Les rencontres
à New York, en 1922, entre Stieglitz et Weston, retour du Mexique, marquent un
tournant. Les protagonistes se montrent des photos, entre autres celles qu’ils
viennent de faire de leurs compagnes, le premier de Georgia O’Keeffe (PHPH,p.l33), le second de Tina Modotti (FS, n° 206).
L’affaire est
entendue. Le pictorialisme et le travail de « Camera Work »
de 1903 à 1917, en tant qu’insistance sur un certain flou, et donc sur la
subjectivité incontrôlable, puis sur un certain formalisme, a épuisé ses
possibles. Le mot « straight photography »,
qui est apparu en 1900 pour couvrir l’absence de manipulation dans l’imprimé ou
le négatif, à quoi s’est ajouté en 1913 le « sharp
focus », avant de comprendre en 1930 l’intégrité
du négatif, va se lier ici, dans les années 1920, à l’idéal d’un enregistrement
photonique assez « droit » pour permettre au « pencil of nature » de s’établir en résonance exacte
(en consonance physique et spirituelle) avec les mouvements et engendrements
radicaux de la Nature. De rendre non plus la nature de quelque chose, mais, à
l’occasion de quelque chose, la nature comme telle, dans sa fécondité
inlassable.
1. La
compétition des flux : Weston
Mais, tandis
que Strand pratique l’approche « straight » en allant aux phénomènes
très élaborés que sont les êtres humains et leurs
objets techniques, - ses ombres irradiantes révélèrent non seulement des
chaises et des palissades, mais des caméras de cinéma (NV,13) et des trains
avant d’automobiles (AF,187), - Weston va droit à la « technicité »
fondamentale, celle de la géologie et de l’anatomie. Ainsi, la nature
« naturante » plutôt que « naturée »
de Spinoza, le transcen-dantalisme de Ralph Waldo Emerson (1803-1882), le symbolisme de Walt Whitman
(1819-1893), l’intuitionnisme sémio-tique du monde
comme indices et index divins confondus chez Peirce (1839-1914), tout cela, qui
alimentait déjà le pictorialisme américain, demeure. Mais nettoyé, plus
vérifiable, étant au moins partiellement maniable selon des facteurs isolables
et modifiables. En d’autres mots selon la méthode expérimentale.
En passant à
cette nouvelle période dans les années 1920, Weston ne change pas de direction.
Comme Stieglitz ou Steichen ou Strand, quand on croit qu’il change, c’est pour
radicaliser un sujet photographique constant, lequel fut l’émerveillement
devant la capacité des empreintes photoniques à enregistrer les flux. Cette
virtualité nous était apparue déjà dans les plis flottants de la robe
d’Elisabeth Eastlake chez Hill and
Adamson, puis dans les stries brillantes du vêtement
d’Isidore Taylor chez Nadar, dans les érosions menues d’Atget, dans les
rouleaux lumineux de Stieglitz, dans le ragtime de Marlène Dietrich sur la non-scène de Steichen. Mais, cette fois, les flux photoniquement enregistrés et accentués se distribuent en
feuillets, par compressions réciproques et compétitions, comme il arrive dans
toute formation minérale, végétale, animale.
L’existence de
Weston s’est ainsi passée à suivre photographiquement ces compétitions et
compressions cosmologiques sous les formes les plus diverses : dans les
dunes de sable sous l’effet du vent (*AP,221;NV,117); dans les racines de
cyprès de Point Lobos (PHPH,37) ; dans les
bulbes d’un poivron (AP,220) ; dans les chairs tendres du tronc de son
jeune fils (AP,217;LP,84) ; dans un corps féminin conjuguant ses plis avec
ceux du sable (PN,236,237) ; dans les plans acérés d’un plafond de grenier
(AP,213) ; dans les pattes d’oie de l’œil du tireur d’élite, le Sharpshooter (BN,246) ; dans les
commissures labiales et palpébrales de Tina Modotti
(**AP,216).
En tout cas,
on ne confondra jamais les effilements compétitifs et compressifs traqués par
lui avec une banale pureté des lignes. Ni avec les « mémorable fancies » de la nature que, sur sa lancée, surprenait Minor White, une génération plus tard. Même dans ses
dernières prises de vue à Point Lobos (AP,222,223),
où il est le plus proche de White, Weston reste le contemporain de On Growth and Form
de l’anatomiste D’Arcy Thompson, dont les
éditions répétées depuis 1917 préludèrent à la Théorie des catastrophes
élémentaires de René Thom, c’est-à-dire à la topologie différentielle du pli,
de la fronce, de la queue d’aronde, du papillon, de l’ombilic hyperbolique
(crête), parabolique (jet), elliptique (aiguille).
2.
L’angularité osseuse : Dorothea Lange
De Weston on
rapprochera Dorothea Lange, de neuf ans sa cadette.
C’est lui qui en suggéra l’exposition chez Van Dyke. Etait-ce ouverture
d’esprit de la part d’un naturaliste intemporel à l’égard d’une consœur qui,
dans les années 1930, non seulement signala les misères de la grande Récession,
mais réussit à provoquer des actions concrètes pour les soulager, dans la
tradition de Riis et de Hine?
Peut-être. Mais c’est surtout la fraternité de deux sujets photographiques
consanguins, quoique non identiques.
En effet, le
poster du buste de Migrant Mother avec ses
trois enfants serrés autour d’elle (BN,265) n’aurait jamais fait le tour du monde
si le cerveau photographique de Dorothea Lange
n’avait capté partout et d’avance un certain bombement central, qu’elle partage
avec d’autres, mais aussi un certain angle aigu, ici de l’avant-bras et du
bras, du col, des têtes alentour, une sorte d’articulation osseuse, comme
claviculaire, jusque dans les plis d’une chemise (LP,131), non sans rapport
avec les délinéations de Weston. Cette fois encore nous sommes proches de la
problématique de On Growth and
Form. Dans Migratory
Cotton Picker de 1940 (***PN,217), la plus banale
circonstance humaine, un bras levé qui s’interpose, donne à voir une des
grandes structures cosmologiques, la nageoire, la patte mammalienne, enfin le
bras humain aboutissant à la main plane, grosse de toute géométrie et de toute
technique. Toujours dans la foulée du transcendanta-lisme
américain se croisent naturalisme et magnification.
Et, pour ceux
qui auraient du mal à abstraire cette structure à laquelle ici la texture se
subordonne, elle a été déclarée en clair dans la main isolée de l’lndonesian Dancer de
1958, qui figure au dos du catalogue de la rétrospective Dorothea
Lange au MOMA (DL), en 1966, comme une clé pour l’ensemble. Car le TAUX
d’angularité qu’y montrent le pouce, la paume et le poignet se retrouve à
chaque page, comme sujet photographique, entre les droites des jambes des êtres
humains (DL,101), des pattes des animaux (DL,81), des branches d’arbres
(DL,69), mais aussi dans les courbes d’un panier (DL.101), d’une coiffe
(DL,98), d’un porche (DL,99), d’un sillon (DL,24).
Que Weston et
Lange soient des manifestations remarquables d’un moment historique beaucoup
plus vaste - la consonance de On Growth and Form avec la bande
dessinée depuis McCay est également criante - se
confirme par le travail de Tina Modotti, la compagne
de Weston, qui a développé un univers consonnant comme théoricienne mais aussi
comme photographe (PN,324;NV,114).
Le
transcendantalisme américain a donné aux effets de champ perceptifs une
intensité particulière. Ceux-ci travaillent en ce cas non seulement sur les
centres visuels mais sur les schèmes d’intégration mathématicienne et
physicienne de nos cerveaux. Ils font percevoir un engendrement, et pas on ne
sait quel balancement. Chez Lange, comme chez Weston, tout est cosmologie. Même
le psychologique et le sociologique, quand il y en a (DL,72,74,75).
Henri Van Lier
Histoire
Photographique de la Photographie
in Les Cahiers de la Photographie, 1992
Renvois aux
documents adéquats
PN : Photography Until Now, Museum of Modern
Art.
NV : The New Vision, Metropolitan Museum of
Art, Abrams.
AP : The Art of Photography, Yale University
Press.
FS : On the Art of Fixing a Shadow, Art
Institue of Chicago.
BN : Beaumont
Newhall, Photography : Essays and
Images, Museum of Modern Art.
LP : Szarkowski,
Looking at Photographs, Museum of
Modern Art.
PF : Kozloff,
Photography and Fascination, Addison.
CI : Camera
International, Paris.
PP : Photo
Poche, Centre National de la Photographie, Paris.
CP : Le Numéro
spécial des «Cahiers de la Photographie» consacré au photographe envisagé.
PHPH : Philosophie de la Photographie.