à-dire que de l'entropie ainsi augmentée peut sortir de
la néguentropie. On ne se met pas dans le survol du sourire, dans la
catastrophe du rire, dans les réflexions carambolantes de l'esprit ou les
réflexivités volatilisantes de l'humour, sans que se neutralisent des tensions
inconfortables entre séries hétérogènes, mais aussi sans que, par énergie
dissipée autant que par calcul, apparaissent parfois de nouvelles séries, pour
le pire ou pour le meilleur. Il vaudrait peut-être mieux écrire
«neutralisation» entre guillemets pour donner à réfléchir.
2. LA PANOPLIE «NEUTRALISATRICE» EN OCCIDENT
En même temps que notre panoplie appartient à sapiens sapiens en tant que tel, elle
n'apparaît jamais à l'état pur et se modalise toujours selon les grandes aires
de civilisation.
Le terme civilisation est
pris ici au sens naïf, et non pas par opposition à culture, comme chez Spengler. Si sapiens sapiens est bien l'animal signé, le mammifère signé, le
primate signé, une civilisation ou grande culture résulte du fait que tout
système de signes, en raison de sa fragilité, de sa relativité et de sa
stéréotypie combinées, tend à s'autovaloriser et à dévaloriser les systèmes circonvoisins.
Ainsi, les groupes humains durablement unis localement ou en diaspora
instituent une pratique extrêmement constante et cohérente de tout le champ
sémiotique, c'est-à-dire de la segmentarisation technique, des indices naturels
et techniques, des index, des signes pleins analogiques, des signes pleins
digitaux, de l'instance de continuité des spécimens, du rapport entre les
fonctionnements présentiels et la présence (-absence), et bien sûr aussi des
effets de champ perceptivo-moteurs (démarche, port de tête, phrasé) et des
effets de champ logiques (durs, faibles, «intuitionnistes»). Pareille pratique
commune actualise fondamentalement une topologie, bien plus, une topologie
différentielle (repérant les attracteurs, les bassins d'attraction et les
gradients de potentiel, les effets de champ), une dynamique (des systèmes
isolés), une cybernétique (concernant les interactions des systèmes ouverts).
Ainsi, pour situer la civilisation occidentale, et donc aussi
la panoplie sourire-rire-esprit/humour en Occident, voici un tableau où chacune
des sept grandes civilisations planétaires encore aujourd'hui dans la course
est topologiquement, dynamiquement et cybernétiquement signifiée par un signe
plein analogique, un signe plein digital numéral, un signe plein digital
langagier :
Traduisons quelques signes moins évidents. Pour l'Inde, la
suite 11111111... fut une façon connue de noter l'infini. Pour l'Islam arabe,
le signe analogique, qui est en même temps un signe digital lorsqu'il est lu
«fa» (de «fatima»), marque l'importance de l'écriture dans cette aire
culturelle, et permet, par le «a» tracé verticalement de bas en haut, par la
boucle du trait et par le point diacritique, de suggérer un espace-temps du
point haut (de l'étoile isolée) sur la course et le chevauchement horizontal
(du désert). Dans le signe dogon qui représente l'Afrique, le point supérieur
désigne le compagnon de Sinus, le point inférieur la graine de la digitaria
(censée la plus petite des semences), deux foyers à partir desquels la force
descend et monte, tandis que le zigzag à sept segments introduit dans la
rondeur de la force l'angularité (impaire) de l'éclair. Pour le monde
américano-ibérique, le signe analogique renvoie à la mâchoire (du jaguar, du
Serpent, des Andes) contenant constrictivement et métamériquement le corps, et
surtout la tête humaine, depuis Chavin de Huantar. Quant à la Contemporanéité,
huitième civilisation, ou état de civilisation, il faut bien voir qu'elle ne
marque pas la suppression et le remplacement des sept civilisations
précédentes. Elle est ce à quoi toutes, Occident y compris, sont actuellement
confrontées, suggérant de nouvelles topologies, dynamiques, cybernétiques.
Insistons alors sur la Médiation, qui a été choisie pour typer
l'Occident. On l'entend au sens philosophique strict, et elle marque donc (a)
que, dans cette aire de culture, le jugement prélève et pose volontiers ce
qu'il saisit à la façon d'une thèse, acte
énergique qu'on ne confondra pas avec le thème, objet refroidi, dont la notion
ne s'est symptomatiquement dégagée que très récemment, depuis 1950 environ; (b)
que par là même se dégage et se pose, en face de la thèse énergique et
découpée, une antithèse tout aussi
énergique et découpée; (c) que la tension et la chaleur ainsi affrontées de la
thèse et de l'antithèse dégagent une synthèse,
redevenant une nouvelle thèse. Cette pratique frontale, et intense jusqu'à
l'héroïsme logique, inaugurée par les Grecs autour de 500 av. J.-C., suppose un
usage du tiers exclu (logique non intuitionniste) où l'étant est, le non-étant
n'est pas, et où la connaissance postule l'adéquation entre l'intelligence et
la chose intelligée, définie comme réalité, c'est-à-dire comme un réel
adéquatement assumabie dans les systèmes de signes.
Ce réalisme ontique et ontologique, où «intellectus in actu est intellectum in actu», devient
réalissime avec le christianisme, par le fait qu'un Dieu intelligent y tirait de rien, donc sans interférence
d'un support préalable inintelligible, à la fois un monde et les intelligences
destinées à comprendre ce monde. Techniquement et artistiquement, pareil
système devait tout construire par formes,
c'est-à-dire par touts constitués
de parties intégrantes (rendant le
tout intègre), renvoyant chacune directement au tout (MONDE 2, Apollon de Delphes), jusqu'à concevoir des
microcosmes concentrant le cosmos-monde (univers bien rangé et non-immonde). La
construction «formelle» ainsi comprise s'opposa à la pratique qui depuis les
cavernes avait régné partout, même encore en Egypte, à savoir la construction
par éléments vitaux, agrégatifs, où
chaque élément renvoie d'abord directement à l'élément voisin, non au tout (MONDE 1, Vénus de Willendorf).
On aura compris que, dans ce contexte, la panoplie sourire-rire-esprit/humour,
comme moyen de neutralisation des incoordonnables et des incompatibles, dut
porter principalement sur les vacillements des formes et des médiations, autant
de manques ou de limites de «l'étantément étant» (to ontôs on), et permettant de situer et justifier
ontologiquement, depuis Augustin, l'ignorance, le péché et la laideur. En même
temps, et toujours en vertu de la médiation généralisée, notre panoplie devait
connaître en Occident des productions à la fois très variées et très orchestrales.
Les comédies d'Aristophane, qui organisent deux heures de spectacle, de son, de
gesticulation, de danse, de conceptualisation réglées comme une symphonie
montrent bien, dès le Vème siècle av. J.-C., cette extraordinaire
diversité de niveaux conjointe à la mise en «forme» au sens fort. Mais il ne
faut pas se limiter aux chefs-d'oeuvre, et voir encore que n'importe quelle
mère russe qui dit «bezobraznie» (sans image) à son enfant pour lui faire honte
réalise la même topologie, ontologie et épistémologie que le Misanthrope de Molière, et aussi que la Wissenschaftslehre de Fichte, le Clavecin bien tempéré de Bach, l'Ecole d'Athènes de Raphaël, les Principes Mathématiques de la philosophie
naturelle de Newton, toutes illustrations décisives et concordantes du MONDE
2.
II serait alors très parlant de comparer la panoplie sourire-rire-esprit/humour
telle qu'elle s'est activée millénaires et demi dans l'Occident traditionnel
avec ses pratiques dans les six autres aires de civilisation. Contentons-nous
de marquer la piste en louchant un instant vers notre tableau pour commencer
d'y comprendre pourquoi des Japonais peuvent avoir un rire si brusquement
surgissant et si brusquement interrompu, individuellement et collectivement;
pourquoi, dans de nombreuses situations sociales et existentielles, le sourire
chinois plane au-dessus des contraires; pourquoi les Indiens passent
incontiment d'un ricanement à un sourire sentimental, par là tout différent du
sourire de la Chine; pourquoi l'Islam arabe doit mal situer l'humour; pourquoi
le rire africain, tantôt expression de la gêne à l'égard de l'étranger, tantôt
neutralisation «dissipative» des conflits du groupe propre, s'inscrit dans la
même pratique du décalage (dégingandement) que le reste de la culture; pourquoi
le rire américano-ibérique est si affine à l'épouvante et à l'épouvantail (esperpento). Cela chaque fois en raison
de l'hyperchamp qui commande les effets de champ particuliers de ces
civilisations, que ceux-ci soient perceptivo-moteurs ou logiques.
3. LA PANOPLIE «NEUTRALISATRICE» PARMI LES LANGUES OCCIDENTALES
La médiation occidentale a induit la panoplie sourire-rire-esprit/humour
non seulement dans une pratique très orchestrale et très diversifiée, mais
aussi dans une distribution très systémique entre les groupes langagiers,
coïncidant plus ou moins avec des nations.
Focalisons-nous sur les langages. Ainsi, l'anglais, du fait qu'il
s'est trouvé par son origine dans la situation de combiner ostensiblement deux
langues, une germanique, anglo-saxonne, et une autre romane, française
médiévale, a mis en place une phonie très fluctuante (Oh! is that so?), une sémantique où se multiplient les
désignations vectorielles et newtoniennes (up,
down, spin), une syntaxe confrontant sans cesse deux logiques (dure et
intuitionniste), un effacement du mot et de la sentence au profit du «phrase». Or
cela, avec d'autres traits concordants, est non seulement susceptible de porter
l'humour, mais est sans doute déjà
l'humour lui-même.
Au contraire, le français, dans lequel le latin rustique perdit
ses terminaisons sous l'effet de l'accentuation germanique, a effacé ses deux
sources pour donner lieu à un langage homogène et filé, où l'accent mis
canoniquement sur la dernière syllabe du groupe phonétique, la subordination de
ce groupe à la sentence, l'interdiction de répéter les mêmes mots, la semi-abstraction
du vocabulaire (on prend une «consommation», non un «drink») entretiennent une
extrême décision et assurance du locuteur, installant du même coup le langage
quotidien dans l'esprit, avec ses deux crispations, l'ironie et le calembour.
Un périple parmi les logiques des langues européennes, comme
celui publié par l'auteur dans le Français dans le Monde d'avril 1989 à
juillet 1990, permettrait alors de relever aussi bien comment le danois, avec
sa phonie de rotation postpalatale, avec sa sémantique et sa syntaxe de la
métamorphose, entretient également un humour, du reste autre que l'anglais.
Comment le rire italien, sous le poids des deux millénaires de l'antiquissima
sapientia dont parle Vico, vire à la folie très spécifique de Fellini et du
Santucci de Come se. Comment l'esprit/humour du grec moderne est affecté
par la «stridulence iiiii» de la Maria Néféli (Marie Nuée) d'Elitis. Etc. Et ce
qui est propre à l'Occident là-dedans c'est que ces variations sont nombreuses
et tranchées, mais aussi que toutes ensemble créent une certaine «forme» dont
elles sont comme des «parties intégrantes». L'ascendance indo-européenne (qui
du reste déborde l'Occident) a dû y contribuer pour une large part. Déjà du
fait de la consanguinité langagière. Mais peut-être surtout parce qu'aucune
autre structure de la langue ne se prêtait autant à une conception «périodique»
et ainsi «formelle» du discours, et donc aussi à l'engendrement d'un intertexte
international comme système comparatif et oppositif (jusqu'à l'inter-parodie).
Faut-il ajouter que, dans ce concert très concertant des
sourire-rire-esprit/humour modulés par les langues européennes, il ne faut pas
oublier les originalités régionales. Celles-ci résultent tantôt d'une volonté
d'identité et d'une certaine prise de distance à l'égard des grandes langues
officielles (occitan à l'égard de «Paris»), tantôt à la mise en présence de
plusieurs langages, soit que les locuteurs les fassent se mâtiner, comme dans
le français anglicisé du Québec, soit qu'ils les jouent l'un contre l'autre,
comme dans le franco-flamand bruxellois, lequel du même coup a créé cette
variété mi-pataude mi-provocante du comique qu'est la zwanze et fait souvent des
Bruxellois ces sémiologues nés que sont Magritte, Brel, Hergé, Peyo ou
Franquin. Pareilles réalisations dites patoisantes sont d'autant plus dignes
d'intérêt qu'elles entraînent généralement une descente du langage dans le
corps, tantôt gesticulant, tantôt intentionnellement engourdi, en sorte que
sont activés des états de conscience autrement inexprimables, en particulier
peu compatibles avec la «forme» de l'Occident. Fleg a traduit Le Violon sur
le toit (Tévté le laitier) de Cholem Aleichem en patois juif
alsacien parce que le français officiel n'y serait pas parvenu.
4. LA PANOPLIE «NEUTRAUSATRICE» DANS LA CONTEMPORANÉITÉ
Cependant, si l'on veut envisager la panoplie
sourire-rire-esprit/humour dans l'Europe d'aujourd'hui, il faut encore prendre
en compte que, comme toutes les autres grandes aires culturelles, l'Occident ne
se rencontre maintenant plus à l'état natif, mais profondément remodelé et
déplacé par la Contemporanéité, inchoativement depuis 1880 (Tubs de
Degas), puis décisivement depuis 1950 ou 1970, lorsque a triomphé la mentalité
insinuée par la Cybernétique, la Théorie de l'Information, la Biologie
moléculaire, le Génie génétique, la Théorie du Système général, la Théorie des
Catastrophes (des transformations de formes), la Théorie des Catégories, la
Chimie supramoléculaire, la Logique des indications, la Logique intuitionniste,
les Théories de jauge (discrétisatrices), etc., tout cela confluant en une
Cosmologie documentée et scientifiquement cohérente. De quoi a résulté toujours
davantage une saisie des choses non plus par «formes», dans l'adéquation à une
«réalité» et dans la consistance d'une «dialectique» (MONDE 2), mais par «éléments fonctionnels», c'est-à-dire
renvoyant les uns aux autres par leur fonctionnement et selon des logiques
aussi souvent «faibles» que «fortes» (MONDE
3).
Il est peu probable alors qu'on fasse de l'esprit/humour tout à
fait de la même manière si l'on sait, serait-ce confusément, (a) que nous
sommes des états-moments d'un Univers en expansion à partir d'un big bang non
remontable; (b) que nous ignorons si nous parviendrons à résoudre le problème
écologique, puisque nous sommes des mammifères, et que ceux-ci, plutôt que les
synergies à large portée, affectionnent le whimw/ham, le hubble-bubble, le
rififi, les «Etats souverains», et plus généralement le «much ado about
nothing»; (c) qu'enfin sapiens sapiens, dont le crâne très «mélangé» de
Qafzeh remonte à moins de 100.000 ans, et qui ne sait un peu décemment écrire
que depuis 5000 ans, est en train, par l'entremise du génie génétique, de
passer sinon à une autre espèce, du moins à une espèce qui montrera sans doute
un esprit/humour ayant des résonances peu compréhensibles pour nous. Belle
occasion de rappeler que la panoplie sourire-rire-esprit/humour n'est pas d'un
seul tenant. Car, si l'on ne s'entend plus un jour sur l'esprit/humour, on se
rattrapera peut-être sur le sourire, et assurément sur un rire - pourquoi pas nietzschéen?
II y a une absence d'ironie et une qualité d'humour tendre
propres à pas mal de mathématiciens, physiciens, biologistes, cosmologistes,
managers contemporains. L'excellente revue La
Recherche en témoigne subtilement. Cela tient à la nouvelle situation de la
connaissance et de l'action au moins autant qu'à la diffusion de l'anglais
comme global language.