Toutes les photos qui précèdent étaient
faites pour être feuilletées, même quand elles étaient très denses. Cependant,
depuis que la photographie est devenue populaire dans les années 1890, il y eut
des photos d'autre sorte, comme celles qui, isolées ou en pêle-mêle, de format
réduit ou élargies en poster, ont trôné sur les murs ou sur les meubles, pour
garantir une certaine identité des personnes, des familles, des groupes fluides
: ce sont les photos monuments. Il y eut aussi celles qui, dans un tiroir
retiré, nourrissaient un théâtre personnel, habituellement violent ou érotique
: cabinets de curiosités et cabinets secrets en réduction. Si le kitsch des
années 1900 excelle dans ces deux genres, si de « grands » photographes
jouèrent parfois quelques gammes de ce côté, on en trouve peu qui en firent un
sujet photographique.
Or, depuis les années 1970, cette
latence a pris fin. Ce fut sans doute le résultat de l'attitude théorique, qui
invita à thématiser des activités inconscientes et jusque-là jugées triviales.
Et aussi de la mentalité post-moderne, valorisant les étrangetés individuelles
et l'historicité, jusqu'à réhabiliter la narration.
1. Cabinet secret et transitionnalité : Witkin
Le cabinet secret s'éclaire de la notion
d'objets transitionnels selon Winnicot. Ce qui importe dans ceux-ci ce n'est
pas qu'ils soient tels ou tels, mais bien que, tout en étant tels, ils
s'ouvrent et se relient à d'autres, beaucoup d'autres, qui partagent plus ou
moins leur statut. Ce qui vaut donc en ce cas c'est moins l'objet à partir
duquel un être humain (déjà aussi un animal) organise affectivement et
cognitivement son environnement que la transitionnalité plus ou moins large,
plus ou moins réussie, activée à son occasion. S'ils sont transitionnels en ce
sens, on peut dire aussi que les cabinets secrets sont moins faits d'images que
de fantasmes, en entendant ces derniers (car il y en a cent définitions) comme
des images si disponibles qu'elles ne sont plus isolées et déterminables, mais
activent le lien d'un individu avec son environnement. Lien topologique,
cybernétique, logico-sémiotique, il va de soi.
Qu'on parle de transitionnalité ou de
fantasmatisation, la photographie semble alors très douée. Elle se prête au
pêle-mêle et au bric-à-brac, où des photos peuvent se chevaucher sans trop se
gêner, vu que leurs effets de champ perceptivo-moteurs et logico-sémiotiques
sont moins cohérents que ceux des peintures, qui s'entredétruisent dans le
pêle-mêle. Surtout, les trafics de développement, d'impression, de griffure, de
morsure, de froissage, d'usure du négatif ou de stades ultérieurs, favorisent
des accentuations et des gommages qui permettent aux «objets transitionnels »
de se subordonner à leur « transitionnalité ».
Ces aptitudes de la photographie au
cabinet secret sont devenues le sujet photographique de Witkin. Ses thèmes
furent imposés du même coup : «objets» du sexe, du meurtre, de la
décomposition, de la mort, tous fonctionnant comme stimuli-signaux chez
Ranimai, et comme stimuli-signes chez l'homme. Seulement, Parfaire était de
leur conférer, par les procédés photographiques qu'on vient d'énumérer, assez
de béance à l'intérieur d'eux-mêmes et assez de transitionnalité entre eux pour
que leur vue entretienne justement la disponibilité du fantasme au sens entendu
et ne les coagule pas en images, comme c'est souvent le cas dans la «stage
photography» à la façon de Les Krims (PHPH,98). Le titre du recueil The
frontiers of meaning suggère bien,
par le sens vaguant de «meaning» et le pluriel de «frontiers», qu'il s'agit de
relations d'objets plus que d'objets.
Malgré son mythe fondateur de la petite
fille écrasée dont il aurait vu la tête rouler sur le pavé, Witkin est sans
doute au moins aussi théorique que compulsionnel. Nous l'illustrons par The
Prince Impérial (*Zien, automne 82,
numéro sur la stage photography), qui signale combien ce genre de démarche
devait s'accorder au goût post-moderne pour les réactivations de mythologies
lointaines, à cent lieues du modernisme.
2. Le monument et la présence : Boltanski
Le monument n'est pas le pêle-mêle, qui
croise mille choses. Au contraire, il dégage fortement une chose. Mais il
rejoint le pêle-mêle en ce que cette chose est floue. Comme la flamme du soldat
inconnu. Comme un arc de triomphe, dont on oublie vite, malgré ses bas et
hauts-reliefs, de quel triomphe il s'agit. Comme une tombe, au contenu
impensable. Pour finir, le monument est surtout une présence, bientôt une
présence pure, assurant d'autant mieux la cohésion de la collectivité que les
«restes» dont il témoigne sont plus évanescents.
Boltanski, dont la pratique déborde de
beaucoup la photographie, et qui n'aime pas être classé comme photographe,
tourne autour du monument. Il a fait des présentoirs de vêtements, lesquel,
étant des indices, sont très présentiels. «Nous en avons tous fait l'expérience
avec la mort d'un parent. On voit ses chaussures et on voit la forme de ses
pieds comme une image creuse de sa personne en négatif.» Les (ré)surrections
ainsi entendues sont vraies ou fausses, ou plus exactement fictionnelles, et on
ne dissociera jamais dans leur auteur l'artiste et le clown, ou l'hassidéen. On
a attribué ces pratiques à l'enfance de Boltanski, abandonné par sa mère et éduqué
par son père, et se donnant en imagination l'enfance qu'il n'avait pas eue en
réalité. Mais il faut dépasser la psychologie vers la métaphysique, celle de sa
double tradition chrétienne et juive, de désordre vincible et de tohu-bohu
invincible, de résurrection de corps glorieux et de résurrection de corps
physiques, de rationalité et de hassidisme, que la photographie et ses indices
ont pu porter à divers titres, comme l'exemplifie assez Les Enfants de Dijon de 1985 (**AP,454a), ensemble de photos d'enfants
monumentalement regroupées dans l'abside d'une église bourguignonne.
Tout converge là vers la présence,
presque la présence pure. Les photos des enfants, rephotographiées ou non, ont
été encadrées, car, pour la vivacité de la présence, le cadre est souvent plus
important que ce qu'il encadre. En tout cas, elles sont humbles : la présence
n'a pas les folles prétentions de la conscience. L'ensemble veut moins
représenter qu'évoquer, c'est-à-dire appeler de la voix, à voix basse. Enfin,
la présence veille dans les lampes qui nimbent les images. C'est tellement la
lumière évocatrice qui importe, plus que les traits du visage, que les fils
électriques qui apportent le courant passent devant les photos, les effaçant
comme informations, et les intensifiant comme énergie, comme courant. Alors,
dans ce «paradis peint où sont harpes et luths», les enfants, sont-ils vivants
ou morts? L'œuvre a été créée, paraît-il, à l'occasion de la Toussaint. Oui,
ils sont un peu des vivants et un peu des morts. Un peu dans la réalité et un
peu, ou beaucoup, dans la fiction.
Mort-vie, vie-mort, c'est bien l'idée
qu'on se fait ici des images, quelles qu'elles soient. En dessous des
portraits, voici un curieux retable de 10 x 8 photos, non de visages mais de
papiers froissés, circonvolutions chaotiques, abstractions entre visages et
cerveaux, aussi sombres dans leur contraste rouge et noir que les autres photos
sont jaune chaud sous leurs lumières artificielles. Or, ne trouvez-vous pas que
ces froissements font aussi des images? Présents comme des images? Pour mieux
répondre, on ira jusqu'au bout de la liturgie selon laquelle nos ex-voto
photographiques jouxtent un autel à gauche, un confessionnal à droite, de
«vrais» ex-voto épigraphiques, la Vierge debout entre ciel et terre.
Ainsi, ce mur chrétien est en même temps
un Yabbok juif, et il est frère de Monument, La Fête de Pourim de 1988 (FS,341). Sur le Yabbok juif, on passe
facilement d'une rive à l'autre dans les deux sens, ce qui n'est pas le cas de
l’Achéron grec. Dans le pêle-mêle photographique, qui est présence-absence
indicielle plus qu'information, et qu'il soit monument public ou monument
privé, on passe aussi facilement d'une rive à l'autre.
La photographie comme Yabbok. Ou encore
comme illustration de la catégorisation fondamentale fonctionnements/présence,
qui est peut-être en train de remplacer la catégorisation monde/conscience, qui
avait dominé l'Occident.
Henri Van Lier
Histoire
Photographique de la Photographie
in Les Cahiers de la Photographie, 1992
Renvois aux
documents adéquats
PN : Photography Until Now, Museum of Modern
Art.
NV : The New Vision, Metropolitan Museum of
Art, Abrams.
AP : The Art of Photography, Yale University
Press.
FS : On the Art of Fixing a Shadow, Art
Institue of Chicago.
BN : Beaumont
Newhall, Photography : Essays and
Images, Museum of Modern Art.
LP : Szarkowski,
Looking at Photographs, Museum of
Modern Art.
PF : Kozloff,
Photography and Fascination, Addison.
CI : Camera
International, Paris.
PP : Photo
Poche, Centre National de la Photographie, Paris.
CP : Le Numéro
spécial des «Cahiers de la Photographie» consacré au photographe envisagé.
PHPH : Philosophie de la Photographie.